Être LGBT au Kyrgyzstan

Être LGBT au Kyrgyzstan

Par Émile Duchesne

Dastan Kasmamytov milite pour les droits LGBT au Kyrgyzstan au sein de l’organisation Kyrgyz Indigo. En ce moment même, une loi interdisant tout commentaire positif envers des « comportements sexuels non traditionnels » est discutée au parlement kyrgyz. La date de son adoption demeure inconnue. J’ai conduit cette entrevue avec Dastan lors d’un séjour de 4 mois au Kyrgyzstan. Je l’ai rencontré dans un petit bar de Bishkek, musique pop russe en prime. Nous avons discuté ensemble environ 2h. Voici les meilleurs moments de cette rencontre incroyable.

Q.Peux-tu décrire un peu l’organisme pour lequel tu travailles ?

R. Kyrgyz Indigo est un organisme pour les LGBT du Kyrgyzstan. En gros, nous supportons les droits et la santé sexuelle des LGBT. Il y a deux principaux organismes ; l’autre s’appelle Kyrgyz Labryz et est un peu plus vieux. Ils ont plus d’expérience pour ce qui est du lobbying et de conseiller les autorités publiques. Nous essayons nous aussi de faire plus de travail de ce côté en introduisant des lois qui promeuvent les droits LGBT. Cela consiste une partie non négligeable de notre travail. Mais les lois sont affreuses ici au Kyrgyzstan, cela ne nous aide pas du tout. L’autre aspect de notre travail est la construction d’une conscience communautaire LGBT. Nous travaillons également à la mobilisation et à la politisation de la communauté. Parce que, bon, comme tu le sais peut-être, les gens en général n’en ont rien à foutre : ils vont baiser par-ci par-là et se foutent de ce qui se passe. Ils veulent une bonne vie, de l’argent et un bon partenaire pour avoir des relations sexuelles. Nous avons besoin d’un mouvement fort avec le plus de gens possible qui sont prêts à sortir du placard et nous aider dans notre effort de mobilisation. Déjà, de parler ouvertement d’homosexualité dans son entourage, c’est beaucoup pour le Kyrgyzstan. On ne se fait pas trop d’illusion : changer les lois du Kyrgyzstan n’est pas à notre portée. On essaie de changer l’attitude des gens de façon à provoquer le changement social.

Q.Quel poste occupes-tu dans Kyrgyz Labryz ?

R. Je suis spécialiste du lobbying autant au niveau national qu’international. Parfois c’est difficile de faire bouger les choses au niveau national, alors on a besoin d’utiliser les instances internationales pour mettre de la pression sur le gouvernement. C’est pour ça qu’on doit travailler sur les deux niveaux. Pour le moment je n’ai plus de salaire, mais j’appelle quand même ça mon travail puisque ça occupe la majeure partie de mon temps. Nous avons de la difficulté à recevoir du financement, spécialement au niveau local. Il y a beaucoup d’argent de l’international pour la défense des droits humains au Kyrgyzstan, mais très peu d’organismes sont prêts à nous donner de l’argent parce que les droits LGBT sont un enjeu très controversé ici. Notre financement vient majoritairement d’organismes internationaux, mais nous faisons également du « crowd-funding» dans les villes et villages du Kyrgyzstan. Nous comptons beaucoup sur le bénévolat.

Q.À quoi ressemble la situation de la communauté LGBT au Kyrgyzstan ? À quels problèmes faites-vous face ?

R. Bon, premièrement il faut spécifier que lorsque l’on parle de personnes LGBT on n’a pas affaire à une réalité homogène. Il y a bien sûr tous ces hommes riches qui ont les moyens d’aller à l’étranger, qui peuvent se payer la sécurité et des maisons privées. Ils se sentent en sécurité. Mais c’est loin d’être le cas pour toutes les personnes LGBT au Kyrgyzstan. La plupart sont vulnérables; ce sont les gens qui souffrent vraiment. Ils font face à beaucoup de violence et à du chantage de la part de la police. À vrai dire, il y a de la discrimination partout : dans le système d’éducation, dans le système de santé, etc. Bien sûr cela dépend des personnes. Les plus vulnérables sont sans aucun doute les personnes transgenres parce qu’ils et elles sont beaucoup plus visibles. Il y a entre autres un groupe de travailleurs du sexe transgenres qui fait face à beaucoup de violence de la part de la police, de gens ordinaires et même de la communauté LGBT. Il y a beaucoup de transphobie chez les hommes homosexuels. Il y a un idéal chez les gais du Kyrgyzstan selon lequel ils doivent agir comme de vrais hommes, avoir l’air forts, etc. C’est pour ça qu’ils n’aiment pas les transgenres. Il y a aussi l’histoire de ce jeune garçon de 15 ans qui a été jeté dehors de chez ses parents parce qu’il leur avait avoué être gai. Il a été battu par son père et n’avait nulle part où aller. Bien sûr, il est allé voir les organismes LGBT, mais ils ne pouvaient rien faire parce qu’il est illégal de travailler avec des mineur-e-s. Ils ne pouvaient pas aller dans les refuges pour personnes LGBT. Il a donc dû vivre chez des amis, ce qui impliquait parfois des relations sexuelles forcées et autres choses du genre. Il ne pouvait pas non plus aller dans les orphelinats gouvernementaux; on lui aurait demandé pourquoi ses parents l’avaient jeté dehors et comme il était gai il aurait subi de la violence là-bas dans les organisations gouvernementales. Il y a plein de cas semblables, entre autres il y a une personne de la communauté qui a été battue et humiliée par un groupe très agressif. Ils l’ont amené hors de la ville et l’ont forcé à creuser sa tombe. Et ça c’est une histoire très récente. Cela arrive souvent ces temps-ci, spécialement cette année. La violence et les crimes de haines envers les personnes LGBT ont vraiment augmenté. Cela a commencé en janvier 2014, alors que les discussions sur la propagande LGBT ont débuté. Maintenant, il y a plusieurs groupes organisés qui essaient de trouver des gens de la communauté sur internet pour les rencontrer, les battre et les humilier.

Q.Sens-tu que ta sécurité est compromise parce que tu travailles dans un organisme de défense des droits LGBT ?

R. Oui, bien sûr. Entre janvier et février 2014, il y a eu le lancement d’un rapport de Human Right Watch sur le respect des droits LGBT au Kyrgyzstan. Ils cherchaient une personne qui pourrait dire quelque chose au nom de la communauté lors du point de presse. Personne ne voulait y aller alors j’ai parlé à mes parents et j’ai décidé de le faire. Le lendemain, j’étais dans tous les médias. J’étais préparé mentalement, mais ça a été difficile. Il y a tellement eu de discours haineux sur internet ; des gens disaient que s’ils me trouvaient, ils allaient me tuer. Alors oui, j’étais vraiment effrayé, effrayé de sortir de chez moi, etc. Mon père a été victime de chantage de la part de son entourage seulement parce que j’ai parlé publiquement de mon homosexualité.

Q.Il y a cette loi qui est actuellement discutée au parlement kyrgyz à propos de la propagande LGBT. Peux-tu nous en parler ? Qu’est-ce que cette loi propose ? Comment va-t-elle affecter la communauté LGBT au Kyrgystan ?

R. La loi proposée cherche à interdire toute attitude positive envers des comportements sexuels non traditionnels. Ce que ça veut dire, eh bien, c’est qu’on veut introduire des conséquences administratives, des amendes et des offenses criminelles pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement (1 an maximum). En gros, ça veut dire qu’on assiste à une recriminalisation de l’homosexualité au Kyrgyzstan. Il sera illégal d’être gai parce que, bien sûr, lorsque quelqu’un dit qu’il est gai, cela constitue une attitude positive envers des comportements sexuels non traditionnels. Ce n’est pas très clair, non plus, ce qu’on entend par comportements sexuels non traditionnels. Cela peut vouloir dire n’importe quoi. Même le sexe pour le plaisir et les condoms peuvent être interprétés comme des comportements sexuels non traditionnels. Ce ne sont pas seulement les droits LGBT qui sont en jeu, mais bel et bien les droits sexuels de tous les citoyens kyrgyz. Cette loi affecte tout le monde. Sous cette loi, le gouvernement pourrait arrêter tout dépistage du VIH et toute forme d’éducation sexuelle parce que bien entendu, quand on fait de l’éducation sexuelle, on parle de sexe sécuritaire et que le sexe sécuritaire n’est pas traditionnel. Cette loi va causer beaucoup de problèmes que les gens ne sont pas capables de voir parce que toute l’emphase est mise sur la propagande LGBT.

Q.Quelle est l’influence de la loi anti-gaie de Vladimir Poutine ? Quels liens peut-on faire entre ces deux lois ?

R. Bien sûr, la loi anti-gaie adoptée en Russie a eu beaucoup d’influence sur la situation au Kyrgyzstan. Nos leaders religieux et nos parlementaires ont été inspirés par cette loi russe et l’ont rendu pire encore. La Russie est complètement dégueulasse. C’est une puissance impérialiste qui exerce beaucoup d’influence et de pouvoir sur les plus petits États autour d’elle. La Russie essaie de pousser son programme politique dans les législations des pays avoisinants. À cause de la Russie, des lois similaires sont discutées en Moldavie, en Ukraine, en Lettonie, en Arménie et au Kyrgyzstan. Il y a même des mouvements qui commencent à se dessiner au Kazakhstan. Pourquoi dans tous ces pays, alors que dans aucun autre pays dans le monde on ne discute de criminaliser les LGBT ? Est-ce que tu comprends? Alors c’est vraiment gros et très efficace. Le problème, c’est que c’est un programme politique qui promeut l’homophobie. La Russie influence ces pays, particulièrement à travers ses médias de masse, parce que dans ces pays les médias russes sont dominants, et de loin. Ils sont très efficaces pour mettre de la pression politique sur les parlementaires et les gouvernements. Efficace dans le sens qu’ils font du bon travail, malheureusement pour nous …

Q.Comment vois-tu l’intervention des pays de l’Ouest dans ce débat ? Vous avez reçu l’appui de l’ambassade américaine au Kyrgyzstan ? Comment te sens-tu par rapport à ça ?

R. C’est encore la politique du néo-impérialisme et du néocolonialisme qui prédomine. Prenons par exemple des pays comme les États-Unis et Israël. Ils aiment se montrer comme des leaders en matière de droits humains, comme des pays libres, des pays démocratiques. Mais ils ont ont tellement de problèmes d’inégalités socioéconomiques; ça aussi, c’est lié aux droits humains. Les droits socioéconomiques devraient être protégés et, malheureusement, c’est loin d’être le cas aux États-Unis. Ils sont probablement moins avancés là-dedans que peut l’être la Russie ou la Chine. Ce que je veux dire, c’est qu’en Russie ou Chine il y a probablement plus de mesures de sécurité sociale qu’aux États-Unis. Alors, quand l’ambassade américaine vient nous donner leur appui, c’est seulement pour instrumentaliser les enjeux LGBT. Ils nous utilisent comme un outil. Et bien sûr on sait tous qu’ils s’en contrefoutent de ce qu’on peut vivre ici. Ce n’est que la petite politique… Vous pouvez consulter le site de Kyrgyz Indigo ici : http://indigo.kg/ (attention c’est en Russe!)

Choc et stupeur : le paradoxe du militarisme canadien

Choc et stupeur : le paradoxe du militarisme canadien

Suite à un acte de violence comme celui de la fusillade du 22 octobre dernier, il est normal que du choc nous passions à la stupeur. Dès lors, la première question qui nous vient à l’esprit est souvent  pourquoi. Pourquoi un pays reconnu pour son pacifisme et ses activités humanitaires est-il la cible de tant de haine, de tant de barbarie? Pourquoi « nous », les civilisés ?

Cette compréhension du monde et de la place que notre pays y occupe caractérise les démocraties occidentales et s’explique principalement par ce que l’historien et militant Howard Zinn nommait, en pleine guerre du Vietnam, le concept de paradoxe : « Le concept de paradoxe nous sert à préserver notre sentiment d’innocence. Nous le gardons comme ultime moyen de défense, après avoir érigé deux autres barrières de protection. La première consiste à ne pas chercher, ou à ne pas voir, les faits qui mettent en péril nos convictions profondes. La deuxième (quand le monde ne tolère plus notre ignorance) consiste à maintenir séparés dans notre conscience des éléments qui, mis bout à bout, pulvériseraient les mythes de notre culture. Quand ces deux remparts s’effondrent, nous nous rabattons en urgence sur cette explication : « Encore un de ces paradoxes » — une combinaison invraisemblable, mais réelle. »  [1]   Ce voile plein de l’humanisme occidental dont nous nous couvrons les yeux a été tissé par nos élites politiques, nos médias et nos institutions qui privilégient une lecture sélective de l’histoire canadienne, renforçant ainsi les mythes nationaux canadiens.

Les mythes nationaux canadiens

À partir d’une approche libérale-constructiviste, Justin Massie et Stéphanie Roussel étudient les trois principaux mythes canadiens, à savoir le « Paisible royaume », le « Champion du maintien de la paix » et le « Médiateur ». Le premier mythe vise à faire du Canada un pays non-militariste. Elle se fonde sur le sentiment d’invulnérabilité promu dans les discours des élites politiques canadiennes. Par contre, notent Massie et Roussel, ce ne sont pas les « faits historiques » qui nourrissent ce mythe, mais bien une « interprétation de l’expérience historique canadienne » [2]. Ainsi, la participation du Canada aux deux guerres mondiales est interprétée à partir d’un contexte historique spécifique, soit la propagation du fascisme, du nazisme et du militarisme en Europe qui aurait « forcé » le Canada, nation pacifique, à entrer en guerre. Ensuite, les élites politiques canadiennes présentent le Canada comme le « champion du maintien de la paix ». Nonobstant la piètre contribution militaire du pays au sein de l’Organisation des Nations Unies [3], ce mythe demeure un référent identitaire très fort au sein de la population canadienne et des médias lorsqu’ils décrivent le « rôle traditionnel » du Canada à l’étranger ou lorsqu’ils accusent le gouvernement Harper d’y déroger [4]. Finalement, le troisième mythe, qui est associé au second, est le rôle de médiateur qu’occupe le Canada sur la scène internationale. Les auteurs font référence, à titre d’exemple, à la demande du président Vladimir Poutine visant à faire du Canada l’intermédiaire entre la Russie et les États-Unis dans le dossier du projet de défense antimissile. Ce triptyque mythologique sert les intérêts de la politique étrangère visant à présenter le Canada comme une « puissance moyenne »  moralement supérieure, tant dans les médias qu’au sein des organisations internationales comme l’ONU. Ces mythes se nourrissent entre eux et participent à l’élaboration d’un quatrième mythe, celui du « bon soldat canadien », qui est au cœur des campagnes promotionnelles de l’armée canadienne.

Le « bon soldat canadien »

Force est de constater que cette représentation du soldat canadien se limite bien souvent à l’image du sympathique militaire venant en aide aux populations en détresse. Ainsi, il suffit de jeter un coup d’œil à l’attirail promotionnel des Forces canadiennes pour voir comment cette image erronée et tendancieuse du soldat canadien demeure très forte. À partir de la plus récente campagne publicitaire de l’armée canadienne, Isabelle Gusse démontre dans L’armée canadienne vous parle comment ce mythe du soldat canadien a été réactualisé par le gouvernement Harper [5]. Ainsi, on découvre dans ces publicités des hommes et des femmes engagés dans des professions civiles (techniciens, spécialistes de la santé, des télécommunications, etc.), dans des activités de citoyen lambda (pères et mères de famille, employé) et au service de populations en détresse. En revanche, ces vidéos publicitaires occultent la « fonction » caractérisant le plus le métier de soldat, soit de tuer. Ainsi, ce soldat-technicien y est « immortel » — dans le sens où on ne le voit jamais mourir —; ces publicités mettent cependant trop souvent l’emphase sur son rôle de technicien, reléguant ainsi celui de soldat à une quelconque forme d’obligation technicienne liée à la guerre elle-même et non pas à l’État qui l’emploie. Il est à noter que cette campagne publicitaire a été l’une des plus couteuses de l’histoire militaire canadienne. Entre 2006 et 2012,  le gouvernement conservateur y a consacré plus de 100 milliards de dollars [6]. Ce financement s’est fait parallèlement aux restrictions budgétaires du gouvernement au sein de plusieurs programmes visant l’aide internationale, notamment au sein de la feue ACDI.

Un discours médiatico-politique militariste

Il est également possible d’identifier la stratégie des élites politiques et de leurs relais médiatiques visant à faire des corps militaires canadiens des émissaires de paix : ils omettent, volontairement ou non, consciemment ou pas, les conséquences des interventions dites « humanitaires » du Canada à l’étranger. En dépit du nombre toujours croissant de victimes du côté de la population civile afghane, la récente intervention militaire du Canada en Afghanistan a été l’un des conflits les plus déformés par la presse canadienne. À la base, cette intervention avait été formulée dans les médias comme étant une opération visant à venir en aide la population afghane contre le régime autoritaire des Talibans. Or, malgré la « fin » du conflit, les conditions de vie du peuple afghan ne se sont pas améliorées. La pauvreté, la malnutrition, la dégradation de l’environnement et la violence demeurent des problèmes criants dans le pays [7]. À ce propos, dans un rapport semestriel émis par la mission de l’ONU en Afghanistan (UNAMA), l’organisation note une hausse importante dans les pertes civiles. Entre le 1er janvier et le 30 juin 2014, environ 4 853 Afghans ont été victimes d’attentats-suicides, de combats armés et de bombes artisanales. Parmi eux, 1 564 sont décédés sur le coup ou des suites de leurs blessures [8]. Cette recrudescence de la violence survient alors que les troupes canadiennes viennent tout juste de quitter le pays. Par ailleurs, tout au long du conflit afghan, les soldats canadiens étaient représentés dans les médias dans le rôle de victime/protecteur et rarement dans celui d’assaillant/tortionnaire. En d’autres mots, nos soldats étaient les « bons gars » : ils étaient là pour construire des écoles, bâtir des ponts, soigner, éduquer, servir et protéger — et ils étaient mêmes prêts à mourir pour cela! [9] Autres temps, autres mœurs? Malheureusement non. La récente participation canadienne à la campagne américaine en Irak contre l’organisation État islamique s’appuie sur un axiome similaire dans les médias canadiens et internationaux. Elle est toutefois facilitée par le fait que cette guerre soit aérienne et donc supposément moins dévastatrice pour les populations vivant sous les bombes. Le plus troublant, c’est que la coalition des « démocraties » occidentales prétend combattre l’autoritarisme et le fondamentalisme religieux tout en renforçant les conditions les faisant naître avec, pour alliés, des pays comme la Syrie d’al-Assad et l’Arabie Saoudite des Saoud. Le mythe du soldat canadien pacificateur et bienfaiteur trouve donc écho dans la nouvelle articulation de la guerre au sein de l’appareil médiatico-politique de l’État qui fait : (1) des états assiégeants et des états assiégés et (2) offre, pour seule alternative au phénomène complexe de la violence, davantage de violence.

Fin de la civilisation occidentale ou fin d’un paradoxe?

En somme, au sein de l’imaginaire collectif canadien, le mythe du « bon soldat canadien » est cristallisé par l’image de l’homme blanc construisant des abris, distribuant des vivres et protégeant femmes et enfants « de couleur » contre des hommes « de couleur » barbares issus d’une civilisation inférieure. Cette représentation savamment et longuement construite puise sa force dans l’idéologie impérialiste qui considère les pays du Moyen-Orient, d’Asie et de l’Afrique comme étant, sur l’échelle des civilisations, inférieurs aux pays occidentaux. Ceci explique, partiellement du moins, la réaction de surprise que nous avons pu voir dans les médias nationaux et internationaux ; que le Canada, pays pacifiste par excellence, soit attaqué par des « terroristes » était impensable il y a encore quelques mois. La phrase symbolisant le mieux la stupeur internationale fut le tweet du chroniqueur du New York Times, Roger Cohen : « Si le Canada fout le camp, tout est fini! » 

En d’autres mots, si le Canada est attaqué, c’est que quelque chose ne tourne plus rond, que nous sommes devant la fin de la civilisation occidentale. Il faut cependant comprendre que quelque chose ne tournait déjà plus rond avant le 22 octobre 2014. En effet, lorsque nous nous intéressons à la manière dont ce pays participe à des conflits extraterritoriaux depuis la dernière décennie, lorsque nous relevons les rapports de domination sexiste et raciste au sein de son institution militaire [10]; lorsque nous mettons bout à bout militarisme, néocolonialisme et terrorisme; lorsque nous reconnaissons le soldat canadien tel qu’il est, soit un technicien de l’État ayant des capacités létales; nous ne pouvons tout simplement pas nous satisfaire d’un « Encore un de ces paradoxes… ». Il faut, au contraire, s’opposer et remettre en question ce qu’Aimé Césaire nommait « l’ensauvagement  », la « régression », des empires démocratiques. — Événement à surveiller : Activité de clôture de l’exposition Révolte et Déracinement : Projection du documentaire Retourn to Homs.

[1] ZINN, Howard. (2014). VII. Le libéralisme agressif : Extraits de Politics of History (1970). Dans Zin, Howard. (2014). Se révolter si nécessaire : Textes & discours (1962-2009) (p. 198). Marseille: Antigone.
[2] Massie, J. & Roussel, S. (2008). Au service de l’unité : Le rôle des mythes en politique étrangère canadienne. Canadian Foreign Policy Journal14 (2), p. 78.
[3] Voir tableau dans Massie, J. (2010). Fiche d’information de l’état : Canada. Repéré à http://www.operationspaix.net/34-fiche-d-information-de-l-etat-canada.html
[4] Massie & Roussel, ibid., p. 80-81.
[5] GUSSE, I. (2013). L’Armée canadienne vous parle : Communications et propagandes gouvernementales. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
[6] GUSSE, I., ibid, p. 9.
[7] Costs of War. (Mai 2014). Afghanistan: At Least 21,000 Civilian Killed. Repéré à http://costsofwar.org/article/afghan-civilians
[8] UNAMA. (9 juillet 2014). Presse release : Civilians Casualities rise by 24 per cet in first half of 2014 [PDF]. Repéré à http://www.unama.unmissions.org/LinkClick.aspx?fileticket=OhsZ29Dgeyw%3d…
[9] Il faut par contre noter que le scandal des prisonniers afghans est venu partiellement endommagé cette image du « bon » soldat canadien. En effet, en 2007, il avait été reporté que les militaires canadiens remettaient des détenus aux autorités afghanes tout sachant qu’il y avait de très fortes chances qu’ils soient torturés par la police afghane. Le gouvernement Harper a finalement prorogé le Parlement ce qui a permis de faire tomber la pression exercée par les partis d’opposition sur cette question. Malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, les détails sur ce scandal demeurent flous.
[10] Les plaintes d’abus sexuels n’est pas nouveau au sein de l’armée canadienne. Plus récemment, voir l’enquête dans L’Actualité paru en avril 2014. De plus, entre 2001 et 2012, environ 290 plaintes de racisme ont été faites au sein des Forces entre 2001 et 2012 . À la lumière de ces deux éléments, il est difficile de ne pas mettre en doute l’establishment militaro-politique disant vouloir défendre les droits des femmes et des minorités à l’étranger.

La montée de l’intégrisme au Québec: la droite identitaire et le discours de la peur

« Moi, j’aime pas les barbus! » On est dans un café au nord de Montréal, celle qui parle ainsi embaume le progressisme et la social-démocratie. « Tous les fanatismes je les haïes. Moi, je suis pour la liberté et pour l’égalité entre les hommes et les femmes. » Ce discours n’est pas nouveau. Ces thèmes sont couramment reformulés dans les discussions de tous les jours, en particulier depuis leur réactivation par le débat sur la Charte. Pourtant, une affirmation capte mon attention. « Ils s’en viennent, ici, au Québec ». Si la montée de l’intégrisme au Québec n’était pas d’emblée un enjeu central de la campagne péquiste, elle s’est imposée et demeure couramment abordé.

Alors que les propos de l’ancienne députée Fatima Houda-Pepin(1) font écho aux positions de Djemila Benhabib, célèbre de sa position de « dissidente » de l’Islam(2), il importe de faire un pas de côté et d’observer le discours  de cette nouvelle droite identitaire aux prétentions universalistes. D’une part, le Québec ne constitue pas un cas isolé en la matière, mais plutôt une manifestation particulière d’une situation mondiale, l’époque de la « guerre au terrorisme ». D’autre part, les propos tenus sur l’Islam ont une étrange récurrence : on sent de la magie dans ces quelques mots ou images qui allument un sentiment de répulsion en dépit de toute connaissance sociologique de terrain. C’est cette résonnance que je propose ici d’analyser et en particulier celle autour du thème de « la montée de l’intégrisme ».

Néo-orientalisme

Une des raisons qui implique cette résonnance est l’ancienneté du contenu de ces dires. Dans son analyse des discours dominants sur l’Islam(isme)(3) en Europe et aux États-Unis, Olivier Moos  utilisait pour les décrire le terme de « néo-orientalisme ».(4) Le choix du terme n’était bien sûr pas innocent et effectuait une référence directe à la construction théorique développée par Edward Saïd autour du concept d’orientalisme.(5) Le néo-orientalisme prend forme à la suite de la Guerre Froide dans l’effondrement d’une bipolarité structurante en réactivant le discours sur l’Orient produit principalement au XIXe siècle. Sa nouveauté : actualiser l’orientalisme classique tout en intégrant les critiques des sciences sociales, revivifier la part latente de l’orientalisme populaire et reformuler le lexique issu de la Guerre Froide. Dans le contexte actuel, il devient impératif d’en connaître la forme pour en débusquer les manifestations dans le débat populaire.

Au plus simple, l’orientalisme est ce système de représentation ancré dans un rapport de domination  colonial constituant l’objet « Orient ». En tant que discours,(6) l’orientalisme structure le dicible et le pensable à propos de cet « Orient ». Aujourd’hui, les acteurs sociaux, à partir de différentes postures, viennent chercher des ressources de sens dans le bagage de représentations et d’images offert par l’orientalisme classique. Or, la prégnance de ce discours vieux d’au moins 200 ans justifie du moins la force émotive des propos et leur vitesse de propagation. Ce que l’on dit prend alors la forme d’une production de savoir sur l’Autre et devient sens commun. Le champ islamique est reconnu par les caractéristiques suivantes : son homogénéité, sa distinction radicale avec l’Occident, son inertie ancrée dans un archaïsme culturel et sa tendance à la violence et au totalitarisme.

Au cœur de ces représentations siègent les vestiges d’une peur médiévale des invasions arabes. C’est le schéma de la « menace du sud », la terreur de la violence des masses déshéritées. Or, dans le transfert de l’altérité d’un Ouest soviétique vers un Orient islamique, la définition d’une nouvelle menace monolithique consacre un changement qualitatif de la grammaire de l’affrontement. Le nouvel ennemi mondial est dès lors illustré tel un danger informe, diffus et pluriel ; les terroristes refusent la rencontre frontale, se cachent et infiltrent le corps civilisé ; l’opposition n’est plus politique, mais se situe dans une altérité radicalement autre, derrière une frontière culturelle, essentielle et religieuse. Au danger de la propagande adverse s’ajoute celui du spectre démographique musulman – rappelant les images de la lubricité sexuelle et de la pullulation biologique de l’Oriental. Les historien-ne-s néo-orientalistes sortent des tiroirs l’imagerie allant de l’attaque de Poitiers jusqu’au siège de Venise : « Ils s’en viennent ». Bientôt les fous de Dieu, les soldats d’Allah mettrons à feu et à sang notre bel Occident.

Discours de la peur

Autour du thème particulier de « la montée de l’intégrisme », la sédimentation au niveau de la connaissance historique prise comme discours recoupe un second motif permettant de comprendre la dissémination de ce récit : la peur. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’islamophobie(7), c’est-à-dire d’une petite peur irrationnelle basée sur l’ignorance, mais plutôt d’une crainte s’ancrant dans une structuration particulière du savoir. Pour Ellen Corin(8), l’imaginaire contemporain entourant le terrorisme mobilise une série de symboles qui activent les passions dérivant de la terreur. On constate, dans un détour par la psychanalyse, la cristallisation des affects sur des réalités-écrans médiatisant les passions. La menace informe est ressentie comme une vaste peur anonymisée et une insécurité radicale qui n’est pas transférée au niveau des sentiments, c’est-à-dire en ce qui a trait au dicible, donc à la réflexivité. Or, c’est précisément ces vagues infra-conscientes qui sont mises en mouvement par le discours néo-orientaliste. Le politique s’harnache aux passions et se fait porter par elles au risque d’en perdre le contrôle. L’État répand – avec les médias – la peur, légitimant du coup l’accroissement de sa force et de son exercice. La terreur se répandant dans le corps social, celui-ci s’unifie en face de l’Autre-persécuteur : on extériorise le danger et on rend étrangères ses manifestations internes. Référant aux travaux d’Arendt et d’Adorno, Corin affirme que cette totalisation d’un « nous » assure la dissémination de la terreur. En effet, quel type de gestion du vivre ensemble est-ce que la négation de l’hétérogénéité où l’Autre est menace dans la terreur ?

En somme, nous nous trouvons face à un discours puisant sa force dans une profonde sédimentation historique discursive et qui plus est ouvrant le politique à l’infiltration des passions où l’on cristallise nos angoisses sur « eux » (les barbus maléfiques) et sur « elles » (les voilées soumises). Pour Corin, la parade est encore le travail de la culture – ce Kulturarbeit de Freud(9) – visant à exprimer les passions dans cette lutte infinie contre la pulsion de mort. D’autres proposent, contre un culturalisme dominé par une logique identitaire, de faire ressurgir le caractère fragmentaire et la part d’altérité dans la constitution du Soi (un Québec micmac, inuit, algonquien, irlandais, métis, porteur d’eau …). Mais peut-être faut-il aller plus loin et passer à la résistance active : lutter ici contre l’impérialisme comme cause de l’islamisme(10), abattre les ratonades et se solidariser des populations racisées, ne pas appuyer une énième intervention militaire. Et si au fond le réel danger pour les cultures d’ici ne provenait pas de celles et de ceux que l’on attaque, pille, soumet et colonise, mais plutôt de ce côté-ci de l’Atlantique ? Et s’il nous fallait plutôt une Charte pour la séparation de la démocratie du capitalisme marchand spectaculaire ?

(1)Notamment dans une entrevue exclusive avec L’Actualité, publiée le 12 février, à la suite de l’annonce d’un projet de loi visant la lutte contre les intégrismes religieux.
(2)Ma vie à contre-Coran et Les Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident
(3)La distinction n’est pas toujours faite ou sinon par filiation, le transfert peu aussi être exclusif à l’islamisme.
(4)Moos, Olivier. Lénine en Djellaba, critique de l’islam et genèse d’un néo-orientalisme. 2012. Ouvrage sur lequel se base mon analyse du néo-orientalisme.
(5)Saïd, Edward. Orientalism. 1978
(6)Au sens donné par Michel Foucault notamment dans L’Ordre du discours. 1971
(7)Est-ce un calque naïf sur le concept d’homophobie, par ailleurs lui-même inapte et devant être remplacé par hétéronormativité ?
(8) « Sous le prisme de la terreur, le travail de la culture » Anthropologie et Sociétés, vol.32, no3, 2008,
(9)Freud, Sigmund. « Malaise dans la civilisation » dans Le Malaise dans la culture. 1928
(10)Voir : Burgat, François. « Les Mobilisations politique à référent islamique ». 2006