Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Cet article est publié dans le numéro 86 de nos partenaires, la Revue À bâbord!. Un texte de David Sanschagrin, politologue.

Le président républicain Donald Trump, aussi radicalement ignorant, mythomane et raciste soit-il, n’est pas une aberration : il est issu de dizaines d’années de radicalisation du Parti républicain et du mouvement conservateur américain.

La polarisation de la société américaine est un phénomène asymétrique. Depuis les années 1990, le camp républicain est devenu idéologiquement « extrême ». Il récuse une approche basée sur le compromis bipartiste et sur la science, en adoptant plutôt une politique démagogique victimaire et en percevant le centriste Parti démocrate comme un opposant illégitime1.

Radicalisation conservatrice

Cette radicalisation résulte à la fois d’un sentiment de menace existentielle face à une société plus éduquée, mondialisée, libérale et diversifiée, et d’une volonté de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Amérique « traditionnelle » : blanche, chrétienne, patriarcale, non universitaire, rurale et conservatrice. Cette radicalisation s’est aussi nourrie de l’influence grandissante des talk radios et des think tanks conservateurs ainsi que de la droite chrétienne. Plus récemment, le média de masse hyper partisan Fox News2 et la propagation d’idées conspirationnistes grâce aux médias sociaux3 ont accentué cette droitisation. Les médias traditionnels, quant à eux, ne colporteraient que de « fausses nouvelles ». De la sorte, l’électorat républicain est prisonnier d’une réalité alternative, alimentée par le ressentiment.

Cette radicalisation de l’espace médiatique conservateur tire à son tour le Parti républicain vers la droite, rendant impossible tout compromis avec le Parti démocrate.

Politique confuse et instrumentale

Selon le récit populiste et conservateur, des élites progressistes et cosmopolites corrompraient l’Amérique « ordinaire ». Pour mettre fin à leur tyrannie libérale et bien-pensante, un chef rebelle devrait faire le ménage à Washington (« Drain the Swamp ») et rétablir la grandeur de l’Amérique (« Make America Great Again »), en libérant le peuple d’un État fédéral totalitaire.

Or, dans les faits, les républicains sont les promoteurs des intérêts des capitalistes globalistes, lesquels contribuent justement à corrompre la vie publique par un financement politique privé et incontrôlé, en plus de miner l’économie locale, pourtant tant vantée par les conservateurs. Par exemple, les frères milliardaires Koch, très présents dans l’industrie pétrolière, financent la nomination de juges et l’élection d’élus socialement conservateurs et économiquement libertariens. Bref, l’Amérique simple et vertueuse des conservateurs est un mythe et une bonne partie de la base républicaine, de classe moyenne, vote contre ses propres intérêts.

Le Parti républicain ne peut que proposer une politique confuse, incohérente, inconstante et instrumentale. L’unité du Parti, et du mouvement hétéroclite sur lequel il s’appuie, ne peut d’ailleurs se faire que grâce à un ennemi commun : la gauche déphasée.

Trump, l’ancienne vedette de télé-réalité, joue ainsi le rôle du président rebelle, tout en défendant les intérêts des ultra-riches (réduction d’impôts, dérégulation environnementale, etc.), en s’enrichissant personnellement, en corrompant de façon éhontée les institutions publiques (pardon de ses proches conseillers emprisonnés, demande à l’Ukraine de lancer une enquête pour salir son opposant Joe Biden, etc.). Un reportage révélait aussi qu’il pratiquait l’évasion fiscale chronique et était sous enquête pour fraude fiscale4. Trump doit donc se maintenir au pouvoir pour éviter la justice.

Si Trump devait s’attaquer au marais boueux de Washington et restaurer la grandeur de l’Amérique, il a plutôt transformé la présidence en une entreprise privée corrompue et dysfonctionnelle, carburant aux conflits d’intérêts et à la haine raciale.

Malgré ses frasques et son immoralité, Trump a su conserver le soutien du mouvement conservateur, en répondant notamment aux attentes des suprémacistes blancs et des milices (mur à la frontière mexicaine, politique d’immigration raciste, légitimation de l’extrême droite, etc.) et de la droite chrétienne (nomination des juges approuvés par la Federalist Society, un think tank juridique hyper-conservateur).

Toutefois, ses guerres commerciales ont affaibli l’économie du Midwest, qui lui a donné la victoire en 2016. De plus, sa gestion désastreuse de la pandémie a mené à l’accumulation de morts et des chômeurs, dans un pays vouant un culte au travail et liant la couverture médicale à l’emploi. Ces deux phénomènes expliquent en bonne partie l’effritement de son électorat dans les États clés du Midwest (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin), où s’est jouée l’élection de 2020.

Mouvance antidémocratique

En plus de pratiquer une politique de la terre brûlée face aux démocrates, les républicains ont aussi mis en place un impressionnant arsenal antidémocratique pour se maintenir au pouvoir malgré une base démographique blanche déclinante : redécoupage électoral arbitraire et agressif; obstruction parlementaire systématique; limitation du vote des personnes racisées; prise en otage de l’exécutif lors du vote des crédits pour réduire les dépenses sociales, forçant la fermeture du gouvernement en 2013 et 2018; défense du collège électoral, où les États républicains sont surreprésentés; opposition à la régulation du financement politique; nomination de juges partisans et hyper-conservateurs.

Lors de l’élection contestée de 2000, une majorité conservatrice (5 contre 4) à la Cour suprême a donné la présidence à George Bush, en mettant arbitrairement fin au recomptage des voix en Floride. Les républicains ont aussi bloqué la nomination d’un juge modéré, par le président Barack Obama en février 2016, arguant qu’il s’agissait d’une année électorale, pour éviter le virage libéral de la Cour. Or, après le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, en septembre 2020, les républicains ne se sont pas embarrassés du précédent créé en 2016. Entrevoyant la défaite en novembre, ils ont entériné rapidement la nomination de la juge Amy Coney Barrett, alors même que le processus électoral avait débuté. Barrett appartient à une secte catholique rigoriste, est opposée à l’avortement et au mariage gai, nie les changements climatiques et a fait partie de l’équipe juridique républicaine derrière la décision Bush v. Gore (2000), avec deux autres juges de la Cour : Brett Kavanaugh et John Roberts. 

Contrôlant la présidence et le Sénat depuis 2016, les républicains ont ainsi pu nommer trois juges, afin de renforcer la mainmise conservatrice sur la Cour (6 contre 3). De la sorte, les républicains vont pouvoir protéger leurs acquis malgré le retour au pouvoir des démocrates, en bloquant ou en invalidant des lois progressistes (ex. : l’Obama Care) et en renversant des jugements historiques (ex. : Roe v. Wade, sur l’avortement). La Cour suprême, dominée par les conservateurs, est un puissant instrument réactionnaire et antidémocratique.

La suite des choses

Légèrement en avance le soir de l’élection, Trump a revendiqué la victoire et demandé la fin du comptage des votes dans les États du Midwest en invoquant, sans preuve, des fraudes électorales, sachant que ces États allaient lui échapper dès que l’on commencerait à compter les votes par correspondance, majoritairement démocrates. Les républicains ont enclenché plusieurs contestations judiciaires, pour réfuter la victoire de Biden dans ces États clés. De plus, la rhétorique incendiaire du président va nuire à l’acceptation du résultat de l’élection par ses partisans et par les milices d’extrême droite (comme les Proud Boys, à qui Trump a demandé, lors du premier débat présidentiel, de rester sur le qui-vive).

Si Biden a gagné le vote populaire et le collège électoral, le « trumpisme » a démontré sa force et sa pérennité, avec plus de 70 millions d’électeurs (environ 48 % des votes). Biden fera ainsi face à une société profondément divisée et, probablement, à un Sénat sous contrôle républicain. Et, comme Franklin Roosevelt en 1935, il aura devant lui une Cour suprême réactionnaire et devra, peut-être, élargir le banc des juges pour y nommer des progressistes.

Thomas Mann et Norman Ornstein, It’s Even Worse Than It Looks: How the American Constitutional System Collided with the New Politics of Extremism, New York, Basic Books, 2016.

Les gazouillis de Trump sur Twitter sont d’ailleurs influencés par Fox News. Voir Matthew Gertz, « I’ve Studied the Trump-Fox Feedback Loop for Months. It’s Crazier Than You Think », [en ligne], https://www.politico.com/magazine/story/2018/01/05/trump-media-feedback-….

Par exemple, pour QAnon, les élites libérales contrôlant l’État profond seraient des pédophiles sataniques que seul Trump pourrait arrêter. Voir Adrienne LaFrance, « The Prophecies of Q », [en ligne], https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2020/06/qanon-nothing-can-s…

R. Buettner, S. Craig et M. McIntire, « The President’s Taxes », [en ligne], https://www.nytimes.com/2020/09/29/podcasts/the-daily/donald-trump-taxes…?

Notes provisoires sur la question grecque

Notes provisoires sur la question grecque

Mise en contexte

La question grecque est éminemment complexe. Si les yeux de l’Europe sont rivés sur la Grèce depuis l’élection retentissante de la coalition de gauche radicale Syriza le 25 janvier 2015, c’est pour voir si ce nouveau joueur pourra changer la donne en luttant contre l’austérité à l’intérieur du cadre européen par un plan de relance économique basé sur la restructuration de la dette publique grecque. Bien qu’il soit impossible de résumer ici l’histoire et les antécédents ayant mené à la plus importante crise de la dette souveraine d’un État européen (crise économique de 2008, fort endettement lors de l’entrée dans la zone euro masqué par des instruments financiers développés par la banque d’investissement Goldman Sachs, corruption des élites économiques et politiques, difficulté à prélever l’impôt, budget militaire surdimensionné, dépendance aux fonds structurels européens, explosion des intérêts de la dette sous l’influence des agences de notation, etc.), il faut rappeler que le remède concocté pour assurer la « soutenabilité » de la dette grecque n’a pas aidé la situation du pays, au contraire: il l’a plutôt aggravée de manière dramatique.

Depuis le printemps 2010, les gouvernements successifs de l’État grec tentent d’éviter la noyade en négociant à répétition avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel », qui associent des prêts de centaines de milliards d’euros à des mesures d’austérité drastiques: baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, privatisations tous azimut, augmentation de la taxe de vente, coupures massives dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc. Ce remède toxique a non seulement étouffé l’économie du pays (contraction du PIB de 25% depuis 2008), mais causé une véritable « crise humanitaire »: bond de 20% du taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance et de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

Après les gouvernements de gauche (Pasok) comme de droite (Nouvelle démocratie) qui ont été contraints de gérer ce désastre financier et humain, la question est de savoir si Syriza pourra éviter le sort de ses prédécesseurs en renversant la situation de dépendance extrême de l’État grec vis-à-vis de ses créanciers. La victoire électorale de Syriza s’explique d’abord par le succès initial de son hypothèse stratégique, qui répondait de manière habile aux contradictions de la situation grecque: opposition ferme aux mesures d’austérité, insistance sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, discours « radical-pragmatique » soutenant un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne (augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc.) basé sur des négociations de bonne foi avec les « partenaires européens » en vue d’une restructuration substantielle de la dette souveraine.

Or, cette stratégie électorale s’avérait initialement un pari risqué en cas d’échec des négociations avec les bailleurs de fonds et les autres pays de la zone euro qui ne sont pas prêts à accepter des concessions. En effet, tout le plan de Syriza consiste à faire reposer son projet de développement économique et social sur le scénario d’un accord « gagnant-gagnant » entre la Grèce et la Troïka, la ligne majoritaire du parti refusant catégoriquement d’envisager un plan B si cette hypothèse se révèle infructueuse. Il s’agit de la position classique de l’« européisme de gauche », perspective qui suppose le caractère réformable du cadre européen; derrière la construction néolibérale des institutions européennes actuelles se cacherait la possibilité d’une Europe sociale et solidaire, un « bon euro » qui pourrait permettre d’associer prospérité économique et justice sociale par la volonté politique commune des gouvernements de gauche. La rupture avec l’ordre européen est à proscrire à tout prix, celle-ci étant synonyme de « repli national » et d’illusion protectionniste prêtant le flanc aux dérives nationalistes, populistes et d’extrême droite. Le retour à la drachme représentant une voie assurée vers la catastrophe économique, l’effondrement bancaire et l’inflation extrême.

Cette orientation idéologique dissimule évidemment des considérations stratégiques; sur le plan politique, il est clair que Syriza n’aurait jamais pu prendre le pouvoir avec une ligne eurosceptique, alors que de nombreux sondages indiquent qu’environ 80% de la population s’oppose au Grexit, c’est-à-dire à la sortie de la Grèce de la zone euro. Mais la question demeure de savoir si la crise de la dette publique grecque peut être résorbée dans le cadre européen, c’est-à-dire si le maintien à tout prix dans la zone euro est viable du point de vue économique, étant donné que la Grèce se retrouve prisonnière d’une trappe d’austérité-récession et assujettie aux contraintes des élites financières de l’union monétaire. Cette dernière est-elle d’abord le fruit de négociations politiques –et donc une structure malléable qui admet une certaine marge de manœuvre pour trouver un terrain d’entente– ou plutôt une « cage de fer » construite sur une logique monétariste enchâssée dans des traités quasi-constitutionnels et dominée par des institutions technocratiques non redevables (Commission européenne, BCE)? Telle est la nature de la question grecque.

Si la réalité, toujours complexe, est déterminée par un ensemble de contraintes économiques et de perceptions politiques, d’objectivité et de subjectivité, de structures et d’acteurs, de nécessité et de liberté, il reste que tout cadre impose un certain degré de rigidité qui définit le contexte à partir duquel seront interprétées les règles du jeu. Une perspective macroéconomique et historique insistera davantage sur la construction antidémocratique de l’Union européenne au service de la financiarisation capitaliste, des banques et des élites allemandes qui imposent des règles budgétaires, fiscales et économiques très strictes aux États membres, alors qu’une analyse davantage micro et interactionniste attirera l’attention sur la mauvaise foi de la chancelière allemande Angela Merkel, la fougue de l’économiste hétérodoxe et ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis, et sur le style pragmatique d’Alexis Tsipras. Comme les négociations houleuses des derniers mois ont braqué les projecteurs sur le jeu des acteurs, il est nécessaire de prendre du recul pour analyser la situation d’un point de vue global et historique. Bien qu’on ne puisse pas trancher a priori du caractère réformable ou non des institutions européennes, l’expérience de Syriza constitue un véritable « benchmark », un test ultime de la flexibilité du cadre européen.

Un dénouement inattendu

C’est à partir de cet horizon qu’il faut comprendre les péripéties des négociations entre Tsipras et l’Eurogroupe ces dernières semaines, dont le référendum du 5 juillet sur le projet d’accord de la Troïka. Tout d’abord, plusieurs commentateurs politiques ont souligné à juste titre le tour de force de Tsipras, qui convoqua un référendum sur un accord arraché in extremis dans un contexte d’asphyxie bancaire. Ce faisant, il montrait qu’il avait négocié de bonne foi avec ses partenaires européens tout en respectant son mandat anti-austérité et en assurant l’unité de son parti, son invitation à voter contre ce énième plan d’austérité devant théoriquement lui permettre de renverser le rapport de force vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. La victoire du Non avec une forte majorité des voix (61,31 %) envoya un signal d’espoir marquant l’opposition populaire à l’austérité. Malheureusement, Tsipras se retrouve à signer huit jours plus tard un plan de sauvetage pire que l’accord précédent, avec des mesures d’austérité drastiques qui vont directement à l’encontre du programme de relance économique et sociale de Syriza et du Non référendaire. Comment un tel revirement de situation est-il possible ?

D’une part, Tsipras a interprété le résultat du référendum comme le refus d’un accord injuste à l’endroit du peuple grec, celui-ci lui demandant de négocier un nouveau plan plus acceptable sur le plan social. Or, le premier ministre a aussitôt écarté le spectre du Grexit en insistant sur le fait qu’il avait le devoir impératif de trouver une nouvelle entente dans le cadre de la zone euro. Cependant, tout ce contexte de pression extrême –l’asphyxie du système financier, la Banque centrale européenne tenant l’économie grecque à un fil, la fermeture des guichets, le contrôle des capitaux– ne permet pas à Syriza de négocier d’égal à égal avec l’Eurogroupe et ce, malgré la division apparente entre l’attitude conciliante de la France et la ligne dure de l’Allemagne. En somme, si la Grèce veut rester dans la zone euro, elle devra troquer de nouveaux prêts contre des mesures d’austérité. Il ne s’agit pas ici d’un manque de jugement de Tsipras ou d’une erreur tactique, mais de la conséquence logique d’une stratégie qui montre ici ses limites: il s’avère impossible de forger un véritable rapport de force à l’intérieur du carcan européen dominé par les élites financières.

Devant cette situation paradoxale dans laquelle il devait endosser un plan d’austérité[i] après le Non clair du référendum, Tsipras décida de soumettre celui-ci à l’approbation du parlement grec pour renforcer sa légitimité et relancer les négociations et ce, au risque de fissurer son parti. Des 251 députés sur 300 qui ont voté en faveur de l’accord le vendredi 10 juillet dernier, il faut compter huit abstentions, deux votes contre et sept absences au sein de Syriza. Après une interminable fin de semaine de négociations intenses qui s’apparentait, pour certains, à un exercice de torture psychologique[ii], Tsipras craque. Ce n’est pas l’Allemagne qui perd la face mais la Grèce, qui se réveille avec un dur lendemain de veille. Le spectre du Grexit a permis de durcir le plan d’austérité que la gauche radicale devra servir à son peuple malgré un Non référendaire catégorique.

L’ouverture d’un nouveau plan d’aide ne pourra avoir lieu qu’une fois que la Grèce aura abandonné sa souveraineté fiscale et adopté une série de réformes toxiques: augmentations de taxes, coupures dans les retraites, privatisations massives, transferts d’actifs vers un fonds géré par les Européens. En contrepartie, la Troïka propose non pas la restructuration ou l’annulation d’une partie de la dette, mais un rééchelonnement hypothétique et quelques dizaines de milliards d’euros sur trois ans en échange d’une mise sous tutelle de la Grèce. L’histoire se répète. La question qui se pose maintenant est de savoir si le parlement grec acceptera un tel plan odieux mercredi: si oui, c’est le début de la fin, sinon, c’est l’hypothèse d’un « Grexit provisoire » tel que mentionné à la fin du texte de l’Eurogroupe. L’alternative simple est donc la suivante: austérité ou sortie de la zone euro. S’il est encore trop tôt pour prédire un avenir hautement incertain dans ces moments de bifurcation historique, il est tout de même possible et utile, voire nécessaire d’envisager tous les scénarios possibles afin d’être à la hauteur des circonstances et de mieux préparer la suite des choses.

Éloge du souverainisme de gauche

Le Grexit agit présentement comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de tout gouvernement le moindrement contestataire qui voudrait remettre en question la logique intransigeante de la zone euro. Pour renverser la donne et faire du Grexit une arme politique au service du « parti des débiteurs » contre le « parti des créanciers », il faut d’abord regarder ce que renferme la possibilité du national contre l’idéologie européiste qui exclut systématiquement cette alternative. D’une part, il suffit de regarder l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (dont le traité de Maastricht, l’orthodoxie monétariste de la BCE, la composition technocratique de la Commission européenne et le traité de Lisbonne) pour constater que le néolibéralisme européen n’est pas un accident de parcours qui pourrait être corrigé par un simple changement des gouvernements des États membres et du Parlement européen. Comme le résume le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, elle l’est bel et bien constitutionnellement »[iii].

Toute une série de politiques publiques, budgétaires, fiscales et économiques sont ainsi exclues a priori par des règles rigides enchâssées dans des traités fondateurs qui ne peuvent être réformés que par l’unanimité des 28 pays membres de l’Union européenne. C’est pourquoi la souveraineté politique et économique des États membres est largement limitée par un cadre qui demeure largement hors de la portée du contrôle démocratique des peuples. Bien que le « retour au national » ne soit pas une fin en soi, il :

« a pour immense vertu de « déconstitutionnaliser le problème », c’est-à-dire, envoyant promener les traités, de rapatrier instantanément dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire les questions stratégiques –banque centrale, place des marchés de capitaux, formes du financement des déficits et des dettes– qui en sont exclues. Du jour au lendemain, on peut à nouveau parler de choses qui avaient été soustraites à la discussion et figées en règles intangibles! Qui ne voit l’effet politique par soi extraordinaire de cette rupture-là ? Évidemment, nul ne peut préjuger du résultat de la discussion, mais que la discussion puisse de nouveau avoir lieu, c’est ça l’événement! […] Le capital, qui aura été le premier militant de l’ »éloignement », sait très bien qu’il serait alors la première victime de ce « rapatriement », et ceci du seul fait qu’il serait de nouveau possible de parler de tout ce qu’il pensait avoir conjuré. »[iv]

La question sociale et la question nationale sont donc intimement liées, en Europe comme au Québec. La première question renvoie aux contradictions du système économique et monétaire, tandis que la seconde concerne la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. Si « l’européisme de gauche » correspond ici à la gauche fédéraliste qui croit à la réforme du cadre canadien malgré quelques égarements néolibéraux et conservateurs des gouvernements fédéraux, le « souverainisme de gauche » considère que le cadre constitutionnel n’est pas démocratique et réformable, que l’indépendance politique et économique constitue un moment essentiel d’une lutte internationale et qu’il faut donc refonder des alliances entre les peuples sur de nouvelles bases.

Il faut également distinguer le souverainisme de droite du souverainisme de gauche, le premier insistant davantage sur le rôle central de la nation  le second étant basé sur les exigences de la souveraineté populaire :

« Les tenants de la « souveraineté nationale », en effet, ne se posent guère la question de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de côté, ils y répondent « tout naturellement » en tournant leurs regards vers le grand homme, l’homme providentiel –l’imaginaire de la souveraineté nationale, dans la droite française, par exemple, n’étant toujours pas décollé de la figure de De Gaulle. L’homme providentiel donc, ou ses possibles succédanés: comités de sages, de savants, de compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiés, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui revient « légitimement » de conduire le grand nombre.

La souveraineté de gauche, elle, n’a d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. En vérité, il ne devrait pas y avoir lieu conceptuellement de faire cette différence de la nation et du peuple […], mais les habitudes lexicales ont été ainsi prises dans le débat politique que le premier terme renvoie bel et bien à tout un univers de droite et qu’il n’est pas autre chose en son fond qu’un souverainisme gouvernemental, quand le second est de gauche en tant qu’il n’efface pas les mandants derrière les mandataires, et se pose par là comme souverainisme démocratique. Le souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une restauration (légitime) des moyens de gouverner, mais exclusivement rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels la « nation » est invitée à se reconnaître –et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant. »[v]

Ces distinctions mettent en évidence le fait que le jeu politique n’est réductible ni à l’axe gauche/droite, ni au clivage souverainisme/fédéralisme. Derrière le problème central de l’austérité, la question grecque révèle un antagonisme plus profond entre la souveraineté populaire et nationale d’une part et la globalisation financière de l’autre, soit la démocratie contre le « parti de Wall Street », selon les termes de David Harvey. Malgré tout, le présent gouvernement de coalition en Grèce admet une certaine diversité idéologique, la position majoritaire de Syriza endossant l’européisme de gauche, les treize députés du parti des Grecs indépendants (ANEL) le souverainisme de droite, et l’aile gauche de Syriza le souverainisme de gauche.

Misère et richesse du Grexit

Si la ligne de parti de Syriza n’est pas eurosceptique, son aile gauche affirme que l’alternative à l’austérité exige toutefois de sortir des sentiers battus en proposant un plan de transition hors de la zone euro. Elle se rapproche à ce titre du parti anticapitaliste, communiste et écologiste Antarsya (qui signifie « mutinerie » en grec), lequel soutient le Grexit, l’annulation de la dette, la nationalisation sans compensation des banques et des grandes industries et un plan de transition écosocialiste pour relancer l’économie. Il s’avère que la majorité du peuple grec n’est pas en faveur du Grexit, raison de plus pour exposer clairement ce qui en ressortirait en ouvrant un réel débat public sur le sujet et en lui présentant un plan de transition désirable, viable et réaliste. L’échec de la stratégie de Tsipras consiste moins à avoir tenté de négocier avec les « partenaires européens » (ce qui est légitime) que d’avoir écarté systématiquement l’éventualité du Grexit et la nécessité d’élaborer un plan B en cas d’échec de l’hypothèse initiale. Il est clair que Syriza n’aurait pas pu prendre le pouvoir avec un programme ouvertement eurosceptique, mais cela ne dispense pas la gauche d’adopter une stratégie flexible en fonction des scénarios possibles. Ce n’est pas le Grexit qui est catastrophique, mais le fait de ne pas s’y préparer alors que les circonstances historiques l’exigent.

Cela nous ramène à la question stratégique suivante: comment faire du Grexit non pas un épouvantail à faire avaler des mesures d’austérité mais une arme politique au service d’un projet de transformation sociale? La ligne de crête entre réformisme radical et pragmatisme gestionnaire peut être résumée par cette maxime de Benoît Malon: « Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours ». Être révolutionnaire signifie ici renoncer à l’austérité en échange d’un rééchelonnement de la dette pour sauver du temps et préparer le saut hors de la zone euro dans une perspective de « démondialisation internationaliste ». Cette stratégie est préconisée par divers économistes, philosophes, militants et théoriciens comme Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis et Costas Lapavitsas[vi]. Un retour planifié à la drachme, laquelle serait d’abord réintroduite sous forme de monnaie virtuelle, permettrait de redonner à la Grèce la maîtrise de ses politiques monétaires, fiscales et économiques, la dévaluation de cette monnaie rendant son économie plus compétitive pour l’industrie touristique et les exportations. Malgré tout, il ne faut pas oublier de mentionner la baisse importante du pouvoir d’achat pour les produits de base importés, ainsi que des perturbations économiques importantes à court terme.

« Il va de soi également, et ce serait malhonnête de le cacher ou de le minimiser, qu’un bouleversement de cette ampleur a plus que sa part de chaos, de difficulté économique, probablement de régression transitoire du niveau de vie matériel. De cela il faudra avertir et ré-avertir: il n’y a pas de promesse de prospérité instantanément restaurée dans cette trajectoire-là, plutôt le contraire même, mais, comme il sied à une promesse d’une autre nature, celle d’une souveraineté politique et économique reconquise, cette dernière n’étant pas la moindre, on devrait même dire qu’elle est à conquérir tout court, et qui mieux est au cœur du « réacteur » –la finance et la banque!– condition préalable à son extension à toutes les sphères économiques productives. »[vii]

Un « creux de transition » est donc à prévoir, c’est-à-dire que les intérêts matériels des classes moyennes et populaires seront assurément affectés durant une certaine période de temps, avant que l’économie grecque soit relancée sur de nouvelles bases, améliorant substantiellement les conditions de vie de la majorité sociale. Toute la question est de savoir quelle sera la durée et l’ampleur de cette période de transition, laquelle dépend à son tour de la forme que prendra le Grexit et de nombreux autres facteurs difficiles à cerner. L’idéal serait une sortie ordonnée de la zone euro, voie privilégiée par certains économistes comme Lapovitsas et Durand : « Une sortie négociée est le scénario le plus probable, et le plus souhaitable. Pour les premiers mois au moins, il faudrait que la BCE s’engage à maintenir une parité précise entre l’euro et la nouvelle devise. Une monnaie dévaluée de 30 % devrait être un niveau juste et soutenable. Ce serait le compromis le plus raisonnable pour tous les Européens. »[viii]

Or, le manque de préparation de Syriza conduit tout droit à la possibilité d’une sortie désordonnée de la zone euro (« Grexident »), laquelle pourrait être beaucoup plus violente et imprévisible. Si certains y voient l’effondrement potentiel de l’économie grecque, laquelle est déjà largement en panne, d’autres y perçoivent plutôt une occasion historique à ne pas louper, notamment en faisant du défaut complet sur la dette souveraine une arme politique redoutable. S’agit-il d’une logique du pire? Sans doute, mais si ce scénario devient inévitable, il sera nécessaire d’agir en conséquence pour transformer cette crise financière en opportunité de changement radical. Comme le souligne Lordon avec un ton mordant :

« C’est le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre-là, à l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de plus, il faudra rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine. […]

Au prix sans doute d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. Ce peut être d’abord, dans l’ordre d’un arsenal de riposte bien graduée, la force de la ruine financière. C’est précisément ce dont il est question dans le projet de faire du défaut une arme politique. Tous ces messieurs de la finance et leurs imposantes institutions y finiraient immanquablement en guenilles. C’est-à-dire adéquatement « préparés » pour être aussitôt ramassés à la pelle et au petit balai. Rappelons que les banques faillies sont par définition des banques qui ne valent plus rien, des entreprises dont la valeur financière est tombée à zéro. C’est précisément à ce prix que la puissance publique se proposera alors de les récupérer –et voilà que l’indispensable nationalisation, premier pas (et sûrement pas le dernier!) pour mettre enfin un terme au désordre de la finance libéralisée, ne nous coûtera même pas le taxi pour renvoyer les banquiers à une retraite précoce, sans chapeau, bonus ni stock-options, faut-il le dire. »[ix]

La morale de l’histoire

Pour Lordon, il s’agit de renverser la stratégie du choc et la logique d’austérité des banquiers en faisant de la sortie de l’euro notre stratégie du choc et amorcer la sortie du capitalisme. Cela représente sans doute une forme d’optimisme révolutionnaire (ou de catastrophisme éclairé!), mais il n’en demeure pas moins que les ruptures sont possibles dans l’histoire et que nous devons étudier leur fonctionnement lorsque celles-ci surgissent afin de ne pas manquer le bateau. D’où la pertinence de cette célèbre maxime de Rahm Emanuel repopularisée par Philip Mirowki dans son livre sur la crise financière de 2008: « Never let a serious crisis go to waste »[x].

Par ailleurs, il faut surtout éviter le piège de la nécessité historique, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire qui exclut le rôle des acteurs, de la contingence et des bifurcations imprévisibles. Le meilleur exemple du rôle clé des décisions politiques –qui peuvent parfois changer le cours de l’histoire– se trouve dans les récentes confessions de l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui explique les raisons de sa démission surprise le lendemain du référendum grec. Quel scénario aurait vécu la Grèce si le réformisme radical de Varoufákis avait supplanté le pragmatisme gestionnaire de Tsipras? Une décision de cabinet peut tout changer. La sortie stratégique de l’euro étant écartée, ce sera l’austérité ou la sortie involontaire (Grexident) qui décidera de la suite de l’histoire.

« L’ancien ministre grec des Finances a révélé avoir démissionné après avoir été mis en minorité sur sa ligne dure prévue face à la BCE. […] Il a révélé lundi avoir en fait perdu à quatre contre deux lors d’une réunion de cabinet après la victoire du non au cours de laquelle il prônait une ligne dure. Yánis Varoufákis a également affirmé au magazine britannique qu’il avait prévu « un triptyque » d’actions pour répondre à la situation que connaît la Grèce aujourd’hui, et notamment à la fermeture des banques, pour éviter une hémorragie de l’épargne: « émettre des IOUs » (phonétiquement « I owe you » je vous dois », des reconnaissances de dettes en euros); « appliquer une décote sur les obligations grecques » détenues par la BCE depuis 2012 pour réduire d’autant la dette, et « prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE ». Cela laissait, selon lui, entrevoir une possible sortie de la Grèce de leuro, mais avec la certitude, explique-t-il, qu’il n’y avait de toute façon aucun moyen légal de la pousser dehors. Le tout pour faire peur et obtenir un meilleur accord des créanciers, selon lui. « Mais ce soir-là, regrette-t-il, le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devait pas être le déclencheur de cette approche énergique (…) au contraire cela allait mener à des concessions majeures à l’autre camp ». »[xi]

Cette simple anecdote témoigne d’une vérité essentielle de l’action politique: si nous ne maîtrisons pas l’ensemble des circonstances historiques, la stratégie et la vertu (sagacité) comptent pour beaucoup. Plusieurs seront sans doute désenchantés par l’action politique, la capitulation du gouvernement grec envoyant un message comme quoi peu importe le parti au pouvoir, celui-ci sera toujours récupéré par le système, y compris la gauche radicale. On pourrait donc tirer la conclusion facile que ce ne sont pas nos gouvernements qui dirigent mais la finance internationale, même la victoire écrasante d’un « Non » référendaire n’étant pas en mesure de changer le cours des choses. Cela n’est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus: l’échec de Syriza s’explique notamment par la pression extrême de l’oligarchie financière et de la caste politique européenne, mais également par une erreur stratégique sur la question de l’euro et les mauvaises décisions qui en ont découlé.

Somme toute, s’il est exagéré d’affirmer, comme le Parti communiste grec (KKE), que Syriza représente « la réserve de gauche du capitalisme », il est sans doute vrai que la ligne stratégique de Tsipras représente « la réserve de gauche de l’européisme » et que le parti devra envisager un plan B très prochainement. Paradoxalement, le pari qui aura permis à Syriza de prendre le pouvoir sera également celui qui fera probablement tomber le gouvernement de gauche radicale, comme quoi la quadrature du cercle est un atout dans la joute électorale, mais un handicap dans l’exercice effectif du pouvoir. Chassez les contradictions et elles reviennent au galop.

Dernier fait intéressant à noter: le « programme Thessalonique » de Syriza garde toute sa pertinence sur le plan social et économique, celui-ci se fourvoyant seulement sur l’hypothèse d’une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro. Cela confirme une fois de plus le fait que la gauche n’est pas généralement habile pour jongler avec la question nationale, la souveraineté sur le plan politique, fiscal et monétaire étant pourtant un élément crucial pour lutter efficacement contre l’austérité. À l’inverse, le sort de Syriza devrait intéresser davantage le mouvement souverainiste québécois, qui reste étonnamment peu bavard sur la question grecque, son regard étant davantage tourné vers l’Écosse ou la Catalogne. Or, ces trois expériences historiques mêlent étroitement la question sociale et nationale, chacune à leur façon. Toutes ces luttes pour l’émancipation expriment la nécessité d’articuler une véritable souveraineté populaire et nationale en faveur d’un projet de société fondé sur les valeurs de justice sociale, de liberté politique et de démocratie.

[i] Ce plan prévoyait un taux de TVA unifié à 23 % sauf pour les produits alimentaires de base (13  %) et 6  % sur les médicaments, les livres et le théâtre; la mise en place d’organes indépendants de supervision de la politique budgétaire; 0,5 points de PIB d’économie sur les services de santé; des économies de 0,25 à 0,5 % du PIB sur les retraites dès 2015 et 1 % à partir de 2016; des ajustement des salaires et de l’emploi public de manière à diminuer la masse salariale en proportion du PIB tout en décompressant la distribution des salaires; une libéralisation tous azimuts du marché des produits (lignes de bus, etc.) et des professions « protégées » (notaires, ingénieurs, etc.); les privatisations acceptées en 2014 sous le précédent gouvernement étant arrivées à leur terme.

[ii] http://www.theguardian.com/business/2015/jul/12/greek-crisis-surrender-f…

[iii] Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014, p.44

[iv] Ibid., p.148-149

[v] Ibid., p.229-230

[vi] Cédric Durand, (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, Paris, 2013.

[vii] La malfaçon, p.126-127

[viii] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090715/les-voies-du-grexit

[ix] La malfaçon, p.115-116

[x] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, New York, 2013

[xi] « Grèce: Yánis Varoufákis révèle les raisons de sa démission surprise », Libération, 13 juillet 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/07/13/varoufakis-revele-les-raiso…

Être LGBT au Kyrgyzstan

Être LGBT au Kyrgyzstan

Par Émile Duchesne

Dastan Kasmamytov milite pour les droits LGBT au Kyrgyzstan au sein de l’organisation Kyrgyz Indigo. En ce moment même, une loi interdisant tout commentaire positif envers des « comportements sexuels non traditionnels » est discutée au parlement kyrgyz. La date de son adoption demeure inconnue. J’ai conduit cette entrevue avec Dastan lors d’un séjour de 4 mois au Kyrgyzstan. Je l’ai rencontré dans un petit bar de Bishkek, musique pop russe en prime. Nous avons discuté ensemble environ 2h. Voici les meilleurs moments de cette rencontre incroyable.

Q.Peux-tu décrire un peu l’organisme pour lequel tu travailles ?

R. Kyrgyz Indigo est un organisme pour les LGBT du Kyrgyzstan. En gros, nous supportons les droits et la santé sexuelle des LGBT. Il y a deux principaux organismes ; l’autre s’appelle Kyrgyz Labryz et est un peu plus vieux. Ils ont plus d’expérience pour ce qui est du lobbying et de conseiller les autorités publiques. Nous essayons nous aussi de faire plus de travail de ce côté en introduisant des lois qui promeuvent les droits LGBT. Cela consiste une partie non négligeable de notre travail. Mais les lois sont affreuses ici au Kyrgyzstan, cela ne nous aide pas du tout. L’autre aspect de notre travail est la construction d’une conscience communautaire LGBT. Nous travaillons également à la mobilisation et à la politisation de la communauté. Parce que, bon, comme tu le sais peut-être, les gens en général n’en ont rien à foutre : ils vont baiser par-ci par-là et se foutent de ce qui se passe. Ils veulent une bonne vie, de l’argent et un bon partenaire pour avoir des relations sexuelles. Nous avons besoin d’un mouvement fort avec le plus de gens possible qui sont prêts à sortir du placard et nous aider dans notre effort de mobilisation. Déjà, de parler ouvertement d’homosexualité dans son entourage, c’est beaucoup pour le Kyrgyzstan. On ne se fait pas trop d’illusion : changer les lois du Kyrgyzstan n’est pas à notre portée. On essaie de changer l’attitude des gens de façon à provoquer le changement social.

Q.Quel poste occupes-tu dans Kyrgyz Labryz ?

R. Je suis spécialiste du lobbying autant au niveau national qu’international. Parfois c’est difficile de faire bouger les choses au niveau national, alors on a besoin d’utiliser les instances internationales pour mettre de la pression sur le gouvernement. C’est pour ça qu’on doit travailler sur les deux niveaux. Pour le moment je n’ai plus de salaire, mais j’appelle quand même ça mon travail puisque ça occupe la majeure partie de mon temps. Nous avons de la difficulté à recevoir du financement, spécialement au niveau local. Il y a beaucoup d’argent de l’international pour la défense des droits humains au Kyrgyzstan, mais très peu d’organismes sont prêts à nous donner de l’argent parce que les droits LGBT sont un enjeu très controversé ici. Notre financement vient majoritairement d’organismes internationaux, mais nous faisons également du « crowd-funding» dans les villes et villages du Kyrgyzstan. Nous comptons beaucoup sur le bénévolat.

Q.À quoi ressemble la situation de la communauté LGBT au Kyrgyzstan ? À quels problèmes faites-vous face ?

R. Bon, premièrement il faut spécifier que lorsque l’on parle de personnes LGBT on n’a pas affaire à une réalité homogène. Il y a bien sûr tous ces hommes riches qui ont les moyens d’aller à l’étranger, qui peuvent se payer la sécurité et des maisons privées. Ils se sentent en sécurité. Mais c’est loin d’être le cas pour toutes les personnes LGBT au Kyrgyzstan. La plupart sont vulnérables; ce sont les gens qui souffrent vraiment. Ils font face à beaucoup de violence et à du chantage de la part de la police. À vrai dire, il y a de la discrimination partout : dans le système d’éducation, dans le système de santé, etc. Bien sûr cela dépend des personnes. Les plus vulnérables sont sans aucun doute les personnes transgenres parce qu’ils et elles sont beaucoup plus visibles. Il y a entre autres un groupe de travailleurs du sexe transgenres qui fait face à beaucoup de violence de la part de la police, de gens ordinaires et même de la communauté LGBT. Il y a beaucoup de transphobie chez les hommes homosexuels. Il y a un idéal chez les gais du Kyrgyzstan selon lequel ils doivent agir comme de vrais hommes, avoir l’air forts, etc. C’est pour ça qu’ils n’aiment pas les transgenres. Il y a aussi l’histoire de ce jeune garçon de 15 ans qui a été jeté dehors de chez ses parents parce qu’il leur avait avoué être gai. Il a été battu par son père et n’avait nulle part où aller. Bien sûr, il est allé voir les organismes LGBT, mais ils ne pouvaient rien faire parce qu’il est illégal de travailler avec des mineur-e-s. Ils ne pouvaient pas aller dans les refuges pour personnes LGBT. Il a donc dû vivre chez des amis, ce qui impliquait parfois des relations sexuelles forcées et autres choses du genre. Il ne pouvait pas non plus aller dans les orphelinats gouvernementaux; on lui aurait demandé pourquoi ses parents l’avaient jeté dehors et comme il était gai il aurait subi de la violence là-bas dans les organisations gouvernementales. Il y a plein de cas semblables, entre autres il y a une personne de la communauté qui a été battue et humiliée par un groupe très agressif. Ils l’ont amené hors de la ville et l’ont forcé à creuser sa tombe. Et ça c’est une histoire très récente. Cela arrive souvent ces temps-ci, spécialement cette année. La violence et les crimes de haines envers les personnes LGBT ont vraiment augmenté. Cela a commencé en janvier 2014, alors que les discussions sur la propagande LGBT ont débuté. Maintenant, il y a plusieurs groupes organisés qui essaient de trouver des gens de la communauté sur internet pour les rencontrer, les battre et les humilier.

Q.Sens-tu que ta sécurité est compromise parce que tu travailles dans un organisme de défense des droits LGBT ?

R. Oui, bien sûr. Entre janvier et février 2014, il y a eu le lancement d’un rapport de Human Right Watch sur le respect des droits LGBT au Kyrgyzstan. Ils cherchaient une personne qui pourrait dire quelque chose au nom de la communauté lors du point de presse. Personne ne voulait y aller alors j’ai parlé à mes parents et j’ai décidé de le faire. Le lendemain, j’étais dans tous les médias. J’étais préparé mentalement, mais ça a été difficile. Il y a tellement eu de discours haineux sur internet ; des gens disaient que s’ils me trouvaient, ils allaient me tuer. Alors oui, j’étais vraiment effrayé, effrayé de sortir de chez moi, etc. Mon père a été victime de chantage de la part de son entourage seulement parce que j’ai parlé publiquement de mon homosexualité.

Q.Il y a cette loi qui est actuellement discutée au parlement kyrgyz à propos de la propagande LGBT. Peux-tu nous en parler ? Qu’est-ce que cette loi propose ? Comment va-t-elle affecter la communauté LGBT au Kyrgystan ?

R. La loi proposée cherche à interdire toute attitude positive envers des comportements sexuels non traditionnels. Ce que ça veut dire, eh bien, c’est qu’on veut introduire des conséquences administratives, des amendes et des offenses criminelles pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement (1 an maximum). En gros, ça veut dire qu’on assiste à une recriminalisation de l’homosexualité au Kyrgyzstan. Il sera illégal d’être gai parce que, bien sûr, lorsque quelqu’un dit qu’il est gai, cela constitue une attitude positive envers des comportements sexuels non traditionnels. Ce n’est pas très clair, non plus, ce qu’on entend par comportements sexuels non traditionnels. Cela peut vouloir dire n’importe quoi. Même le sexe pour le plaisir et les condoms peuvent être interprétés comme des comportements sexuels non traditionnels. Ce ne sont pas seulement les droits LGBT qui sont en jeu, mais bel et bien les droits sexuels de tous les citoyens kyrgyz. Cette loi affecte tout le monde. Sous cette loi, le gouvernement pourrait arrêter tout dépistage du VIH et toute forme d’éducation sexuelle parce que bien entendu, quand on fait de l’éducation sexuelle, on parle de sexe sécuritaire et que le sexe sécuritaire n’est pas traditionnel. Cette loi va causer beaucoup de problèmes que les gens ne sont pas capables de voir parce que toute l’emphase est mise sur la propagande LGBT.

Q.Quelle est l’influence de la loi anti-gaie de Vladimir Poutine ? Quels liens peut-on faire entre ces deux lois ?

R. Bien sûr, la loi anti-gaie adoptée en Russie a eu beaucoup d’influence sur la situation au Kyrgyzstan. Nos leaders religieux et nos parlementaires ont été inspirés par cette loi russe et l’ont rendu pire encore. La Russie est complètement dégueulasse. C’est une puissance impérialiste qui exerce beaucoup d’influence et de pouvoir sur les plus petits États autour d’elle. La Russie essaie de pousser son programme politique dans les législations des pays avoisinants. À cause de la Russie, des lois similaires sont discutées en Moldavie, en Ukraine, en Lettonie, en Arménie et au Kyrgyzstan. Il y a même des mouvements qui commencent à se dessiner au Kazakhstan. Pourquoi dans tous ces pays, alors que dans aucun autre pays dans le monde on ne discute de criminaliser les LGBT ? Est-ce que tu comprends? Alors c’est vraiment gros et très efficace. Le problème, c’est que c’est un programme politique qui promeut l’homophobie. La Russie influence ces pays, particulièrement à travers ses médias de masse, parce que dans ces pays les médias russes sont dominants, et de loin. Ils sont très efficaces pour mettre de la pression politique sur les parlementaires et les gouvernements. Efficace dans le sens qu’ils font du bon travail, malheureusement pour nous …

Q.Comment vois-tu l’intervention des pays de l’Ouest dans ce débat ? Vous avez reçu l’appui de l’ambassade américaine au Kyrgyzstan ? Comment te sens-tu par rapport à ça ?

R. C’est encore la politique du néo-impérialisme et du néocolonialisme qui prédomine. Prenons par exemple des pays comme les États-Unis et Israël. Ils aiment se montrer comme des leaders en matière de droits humains, comme des pays libres, des pays démocratiques. Mais ils ont ont tellement de problèmes d’inégalités socioéconomiques; ça aussi, c’est lié aux droits humains. Les droits socioéconomiques devraient être protégés et, malheureusement, c’est loin d’être le cas aux États-Unis. Ils sont probablement moins avancés là-dedans que peut l’être la Russie ou la Chine. Ce que je veux dire, c’est qu’en Russie ou Chine il y a probablement plus de mesures de sécurité sociale qu’aux États-Unis. Alors, quand l’ambassade américaine vient nous donner leur appui, c’est seulement pour instrumentaliser les enjeux LGBT. Ils nous utilisent comme un outil. Et bien sûr on sait tous qu’ils s’en contrefoutent de ce qu’on peut vivre ici. Ce n’est que la petite politique… Vous pouvez consulter le site de Kyrgyz Indigo ici : http://indigo.kg/ (attention c’est en Russe!)

Le mouvement PEGIDA : Un autre lundi mouvementé dans les rues de l’Allemagne

Le mouvement PEGIDA : Un autre lundi mouvementé dans les rues de l’Allemagne

Par Mathieu Catafard

Tous les lundis depuis plus de trois mois, la Bundesrepublik Deutschland connaît des manifestations d’envergure entre les partisans et les opposants du mouvement PEGIDA (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident). Pour en savoir davantage sur le sujet, nous sommes allés directement sur le terrain, à la rencontre des manifestants des deux camps opposés.

Munich, 12 janvier 2015 – La place Sendlinger Tor se remplit à nouveau en ce début de soirée frisquet. L’organisation anti-PEGIDA München ist bunt (Munich est en couleur) et le BAGIDA (la branche bavaroise du PEGIDA) ont donné rendez-vous à leurs partisans à la même station de métro, pratiquement à la même heure. Le dispositif de sécurité des forces policières est très imposant : des clôtures ont été installées tout au long de la Sonnenstrasse et des centaines de policiers anti-émeute veillent au maintien de la frontière entre les deux groupes. Une foule de plus en plus imposante se forme du côté des anti-PEGIDA; l’ambiance est festive, il y beaucoup de jeunes dans la foule, mais aussi des familles et des retraités. Certains chantent ou jouent du tambour pendant que d’autres prennent la parole sur une scène installée devant la porte sud du Vieux-Munich. Plusieurs drapeaux arc-en-ciel et des drapeaux rouges du SPD (parti social-démocrate allemand) flottent au-dessus des têtes des gens qui sont venus dire non au mouvement PEGIDA. Frank, dans la quarantaine, se promène dans la foule avec sa pancarte où il est inscrit « Religion, Opinion, Presse = Liberté, Égalité, Fraternité». Pour lui, l’intolérance n’a pas sa place en Allemagne : « La haine n’engendre que la haine. Je suis ici pour parler avec les gens du PEGIDA; je veux tenter de leur faire comprendre que la religion musulmane n’est pas synonyme de terrorisme et que le mélange des cultures est bénéfique pour notre société.» Un peu plus loin, Monika avoue être inquiète pour le futur de son pays : « J’ai peur de la montée de l’extrême droite dans mon pays et en Europe en ce moment. Nous devons faire quelque chose contre cela, c’est pour ça que je suis ici ce soir.» L’attentat survenu au Charlie Hebdo l’a bouleversée; elle a peur que ce triste événement amène les gens à généraliser et à condamner les minorités ethniques : « Je pense que les partisans du PEGIDA vont interpréter cet acte [l’attentat au Charlie Hebdo] de manière erronée. Ils vont généraliser ce cas unique sur tout un groupe. À mon avis, ils ont un manque flagrant d’éducation et ils ont de l’agressivité en eux. Ils doivent déverser cette frustration sur quelqu’un et c’est le pratiquant musulman ou l’immigrant qui la subit.» Pour la dame d’une cinquantaine d’années, il est normal que la popularité du PEGIDA soit plus élevée à Dresde : « Les gens n’ont pas d’emploi là-bas, le taux de chômage y est élevé, ils doivent trouver un coupable à leurs problèmes, alors ils visent les immigrants. Pourtant, on le sait, les immigrants ne représentent qu’une infime minorité de la population dans cette région.»

18h30 : Les partisans de l’autre camp arrivent peu à peu ; certains commencent à scander le célèbre slogan des manifestants d’Allemagne de l’est en 1989 contre le régime communiste de la RDA : « Nous sommes le peuple ! ». Erika, une étudiante de 24 ans, est visiblement en colère à l’arrivée des militants du BAGIDA : « Je serai là tous les lundis, tant et aussi longtemps que ces fascistes voudront parader dans nos rues ! » Les pro-BAGIDA sont plus nombreux que prévu et ils font beaucoup de bruit. Ils n’étaient pourtant qu’une cinquantaine lors les dernières semaines, selon plusieurs habitués des manifestations du lundi. Sur leur pancarte, on lit entre autres : « Arrêtez l’islamisation de l’Europe » ou « Solidarité avec tous les chrétiens du monde ». Les partisans du BAGIDA sont peu enclins à parler aux médias. Il faut dire qu’un statut publié la veille de la manifestation sur la page Facebook du mouvement appelait ses membres à ne parler en aucun cas aux médias. J’ai cependant pu m’entretenir avec Klaus, un partisan du PEGIDA dans la trentaine. Klaus est venu marcher car il est inquiet pour le futur de sa nation: « L’attaque survenue contre Charlie Hebdo est la preuve que l’Allemagne court un réel danger dans le futur. J’ai peur pour ma famille. Il faut tout faire pour que ça ne se reproduise pas. Les islamistes intégristes sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense, le danger d’une attaque terroriste est plus que possible en Allemagne. » Plusieurs partisans du PEGIDA ont des pancartes portant l’inscription « Je suis Charlie ». On peut lire sur l’une d’entre elles : « Vous, les rouges et les verts, vous êtes les haineux de la patrie. Vous n’êtes pas Charlie, Charlie est l’une des nombreuses victimes de votre idéologie! ». D’après Klaus, les gens qui viennent protester contre le PEGIDA sont naïfs et ne se rendent pas compte de la situation actuelle : « Ils sont complétement aveugles. Le danger d’une attaque terroriste est plus que possible dans notre pays, regardez ce qui s’est passé dans les locaux du journal d’Hambourg! » Rappelons que les locaux du quotidien allemand Hamburger Morgen ont été la cible d’un incendie criminel dans la nuit du samedi 10 janvier. Le journal d’Hambourg avait publié les caricatures de Mahomet provenant du magazine Charlie Hebdo au lendemain des attentats. Vers 19h, peu après mon entrevue avec Klaus, les deux camps vont se retrouver face à face, séparés par la ligne des policiers. Plusieurs insultes sont lancées de part et d’autre ; des opposants à PEGIDA scandent Nazis raus ! (Dehors les nazis !), l’autre camp brandit ses pancartes et ses drapeaux de l’Allemagne. Certains font des doigts d’honneur aux anti-PEGIDA. La dispute cesse à l’arrivée d’un important bastion de policiers.

Fin de soirée sous haute tension : 13 arrestations

La situation va s’envenimer après le départ de la marche du BAGIDA, dont le but était de se rendre à la Marienplatz, la place centrale de Munich, surplombée par l’hôtel de ville. La marche ne durera finalement qu’une dizaine de minutes. Les anti-PEGIDA, beaucoup plus nombreux, vont encercler et bloquer le passage des 1 500 partisans du BAGIDA. Des actes de violences dans les deux camps mèneront à 5 arrestations du côté du BAGIDA et à 8 dans l’autre camp. Des projectiles seront lancés de part et d’autre et un groupe de manifestants de l’anti-PEGIDA tentera en vain de franchir le cordon de policiers. Les manifestants du BAGIDA, protégés par un nombre impressionnant de policiers anti-émeute, seront finalement escortés par ceux-ci jusqu’à la station de métro la plus proche. L’organisation anti-PEGIDA München ist bunt! a rassemblé plus de 20 000 personnes lors de cette manifestation. De son côté, le BAGIDA a réuni 1 500 personnes, soit la plus grande foule de son histoire à Munich jusqu’à maintenant. Après la manifestation, sur la page Facebook du BAGIDA, on pouvait lire que l’organisation était « très heureuse » de la marche, qui était qualifiée d’ « énorme succès. »

PEGIDA : Dresde isolé du reste de l’Allemagne ?

Le PEGIDA a connu un élan de popularité sans pareil à Dresde depuis sa naissance. Le 12 janvier dernier, une foule record de 25 000 personnes s’est rassemblée pour marcher contre l’islamisation dans la ville natale du mouvement. De plus, le mouvement allemand ne se limite pas aux frontières du pays : il est maintenant présent dans pas moins de cinq pays européens : la Suisse, la Norvège, la Suède, l’Autriche et maintenant l’Espagne. Plusieurs manifestations, organisées par les branches locales du mouvement, sont prévues prochainement dans les capitales de ces pays. Si le PEGIDA connaît un succès de plus en plus important à Dresde et, dans une moindre mesure, ailleurs en Europe, il semble néanmoins incapable pour l’instant de s’imposer dans les autres grandes villes allemandes. Le reste du pays se mobilise fortement contre ce mouvement, né l’automne dernier à Dresde; le 12 janvier dernier, 100 000 personnes à travers toute l’Allemagne ont marché pour s’y opposer. À l’occasion de la première marche du PEGIDA à Leipzig, dans l’est du pays, ils étaient 30 000 personnes à manifester contre les 4 800 partisans du PEGIDA. Dans les autres villes importantes d’Allemagne comme Berlin, Hambourg et Hanovre, il n’y avait que quelques centaines de partisans du PEGIDA devant des milliers de personnes en désaccord avec le mouvement. L’Europe est sous tension. L’attentat au Charlie Hebdo à Paris, l’incendie criminel dans les locaux du quotidien allemand Hamburger Morgen et, en Belgique, l’arrestation de treize personnes soupçonnées d’appartenir à une cellule terroriste amène un vent de panique sur le continent. Qu’adviendra-t-il du mouvement PEGIDA? Les prochaines semaines nous le diront. La manifestation du 19 janvier à Dresde a été interdite par les forces policières, qui craignent une attaque terroriste contre l’événement; signe incontestable que, pour l’instant, les autorités politiques allemandes sont toujours sur le qui-vive.

Le plus vieux paradoxe du monde

Le plus vieux paradoxe du monde

J’avais cette discussion avec un collègue de travail. J’essayais de lui expliquer le paradoxe de l’œuf et de la poule. Pas scientifiquement, vous devinerez. C’était plutôt pour résoudre le débat qui l’opposait à un autre de nos collègues.

Appelons-le Carl. Carl vient de compléter son baccalauréat et commence à enseigner à des jeunes du primaire et du secondaire. Il fait valoir le rôle de l’État dans la collectivité. Il tente de convaincre James, mon ami qui achève son « acting school » à l’université McGill. L’aspirant acteur défend à tout prix la liberté de l’individu, rejetant l’action gouvernementale comme l’impôt.

Une confrontation assez classique, que l’on étiquette communément comme opposition gauche-droite. Un affrontement où il existe très peu de terrains d’entente, si l’on se fie aux médias traditionnels. Une dichotomie idéologique qui divise et polarise les citoyens. Un défi intéressant pour un journaliste, puisqu’il doit rendre compte d’une seule et même réalité.

Carl lance à James que celui-ci n’a probablement rien payé par lui-même avant l’âge de 16 ou 18 ans. Ce sont donc ses parents, eux-mêmes produits de leur environnement (famille, richesse, tradition), qui subvenaient à ses besoins. Par extension, il a même utilisé des services (routes, hôpitaux, écoles) sans les payer. Il a donc une «dette» envers ses parents et/ou envers la société. Envers le groupe.

James n’est pas convaincu. Il n’a jamais signé le fameux contrat social l’obligeant à s’acquitter de cette dette. De plus, il est fondamentalement en désaccord avec le modèle d’État providence. Les individus forment le groupe, mais ce n’est pas au groupe de former les individus. Après tout, les fondateurs de Rome étaient orphelins. Ils ont bâti la capitale italienne sans l’aide de personne : c’est ce que nous apprend le mythe de Romulus et Rémus.

Le lien avec le paradoxe de l’œuf et de la poule? J’y viens.

Carl défend le rôle du groupe et James, celui de l’individu. Comme je vous le disais, Carl est le moins borné des deux. Il reconnait le pouvoir de l’individu, sa capacité à l’autodétermination. Mais il l’estime complémentaire à l’influence du groupe. De son côté, James reste ferme. Rien n’est plus sacré que la liberté des individus.

J’isole mon camarade. Je veux comprendre pourquoi il place les individus au-dessus du groupe. Je lui pose donc la question suivante: Qu’est-ce qui est apparu en premier, l’individu ou le groupe? Il répond l’individu, sans hésiter. Mais comment nait l’individu, si ce n’est de l’union d’un homme et d’une femme, donc d’un groupe? Oui, mais le groupe est composé à la base d’individus. Et ainsi de suite.

Voilà donc le paradoxe de l’individu et du groupe. Un paradoxe. Non pas des pôles inconciliables, mais bien une tension entre deux forces. Des idées complémentaires, comme l’unique et l’universel. Le singulier et le pluriel.

J’essaie de transposer cette image à travers des éléments concrets. En musique par exemple. Rien n’est plus élémentaire, plus pur, qu’une note. Do, ré, mi, fa, etc. Toute composition est constituée de notes. Mais qu’est-ce qu’une note, seule et sans répétition, si ce n’est qu’un bruit?

Je pousse la réflexion plus loin, sans doute un peu trop. La mécanique quantique s’intéresse à l’infiniment petit. À l’atome, aux particules. Vulgarisée par les scientifiques depuis le début du 20e siècle,cette branche de la physique s’est heurtée aux différents apports de la relativité générale d’Einstein, élaborée à la même époque. Comme de fait, cette théorie s’intéresse aux grands ensembles comme les planètes, les galaxies.

Des théories qui s’opposent? Sur bien des biens aspects, oui. N’empêche que de nombreux experts travaillent activement à concilier les deux domaines scientifiques. La théorie des cordes est un champ d’activité qui s’y consacre. Elle pourrait expliquer l’un des paradoxes les plus frappants de l’univers: les trous noirs. Une masse infiniment grande comprimée dans un espace infiniment petit.

Pour revenir à la question de l’œuf et de la poule. Il existe une réponse scientifique. Une réponse claire, nette…mais contradictoire. Nous savons que les œufs ont une origine précédente aux volatiles. Mais pour ce qui est de l’espèce spécifique qu’est la poule, on ne peut pas affirmer qu’elle vient bel et bien d’un œuf de poule. Elle pourrait venir d’un œuf d’autruche transformé par l’évolution, par exemple.

Comme quoi il y a même des contradictions dans le paradoxe le plus célèbre de notre temps. La vérité n’en est pas pour autant affectée. Des positions qui paraissent inconciliables ne devraient décourager aucun journaliste. Le débat entre Carl et James est probablement le plus présent dans le monde économique et politique actuel. Essayons de garder à l’esprit que tous deux vivent dans le même monde.