La grève de 2021

La grève de 2021

Par Leila Celis

Cet article est d’abord paru dans le numéro 90 de nos partenaires, la revue À bâbord!.

Les manifestations qui ont débuté le 28 avril 2021 ont transformé le paysage politique de la Colombie. Ce qui était au départ une grève d’une journée s’est transformé en la mobilisation sociale la plus importante de l’histoire du pays.

Pendant deux mois, des milliers de Colombien·ne·s sont descendu·e·s dans les rues des grandes et des petites villes, sur les routes principales et secondaires, jour et nuit, pour dénoncer le gouvernement du président Ivan Duque et ses politiques anti-populaires.

Les revendications de manifestant·e·s comprenaient autant l’accès aux services de santé et d’éducation que la démission du gouvernement, et les actions allaient de soirées culturelles et festives à l’incendie de plusieurs postes de police et succursales bancaires dans différentes villes du pays. Les sondages d’opinion effectués durant la grève ont démontré que la droite n’a jamais fait aussi piètre figure en Colombie et que les manifestations ont joui d’une sympathie inouïe.

Tous les secteurs sociaux organisés et qui se mobilisent depuis des décennies étaient dans les manifestations : les étudiant·e·s, les ouvrier·ère·s, les Autochtones, les paysan·ne·s, les afrodescendant·e·s, les femmes… Mais il y a eu aussi émergence de nouveaux acteurs sociaux, notamment les jeunes de quartiers populaires, les plus pauvres parmi les pauvres. On note aussi des transformations : le mouvement autochtone, après n’avoir été qu’un acteur de plus au sein du mouvement social, en est venu à jouer un rôle central de leadership. Les femmes et leurs revendications ont réussi à être plus visibles que jamais.

Plusieurs analystes affirment que, bien plus qu’une grève, il y eut une explosion sociale : ce mouvement semble avoir causé une fissure dans la structure de stabilité du régime politique colombien.

Les raisons de l’indignation populaire

La grève reflète la colère d’une population qui refuse de continuer à accepter les sacrifices et les humiliations que lui impose depuis longtemps la classe dirigeante ; l’indignation de plusieurs générations privées de droits, qui ont grandi dans la précarité, dans un contexte de guerre ayant particulièrement touché les plus pauvres, les femmes et les personnes racisées.

Pour bien comprendre pourquoi la grève s’est transformée en une explosion sociale, il faut rappeler que les inégalités sont profondes. La Colombie, avec un indice de Gini de 0,531, est l’un des pays les plus inégalitaires au monde et ces inégalités sont à l’origine d’un conflit social et armé qui dure déjà depuis plus de 60 ans. Dans la construction de ce clivage social, il ne faut pas négliger l’appropriation des fonds publics par les élites politiques, appropriation qui se fait tantôt à travers des législations sur mesure2, tantôt par simple corruption. Au cours des 30 dernières années, les écarts sociaux se sont creusés davantage par les politiques néolibérales qui ont réduit au minimum les redevances de l’industrie minière et pétrolière pour l’État, ont imposé la privatisation des services publics — notamment en santé et en éducation — et ont démantelé les normes de protection de l’environnement et de protection de travailleur·euse·s, le tout en faveur du grand capital.

Taxer les pauvres et subventionner les riches : la goutte de trop

Dans un pays où des millions de personnes dépendent du travail journalier pour se procurer à manger, les mesures d’isolement imposées par le gouvernement dans le contexte de la pandémie n’ont pas aidé, d’autant plus que ces mesures n’ont été suivies d’aucune aide sociale. Selon l’Institut colombien des statistiques, en 2020, 42,5 % de la population vivait dans la pauvreté.

Alors que près de la moitié de la population peine à avoir trois repas par jour et que la pandémie se propage sans que la population ait accès à des services de santé, le gouvernement a voulu faire adopter deux réformes législatives. La réforme fiscale du président Ivan Duque voulait augmenter l’impôt sur le revenu, les taxes sur les aliments de base (riz, sucre, viandes, café) et sur des services funèbres. Sa réforme de la santé voulait privatiser ce qui reste du système de santé publique en asphyxiant les hôpitaux au milieu d’une crise sanitaire sans précédent. Selon le gouvernement, ces mesures, qui affectent directement les secteurs sociaux les plus défavorisés du pays, étaient nécessaires pour répondre au déficit fiscal. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que sa réforme de l’année précédente avait accordé des avantages fiscaux aux entreprises et qu’il estimait que la charge fiscale de celles-ci passerait de 16,6 % du PIB en 2019 à 15,7 % en 2030.

Ces initiatives législatives ont déclenché la grève. Les mobilisations démontrent que la logique qui consiste à taxer les pauvres et à subventionner les riches ne passe plus. La population qui a été progressivement précarisée n’est plus prête à garder le silence devant une élite qui bénéficie directement du pouvoir et des deniers publics, au détriment de la majorité de la population.

L’effet boomerang de la violence d’État

Si les déclencheurs de la grève ont été ces projets législatifs qui auraient aggravé les injustices socio-économiques, ce sont la violence disproportionnée de l’État contre les manifestations et l’indignation suscitée par cette violence qui expliquent que la grève ait duré deux mois. La réaction du gouvernement aux demandes de justice sociale était digne d’une déclaration de guerre. Pendant la grève, 73 personnes ont été tuées, 2005 personnes ont été détenues arbitrairement, 82 personnes ont été victimes d’agressions oculaires et 28 d’agressions sexuelles.

La justification de la violence d’État s’est appuyée sur une stratégie discursive dans laquelle les manifestant·e·s étaient accusé·e·s d’être des vandales et les manifestations, d’être infiltrées par la guérilla. Parallèlement, les personnes opposées aux manifestations se sont présentées comme des « gens bien » et ont été autorisées à tenir des discours racistes dans lesquels les Autochtones ont été insulté·e·s et exhorté·e·s à « rentrer chez eux », de même que des discours classistes contre les plus pauvres, qui sont principalement les jeunes des quartiers informels, les Autochtones et les femmes. Les effets de ces discours ne sont pas anodins : les victimes de la violence ont été principalement les personnes issues des secteurs les plus pauvres, la population racisée et les femmes.

La brutalité contre les manifestant·e·s reflète le caractère systématique des crimes d’État. Entre 2002 et 2008, 6 402 jeunes des secteurs les plus pauvres ont été assassiné·e·s de sang-froid par des membres des Forces armées et ont été présenté·e·s comme des guérillero·a·s tué·e·s au combat. On pourrait continuer longtemps la liste des crimes d’État, car depuis les années 1960, les forces de l’ordre (armée, police et organismes de renseignement militaire) sont entrainées à voir les citoyen·ne·s comme des ennemi·e·s de l’État et cela a des effets systématiques et quotidiens.

Les raisons de l’espoir

L’explosion sociale qui a commencé en avril 2021 va directement à l’encontre des valeurs et de pratiques qui ont servi à la stabilité exceptionnelle du régime politique colombien. Ces pratiques comprennent le blocage de la participation politique des majorités nationales, notamment des Autochtones, des jeunes des secteurs populaires et des femmes.

Grève et décolonisation

La grève de 2021 a mis en évidence le caractère décolonial que le mouvement autochtone a inscrit dans les luttes sociales en Colombie. Depuis plusieurs années, les Autochtones sont devenu·e·s un point de référence dans le mouvement social. Des formes d’organisation communautaire comme la Minga (concept qui désigne le travail de mise en commun des forces, dont les mobilisations font partie) et de formes de défense comme la garde autochtone (comptant 70 000 membres) sont devenues des exemples pour le mouvement social. En effet, la garde paysanne, la garde afrodescendante et les « premières lignes » formées dans les quartiers populaires pour défendre les manifestations s’inspirent en partie des pratiques autochtones. Une sorte d’autochtonisation du mouvement social semble en marche.

Deux exemples permettent de voir de manière concrète comment fonctionne ce leadership. Le premier exemple est la décision du mouvement autochtone d’appuyer les autres secteurs sociaux mobilisés. Dans les moments les plus durs de la confrontation dans les villes et sur les routes, les Autochtones ont soutenu les autres secteurs sociaux dans le processus de mobilisation et dans la défense de la sécurité des manifestant·e·s, le tout, au péril de leur vie. Dans ce contexte, neuf Autochtones ont été assassinés et plus de 40 autres ont été blessé·e·s3. Le deuxième exemple réfère aux revendications de décolonisation du mouvement autochtone. Pendant la grève, au moins 13 statues des colonisateurs ont été déboulonnées dans différentes villes du pays. Le premier jour de la grève, la statue du conquérant espagnol Sébastian de Belalcázar a été mise à terre. L’action a été décidée par les autorités du peuple Misak en tant que partie du processus de récupération de la mémoire et de l’espace public.

Le sentiment des manifestant·e·s face aux actions du mouvement autochtone peut se mesurer à l’ampleur et à l’émotivité de la cérémonie de passation du bâton de la garde autochtone aux jeunes de la première ligne à Bogotá, ou encore des manifestations de remerciements à la Minga et à la garde autochtone à Cali. Témoignent aussi de ce sentiment des slogans comme « la Minga me protège, pas la police ».

Les « sans rien » : la génération qui a dit basta

En Colombie, entre 1980 et 2020, plus de 8 millions de personnes ont été obligées par la violence de quitter leur foyer. Ces déplacé·e·s forcé·e·s se sont entassé·e·s dans des quartiers insalubres et ont lutté pour leur survie. Dans ces quartiers, la présence de l’État est principalement incarnée par l’action répressive de la police. Pour les jeunes, l’éducation universitaire est un luxe inaccessible et presque tous les hommes de ces quartiers ont fait le service militaire obligatoire. Les taux de chômage sont très élevés et l’économie informelle va de la vente de biscuits et d’eau dans la rue au microtrafic. Pendant la grève, ces jeunes des quartiers pauvres, qui ont grandi dans le désespoir, ont rompu avec l’apathie politique qui leur a été imposée par la violence et la précarité.

Ce sont très majoritairement eux et elles qui forment la première ligne. Armé·e·s de boucliers faits de bidons, les jeunes de la première ligne défendent le droit à la manifestation contre la police. Cette dernière agit parfois conjointement avec de personnes habillées en civil et qui portent des armes (il s’agit d’urbanisation du modèle des escadrons de la mort qui existait principalement dans les régions rurales du pays). Pendant deux mois, les jeunes ont repoussé les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes envoyés par la police contre les manifestant·e·s. Ils et elles se sont mis·e·s au milieu de jets d’eau et de tirs à balles réelles pour permettre aux autres manifestant·e·s de continuer les protestations. Les jeunes des quartiers défavorisés sont aussi dans la première ligne parce que la police les a toujours traité·e·s comme des ennemi·e·s. Ces jeunes sont puni·e·s parce qu’ils et elles sont pauvres et parce que, comme déjà mentionné, la police et les militaires en Colombie ont été entrainés à voir dans la population des ennemi·e·s.

Dans la grève, ces jeunes sont devenu·e·s des acteur·trice·s sociaux·ales et politiques, et qui plus est, des acteur·trice·s révolutionnaires. Ils et elles disent souvent à qui veut l’entendre : « on nous a tellement enlevé qu’on nous a même enlevé la peur ». Les manifestant·e·s savent que s’opposer à l’État, lutter pour construire un pays plus juste, c’est risquer sa vie. Il ne faut pas confondre ce courage avec des envies suicidaires. Ces jeunes sont en train de lutter pour leur avenir.

Les accusations de vandalisme lancées en permanence par le gouvernement et les médias contre les manifestant·e·s se sont appuyées sur des faits comme les incendies de plusieurs postes de police par les manifestant·e·s, incendies qui avaient commencé en 2020, avant la grève. Il convient de rappeler deux faits liés à ces incendies. Premièrement, ils ont été la réponse aux violences mortifères de la police. Deux cas dramatiquement célèbres sont celui de l’avocat Javier Ordoñez, mort à la suite des tortures dans un poste de police de Bogotá en septembre 2020, et celui de la jeune de 17 ans Alison Salazar, arrêtée et amenée à un poste de police à Popayan en mai 2021, alors qu’elle prenait des photos de la grève. Alison s’est suicidée après avoir subi des attouchements par des policiers lors de son arrestation.

Le deuxième fait qu’il faut rappeler, c’est que les manifestant·e·s ont transformé plusieurs de ces postes de police en centres culturels et en bibliothèques communautaires.

Femmes : le prix de la visibilité

Un des phénomènes les plus marquants des manifestations a été la visibilité de la participation des femmes et des minorités sexuelles, de leurs organisations et du mouvement féministe, surtout dans les villes. Les femmes ont participé aux premières lignes des mères défendant les jeunes et aux premières lignes féministes, aux soupes populaires… La participation des femmes dans les mobilisations ne surprend personne, elles ont fait partie des mouvements sociaux depuis toujours. Ce qui est nouveau, c’est leur refus d’être seulement « en appui » au mouvement, leur décision de participer activement aux débats d’idées, aux confrontations avec l’État et la police.

Elles ont participé à cette explosion sociale à double titre. Comme membres du mouvement social, elles ont appuyé les revendications de toutes et tous : investissement social, démilitarisation du pays, solution politique au conflit, respect des accords de paix avec les FARC4, etc. Mais la participation des femmes dans la grève a aussi permis de rendre visibles les revendications des organisations de femmes et du mouvement féministe, parmi lesquelles, au premier chef, la dénonciation de la violence sexuelle et de genre qu’elles et les minorités sexuelles subissent dans la sphère domestique, dans la rue, dans le contexte du conflit armé ou encore au sein du mouvement social.

Le courage de leur décision, les femmes le paient cher. Selon la campagne Defender la libertad, pendant la grève, près de 500 femmes ont été victimes de violence policière et 37 cas de violence de sexe et de genre ont été enregistrés.

Le leadership dont les femmes font preuve constitue une véritable rupture avec les valeurs patriarcales solidement ancrées dans la société colombienne. Faut-il rappeler que l’un des arguments de la droite conservatrice pour s’opposer aux accords de paix a été la perspective de genre incluse dans ces derniers, qui visaient, entre autres, à promouvoir la participation politique des femmes ? 

* L’autrice de cet article, Leila Celis, est professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre du Projet d’accompagnement solidarité Colombie (PASC)

[NDLR] L’indice de Gini mesure le niveau d’inégalité dans la répartition du revenu dans un pays. Il s’agit d’un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1, une inégalité parfaite. À titre de comparaison, selon la Banque mondiale, l’indice de Gini est de 0,33 au Canada et de 0,41 aux États‑Unis.

Historiquement, les classes dirigeantes ont utilisé le pouvoir législatif pour produire des lois et des politiques publiques leur permettant d’éviter les impôts, d’accaparer des terres ou encore de bénéficier directement des crédits publics de promotion de l’industrie et l’agriculture.

Remarquons qu’en même temps, au Canada, les Autochtones procédaient à des actions du même type, déclenchées par l’identification de fosses des enfants autochtones près des pensionnats.

En 2016 le président Juan Manuel Santos (2010-2018) a signé un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Son successeur, le président Ivan Duque (2018-) a refusé l’application des points clés de l’accord. Entre-temps, près de 300 ex‑combattant·e·s des FARC ont été assassiné·e·s.

Crédit photo : Oxi.Ap (CC By 2.0) 

La musique, trame sonore des indépendances et des décolonisations en Afrique

La musique, trame sonore des indépendances et des décolonisations en Afrique

Par Adèle Surprenant

L’année 2020 marque le soixantième anniversaire de l’indépendance de dix-sept pays africains face aux puissances coloniales européennes. Un moment d’ébullition politique, accompagné par une volonté de décolonisation aussi bien administrative que culturelle. 

Manu Dibango, Idir, Tony Allen, Mory Kanté… Ces grands noms de la musique africaine nous ont tous quitté.e.s dans les derniers mois, laissant un héritage culturel et politique important. 

C’est avec son morceau à succès Yéké Yéké en 1987 que le Guinéen Kanté s’est fait connaître à l’échelle planétaire, propulsant pour la première fois de l’histoire un artiste africain à la première place du palmarès du célèbre hebdomadaire américain Billboard 1. Il était surnommé le griot électrique, renvoyant à la figure du porteur de la parole et des littératures orales et vernaculaires dans les sociétés traditionnelles africaines 2

« De simples musiciens, [les griots], deviennent l’incarnation même de la mémoire que la société a de son passé et de son histoire,3 » un rôle qui semble avoir été conservé par les figures de la musique moderne en Afrique subsaharienne. 

« La musique a accompagné le mouvement de décolonisation un peu partout en Afrique », confirme à L’Esprit libre le professeur Ibrahima Wane du laboratoire de Littératures et Civilisations africaines de l’Université Cheikh Anta Diop. Rappelant que les langues locales étaient chantées et comprises même par les populations les plus éloignées des centres de pouvoir, il insiste sur l’importance de cet instrument de lutte, par la force de son langage et la taille de son public.

Indépendances et mbalax 4

Après la Seconde Guerre mondiale, le nouvel ordre international et la faillibilité désormais reconnue des puissances européennes laissent place aux revendications indépendantistes des pays colonisés d’Asie et d’Afrique. Contre la volonté des colonisateurs, des organisations citoyennes et politiques s’organisent dans toutes les capitales du continent africain et ailleurs encore. Seuls les Britanniques comprennent qu’une indépendance contrôlée peut être plus rentable que le maintien d’un coûteux système de domination 5, un contrôle passant notamment par le maintien de dépendances économiques et le soft-power culturel. 

Dans les territoires colonisés par la France, le général Charles de Gaulle utilise la Radio des colonies française d’Afrique pour diffuser une chanson de propagande avant un référendum sur l’indépendance de plusieurs pays. La Guinée est le seul pays à refuser par voie référendaire l’option d’une indépendance progressive et accompagnée par la puissance coloniale française, réclamant de ce fait l’indépendance immédiate et sans ingérences. Elle lui sera accordée le 2 octobre 1958, quatre jours seulement après le vote. 

Ahmed Sékou Touré, premier président de la République de Guinée, investit d’ailleurs dans la culture et l’industrie musicale en pleine effervescence, et va jusqu’à déclarer publiquement que  la culture est une arme plus efficace que le fusil 6.

Le titre Indépendance chacha, de l’orchestre congolais African Jazz, a retenti dans toute l’Afrique, nous dit le Professeur Wane. Dans chaque pays, les artistes ont chanté la nouvelle aube et galvanisé les peuples invités à prendre leur destin en main.

L’ancien Congo belge voit aussi naître l’un des orchestres les plus emblématiques de cette époque, Les Bantous de la capitale, qui se forment à Léopoldville 7 en 1959, un an avant l’indépendance de la future République du Congo. Dernier membre vivant d’un groupe aussi vieux que le pays qui l’a vu naître, Nganga Édo est décédé le 7 juin dernier, mettant fin à l’histoire du plus vieil orchestre africain. 

Dès les années quarante et cinquante, on voit pourtant déjà des musicien.ne.s s’affranchir du style plus traditionnel des orchestres, porteurs de l’âme des griots 8. Au Sénégal, notamment, les influences jazz, afro-cubaines et même rock se popularisent, dans la veine d’un panafricanisme solidaire des populations noires descendantes d’esclaves aux Amériques et ailleurs 9

L’homme de lettres et premier président sénégalais Léopold Sédar Senghor entreprend une réelle décolonisation culturelle 10, et fonde notamment le Festival mondial des arts nègres à Dakar, en 1966. Un évènement majeur, qui peut être compris comme s’inscrivant dans une entreprise qui vise à rendre la parole à des populations locales sur leurs représentations spatiales et leurs identités  ‒ sachant que la colonisation y a laissé inévitablement une marque indélébile 11.

Fela Kuti et la mentalité coloniale 

Après les indépendances reste donc la décolonisation, qui passe notamment par la définition  ‒ ou redéfinition‒ de l’identité culturelle des communautés nouvellement libérées de l’emprise coloniale. Cependant, comme le souligne Yves Raibaud, chercheur au CNRS, l’identité culturelle n’est pas une question d’authenticité, idéal pouvant entraîner une essentialisation des populations en voie de décolonisation,  mais d’autorité 12.

En matière d’autorité, le nigérian Fela Kuti s’impose sur la scène musicale durant la décennie soixante-dix. On lui attribue la paternité de l’afrobeat, un style fusionnant les sonorités jazz, yorouba et funk, qui est à la fois une musique à danser et un vecteur de contestation, voire de résistance à l’oppression du peuple, à l’injustice sociale, à l’inégalité des rapports de force, à la trahison des valeurs africaines au profit des anciennes puissances coloniales, etc 13

Fela a pourtant commencé sa carrière comme trompettiste jazz, puis dans le highlife, un style musical inventé durant les années vingt dans la colonie anglaise du Gold Coast, devenu aujourd’hui le Ghana 14. C’est en 1969, lors d’un voyage à Los Angeles, aux États-Unis, que Fela rencontre des militants du Black Panther, une organisation socialiste de libération des Noir.e.s, et qu’il se radicalise politiquement. 

En entretien,  Fela confiait au Glendora Review African Quarterly on the Arts que c’est aux États-Unis qu’il a entendu parler de l’histoire de son continent d’origine pour la première fois. Cet  éveil politique  lui permet de réaliser qu’il avai[t] utilisé le jazz pour jouer de la musique africaine alors qu’[il] aurai[t] dû utiliser la musique africaine pour jouer du jazz 15.

Il revient au pays avec l’afrobeat en poche et les écrits de l’homme politique afro-américain Malcom X en tête, faisant de lui une figure à la fois culturelle et politique majeure du Nigeria nouvellement indépendant. En 1981, Fela Kuti sort le morceau Colonial Mentality, dans lequel il chante: ils ont maintenant fini de te libérer, mais tu ne te libères jamais toi-même 16.

Interrogé sur la portée émancipatrice de la musique aujourd’hui, Ibrahima Wane confie :  l’art a non seulement servi à contester le pouvoir colonial, mais a aussi permis de véhiculer la critique contre les dérives politiques au lendemain des indépendances. 

Ainsi, du Bénin à la Somalie, entre indépendances et impérialismes, régimes dictatoriaux ou de parti unique, la création artistique et littéraire a été un des rares espaces de dénonciation.

Le Monde avec AFP. Le 27 mai 2020. « Musique et chants mandingues aux funérailles du “griot électrique” Mory Kanté en Guinée ». [En ligne] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/27/musique-et-chants-mandingues-aux-funerailles-du-griot-electrique-mory-kante-en-guinee_6040887_3212.html (page consultée le 30 juillet 2020)

N’sele, Kibalabala. « Le griot, porteur de la parole en Afrique » dans Jeu, 1986, n.39, p.63.

3 Ibid., p.64.

4 Type de musique populaire née dans les années 1970 au Sénégal.

Deltombe, Thomas. 2014. « Afrique 1960, la marche des indépendances » dans Le Monde diplomatique. [En ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53268 (page consultée le 30 juillet 2020)

Cagnolari, Vladimir. Le 27 juin 2020. « La valse des indépendances » dans l’émission Musiques du monde de Radio France internationale (RFI). [En ligne] https://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200628-la-valse-ind%C3%A9pendances-une-%C3%A9mission-sp%C3%A9ciale-propos%C3%A9e-vladimir-cagnolari (page consultée le 29 juillet 2020)

7 Aujourd’hui nommée Brazzaville. 

Bator Dieng, Amadou. Le 4 avril 2020. « Sénégal: après l’indépendance, la décolonisation culturelle » dansPAM. [En ligne] https://pan-african-music.com/senegal-apres-lindependance-la-decolonisation-culturelle/ (page consultée le 29 juillet 2020)

9 Cagnolari, Vladimir, Op.cit.

10 Bator Dieng, Amadou, Op.cit

11 N’sele, Kibalabala, Op.cit.

12 Raibaud, Yves. 2008. « Les musiques du monde à l’épreuve des études postcoloniales » dans Volume! La revue des musiques populaires. [En ligne] https://journals.openedition.org/volume/167 (page consultée le 31 juillet 2020)

13 Bensignor, François. 2009. « Les origines de l’afrobeat » dans Hommes et migrations. [En ligne] https://journals.openedition.org/hommesmigrations/352 (page consultée le 31 juillet 2020)

14 Ibid

15 Kuti, Fela. Entretien de John Collins, le 22 décembre 1975 dans le Glendora Review African Quarterly on the Arts, vol.2.

« Them don release you now, but you never release yourself » (version originale). Kuti, Fela.

16 Colonial Mentality. [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=MMaoA7bjt64 (page consultée le 30 juillet 2020)

La décolonisation et le droit

La décolonisation et le droit

La décolonisation prenant aujourd’hui une place grandissante (bien qu’encore restreinte) dans le discours public canadien, elle impose une redéfinition des termes. À commencer par une réévaluation du rôle de la justice et de son administration dans la poursuite du colonialisme canadien.

La promesse du Premier ministre Trudeau d’engager des relations de nation-à-nation entre le Canada et les Premières nations, puis le subséquent lancement de la première étape d’une enquête nationale portant sur les femmes autochtones disparues et assassinées annoncé par la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould ont de quoi raviver les espoirs de beaucoup. Ces promesses et ce premier pas en avant viennent clore presque dix ans de marasme quant aux questions autochtones; un marasme initié par le refus des Conservateurs d’appliquer les accords de Kelowna en 2005, et que des excuses officielles quant aux pensionnats ou encore la commission Vérité et Réconciliation n’auront pas permis de résoudre.

Des éléments fondamentaux pour la mise en place d’une nouvelle relation désirée par un grand nombre de personnes autochtones semblent donc être aujourd’hui mis en place. Le terme de « décolonisation », réservé il y a peu encore aux franges minoritaires d’une pensée  autochtone militante et universitaire, se trouve ceint d’une nouvelle légitimité. Pour autant, si un changement de vocabulaire peut s’avérer être un signe positif, encore faut-il s’assurer que la réalité que ces mots décrivent est bel et bien, elle aussi, soumise au changement.

Colonialisme canadien et centralité de l’État

Le processus colonial – ce qu’on désigne généralement par le terme « colonisation » – s’attarde avant tout à la maîtrise d’un territoire et à la fixation de frontières au sein desquelles un corps politique d’origine étrangère cherche à imposer sa souveraineté. Dans le cas du colonialisme de peuplement (1) s’ajoute la nécessité du remplacement des populations autochtones par une société de colons allochtones à partir de laquelle se développent une identité politique propre ainsi qu’un modèle de citoyenneté spécifique, permettant de légitimer l’ancrage d’une souveraineté puisant ses racines à l’étranger. Tous les éléments nécessaires à la constitution d’un État sont donc réunis. Et force est de constater qu’un regard historique révèle parfaitement la progression parallèle de la colonisation et de la construction étatique canadiennes, l’une servant de tremplin à l’autre et inversement. En effet, si la colonisation canadienne s’est opérée, dans un premier temps et en l’absence de structures étatiques autres qu’embryonnaires, par le biais d’un capitalisme impérialiste organisé par les compagnies de colonisation, celle-ci se retrouve subsumée dans l’État à mesure que les infrastructures publiques canadiennes se voient implantées sur l’ensemble du territoire. La place prépondérante qu’occupera par exemple le Canadien Pacifique dans les politiques de construction nationale élaborées par l’État fédéral sous le leadership de John A. Macdonald dans le dernier quart du 19ème siècle est en ce sens révélatrice : projet capitaliste fou et exemple majeur s’il en est des liens entre le monde politique et celui du commerce dans le Commonwealth victorien, il viendra confirmer les rêves de grandeurs d’un État en expansion autant par les pertes humaines et les scandales qu’il engendrera, que par sa capacité à faire du Canada un monde s’étendant a mari usque ad mare, d’une mer à l’autre

Mais encore, la centralité du rôle de l’État dans l’élaboration d’une identité nationale canadienne ne se réduit pas qu’à des investissements structurels. Elle participe également, plus tardivement mais également plus proche de nous, à l’élaboration d’une société civile qui se veut ouverte, multiculturelle et juste, à tout le moins tant qu’elle adhère aux principes de justice imbriqués dans un carcan idéologique issu du libéralisme anglo-saxon. Depuis les années 1970, cette participation se révèle en grande partie par le financement public d’organisations de la société civile à l’origine de mouvements sociaux progressistes, le tout dénué de droit de regard dans le contenu idéologique des groupes ainsi financés (ne serait-ce qu’officiellement) (2).

L’autre pendant de cette structuration d’un espace civique libéral par l’État canadien est le fruit d’un travail judiciaire. En d’autres termes, les cours du justice canadiennes se sont révélées être des acteurs de premier plan dans la justification, le raffinement, l’amendement, mais aussi et surtout dans la continuation du colonialisme canadien.

L’ambivalence des cours canadiennes

Ni tout noir, ni tout blanc, le rôle des cours de justice se dénote néanmoins dans l’histoire canadienne comme ayant soutenu, et soutenant encore aujourd’hui de manière continue le colonialisme canadien. Ce colonialisme, fondé sur un double mouvement d’exclusion et d’assimilation, s’illustre avant tout par l’objectif de faire disparaître toute prétention à une souveraineté autochtone concurrente à la souveraineté canadienne. Si cet objectif a pu prendre les atours d’un génocide culturel (3) au cours de l’histoire (dont on peut s’interroger s’il est aujourd’hui révolu), rien n’indique qu’il doive s’incarner de cette manière pour appuyer une assimilation légale.

En ce sens, il serait erroné de croire que les cours ont sans cesse servi à la négation brute de toute légitimité aux revendications autochtones. Bien au contraire, si les discriminations légales à l’égard des Premières Nations ont connu une évolution dans leur nature et leur intensité, force est de constater que cette évolution trouve souvent son origine dans les cours de justice (et particulièrement la Cour Suprême). De l’arrêt Calder (4) au récent arrêt Tsilhqot’in, les exemples sont nombreux, et l’on ne peut que se réjouir d’un certain progrès dans la reconnaissance des droits ancestraux et issue de traités des Premières Nations. À moins, évidemment, de constater que derrière cette apparente évolution, un fil rouge traverse de part en part ces multiples décisions, aussi positives puissent-elles paraître à l’œil néophyte : l’affirmation continue et réitérée du caractère dominant de la souveraineté canadienne au sein des frontières du Canada, et la possibilité légale subséquente d’éteindre tout droit ancestral ou issu de traité, aussi légitimes et constitutionnellement reconnus soient-ils, si le besoin (juridiquement encadré) s’en faisait sentir (5). Dit plus simplement, le droit de la conquête, c’est-à-dire du plus fort, reste encore et toujours le plus légitime aux yeux de l’État. Il est donc quelque peu imprécis, voire simplificateur, de présenter, comme ce fut le cas lors d’une récente conférence organisée à Montréal par la Ligue des Droits et Libertés (sur le thème « Décolonisation et solidarité… quelles perspectives? »), les cours de justice canadiennes comme les défenderesses des droits autochtones, elles qui bon an mal an jouent un rôle prééminent dans la poursuite actuelle d’un colonialisme canadien se voulant bienveillant, à tout le moins dans l’ordre du discours.

Les droits contre la décolonisation?

Ce type d’imprécision est d’autant plus dommageable qu’il constitue un sérieux obstacle aux tentatives de décolonisation de l’Amérique du Nord. Par là, il faut entendre bien évidemment non pas un irrédentisme qui viserait purement et simplement à renvoyer les descendants de colons dans les régions du monde dont ils sont issus, mais plutôt un renversement de vapeur (6). Il s’agit en réalité d’abolir le colonialisme canadien et de participer à un changement de société en profondeur, autant institutionnel que dans les mentalités. Il ne s’agit de rien de moins qu’une révolution culturelle. Les voies sont nombreuses, mais l’objectif, unique : redonner aux souverainetés autochtones la place qui leur est due.

On comprend donc immédiatement que ce processus de décolonisation peinerait à passer par le biais d’un appel à l’État tant et aussi longtemps qu’il restera assis sur les fondations de la conquête. État dont, aux dernières nouvelles, les cours de justice sont un rouage essentiel. Au nom de considérations stratégiques véhiculées par l’impératif éthique de la diversité des tactiques (qu’elles soient grassroots ou institutionnelles), il ne s’agit toutefois pas de nier la nécessité d’un travail juridique permettant de soulager les maux les plus urgents (7). Mais le colonialisme canadien s’ancrant avant tout dans l’imposition d’un rapport à l’État, un processus réflexif quant à la nécessité du droit dans l’atteinte des objectifs de justice semble aujourd’hui de mise si l’objectif de décolonisation fait réellement l’objet d’une volonté franche de la part de plus en plus de Canadiens et Canadiennes.

(1) http://globalsocialtheory.org/concepts/settler-colonialism/?utm_source=R…

(2) Corrigall-Brown, Catherine, Ho, Mabel, How the State Shapes Social Movements : An Examination of the Environmental Movement in Canada, dans Ramos, Howard, Rodgers, Kathleen, Protest and Politics : The Promise of Social Movement Societies, UBC Press, Vancouver.

(3) http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/national/2015/05/29/001-genocide-cu…

(4) http://www.barreau.qc.ca/pdf/journal/vol35/no7/autochtone.html

(5) http://www.newsocialist.org/782-the-tsilhqot-in-decision-and-canada-s-fi…

(6) Alfred, Taiaiake, Colonial Stains on Our Existence, dans Cannon, Martin J. et Sunseri, Lina (ed.), Racism, Colonialism, and Indigeneity in Canada : A Reader, Oxford University Press, Toronto, 2011.

(7) Kiera L. Ladner, “Colonialism Isn’t the Only Answer: Indigenous Peoples and Multilevel Governance in Canada,” in Federalism, Feminism and Multilevel Governance, ed. Melissa Haussman, Ashgate Publishing (Farnham, 2010), 67–82.