Réseau d’action pour l’égalité des femmes immigrées et racisées du Québec (RAFIQ)
Table de concertation au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI)
Fédération des femmes du Québec (FFQ)
Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT)
Association féministe d’éducation et d’action sociale (AFEAS)
Relais-femmes
Conseil des montréalaises
Au bas de l’échelle
Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ)
Au cours de la dernière année, plusieurs médias ont publié différents articles faisant état de situations d’abus et de discriminations vécues par les infirmières diplômées à l’étranger recrutées dans le cadre du Projet de reconnaissance des compétences des infirmières et infirmiers recrutés à l’international (PRCIIRI). Comme l’a dénoncé la lanceuse d’alerte Roselyne Koa Ndzana — une infirmière clinicienne assistante-cheffe au Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSS-AT) qui a été congédiée en guise de représailles1, les participantes du PRCIIRI sont confrontées à d’importants problèmes de racisme systémique durant la formation qui leur est prescrite. Les enquêtes révèlent aussi que le PRCIIRI impose des conditions de vie et d’études difficiles, adjointes de conséquences dévastatrices en cas d’échec à un examen : en cas de non-réussite, les participantes sont exclues du programme, mais aussi des droits qui lui sont associés, dont des allocations financières et la possibilité de travailler à temps partiel. Plongées dans une situation de précarité dramatique, ces infirmières ont pourtant été recrutées sur la base de leurs diplômes et de plusieurs années d’expérience professionnelle dans leur pays d’origine.
Ces observations sont révélatrices d’un problème profond : celui de l’existence même d’un programme de recrutement international reposant sur la non-reconnaissance des acquis et des qualifications des infirmières formées à l’étranger et sur l’exploitation de leur déqualification professionnelle. En effet, que ce soit lors de leur recrutement où leurs qualifications et expériences ne sont pas pleinement reconnues, les obligeant à se « reformer », pendant leurs études, lorsqu’elles sont invitées à travailler à temps partiel en tant que préposées aux bénéficiaires (PAB) ou encore, en cas d’échec scolaire, alors que l’absence de possibilités de reprise pave la voie vers une déqualification permanente, avec les conséquences socio- économiques qui l’accompagnent, le problème est flagrant.
Le PRCIIRI soulève des enjeux globaux ayant attiré l’attention d’organismes internationaux en raison de l’effet de drainage des expertises de soin locales dans les pays ciblés par les programmes de recrutement : nombre de ces pays sont déjà confrontés à des défis d’accès aux soins et de manque de personnel de santé, et voient d’un mauvais œil le recrutement de leur main-d’œuvre qualifiée par le Canada. Force est de constater que l’accueil qui est réservé aux infirmières recrutées, loin d’épuiser la question éthique du programme, la rend d’autant plus incontournable.
Le PRCIIRI, dernier-né d’une vaste politique de recrutement d’infirmières à l’international
Le nombre de postes vacants d’infirmières a presque triplé de volume ces dernières années, passant de 3 500 en 2019 à 9 900 en 20232. Non seulement, le réseau de la santé manque de personnel, et en particulier d’infirmières, mais cette situation perdure dans le temps : parmi les postes vacants d’infirmières, la part de ceux l’étant depuis plus de 90 jours est passée de 52 % en 2019 à 68 % en 2023 chez les infirmières autorisées, et de 49 % à 66 % chez les infirmières auxiliaires3. Les initiatives de recrutement à l’international, comme le PRCIIRI, figurent parmi les mesures qui ont été mises en place afin de répondre à ces problèmes.
Le recrutement des infirmières à l’international : une tendance en accélération
Le recrutement international dans le secteur de la santé n’est pas un phénomène proprement nouveau. Les infirmières diplômées en France bénéficient à cet effet depuis 2010 de la signature d’un arrangement de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles (ARM) Québec-France pour leur profession4. Dans les années suivantes, cette entente a permis de soutenir différentes missions de recrutement, portant à 854 le nombre d’infirmières diplômées en France qui pratiquaient au Québec en 20155. En 2017, ces initiatives reprennent après une courte accalmie sous l’égide de Recrutement santé Québec, une filiale du MSSS créée spécifiquement à cette fin6. En 2019, les grands centres hospitaliers espéraient attirer 400 infirmières françaises supplémentaires, dont la qualification, équivalente à celle des infirmières bachelières québécoises, est particulièrement recherchée7. Déjà, cette stratégie était jugée prématurée par la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), qui reproche au gouvernement de ne pas avoir de portrait clair de la situation de l’emploi dans le réseau, notamment en matière de postes à temps plein ; comme le souligne la présidente du syndicat, Nancy Bédard, « la plus grande pénurie qu’on a au Québec est une pénurie de conditions de travail »8.
On doit néanmoins à la pandémie de la COVID-19 et à la désertion des infirmières du réseau public le véritable coup d’accélérateur qui a été donné au recrutement international des infirmières. En 2020, Recrutement santé Québec a reçu pas moins de 1700 mandats de recrutement pour des postes d’infirmières, dont les deux tiers provenant d’établissements de la grande région de Montréal9. L’année suivante, en 2021, ce nombre double : 3500 mandats sont octroyés, également pour répondre en grande partie à des besoins des établissements montréalais10. Les missions de recrutement ciblent alors la France, mais aussi la Belgique et le Brésil. Elles s’étendent ensuite vers le Liban et différents pays du Maghreb — tous des pays pour lesquels l’absence d’ententes bilatérales en matière de reconnaissance des qualifications signifie que les nouvelles recrues doivent se plier à une démarche de reconnaissance des acquis et compétences (RAC) prescrite par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ).
L’annonce de « nouvelles initiatives » en la matière, dans le cadre du lancement de l’Opération main-d’œuvre en novembre 2021 et de son objectif « d’attirer, de former et de requalifier 170 000 travailleurs dans les professions et secteurs ciblés [santé et services sociaux, éducation et services de garde éducatifs à l’enfance] »11, doit donc être saisie à l’aune de cette intensification marquée pour le recrutement international, particulièrement hors de la France.
Le PRCIIRI : un programme travail-études qui ne dit pas son nom
C’est en février 2022 que le PRCIIRI, un « projet qui permettra de recruter à l’international et de former au Québec 1 000 infirmières et infirmiers », a été officiellement dévoilé par le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale et ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration Jean Boulet12. Doté d’un budget de 65 millions de dollars sur deux ans (quatre phases), le PRCIIRI s’inscrit dans le cadre du Plan d’action interministériel concerté en reconnaissance des compétences des personnes immigrantes 2021-2023. En vertu de ce plan d’action, le gouvernement prévoit octroyer des aides financières pour les parcours de RAC, dont l’exemption de divers frais encourus et des allocations de participation à une formation d’appoint. Le PRCIIRI est alors présenté comme « une formule gagnante pour le Québec et pour les personnes immigrantes qualifiées qui souhaitent enrichir notre réseau à la hauteur de leur compétence »13. Deux autres phases ont depuis été ajoutées au projet, portant la cible de recrutement à 1500 pour 2028.
La première phase du PRCIIRI a été lancée à l’automne 2021, et vise alors certaines régions (Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord, Bas-Saint-Laurent, Gaspésie, Saguenay–Lac-Saint-Jean, Baie-James (Chibougamau), Outaouais) « en raison de leurs grands besoins de main-d’œuvre et car elles sont moins populaires auprès de nouvelles personnes immigrantes »14. Cette première phase cible une liste de pays pour le recrutement d’infirmières, tous de l’Afrique francophone, où le système éducatif est jugé « compatible » : l’Algérie, le Cameroun, le Maroc, la Tunisie et l’Île Maurice, auxquels ont été ajoutés, dans les phases ultérieures, la Côte d’Ivoire, le Liban, la République démocratique du Congo et le Sénégal15. Afin d’accompagner les personnes et leurs familles dans leurs démarches d’immigration et d’installation, les directions régionales du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) s’engagent à mettre en place un accompagnement « soutenu et personnalisé », en partenariat avec les instances locales.
Le PRCIIRI a été annoncé en grande pompe afin de juguler les problèmes de pénurie d’infirmières dans le réseau public. En dépit de l’importance de ses cibles de recrutement, le déploiement du PRCIIRI n’a cependant pas été adjoint de démarches visant la mise en place d’ententes mutuelles de reconnaissance des qualifications avec les pays ciblés. Comme spécifié lors de son annonce, le PRCIIRI prévoit en effet plutôt que les participantes suivent une « formation d’appoint » de niveau collégial, prescrite par l’OIIQ. Cette formation est d’une durée de de 9 à 12 mois, en fonction de l’équivalence reconnue par l’évaluation comparative des études effectuées hors Québec du MIFI, et mène à l’obtention d’une Attestation d’études collégiales (AEC). Une fois cette formation complétée, les participantes peuvent être embauchées par l’établissement de santé qui les a sélectionnées comme candidates à l’exercice de la profession infirmière (CEPI), en vue de passer l’examen de l’OIIQ qui leur permettra d’obtenir leur permis de pratique d’infirmière. Les frais associés à ces démarches sont pris en charge par le MIFI. Après un an, il est prévu que les participantes puissent enclencher des démarches pour obtenir un permis de travail fermé, en collaboration avec leur employeur, et qu’elles soient informées des possibilités d’accès à la résidence permanente.
Bien que le PRCIIRI soit présenté comme une manière d’ « accélérer la reconnaissance des compétences pour des candidates et candidats francophones qui possèdent une expérience de travail comparable à celle des établissements de santé et services sociaux et qui détiennent une formation en soins infirmiers similaire à celle offerte au Québec »16, les personnes recrutées doivent donc, dans les faits, suivre un programme de formation d’un an — c’est-à-dire, se reformer —, avant de pouvoir exercer leur profession d’infirmière dans le réseau public de santé du Québec. Pour les soutenir dans ce parcours, les candidates reçoivent une allocation de subsistance de 500 $ par semaine et, au besoin, une allocation pour les frais de garde d’enfants et une allocation pour les transports, grâce au Programme d’aide financière pour la formation d’appoint en reconnaissance des compétences (PAFFARC).
Même si elles sont recrutées en vue d’exercer le travail pour lequel elles sont formées et expérimentées, c’est donc un permis d’études qui est délivré aux participantes à leur arrivée. Outre d’augmenter le nombre d’infirmières autorisées, le PRCIIRI remplit ainsi un objectif supplémentaire : accroître le nombre de personnes étudiantes dans les programmes de formation en soins infirmiers de niveau collégial qui menacent de fermer faute d’inscriptions suffisantes, notamment dans les régions éloignées17. Sur les dix années précédant la mise en place du programme, le nombre de personnes inscrites au cégep en formation aux soins infirmiers a décru de plus de 10 %, passant de 11 004 en 2011-2012 à 9967 en 2020-202118. Aussi, le PRCIIRI, en amenant des recrues supplémentaires dans ces cégeps, permet d’y sauvegarder la possibilité de se former aux soins infirmiers hors des centres urbains.
Signe d’une reconnaissance implicite de l’insuffisance des allocations offertes, le PRCIIRI prévoit certaines dispositions permettant aux candidates de travailler comme PAB durant leurs études, à hauteur de 20 heures par semaine, et jusqu’à temps plein pendant les vacances scolaires. D’après un article du journal Le Devoir paru en mars 2024, c’est d’ailleurs 860 des 1000 participantes inscrites à la formation qui avaient travaillé comme PAB pendant leurs études19. Cela permet au PRCIIRI de remplir un troisième objectif, celui de pourvoir les postes de PAB pour lesquels les établissements de santé ont du mal à recruter, même à l’international20. Le PRCIIRI est donc une aubaine qui tombe à point nommé pour le réseau public de la santé, lui permettant de disposer d’un bassin de main-d’œuvre déjà (sur)formée et disponible pour l’exercice de ces emplois qu’il peine à combler, en particulier dans les régions éloignées.
Le PRCIIRI et le recrutement à l’international : enjeux politiques
Le recours important à une main-d’œuvre immigrée pour occuper des emplois dans les secteurs jugés prioritaires (santé et services sociaux, éducation, services de garde éducatifs, technologies de l’information, génie et construction) est l’un des piliers des mesures de relance depuis la pandémie de la COVID-19, comme annoncé dans le cadre de l’Opération main-d’œuvre. Ceci implique une immigration choisie sur la base de critères professionnels, mais également le développement de mesures spécifiques de recrutement de travailleur·euse·s étranger·ère·s dans les secteurs où les besoins sont les plus criants, comme celui de la santé. Le PRCIIRI est révélateur de cette tendance.
Ces derniers mois, les débats entourant l’immigration se sont principalement articulés autour de la capacité des infrastructures sociales du Québec à accueillir la croissance du nombre de personnes sur le territoire. L’immigration temporaire, et particulièrement les « permis fermés », ont aussi fait l’objet d’importantes critiques vu les conditions d’exploitation dans lesquelles ils confinent les personnes. Bien que le Québec et le Canada se soient engagés à diminuer l’immigration non permanente, il convient de noter que les modifications qui ont été apportées ne concernent qu’une partie des secteurs d’emploi. Dans celui de la santé, la majorité des mécanismes d’accélération et de facilitation des démarches d’immigration sont donc toujours en vigueur.
Ces débats oblitèrent cependant les considérations éthiques et politiques qui découlent des pratiques de recrutement international déployées par les pays du Nord vers les pays du Sud global.
Il manque présentement 18 millions de travailleur·euse·s de la santé à travers le monde pour atteindre la couverture sanitaire universelle d’ici 2030 — dont le tiers (5,9 millions) correspond à la pénurie d’infirmières : c’est ce que révèle le rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la situation du personnel infirmier dans le monde en 2020. Toute chose n’étant pas égale, « 89 % de cette pénurie (soit 5,3 millions de personnes) est concentrée dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, où la croissance du nombre d’infirmiers(ères) suit à peine celle de la population, et où les niveaux de densité de personnel par rapport à la population ont donc peu progressé »21. C’est donc dire que c’est dans les pays du Sud global que le manque d’infirmières est le plus marqué, avec les enjeux que cela suppose en termes d’accès aux soins et de santé publique pour la population locale.
Cette répartition inégale du « stock » d’infirmières est liée aux ressources dont disposent les pays du Sud pour former leur personnel de soins, mais aussi à la croissance de l’émigration des infirmières de ces régions vers les pays du Nord, en quête de meilleures conditions de vie et de travail pour elles et leur famille. Comme le souligne le rapport de l’OMS, elle reflète aussi la dépendance des pays à revenu élevé envers l’immigration pour pourvoir leurs postes en santé. Dans ces derniers, 15,2 % des infirmières sont nées ou formées dans un autre pays que celui où elles exercent ; dans les pays de l’OCDE, ce sont 550 000 infirmières qui sont formées à l’étranger, une proportion qui a d’ailleurs augmenté de 20 % entre 2011 et 2016. Une infirmière africaine sur dix travaillerait donc hors du continent22. Et, si on regarde la situation au Québec plus particulièrement, l’OIIQ évalue qu’environ 10 % de ses membres ont été formés à l’étranger23.
La mise en place de mesures contribuant activement à augmenter ces migrations joue un rôle pivot dans l’aggravation de ces iniquités. Pour cette raison, l’OMS produit depuis 2020 une Liste d’appui et de sauvegarde de personnel de santé. Selon l’OMS, les 55 pays compris sur cette liste (principalement dans la région africaine) devraient entre autres « bénéficier de mesures de sauvegarde pour décourager le recrutement international actif de personnels de santé »24. Cette demande a été réitérée par différentes organisations internationales, dont l’Organisation des Nations unies (ONU)25 et le Conseil international des infirmières (CII)26.
Dans ce contexte, le PRCIIRI doit faire l’objet d’un examen critique. Non seulement les campagnes de recrutement menées, dès la première phase, concernent des pays pour lesquels le ratio du personnel de santé est critique, mais certains d’entre eux ont expressément été identifiés par la « liste rouge » de l’OMS. C’est le cas du Cameroun (première phase), de la Côte d’Ivoire et du Congo (deuxième phase), auxquels on doit ajouter le Bénin et le Congo — vers lesquels Recrutement santé Québec s’est tourné pour le recrutement de PAB27.
Interpellé sur le sujet en septembre 2023 par Radio-Canada, le MIFI s’est défendu de pratiquer un recrutement éthique « dans le respect du marché local », « la mission […] vis[ant] essentiellement, pour le secteur de la santé, les préposées aux bénéficiaires. Cette profession a été identifiée par les partenaires des gouvernements locaux comme n’étant pas à risque »28. En septembre 2024, un reportage de Radio-Canada rapportait pourtant que 93 % des participantes du PRCIIRI venaient d’Afrique, « notamment du Cameroun, de la Côte d’Ivoire et du Maroc »29. Le Québec compte 77 infirmières pour 10 000 habitant.e.s, le Cameroun en compte 1,930.
Après avoir recruté autour de 1000 infirmières (en majeure partie africaines), le gouvernement québécois a annoncé le 2 octobre dernier sa décision de cesser ses missions sur le continent africain (à l’exception de la Tunisie) pour des raisons « éthiques »31. Cette annonce répond aux différentes pressions internationales évoquées précédemment, mais aussi plus directement aux demandes des gouvernements des pays concernés, dont le Maroc particulièrement. Leurs demandes sont notamment motivées par le coût élevé de la formation des professionnels de santé, assumé par la collectivité, et, d’autre part, les risques associés au manque de personnel de la santé sur leur territoire pour répondre à leurs propres besoins nationaux.
L’annonce de la fin du recrutement dans les pays d’Afrique (à l’exception de la Tunisie) a été accueillie favorablement par les pays concernés ; elle ne signifie cependant, ni la fin ni du PRCIIRI, ni des pratiques de recrutement international à l’extérieur des pays de l’OCDE. Non seulement les missions se poursuivent en Tunisie, mais des activités de prospection et d’attraction ont été entamées au Liban et dans les pays Golfe à la fin de l’année 2024 en Arabie saoudite, à Bahreïn, aux Émirats arabes unis, au Koweït, à Oman et au Qatar. Le fait que de telles opérations aient cours au Liban, actuellement éprouvé par les frappes israéliennes, démontre par ailleurs que le respect des engagements internationaux est loin d’épuiser les considérations éthiques qui sont derrière la façon avec laquelle les initiatives de recrutement sont pensées et déployées.
C’est donc dire que, pour combler le déficit de travailleuses du care sur son territoire, le Québec « pille »32 les professionnelles de santé des pays qui en ont le plus besoin. Cette migration, du Sud vers le Nord, de la main-d’œuvre féminine qualifiée dans les secteurs du care met en relief le caractère à la fois genré et néocolonial des dynamiques contemporaines de « fuite des cerveaux », et surtout le rôle actif que jouent les États du Nord dans leur renouvellement.
Le PRCIIRI : dislocation entre les promesses du projet et la réalité du terrain
La mise en place du PRCIIRI s’inscrit dans une dynamique inégale Nord-Sud, mais ses effets d’iniquité se prolongent à l’échelle locale. Les conditions qui sont imposées aux infirmières qui immigrent via le PRCIIRI placent en effet celles-ci dans diverses situations de vulnérabilité ; elles mettent de fait en doute la valeur qu’accordent les décideurs publics aux aspirations personnelles et professionnelles des candidates et aux sacrifices qu’elles font en quittant leur pays d’origine.
Accès au logement et aux services de garderies : des problèmes qui n’épargnent pas lescandidates
La province au complet est sujette à une crise du logement majeure : en 2024, le taux d’inoccupation des logements au Québec était de 1,8 %, un taux très bas bien que légèrement supérieur à celui de 2023 (1,3 %)33. Par conséquent, le prix des logements disponibles a bondi ces dernières années dans le parc privé locatif34. Alors que l’Agence de la consommation en matière financière du Canada recommande que les dépenses liées au logement ne dépassent pas 35 % du revenu des ménages35, une enquête du journal Le Devoir, en date de juillet 2023, révèle que le prix moyen des logements disponibles à la location s’élève au-dessus de 1000 dollars dans toute la province36. Cette somme représente plus de 50 % de l’allocation que reçoivent les participantes du PRCIIRI.
Les obstacles rencontrés par les participantes du PRCIIRI pour accéder à un logement dont le loyer respecte leur budget sont bien documentés dans le bilan de la phase 1 du programme en raison des efforts qu’ils ont nécessité par les comités régionaux. Les personnes immigrantes récentes sont particulièrement susceptibles de payer le tribut de la crise du logement, avec le lot de stress que la recherche d’un chez-soi où installer sa famille peut susciter en contexte de déracinement. Elles ne disposent souvent pas d’historique de crédit et ont de plus grandes probabilités de subir des discriminations vis-à-vis des autres candidat.e.s, particulièrement si elles sont racisées — des problématiques qui ont toutes été éprouvées par les participantes du programme. En dépit des engagements ministériels d’accompagner les candidates du PRCIIRI dans leur installation, plusieurs participantes ont ainsi été contraintes de se loger dans un appartement trop cher, ne répondant pas à leurs besoins, surtout compte tenu qu’elles sont plusieurs à avoir immigré avec leur famille37. Le cas, rapporté dans le journal La Presse, d’un couple et de son enfant de 4 ans forcés de vivre deux mois dans une chambre d’un service communautaire d’hébergement temporaire est à cet égard édifiant38. De telles conditions sont loin d’être idéales compte tenu de leurs effets négatifs sur la capacité des participantes à se consacrer pleinement à leur projet professionnel.
Dans la même veine, un deuxième défi auquel les participantes du PRCIIRI ont été confrontées concerne l’accès à des services de garde, a fortiori abordables. Les places en garderie sont rares dans toute la province : à la rentrée 2024, 34 000 enfants étaient sur liste d’attente39. L’un des principaux facteurs expliquant cette pénurie est la difficulté de recrutement et de rétention des professionnelles de la petite enfance, aux conditions de travail peu valorisées. Alors même que le gouvernement projette d’ouvrir 37 000 places en garderie d’ici 2027, 3200 places en garderie ont disparu à l’échelle de la province entre 2023 et 2024, selon le ministère de la Famille. Les garderies subventionnées n’ont ainsi que très rarement de places disponibles, particulièrement dans les régions éloignées, et les places dans les garderies privées peuvent monter jusqu’à 75 $ par jour.
Pour pallier ces difficultés, les partenaires du projet ont travaillé afin d’augmenter l’allocation pour frais de garde à 40 $ par jour en vue de faciliter l’accès des enfants d’âge préscolaires des candidates au réseau de garde privé40. Cependant, non seulement cette somme n’est pas toujours venue accoter les dépenses engagées, mais l’injection d’argent supplémentaire ne règle pas, en soi, le problème de la pénurie de ressources humaines dans le secteur. En l’absence de solution de garde pérenne, plusieurs candidates et leur conjoint·e·s se sont ainsi trouvées dans une situation de stress et de casse-tête logistique. Devant assumer à la fois la charge de travail liée à leurs études, à leur emploi et à leurs responsabilités parentales, c’est, encore une fois, leur capacité à se consacrer pleinement à leur projet professionnel qui est mise à mal.
Travailler comme PAB pendant les études : une contrainte marquée par la précarité
La possibilité qu’ont les participantes du PRCIIRI de travailler comme PAB pendant qu’elles complètent leur formation d’appoint est présentée comme une occasion d’intégration professionnelle. L’occupation d’un tel emploi constitue néanmoins dans les faits une nécessité financière, vu l’insuffisance de l’allocation hebdomadaire par rapport au coût de la vie. Les dépenses supplémentaires qui guettent les participantes à leur arrivée — liées à leur installation, mais aussi au « réel » coût de la vie qu’elles n’avaient pas anticipé (qu’il s’agisse de payer cher leur loyer en raison de la pénurie de logements abordables ou de devoir recourir à des services de garde privés) — apparaissent en effet difficilement absorbables avec une allocation de 500 $ par semaine seulement. D’après un reportage du journal Le Devoir, ce sont d’ailleurs toutes les participantes de la deuxième cohorte du cégep de l’Abitibi-Témiscamingue qui ont dû avoir recours à des banques alimentaires, faute de liquidités suffisantes41.
Le rythme soutenu de la formation, additionné à cet emploi de PAB, est cependant à rebours de bonnes pratiques permettant la conciliation famille-travail-études. Dans la pratique, c’est en effet une triple journée permanente qui est imposée aux participantes, accentuée par la division du travail au sein du foyer. De plus, aucune semaine de congé n’est véritablement prévue puisque les participantes sont appelées à travailler jusqu’à temps plein pendant les vacances scolaires. En ce sens, l’exercice de cet emploi, en parallèle des études à temps plein, ne permet pas un répit nécessaire pour se concentrer sur une formation aussi intense.
Les participantes, déjà infirmières qualifiées dans leur pays d’origine, occupent donc un emploi pour lequel elles sont surqualifiées, aux conditions de travail éreintantes — faut-il le rappeler. La profession de PAB, comme celle d’infirmière, peine à recruter et à retenir la main-d’œuvre : dévalorisé, ce métier s’exerce dans des conditions de travail difficiles, avec des cadences rapides du fait du trop grand ratio PAB/patient.e.s.
Dans les faits, avant même de pouvoir exercer leur profession, les participantes sont donc exploitées pendant un an : elles pallient les problèmes structurels du système de santé en officiant comme PAB avec un salaire moindre que celui que supposent leurs qualifications, faute d’une allocation suffisante pour leur permettre de se concentrer sur leurs études. Elles n’ont d’autres choix que de subir cette exploitation, en raison de la précarité économique dans laquelle elles sont plongées par les modalités même du PRCIIRI.
Un accès à la profession loin d’être garanti
Les conditions de vie difficiles qui sont imposées aux participantes du PRCIIRI pendant qu’elles complètent leur AEC sont loin d’être optimales pour assurer leur réussite scolaire, sans mentionner le climat empreint de racisme dont certaines étudiantes ont témoigné (à visage couvert) dans certains établissements42. La violence des propos et comportements dont ont été victimes certaines participantes dans les classes et en milieu de stage, rapportés notamment par la lanceuse d’alerte évoquée en introduction, est révélatrice de la persistance des préjugés et de l’hostilité qui guettent les personnes immigrantes et racisées dans les institutions québécoises. Face à ces dénonciations, la déresponsabilisation du gouvernement est révélatrice du caractère systémique du racisme en cause43.
C’est une épée de Damoclès qui pend au-dessus de la tête des participantes du PRCIIRI en cas d’échec à un cours, synonyme d’expulsion du programme. Leurs allocations s’arrêtent alors immédiatement, de même que leur permis d’études et tous les droits qui y sont attachés : couverture maladie, numéro d’assurance sociale, autorisation de travailler comme PAB… provoquant des situations financières intenables pour elles et leur famille. Sans allocation et sans possibilité de travailler, c’est alors la voie du retour dans leur pays d’origine qui est pointée aux candidates, ou celle de demander un permis de travail fermé auprès de l’établissement dans lequel elles ont travaillé comme PAB. Toutefois, cette option suppose de demander un nouveau permis de travail, impliquant des délais de traitement durant lesquels les personnes seront laissées sans revenus. Qui plus est, c’est un permis de travail fermé qui est prévu dans ce dispositif, enchaînant les personnes à leur employeur et leur faisant subir une déqualification forcée.
Quant à la possibilité de repêchage, celle-ci est rendue quasi impossible vu les règles du PRCIIRI. L’entièreté de la formation doit en effet être complétée dans une même région, et le calendrier scolaire des cégeps ne permet pas une reprise suffisamment rapide des modules échoués compte tenu de l’échéance de leur permis d’études44. C’est seulement à la suite de plusieurs sorties publiques que des cohortes de reprise ont été mises en place45. Cette solution est loin d’avoir réglé le problème de manière systémique. En avril 2025, un article publié dans Le Devoir révèle que les échecs à l’AEC perdurent au sein de plusieurs cohortes en raison des pratiques d’enseignement et d’évaluation discriminatoires et du manque de soutien que reçoivent les candidates46.
Selon le Centre de recherche-action sur les relations raciales, les « conditions excessivement restrictives » du PRCIIRI et les impacts d’un échec scolaire n’ont pas été pleinement expliqués aux candidates du PRCIIRI47. Comme l’indiquent plusieurs articles journalistiques, c’est en effet uniquement face au fait accompli, après qu’elles-mêmes ou un camarade de classe ait échoué un examen, que plusieurs des participantes ont pris connaissance du caractère éliminatoire de la non-réussite d’un module, avec le sentiment de « trahison » que cela suscite48. Plusieurs d’entre elles sont d’ailleurs catégoriques : elles n’auraient pas fait le choix de participer au programme, de quitter leur emploi dans leur pays d’origine, ni d’emmener leur famille avec elles si elles avaient été avisées de ces éventualités.
La réussite de l’examen de l’OIIQ est censée parachever l’intégration des participantes du PRCIIRI à titre d’infirmière. On est cependant en position de soulever certaines craintes à cet égard. En 2022, le Commissaire à l’admission aux professions a lancé une enquête concernant l’examen à la suite du taux de réussite historiquement bas de 45,4 % à l’examen de septembre 2022. Comme le souligne son rapport d’étape 2, ce taux était d’autant plus bas chez les détentrices d’une formation collégiale — 40,3 %, contre 69,2 % pour les candidates issues d’une formation universitaire — et famélique chez les personnes détentrices d’une AEC « Intégration à la formation infirmière au Québec » (assimilable à celle que suivent les participantes du PRCIIRI) : 13,8 %49.
En cause, selon le rapport d’étape 3 du Commissaire rendu public en octobre 2023 : des « failles et fragilités de l’examen de l’Ordre concernant notamment sa validité, sa fiabilité et l’établissement de sa note de passage, factuellement et statistiquement documentées »50. Ces observations ne sont pas étrangères à ce que la Fédération nationale des enseignants et enseignantes du Québec (FNEQ-CSN) considère une « une bataille idéologique pour faire du baccalauréat la seule porte d’entrée dans la profession », au détriment des formations données au cégep51. En effet, l’Ordre juge que « la formation collégiale, soit les programmes d’études techniques en soins infirmiers, ne sont plus suffisants pour exercer l’ensemble des activités professionnelles de manière autonome et sécuritaire »52. On peut y comprendre une volonté, à terme, de faire disparaître les infirmières techniciennes du réseau de la santé.
Face à la menace d’être mis sous tutelle, l’OIIQ n’a peu d’autre choix que de procéder aux redressements nécessaires53 ; en mars 2024, le taux de réussite global s’est ainsi hissé à 92 %54, puis à 94,6 % en septembre de la même année55. Selon les données transmises par le MIFI à Radio-Canada, le taux de réussite des participantes du PRCIIRI à l’examen de l’OIIQ s’élève pour sa part à 87 % pour les cohortes l’ayant passé en septembre 2023 et mars 202456. Non seulement l’écart de réussite entre le taux global et celui concernant les participantes du PRCIIRI soulève certaines interrogations, mais il convient de rappeler qu’il s’agit ici de personnes diplômées et expérimentées dans leur pays d’origine. Il y a donc lieu de se questionner à savoir si certains biais persistent à la défaveur des personnes nées à l’extérieur du Québec.
Le PRCIIRI : trois problèmes de fond
Au vu de ces différents éléments, nous pouvons établir trois constats.
Mésinformation et prise en charge approximative des participantes
Outre la reformation intensive couplée à un emploi exigeant à temps partiel ainsi que la mésinformation sur une formation qui devait n’être qu’une mise à niveau, voire une simple formalité, le gouvernement québécois ne s’est visiblement pas assuré que les participantes soient réellement informées qu’un seul échec dans un des modules de formation signifierait une exclusion du programme. Elles n’étaient donc pas en mesure d’évaluer les risques encourus, particulièrement quant aux conséquences de la potentielle fin du permis d’études et, au bout du compte, d’une possible plongée dans la précarité, puisque sans emploi, sans revenus ni couverture de santé. La réussite du programme de formation, présenté comme un passeport vers l’intégration au système de santé, le droit de travailler et de vivre au Québec et la possibilité à terme d’acquérir la résidence permanente, s’est transformée en une épée de Damoclès pouvant tomber du jour au lendemain.
Ainsi, le premier constat que nous pouvons faire est double. Non seulement, le gouvernement n’a visiblement pas mis en place tous les moyens, en amont, afin de véritablement favoriser l’expérience positive des participantes enrôlées et leur succès scolaire, qu’il s’agisse de l’accès au logement et services de garde ou encore de favoriser leur accueil au sein des milieux scolaires et professionnels. Mais aussi, il semble avoir manqué de transparence envers les participantes sur le déroulement du PRCIIRI, notamment par rapport aux conséquences en cas d’échec à un cours.
Au lieu d’une RAC en bonne et due forme, encore et toujours la voie de la rediplomation
Le PRCIIRI a été lancé afin de pallier le manque de personnel dans le réseau public de la santé québécois par le biais d’une immigration ciblée, en l’occurrence de personnes détentrices de diplômes d’infirmières. En dépit de ses ambitions de recrutement sans précédent, le PRCIIRI n’a pas fait l’objet d’ententes de reconnaissances mutuelles des qualifications. Ces infirmières, qualifiées et bien souvent dotées d’une expérience de travail conséquente, sont par conséquent contraintes de se « reformer » (au système québécois) pour pouvoir exercer leur profession dans la province ; c’est à titre d’étudiantes qu’elles arrivent au Québec, au lieu de professionnelles de santé rompues à l’exercice.
Les participantes au PRCIIRI sont certes arrivées en consentant à une mise à niveau afin de s’intégrer aux spécificités du système de soin dans la province. Cependant, force est de constater que le PRCIIRI reconduit une problématique déjà bien dénoncée par rapport aux formations universitaires : l’absence de procédure de reconnaissance des acquis et des compétences en bonne et due forme, au profit de la rediplomation57.
Les compétences des participantes du PRCIIRI varient du fait de leurs expériences professionnelles plurielles, de même que leurs formations, selon le pays dont elles sont originaires. Plutôt que de reconnaître et d’embrasser cette hétérogénéité via un parcours de RAC personnalisé et articulé aux compétences détenues par les candidates, le PRCIIRI opte pour une formule générique qui assume et homogénéise les mises à niveau jugées nécessaires à l’exercice de la profession infirmière au Québec.
Le PRCIIRI : un passeport vers la déqualification
Troisièmement, on constate que les infirmières recrutées via le PRCIIRI subissent une déqualification multiple tout au long de leur parcours.
Tout d’abord, pendant leur processus de reformation, elles exercent un emploi de PAB. De ce fait, en tant qu’infirmières diplômées, elles exercent un emploi demandant des compétences inférieures à leurs qualifications, et valorisé par un salaire moindre que celui auquel elles peuvent prétendre dans le cadre de leur métier d’origine. La possibilité pour les participantes au PRCIIRI de travailler en tant que PAB pendant leurs études répond à un double objectif : fournir un emploi aux personnes pour pallier un financement grandement insuffisant, d’autant plus lorsque qu’elles ont une famille à charge, et combler les postes vacants de PAB dans les régions qui accueillent les participantes au programme. L’insuffisance de l’allocation pour assurer un train de vie correct durant la formation opère ici comme un puissant mécanisme d’enchaînement dans la déqualification.
Ensuite, une fois leur formation complétée, elles seront titulaires d’une AEC, quel que soit leur niveau de qualification originel : quel que soit leur niveau de formation, leurs spécialités, leurs certificats, et leur statut dans leur pays d’origine, elles seront considérées une fois en emploi au Québec au niveau salarial et de responsabilité d’une infirmière technicienne, sans pouvoir faire valoir de compétences supplémentaires. Un processus de RAC effectif, formalisé, équitable et transparent, plutôt que l’obligation de compléter une AEC, aurait permis d’éviter ces écueils.
Enfin, en cas d’échec à l’examen de l’OIIQ, les participantes qui désirent demeurer au Québec et exercer dans le réseau de la santé sont contraintes à l’emploi de PAB qu’elles occupaient pendant leurs études. Elles subiront alors une déqualification durable. Non seulement elles n’auront plus l’occasion de faire reconnaître les acquis et compétences dont elles disposent, qui sont la raison même pour laquelle elles ont été recrutées, ont quitté leur ancien emploi et leur pays d’origine, mais elles seront également enchaînées à leur employeur au Québec par le biais d’un permis fermé, dans un emploi qui ne permet aucune mobilité professionnelle ascendante… à moins de se reformer encore une fois.
Conclusion
Alors qu’est mise en place une énième mesure de recrutement de personnel de santé à l’international, les conditions de travail et d’emploi dans le secteur infirmier au Québec ne cessent de se dégrader. Le système de santé public peine à retenir sa main-d’œuvre existante.
En 2009, une enquête de Brunelle-Agbeti, Hurtubise et Rivard avait identifié les facteurs qui ont poussé 52 % des nouvelles infirmières au Centre Hospitalier Universitaire de Montréal (CHUM) à quitter leur poste dans les 24 mois ayant suivi leur embauche : la lourdeur de la tâche, le ratio infirmière/patient.e.s trop élevé ainsi que les horaires volumineux et instables58. Plus d’une décennie plus tard, les constats restent les mêmes : le rapport des commissaires sur les états généraux de la profession infirmière de 2021 continue de pointer ces dysfonctionnements, parmi d’autres59.
L’image d’infirmières dévouées, soignant par vocation sans compter leurs heures, a la vie dure, et cette déconsidération est un facteur clé de leur désertion du réseau public. Dans ce contexte, il apparaît problématique que la solution apportée par le gouvernement québécois consiste à aller recruter outre-mer, de surcroît dans des pays dont les ressources en personnel de santé sont elles-mêmes critiques, en leur faisant miroiter la possibilité de s’établir à long terme au pays. C’est d’ailleurs dans cette ligne de pensée que l’Association des infirmières et des infirmiers du Canada et la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ)60 demandent une meilleure planification de la gestion des ressources humaines au sein du système de santé québécois, en collaboration avec les infirmières, en investissant davantage sur la rétention du personnel soignant déjà présent. En somme, de meilleures conditions de travail, pour les infirmières déjà présentes comme pour celles qui s’apprêtent à les rejoindre.
Ces constats apparaissent d’autant plus troublants vu les conséquences du PRCIIRI en matière de déqualification professionnelle. À cet égard, le PRCIIRI est loin d’être un cas isolé ; il en constitue simplement la dernière mouture la plus sophistiquée : comme nous l’avons souligné dans notre étude publiée en 202461, nombre des programmes de (re)formation dédiés à la main-d’œuvre immigrante qui ont été mis en place depuis le début de la pandémie de COVID-19 constituent un passeport de déqualification, particulièrement pour les professions féminisées. En lieu et place d’une RAC effective, ce sont bien trop souvent des mécanismes de rediplomation auxquels sont confrontées les personnes immigrantes. Aussi, si le gouvernement souhaitait agir concrètement contre la déqualification des personnes immigrantes, on observerait de réelles mesures pour résoudre les dysfonctionnements actuels du processus de RAC ainsi que des mesures d’accompagnement à destination des personnes candidates. Dans le contexte actuel, c’est à croire que la déqualification qu’elles subissent durant leur reformation (et par la suite, si elles n’obtiennent pas l’examen) est totalement assumée, voire utilitaire pour combler les besoins de PAB dans le secteur public. L’approche du PRCIIRI en matière d’immigration et de gestion des flux de main-d’œuvre, aux antipodes de toute considération humanitaire, instrumentalise ainsi le désir de meilleures conditions de vie et perspectives d’emploi des personnes immigrantes, ainsi que la réputation de la province comme « terre d’accueil », pour façonner une immigration qui correspond aux besoins nationaux et régionaux du marché du travail.
En janvier 2025, via une lettre ouverte adressée au MIFI, la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI)62 formulait une série de pistes de réflexion et de recommandations quant à l’avenir du PRCIIRI : parmi elles, la nécessité de délivrer une information claire et transparente, tant sur le déroulement du programme que sur les conditions de vie sur place (coût de la vie seul et en famille, budget nécessaire à l’installation, problématique du manque de logement et de places en garderie, etc.), ainsi que sur les conséquences d’un échec à l’examen : en somme, de délivrer aux personnes les informations nécessaires leur permettant de prendre une décision éclairée sur leur participation au programme. Pour une meilleure intégration au Québec ainsi que pour sortir les personnes de la dépendance au permis d’études, la TCRI recommande aussi de faciliter l’accès à la résidence permanente en délivrant rapidement des certificats de sélection au Québec. La mise en place de ces recommandations, pour ce programme comme pour ceux à venir, permettrait aux personnes d’envisager leur avenir plus sereinement, sans épée de Damoclès au-dessus de leur tête.
2 Institut de la statistique du Québec. (2024). Portrait et évolution des postes vacants dans l’industrie des soins de santé et de l’assistance sociale au Québec entre 2019 et 2023.
3 Institut de la statistique du Québec. (2024). « Les postes vacants dans l’industrie des soins de santé et de l’assistance sociale au Québec : Importance, caractéristiques et évolution », Marché du travail et rémunération, 38, 1‑12.
4 Cette entente permet aux personnes qui détiennent un diplôme d’État d’infirmière français d’obtenir un permis d’exercice régulier de l’OIIQ à la suite d’un stage d’intégration en milieu hospitalier de 75 jours, sans avoir besoin de passer l’examen d’entrée à la profession. Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (2016)
14 Gouvernement du Québec (2024, 1er novembre) Projet de reconnaissance des compétences d’infirmières et d’infirmiers recrutés à l’international Bilan de la phase 1, p.3
33 Institut de la statistique du Québec (ISQ) (2024) Taux d’inoccupation des logements locatifs.
34 Entre 2020 et 2023, il a augmenté par exemple de 27 % à Montréal, 33 % à Québec, 44 % à Sherbrooke, 50 % à Trois-Rivières, 49 % à Rimouski et 37 % à Saguenay. Regroupement des comités logement et des associations de locataires du Québec (RCLALQ) (2024, juin). Déménager, un cauchemar pour les locataires, une occasion de rêve pour les propriétaires. https://rclalq.qc.ca/wp-content/uploads/2024/06/Demenager_-cauchemar-pour-les-locataires-2024.pdf
40 Gouvernement du Québec (2024, 1er novembre) Projet de reconnaissance des compétences d’infirmières et d’infirmiers recrutés à l’international Bilan de la phase 1, p.13
52 Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) (2022, mai) Une réponse à la hauteur des besoins de santé de la population québécoise, mémoire présenté à l’Office des professions du Québec pour réviser la norme d’entrée à la profession infirmière, p.6 https://www.oiiq.org/documents/20147/237836/memoire-norme-entree-profession.pdf
61 Nina Goualier, Anna Goudet, Laurence Hamel-Roy et Zranwieu Koye Rebecca Nabrissa Meango (2023) La reconnaissance des diplômes étrangers des femmes immigrantes au Québec en contexte de pénurie de main- d’œuvre : un rendez-vous manqué ? Action travail des femmes (ATF) Montréal (QC). https://atfquebec.ca/wp-content/uploads/2023/08/ATF-etude-RAC-aout-2023.pdf
62 Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) (2025, 29 janvier) « Programme des IDHC : un état de la situation », lettre à l’attention de Monsieur Jean-François Roberge, ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration. https://tcri.qc.ca/wp-content/uploads/2025/01/Lettre_ministreRoberge_IDHC-29.1.2025.pdf
Les plantes qualifiées d’hallucinogènes connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années, que ce soit avec les champignons magiques, l’Ayahuasca, le San Pedro, ou encore des composés synthétiques comme la MDMA (ecstasy), le LSD ou la kétamine1https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2025569/psychotherapie-psychedelique-psilocybine-hopital-montreal. En effet, en quelques séances, ces substances peuvent provoquer des changements radicaux que la thérapie et la pharmacologie traditionnelles ne semblent pouvoir réussir. Cela dit, les propriétés de ces plantes ne sont pas une découverte de la science moderne. Elles sont utilisées depuis des millénaires par diverses cultures autochtones, qui en détiennent une connaissance beaucoup plus approfondie, notamment à ce qui a trait à ses risques. Ce qui rebute le lecteur ou la lectrice d’Amérique du Nord, c’est peut-être les traditions spirituelles qui y sont associées, difficiles à saisir si on les aborde du point de vue de la pensée rationnelle. Si la Révolution tranquille nous a inculqué, au Québec, la méfiance de toute élucubration métaphysique, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. En effet, je crois qu’un nouvel éveil est possible, surtout au regard de l’intérêt nouvellement porté aux cultures autochtones et à leur savoir des plus pertinents en ce qui a trait, entre autres, à la pensée écologique et à la protection de l’environnement. Enfin, on ne peut pas se limiter à une autochtonisation superficielle des savoirs, guidée par un complexe de culpabilité blanc. Peu importe le système politique qui prétend nous gouverner, nos propres corps sont constitués et maintenus en vie par les produits de la terre de l’île de la Tortue. Il est donc important de tenter de s’intéresser plus en profondeur aux savoirs portés par les gardien·ne·s de ces terres. Dans le cas de ce texte, notre enquête nous pousse plus au sud, mais la visée est la même.
Aussi, il y a lieu d’émettre un avertissement. Les plantes médicinales qui sont abordées dans ce texte sont très puissantes et la décision de participer à des cérémonies ne peut être prise à la légère. Il ne s’agit en aucun cas de drogues récréatives. En effet, elles ont le potentiel de transformer une vie, pour le mieux ou pour le pire. Il faut non seulement être bien préparé·e·s, mais aussi le faire sous la supervision d’un·e guide d’expérience et de confiance. Certain·e·s diront une personne thérapeute ou avec une formation en médecine. Nous ne sommes pas d’accord, parce que la science ne s’intéresse à ces plantes que depuis un siècle tout au plus. Cela dit, comme vous le verrez dans le texte, il y a de bon·ne·s et de mauvais·es chamanes, comme il y a de bon·ne·s et de mauvais·es thérapeutes. Enfin, certains médicaments, dont certains antidépresseurs, sont aussi incompatibles avec ces plantes, comme le sont certaines conditions médicales particulières. Un choix judicieux s’impose donc.
Ce texte fait suite à un autre précédemment publié à la revue. En fait, la rédaction de ce texte avait déjà été entamée lors de notre premier périple en Équateur avec les plantes médicinales, dans le Centre de retraite d’Ayahuasca et du San Pedro Gaia Sagrada. À l’époque, sa publication n’avait pas été jugée pertinente, d’une part, parce que le texte était perçu comme n’ajoutant rien aux descriptions plutôt savantes de mon autre article et, d’autre part, parce qu’à ce moment-là, il était difficile d’en voir la pertinence politique. Cela dit, ma situation personnelle au regard du chamanisme a depuis complètement changé. J’ai abandonné l’Islam pour m’embarquer sur la voie du Camino del Fuego Sagrado Itzchilatlan de Don Aurelio Tekpankalli2Voir https://www.youtube.com/watch?v=NaK2nesA0_k&t=578s, mouvement panautochtone et néopaïen, et le chamanisme oriente désormais en très grande partie ma compréhension d’un anarchisme spirituel. Par la même occasion, même si mon premier texte était intéressant, il n’est plus du tout représentatif de ma relation avec le sujet en question. Je vais donc présenter de nouveaux éléments de compréhension en établissant plus clairement leur relation avec cet anarchisme qui en résulte.
Les éclaboussures de cervelle
Se posent dans les coulisses du Soleil Noir
Le sphincter-solaire se contractant, se décontractant
Les frontières de l’iris se dilatent
Des branchies
La chute des réels, l’un après l’autre,
S’accélère
Le cisaillement de la matrice de l’Univers
Dont je suis l’infection
Tout a commencé lors de ma première limpia, ou purification. Je suivais un petit sentier qui descendait vers une maloca sous les arbres, hutte utilisée par les chamanes à des fins de cérémonies. Je devais faire la rencontre d’Antay, jeune protégé de l’établissement. Au centre de la maloca brûlait un feu de bois et l’écho de ses crépitements se faisait entendre dans les interstices d’une forêt de conifères silencieuse. Les troncs vibraient de voix gutturales. Un soin énorme était donné au feu, Teitanina, le maître-chamane. Sept bûches étaient placées les unes sur les autres, représentant les sept générations antérieures et les sept générations à venir, ainsi que les sept directions de la roue de médecine, les quatre points cardinaux, le père ciel, la mère terre, Pachamama, et le cœur, aussi représenté par le même feu sacré. Les bûches formaient une flèche dirigée vers l’ouest. Les braises et les cendres étaient organisées, balayées, brossées, avec le balai ou le pinceau, suivant des motifs précis au sein de l’autel qui représentait la roue médicinale. Au début, elles esquissaient, avec quelques variations d’un chamane à l’autre, les contours d’une graine, d’un cœur, d’une flèche et enfin, d’un condor. Dès mon arrivée dans la maloca, Antay m’a invité à m’asseoir sur un tabouret et m’a demandé la raison de ma visite. Ma réponse était bien simple : guérir. Je souffrais à l’époque de sérieux problèmes de dépression et d’anxiété et, à vrai dire, le chamanisme était pour moi alors une tentative désespérée. Je me disais que si cela ne fonctionnait pas, je mettrais fin à mes jours. Antay m’a fait choisir trois cartes au hasard dans ce qui ressemblait à un jeu de Tarot. La première représentait mon but : laotra existencia, l’autre existence, l’au-delà. La vie n’est qu’un passage avec une entrée et une sortie. Le chemin peut être parcouru en pleurant ou en dansant. La deuxième carte représentait le travail nécessaire pour accomplir ce but, la implicación. Selon lui, je suis une personne magique constituée pour fonctionner à l’extérieur du système. Je dois embrasser totalement ce rôle. Évidemment, je n’avais encore aucune idée à l’époque de ce que cela signifiait vraiment. La troisième carte représentait le résultat escompté, la concentración de los poderes, la concentration des pouvoirs. Mon cœur, mon esprit et mon corps étaient séparés, aliénés l’un de l’autre. Mon esprit se trouvait encore dans le système que je rejetais. Je devais arriver à l’unir au cœur pour suivre la voie de l’amour, hors des carcans que je m’étais construits. Depuis lors, l’amour est le seul système dans lequel j’accepte de vivre. J’ai aussi abandonné mes études doctorales que je poursuivais à l’Université d’Ottawa, et ce, pour libérer mon esprit et l’amener avec mon cœur dans la pensée magique. La rigide rationalité de la pensée scientifique, son caractère eurocentrique ne me semblait plus surmontable de l’intérieur. Or, pour les curander@s, la réalité des émotions a préséance sur celle des produits de l’esprit. Par ailleurs, avant mon éveil spirituel à Gaia, en raison de mon anxiété sociale, je n’arrivais pas à lire les expressions sur le visage d’une personne pour savoir si cette dernière s’exprimait avec colère, tristesse, bonheur ou toute autre émotion. Or, mon intelligence émotionnelle a depuis pris une ampleur incroyable. Je me surprends même à pouvoir lire les gens et comprendre la provenance de la charge émotionnelle qu’ielles portent avec ielles. Qui plus est, là où j’en suis, je crois qu’il est fondamentalement impossible de faire de la politique radicale sans être en étroite relation avec son propre état émotionnel et celui des autres. En effet, le bonheur et la dignité ne sont-ils pas le but ultime de toute politique radicale? Je sais maintenant que ce que je ressens est plus important que ce que je vois, entends, touche, sens et touche. Antay m’a incité à faire confiance à mes sentiments et choisir mon entourage et mes relations en conséquence. Selon lui, je devrais être à la recherche de relations et non de personnes ou d’objets en ielles-mêmes. L’anarchie, c’est donc un ensemble de relations horizontales empreintes de respect, qui se passe de toute forme d’autorité. Tout peut se faire avec plaisir et personne n’a à s’excuser de qui ielle est. Comme pour bon nombre de gens qui se retrouvent à Gaia et qui changent leur vie en un temps record, j’ai aussi changé ma vie en me séparant de ma conjointe de près de 10 ans. Une séparation qui s’est faite à la bonne franquette et dans la joie, pour notre bonheur mutuel. Lorsqu’Antay a abordé, dans des termes très vagues, les merveilles qui m’attendaient, une bûche est tombée dans le feu et Antay a déclaré : « le feu dit oui ».
Après cet échange de paroles somme toute succinctes, il m’a fait asseoir devant le feu sur un second petit tabouret situé de l’autre côté du feu de camp. Suivant ses instructions, j’ai fermé les yeux. Il m’a demandé de respirer trois fois une substance froide au toucher qui dégageait une odeur de menthol et d’eucalyptus. Très rapidement, le feu commençait à me brûler les jambes d’une chaleur presque intolérable. J’avais peine à rester immobile pendant cette purification. Il a ensuite commencé à me fouetter le corps avec des poignées d’herbes qu’il jetait une après l’autre dans le feu. Les flammes rugissaient à chaque fois, emportant quelques afflictions qui m’accablaient et dont je n’avais alors guère conscience. Pendant la procédure, l’obscurité de l’arrière de mes paupières s’illuminait parfois d’une lueur blanche, orange puis violette. Aussi, lors de cette même procédure, je voyais une mince flamme, même les yeux fermés, qui s’est plus tard déplacée vers la droite. À la fin, lorsqu’il m’a demandé d’ouvrir les yeux, je craignais de les ouvrir, car ceux-ci étaient baignés dans une obscurité qui n’était ni totale ni inconfortable. Je n’ai été en mesure de le faire qu’après plusieurs instants de silence dans la quasi-obscurité. À leur ouverture, l’atmosphère dans laquelle je baignais semblait totalement pacifiée. La jambe droite me brûlait encore après cette expérience et je sentais toujours l’odeur parfumée des plantes dans ma barbe, sur mes mains et sur mes vêtements. Cette brûlure allait se cicatriser en une marque qui ressemble à un poisson, le symbole du psychonaute. Le ou la chamane est une porte entre le monde matériel et le monde des esprits. Ielle noue des relations avec certains de ces esprits pour aider les autres. Ielle est d’abord celui ou celle qui apprend à se guérir ielle-même. Le mot chamane tire ses origines de la langue toungouse3https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C1526#:~ :text=Emprunt%C3%A9%20du%20russe%20chaman%2C%20%C2%AB%20pr%C3%AAtre,toungouse%20shaman%2C%20%C2%AB%20moine%20%C2%BB, d’Asie du Nord et de l’Est, mais en Amérique du Sud, on les appelle généralement curander@s ou guérisseur·euse·s. Enfin, je ne soupçonnais pas que le chamane qui m’avait initié aux rites du chamanisme allait se rebeller contre son aînée spirituelle et fondatrice de Gaia Sagrada, Christine, s’adonnant à la sorcellerie pour parvenir à ses fins. J’allais moi-même faire les frais, dans une certaine mesure, de ses manigances. Des esprits maléfiques allaient me tourmenter et j’ai dû développer mes propres moyens de défense. Lorsque j’ai commencé à pratiquer la projection astrale, une pratique qui consiste à envoyer un double énergétique de son propre corps explorer d’autres dimensions, j’ai aussi appris à manifester mes états émotionnels préjudiciables sous forme de monstruosités et les combattre dans les dimensions astrales. C’est dire que le ou la curander@s n’est en aucun cas idéalisé·e. Par ailleurs, ielles n’adhèrent à aucune vision moraliste. Il n’y a pas de bien ou de mal. Chacun·e développe sa propre relation avec ses actions, qui portent toujours leur lot de conséquences.
Sa construction s’accélère, de la matière en fusion s’en expulse
Et laisse ses sciures comme des branchies
Dans l’écran de la vision du désert du réel.
Pas de diagnostic, pas de dosage, pas de plan de traitement
Contrairement à la médecine occidentale, il y a n’a pas de diagnostic, de dosage standard ou de plan de traitement pour l’Ayahuasca. Pour le diagnostic, c’est la plante elle-même qui le pose. Pour le plan de traitement, c’est le travail d’intégration pour lequel de nombreux efforts doivent être déployés après la ou les cérémonies. Pour le dosage, évidemment, comme il s’agit d’un médicament, on ne choisit pas la quantité à ingurgiter, comme on le fait dans un débit d’alcool ou en se roulant un gros joint. C’est le ou la curander@s qui s’en charge. Titi, chamane brésilien responsable de cette première cérémonie, m’a simplement fixé quelques secondes, droit dans les yeux, avant de me préparer ce qui était, apparemment, une forte dose, transvidant l’épais liquide brun d’un thermos vers un petit gobelet puis vers mon verre en inox, trois fois. Chamane métis, avec des origines guaranis, il a également étudié la médecine ayurvédique de l’Inde et la médecine traditionnelle chinoise. Il insistait sur le fait que mère Ayahuasca, comme il l’appelle respectueusement, n’a rien à voir avec les drogues ou les substances dites psychédéliques. Lui donner ce nom serait non seulement un manque de respect, mais serait aussi un acte d’ignorance. Titi nous expliquait également : « Les femmes sont très puissantes, les plus puissantes chamanes, mais leur pouvoir a été réprimé par une société patriarcale ». Il veillait visiblement à changer cette situation, accompagnée de Raquel, son apprentie. Par ailleurs, Raquel et moi-même nous sommes depuis liés d’amitié et Titi allait devenir pour moi un mentor important dans l’apprentissage nécessaire pour mener à bien des cérémonies. Raquel et Titi étaient présent·e·s lors de ma première cérémonie d’Ayahuasca et, un an plus tard, lors de la cérémonie pendant laquelle les esprits ielles-mêmes m’ont pointé du doigt la voie du curandero. De Raquel, j’ai beaucoup appris de la masculinité, que je conçois maintenant comme le service du principe créateur féminin et des femmes puissantes, qui ont le pouvoir de changer l’ordre des choses pour un monde meilleur. Par la même occasion, j’ai appris énormément, dans cette relation, de l’amour, de l’amitié, de la femme, de la vie et du principe féminin. Si un jour, j’entame une nouvelle relation amoureuse, ce sera pour servir une femme puissante, une curandera qui en aidera d’autres à retrouver leur pouvoir pour entamer la révolution qui commence dans nos cœurs.
Quoi qu’il en soit, lors de cette première cérémonie en question, peu de temps après avoir ingurgité cette boisson enthéogène, une trentaine de minutes tout au plus, je sentais l’Ayahuasca se répandre comme un serpent ou une liane aux tréfonds de mes entrailles. Je restais très lucide tout au long de mon expérience, sans confusion ou anxiété, contrairement à l’effet qu’a déjà pu avoir sur moi de fortes doses de cannabis. En effet, le cannabis, bien qu’aussi considéré comme un enthéogène, peut parfois avoir des effets très intenses, surtout lorsqu’ingéré. Je m’attendais à des difficultés au début de la cérémonie. Je pensais que j’allais devoir revivre divers traumatismes, mais je me trompais complètement. Je n’ai pas été torturé, étranglé, on ne m’a pas craché dans la bouche, on ne m’a pas collé un couteau à la gorge. J’étais sur la bonne voie, mais je n’avais pas confiance. Doucement, des visions commençaient à être projetées sur l’arrière de mes paupières, des motifs kaléidoscopiques, des architectures futuristes, des planètes, des étoiles, des engins spatiaux. Le paysage qui se déployait devant moi demeurait en constante transformation. Les lignes de couleurs néon qui cisaillaient le firmament comme un projecteur au travers d’une chevelure de jais définissaient à la fois la silhouette et les détails d’apparitions qui s’évanouissaient presque aussitôt. Au sein de cette tapisserie cosmique, un reptile devenait rapidement un oiseau en plein vol, puis un engin intersidéral à base octogonale dont le feu du réacteur clignait de l’œil. Des cils de feu projetés dans un mouvement hélicoïdal cisaillaient ensuite l’obscurité du firmament pour révéler et perforer une poche de fétus de serpents qui se faufilaient dans les planètes comme des vers dans des pommes. Des fenêtres en verres de lunettes s’ouvraient vers des univers parallèles dont les dimensions et les proportions qui faisaient l’ordre de ce monde étaient totalement fracturées. Ce qui est en haut est aussi en bas devenait ce qui est en haut est en bas ou, en d’autres mots, il n’y a plus d’en bas ou d’en haut. Pendant un instant, une longue traînée qui ressemblait à une chaîne d’ADN composée d’œufs de poisson renfermant des crânes humains passait devant moi, puis des oranges pelées rebondissaient dans une cabine d’avion vide. Les yeux ouverts, je me retrouvais seul près du feu, avec Raquel et ses incantations :
Je suis l’anaconda qui naît du Soleil
L’aigle doré qui volait librement
Je suis le petit oiseau qui voulait voler
Et qui de son nid commençait à chanter4« Soy el anaconda que nace del sol Águila dorada que libre voló El pajarito que quiere volar Y que desde su nido comenzó a cantar »
Les chants de Raquel, ses invocations, constituaient une corde qui me maintenait attaché aux piliers de la maloca, comme si j’étais un astronaute dans l’immensité de l’espace, pour que je ne perde pas ma navette de vue. Ces chants de cérémonie, parfois appelés icaros, en référence au mythe d’Icare5https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Icare/124669, sont le filet de sécurité du psychonaute. Les yeux ouverts, l’atmosphère était comme trempé d’une substance invisible qui s’écoulait des pores d’une autre dimension et les yeux fermés, la corde qui m’ancrait sur une terre plus ou moins ferme disparaissait et je traversais de multiples champs d’astéroïdes qui s’écrasaient sur ma peau comme des grains de sel sur une surface glacée. Le firmament se tissait lui-même en filaments gélatineux qui devenaient lianes et les lianes fleurissaient sur ma peau avec les couleurs de l’arc-en-ciel et une tapisserie de frissons. J’ouvrais ensuite les yeux brusquement à la sensation de morsure de mon ex-partenaire lors de la naissance de mes enfants, qui déféquaient rapidement leur méconium sur les parois de l’Univers. Mes frissons, comme des antennes de lépidoptère s’érigeaient à la pointe de mes poils et collaient dans la salive de la bouche béante et affamée du cosmos. Mon cœur devenait cet orifice-miroir dans lequel se vidaient toutes les rivières. Le but de ces cérémonies et de ces explorations est de se connaître soi-même, car c’est seulement en explorant ses propres profondeurs, sa propre obscurité et sa propre lumière qu’on peut apprendre à se guérir soi-même, et c’est seulement en travaillant à cette guérison qu’on peut mettre en œuvre les actions nécessaires pour un monde meilleur. Les cérémonies se terminent toujours par une prière pour mama Agua, maman eau, une ressource essentielle à la vie. Il s’agit d’un appel à sa défense pour assurer un avenir aux générations futures, et ce, contre l’extractivisme et les autres pratiques insensées qui menacent d’anéantir la vie sur la planète. L’eau est considérée comme l’intelligence suprême, suivie par les plantes et les animaux, l’être humain étant en quelque sorte au bas de l’échelle de l’évolution. Je compte m’installer en Équateur et les esprits m’ont depuis appelé à participer à la lutte contre les minières canadiennes en Équateur, qui polluent l’eau et détruisent l’avenir des enfants de ce pays6Voir https://miningwatch.ca/fr/node/10867, et d’une certaine manière, des enfants de tous les pays.
La mer ne rejette aucune rivière7« El mar no rechaza ningún rio » (extrait d’une chanson de Raquel).
La deuxième cérémonie d’Ayahuasca, dirigée par Jaguar noir, a été très importante pour moi. À l’occasion de cette cérémonie, j’ai été en proie, pendant près de quatre heures, à un orgasme féminin, jouissance et extases m’envahissant de la tête au pied. Je dis féminin, parce que ce type d’orgasme m’a toujours semblé plus total, plus puissant que l’orgasme masculin qui, généralement, voit son étendue grandement limitée à la génitalité, victime de son propre phallocentrisme. Ce serait aussi l’équivalent d’un orgasme d’énergie en yoga tantrique ou encore d’un orgasme de vallée en magie sexuelle. De fortes décharges électriques me secouaient de la pointe de mes cheveux jusque dans mes orteils. J’étais tout à fait noyé dans le parfum merveilleux de mes propres cheveux et de mon propre corps. Mon crâne s’était ouvert comme un bulbe de pavot gorgé d’opium qui remontait le temps pour redevenir fleur. Les éclairs de mon crâne étaient projetés au-dessus de moi en un arc-en-ciel de couleurs primaires qui vibraient au rythme des jouissances qui me traversaient. Toute cette membrane déployée devant moi s’agitait en une symphonie de couleurs.
Il s’agissait de l’univers qui semait les graines de l’adoration de la femme et du féminin. Par ailleurs, cette adoration n’était pas totalement étrangère à certains courants mystiques de l’Islam que j’ai depuis abandonné. L’Islam avait été un pont pour moi entre une existence sans aspiration spirituelle aucune et ma voie actuelle. L’Islam est, dans son ensemble, assez autorépressif et à l’époque, à 22 ans, même si j’étais en quête de liberté, je n’avais pas assez de confiance et d’amour propre pour embrasser autre chose qu’un cadre strict de privation. Cela dit, je remercie la vie de m’avoir montré le pont, et je suis encore plus heureux de l’avoir traversé. En arrivant au bout du pont, je voyais déjà certains éléments qui me poussaient à aller au-delà. Pour Ibn Arabi, la vision la plus aboutie de la réalité divine passe par la contemplation du principe créatif féminin. Il est aussi rapporté qu’Ibn Arabi aurait eu une vision dans laquelle il avait eu des rapports sexuels avec les lettres de l’alphabet arabe8Michael Muhammad Knight, Magic in Islam (New York: TarcheePerigree, 2016), 66.. Om, la lettre sanscrite, est aussi omm ou umm en arabe, la mère. Un des mots pour parler de la vérité (haqiqah) en arabe est féminin et représenterait l’essence de tout être9Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 183.. Évidemment, je me rends compte que ces éléments particulièrement intéressants de l’Islam ont été noyés dans les dogmes misogynes qui se retrouvent dans les sociétés islamiques modernes. Cette expérience a marqué pour moi les premiers pas de mon adhésion à une vision anarchoféministe, la reconnaissance que tout système d’oppression a pour pilier le patriarcat et que militer comme anarchiste, c’est aussi guérir la masculinité sexiste et dominante, qui au fond, est le résultat de la peur du pouvoir de la femme profondément enfoui dans la poitrine de chaque misogyne et de chaque antiféministe. Cela dit, malgré les enseignements de maman Ayahuasca lors de cette cérémonie, il s’est avéré par la suite que Jaguar noir n’était pas un personnage exemplaire et que, comme bon nombre de curanderos, il utilisait sa concoction, préparée avec des feuilles de fruits de la passion, pour assouvir ses désirs charnels auprès de ses patientes, un viol, ni plus ni moins. Aussitôt la chose sue, il s’est fait renvoyer de Gaia Sagrada. Christine ayant déjà fait les frais de chamanes prédateurs, elle ne les tolère absolument pas. Maman Ayahuasca mérite notre respect, mais avec les chamanes, il faut toujours faire preuve de discernement. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Raquel et elle m’a dit : « Prie pour que les gens puissent continuer de guérir grâce à ses cérémonies, car il reste qu’il est très puissant ».
Le découpage révèle, l’immigration-miroir
Gravité autour de l’Univers d’un pays
Dont les ultérieurs sont responsables des conséquences
Le rire de Wachuma
Béni·e·s soient la pomme, la femme et le serpent qui nous ont permis de nous connaître nous-mêmes, le seul savoir réellement possible et le seul qui en vaut la peine. Pour les païen·ne·s, Lucifer est celui qui amène la lumière de la connaissance de soi. Dans ces traditions, toutes les vérités sont l’objet d’une expérience par les états de conscience non ordinaires. Dans les grandes religions dogmatiques, une caste de prêtres a systématiquement accaparé ce pouvoir pour servir d’intermédiaire avec le grand mystère qui se trouve au fond du cœur de chacun·e de nous. C’est pourquoi Don Aurelio, leader du mouvement camino rojo, affirme que nous sommes tous·tes autochtones, que nous avons tous·tes la possibilité de retrouver nos traditions dans la mémoire antédiluvienne à laquelle nous ouvre les plantes médicinales. Il est temps de revenir à nos traditions préchrétiennes pour se ressaisir de notre pouvoir. Une déchirure a jailli vers le bas de l’antimatière espace-temps, tirant les rideaux d’un univers parallèle. S’y trouvait un Soleil noir qui diffusait son obscurité-lumière lui aussi cerclé d’espace-temps et dispersant des flammèches d’obscurité. Ce qui fait du mal aux autres nous fait mal à nous. Cela noircit le miroir du cœur et nous rend aveugles à cette souffrance. Il faut dire que le réel lui-même est hallu-ciné10Expression utilisée dans le film expérimental queer Arrebato (1979) d’Iván Zulueta. Il suffit de ne pas y être aveugle pour y voir le caractère baroque et visionnaire de tous les réels. Pour la cérémonie, tous·tes les participant·e·s s’assoyaient en cercle sur le sol. Chaque individu est une métaphore politique de son propre pouvoir, chaque personne travaillant à la métaphorisation du faire exister, système conceptuel fondamental, l’état de nos actions et de nos relations avec le monde.
La cérémonie de grand-papa San Pedro ou Wachuma est célébrée d’une manière très différente de celle de l’Ayahuasca. D’abord, alors que la cérémonie d’Ayahuasca se déroule la nuit et dure tout au plus une douzaine d’heures, la cérémonie de San Pedro est au moins deux fois plus longue. La nôtre avait été ouverte à 8 h et s’est terminée tard dans la nuit. Après quoi, j’en ai encore senti les effets, et j’ai continué à avoir des visions jusqu’au lendemain matin. La consommation se fait aussi à des intervalles plus réguliers. Cette méthode assure ainsi une ascension progressive. La présence de Wachuma s’est manifestée au bout de quelques heures par des éclats de rire tonitruant qui me chatouillaient la gorge. Je purgeais mes doutes par le rire. Christine, qui dirigeait la cérémonie, m’assurait qu’Adolf Hitler en aurait été terrifié.
Les visions auxquelles Grand-papa Wachuma nous donne accès sont un peu différentes de celles que nous pouvons percevoir lors de cérémonies d’Ayahuasca. Si mère Ayahuasca présente des visions cosmiques et le sentiment d’une interpénétration le soi et l’Univers, une sorte d’acte d’union extatique spirituel et sexuel avec l’Univers, Wachuma présente plutôt des ombres et des couches de lumière qui forment des silhouettes sur des arrière-fonds d’obscurité. Partout où vous fixez l’obscurité, ou lorsque vous fermez les yeux, des tentacules gluants s’agitent, des créatures dignes des écrits de Lovecraft se révèlent. Ielles deviennent invisibles lorsqu’on fixe le feuillage ou les arbres, mais seulement jusqu’à ce que l’obscurité dévore aussi le monde végétal.
Pendant cette cérémonie, chaque personne a été invitée à s’exprimer sur ce qui lui a fait perdre son pouvoir et comment le retrouver. C’est en fait l’élément central à la cérémonie de San Pedro, qui constitue une énergie masculine. Ce n’est pas que la culture qui entoure le San Pedro soit masculiniste. Non, les personnes qui ont semblé le mieux bénéficier de cette cérémonie sont des femmes. Par exemple, il y avait cette jeune femme haïtienne qui se plaignait de toujours attirer, dans ses propres mots, des « hommes de merde », et qui voulait changer son pays, qui avait sombré dans la déchéance et la corruption, avec des hommes en chef de file. Il y avait cette autre femme au cœur brisé par la mort d’un ancien amant suite à une surdose d’héroïne. Christiane lui a dit : « il est ici, il est ici parmi nous, mais c’est toi qui le hantes et non le contraire. Il faut le laisser partir. Vos âmes seront sans doute unies dans bien d’autres vies ». Cette participante a alors pu se ressaisir de son pouvoir. À mon tour, j’ai parlé de toute l’intimidation dont j’ai pu souffrir dans mon enfance, des automutilations qui m’ont laissé des cicatrices à vie et des souffrances extrêmes que j’avais amenées avec moi dans la vie adulte. J’ai depuis pu tourner la page sur ce passé. Le San Pedro, d’une certaine manière, permet à celle et ceux qui ont été écrasé·e·s de se relever, et moi, évidemment, en éclatant constamment d’un rire qui claquait aux quatre coins de la nuit. En vérité, cette idée de reprendre son pouvoir peut être entendue comme, d’un point de vue politique, le ressaisissement de nos capacités d’autogestion, la possibilité d’organiser sa propre vie et, par conséquent, de s’organiser en groupe, en société, sans céder son propre pouvoir à toutes sortes de structures aliénantes censées nous représenter, une représentation qui ne s’est jamais avérée adéquate. L’important est de comprendre que l’autogestion commence par soi-même.
Selon Christine, il nous faut apprendre à distinguer et à traiter séparément chacun des univers parallèles ainsi superposés. Je suis resté longtemps après la cérémonie autour du feu avec Christine, encore en proie aux visions à moins de fixer le feu de camp. Elle nous avait enseigné à percevoir les auras, sorte de lueurs de diverses couleurs autour du corps de chacun·e qui témoigne de l’état émotionnel d’une personne. De manière peut-être encore plus extraordinaire, nous avons aperçu un OVNI qui volait au-dessus de nous, vibrant et oscillant dans le ciel, d’une lumière à la fois violacée et bleutée. Certain·e·s se feront sans doute un plaisir de discréditer ce qui a été aperçu sous l’emprise de fortes doses de mescaline, mais, d’une part, nous sommes plusieurs à l’avoir aperçu, ce qui serait une hallucination collective, un phénomène d’importance en soit et, d’autre part, si les visions du cœur sont plus vraies que ce que nous appelons le réel alors une vision d’OVNI est sans doute plus réelle qu’une observation d’OVNI du point de vue de ce que nous appelons communément le réel. Même si les curander@s croient généralement à la vie extraterrestre et à la présence de ces voyageur·euse·s interdimentionnel·le·s dans notre quotidien, l’important ici n’est pas l’OVNI, mais notre relation par rapport à la nature même du réel et notre pouvoir sur ce dernier. Notre réalité est ce que nous la croyons être. En ce sens, nos croyances sont plastiques et malléables. Nous avons la possibilité de choisir les croyances qui nous servent et de les changer à volonté. Il s’agit d’une opération alchimique de la conscience, une transmutation et, au fond, le secret de l’alchimie, la pierre philosophale, c’est notre cœur, un organe plus intelligent que le cerveau.
Ceci est du LSD
Lors de cette première retraite, la dernière cérémonie d’Ayahuasca a eu lieu sous la direction de Don Mauricio, un chamane originaire du Chili et musicien hors pair, un personnage sorti tout droit de la contre-culture des années 1960. Il appelait à la libération de la conscience pour la révolution11« Je suis un guerrier de la Pachamama [Terre-mère] ». Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s. tout au long de la cérémonie. Il était moins traditionnel que les autres chamanes et la cérémonie tournait davantage autour d’un concert de musique folk que des invocations à proprement parler. Cela dit, les visions durant cette cérémonie étaient d’autant plus vives. Mon intention pour cette cérémonie était d’acquérir une créativité positive, épurée des énergies négatives auxquelles elle était auparavant associée. Étrangement, l’Ayahuasca, normalement extrêmement amère, était sucrée cette fois.
Après une demi-heure, je sentais déjà les effets. J’ai entendu ma propre voix me dire : « je suis le créateur et je vais te montrer comment créer ». J’ai alors assisté à ce que je comprenais comme étant la création, mais une création qui ne ressemblait à aucune autre de celles qu’on pouvait situer dans les Écritures. De l’énergie se transformait en matière et en créature diverses. Des rivières de magma vert, jaune et rouge enluminé de flammes bleues, turquoises et rose coulaient de part et d’autre de moi pour s’envoler sous la forme d’un oiseau, d’une chauve-souris ou d’une libellule. Il y avait également un ruisseau avec des serpents en ébats à la place de l’eau. De leur sperme gris s’élevaient des plantes verdoyantes et écarlates. Un univers se construisait à ma portée et un autre, à l’envers, contre le plafond de la maloca-univers. Don Mauricio qui me regardait, jouait de la guitare, fondait, à l’exception de son troisième œil qui clignait et balayait l’espace infini du regard. Nous échangions des sourires et mon voisin de maloca, un concepteur de télévision britannique, vomissait en parlant en termes très élogieux, entre deux dégueulis, de la beauté de la musique de Don Mauricio. En fait, c’est comme si j’assistais à la création de multiples univers parallèles, tous secrétés à la fois par l’essence divine. Même si je sais que je n’ai pas besoin de drogues pour créer, j’ai parfois l’impression d’un doute refoulé qui persiste. À cette pensée, ma propre voix m’a répondu : « ceci est du LSD », un enthéogène dont je n’ai jamais fait l’expérience.
J’ai alors fait l’expérience de ce que je concevais comme un voyage de LSD, un sous-voyage dans le voyage d’Ayahuasca. En une fraction de seconde, l’obscurité était balayée par des mandalas et des membranes traversées de couleurs vives qui se gonflaient et s’évanouissaient, se bousculant les unes devant les autres pour être inclus dans mon champ de vision. Je sentais la chaleur des couleurs qui se bousculaient sur la surface de la peau. Le kaléidoscope ainsi engendré semblait se déployer à perte de vue dans l’espace-temps. J’en suis venu à penser que la formule chimique même de l’Ayahuasca avait été transformée à même mon système sanguin. Ma propre voix m’a ensuite dit « Chier, c’est créer ». En effet, j’ai dû me rendre plusieurs fois aux toilettes pendant les longues heures de cette cérémonie pour me défaire d’une diarrhée projectile puissante. Je sentais que je traduisais mes visions dans les toilettes avec mon anus. Je me levais pour uriner sur les fresques de caca dans la cuve, créant des tourbillons propres dans la merde. J’en retiens que la vie, dans ses moindres aspects, est un travail d’autocréation. En sortant des toilettes, je poussais un rire qui secouait le calme comme un tonnerre.
Enfin, j’ai visité la jeune femme haïtienne qui s’était exprimée pendant la cérémonie de San Pedro dans ses rêves. En effet, elle était depuis de retour aux États-Unis. Pour moi, les possibilités d’une telle visite semblaient illimitées, mais je ne voulais en rien perturber son sommeil, sans parler du respect le plus fondamental de sa personne. J’ai donc chuchoté quelques mots de réconfort à son oreille. Elle voulait que je reste dans son rêve, mais je me suis excusé pour revenir à la maloca. Sans jamais avoir pu recevoir de confirmation de la validité de cette expérience, nous sommes tout de même resté·e·s en contact par la suite, comme si cette expérience avait servi à nouer une relation amicale qui devait perdurer. Après cette insolite expérience de communication, j’étais épuisé. La deuxième partie de la nuit, après mon deuxième verre d’Ayahuasca, a été plus tranquille et je compris l’importance de la persévérance contre les étourdissements et les nausées de la réalité sociale que je devais confronter. La réalité de l’Ayahuasca, ces mondes parallèles, allait m’accompagner jusque chez moi. À mon sens, cette cérémonie m’avait inculqué l’idée selon laquelle nous avons le pouvoir de créer notre propre réalité au quotidien, un fondement de toute vision politique radicale, s’il en est un.
Il s’agissait de la dernière cérémonie. Le surlendemain, je retournais à Quito, ramenant avec moi une énergie incroyable. J’étais encore en proie à l’extase des visions que m’avait fait connaître mon expérience. Le simple fait de me brosser les dents me procurait une jouissance débordante. Je pouvais voir les émanations d’amour comme des vapeurs projetées autour des gens que je croisais dans les rues, les auras. Or, ces émanations semblaient tout à fait distinctes pour les membres de la police et de l’armée qui sillonnaient les rues. Pendant mes errances d’hallu-ciné, j’ai fait plusieurs rencontres intéressantes, comme celle de Marco, qui tenait un commerce de livres. Il y laissait les gens lire gratuitement. Il y avait aussi Oscar, un ex-joueur de soccer de Bucaramanga, avec ses deux fils, pantomimes et artistes de rue. Un de ses fils a fait un truc pour moi avec une pièce de monnaie. Il mettait la pièce dans sa paume, soufflait et me demandait de souffler. La pièce de monnaie disparaissait et il levait son doigt d’honneur vers moi. J’ai éclaté encore une fois de rire.
Le présent article fait état de mon expérience avec des chamanes dans le centre de retraite spirituelle Gaia Sagrada, près de Cuenca, en Équateur1https://gaiasagrada.com/. Mon approche fait écho au journalisme gonzo et l’absence de distance critique est absolument intentionnelle. J’ai tenté de plonger dans la pensée chamanique pour mieux la comprendre. Qui plus est, pour apprécier pleinement l’expérience d’état de conscience non-ordinaire2Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir : Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher. de l’Ayahuasca, l’abandon est nécessaire, l’abandon de soi aux multiples réalités possibles et l’abandon des dogmes du quotidien qui peuvent nous asservir dans les sociétés de consommation. L’« état de conscience non-ordinaire » est un terme emprunté à Stanislav Grof, psychiatre tchèque et pionnier de la recherche psychédélique dans les années 1950. Ce terme se veut non-péjoratif et désigne les effets des enthéogènes par opposition à la conscience altérée ou à l’hallucination. Le terme « enthéogène » signifie : qui « génère le sentiment de Dieu en soi, qui donne le sentiment du divin »3https://fr.wiktionary.org/wiki/enth%C3%A9og%C3%A8ne#:~:text=Adjectif,-Si…(Pharmacologie)%20(En%20parlant%20d,donne%20le%20sentiment%20du%20divin.. Je ne prétends pas avoir totalement réussi cet abandon, mais je pense avoir été en mesure de transmettre ce qui a peu été exprimé auparavant dans une approche anti-hégémonique, c’est-à-dire de lutte contre l’oppression.
Dans le cadre de ce texte, je tente d’aborder l’intersectionnalité entre certaines formes de chamanisme autochtone et les pensées écologique, anti-impérialiste, féministe ou encore, de manière plus générale, révolutionnaire. Je m’inspire, d’une part, de mon expérience lors de cérémonies d’Ayahuasca et de San Pedro en Équateur et, d’autre part, de mes propres recherches en épistémologie qui visent à remettre en question le projet politique impérialiste de l’épistémè actuel, c’est-à-dire le système du savoir à un lieu et une époque donnée. Ce système est responsable de la marginalisation de nombreux savoirs, dont les savoirs autochtones et les savoirs chamaniques.
Foisonnement d’intersections : la pensée adaptogène chamanique
La spiritualité révolutionnaire préoccupait d’ailleurs grandement José Carlos Mariatégui, dont la pensée est cruciale pour la pensée révolutionnaire dans les Amériques. Selon le penseur marxiste-léniniste, les autochtones devraient être au-devant de tout processus révolutionnaire digne de ce nom et au-devant de la théorisation qui doit mener à la révolution4Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49 dans les Amériques. Cela s’explique par le fait que tous les enjeux sociaux, économiques et politiques qui touchent aux systèmes oppressifs dans les Amériques nous ramènent inéluctablement au génocide qui a mené à la construction de ses États et de leurs systèmes politiques actuels. La pensée chamanique me fait abonder en ce sens. Si certains mouvements d’extrême gauche sont souvent dénoncés comme étant sectaires, la réponse à ce problème est peut-être une ouverture plus formelle et plus manifeste aux spiritualités marginalisées et colonisées. Les chamanes dont j’ai fait la connaissance semblent aussi, à mon sens, mieux comprendre la santé que certains médecins, étant donné que leur approche dépasse le cadre rigide de la médecine occidentale et tient compte de l’interdépendance de la santé spirituelle, corporelle et mentale. Cela étant dit, ce n’est pas la seule forme de médecine holistique.
Au cœur de la pensée et de l’expérience chamanique se trouve l’idée de guérison de diverses maladies : la haine, le sexisme, le spécisme, l’homophobie, la transphobie ou encore l’avarice des multinationales qui détruisent les forêts. Dans ce texte, j’essaie de souligner l’importance cruciale d’une ouverture aux spiritualités marginalisées, ce qui est nécessaire, à mon avis, à toute pensée ou axe de pensée anti-hégémonique. En fait, la solution même aux limites actuelles de certains types de pensée hégémonique pourrait bien être trouvée dans la spiritualité chamanique elle-même, dans son caractère nomade et « adaptogène »5Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6, caractère qui se retrouve chez toutes les ethnies qui utilisent la plante médicinale :
Ce processus comprend également l’appropriation chamanique de n’importe quelle et de toute métaphore relative au pouvoir, que ce soit la réception de Saintes Écritures, la radio, des allumettes magiques, des pilules blanches, des pharmacies, des armes de guerre moderne et des OVNI.6« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
À titre d’exemple, la croyance en les extraterrestres est omniprésente dans la pensée chamanique. J’ai eu des conversations avec des chamanes qui me racontaient, comme si c’était tout naturel, de nombreuses rencontres avec des extraterrestres, des êtres qui seraient interdimensionnels, donc invisibles dans des états de conscience ordinaires, mais tout de même bienveillants. L’idée à retenir ici n’est pas la question de la véracité de cet énoncé, du point de vue de la réalité objective, mais bien l’illustration de cette faculté adaptogène qui fait en sorte que des métaphores, essentiellement, sont empruntées à tous les horizons pour exprimer des réalités abstraites, qui peuvent être exprimées tant de manière spirituelle qu’artistique, selon les affinités de chacun·e. Par ailleurs, l’Ayahuasca est parfois appelée Ayer, hoy y mañana (hier, aujourd’hui et demain) et pour les chamanes, elle est associée à une vision du monde selon laquelle le temps n’existe pas7Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19. Cela n’est pas étranger au débat philosophique entre présentéisme et éternalisme. Dans le premier cas, seul le présent existe. Le passé a cessé d’exister et le futur n’existe pas encore. Pour l’éternalisme, le passé et le futur existent tout autant que le présent, mais en d’autres lieux dans l’univers8Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220. Ce point de vue est connexe au quatre dimensionalisme, qui voit le temps comme une quatrième dimension9Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1. Pour d’autres, le temps n’existe tout simplement pas, position similaire à celles des chamanes10McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458 ou encore de certaines écoles bouddhistes11Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.. Dans le soufisme,
la relation entre le réel et le cosmos est comme la relation entre l’eau et la neige[…] Il y a un va-et-vient qui se produit au sein de l’éternité sans commencement et sans fin et en chaque instant, puisque, à chacun de ces instants, le cosmos revient à la réalité pour ensuite retourner au-delà, comme les vagues de l’océan12«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57..
Comme le soulignait Christine, qui dirige la retraite spirituelle ou j’ai passé une semaine, la science tente d’expliquer la spiritualité, sans nécessairement réussir. Christine est une chamane étatsunienne qui a étudié auprès des autochtones dinés (autodénomination du groupe plus connu sous le nom de Navajos) pendant de nombreuses années. Pour Don Mauricio, un autre chamane originaire du Chili que j’ai eu le plaisir de rencontrer, la musique est un médicament. Il est lui-même un musicien accompli en Amérique latine et fabrique ses propres instruments13Voir https://www.youtube.com/watch?v=rdYFx2UyG3s. Il est membre du groupe Altiplano de Chile14Voir https://www.youtube.com/watch?v=g5JtdHzBno0. En autres mots, dans le chamanisme, la création artistique est une activité hautement spirituelle qui permet donc d’en comprendre davantage que la science. Créer des arts visuels, de la musique, de la poésie, c’est développer une relation avec l’invisible, avec la réalité divine, mais c’est aussi un instrument thérapeutique puissant.
Selon Pierre Clastres, anthropologue anarchiste qui s’est spécialisé dans l’étude des sociétés sans État, on trouve certaines sociétés autochtones « où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition [ou] subordination hiérarchique »15Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.. Il s’intéresse plus particulièrement au cas de la tribu Tupinambà, dont ses chefs ne détenaient aucun pouvoir, contrairement aux monarchies absolues qui régnaient en Europe à l’époque de la colonisation16Ibid., p.14.. Or, les autochtones guaranis étaient des sociétés chamaniques et c’est là une autre raison de tirer des connaissances des savoirs autochtones, avec toute l’humilité et le respect nécessaires. Le politique dans leur société aurait existé avant la politique comme nous l’entendons, mais elle serait en même temps apolitique parce qu’elle ne serait pas porteuse de pouvoir, mais plutôt de son auto abolition. À cet égard, les sociétés autochtones seraient détentrices de formes de savoir qui touchent ce que nous appelons l’écologie, l’anti-impérialisme et le féminisme, mais qui existaient bien avant l’émergence de ces disciplines et courants de pensée qui sont aujourd’hui intégrés dans l’épistémè européenne dominante, c’est-à-dire la superstructure du savoir.
Le caractère adaptogène de la pensée chamanique serait une cannibalisation (au sens de l’école brésilienne de la traduction cannibale17Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143. Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020. Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.), une sorte de contre-appropriation culturelle anti-hégémonique. Le chamanisme, même s’il n’est en rien homogène et plutôt nomade et en constante transformation, s’assure au moins, dans son ensemble, de ne rien devoir à la culture blanche. La culture et la science des blancs deviennent des outils pour expliquer leur vérité, sans toutefois que ces simples métaphores de pouvoir puissent en atteindre la complexité et l’exhaustivité et sans en diminuer le pouvoir. Même les intersections féministe et révolutionnaire ne sont que des moyens d’exprimer des éléments qui se trouvent déjà dans la pensée chamanique. Il est important de préciser que les chamanes considèrent le savoir qu’ielles acquièrent et transmettent comme antédiluvien. L’écologie est déjà pratiquée de manière saillante par les chamanes, qui considèrent la faune et la flore comme étant dotées d’une conscience avec laquelle on peut communiquer. En effet, la voix de l’Ayahuasca devenant la voix de la faune et de la flore, sa traductrice. L’expérience transpersonnelle18Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés. avec madre ou mère Ayahuasca favorise l’épanouissement des solidarités avec la flore, la faune et les peuples autochtones victimes de la déforestation19Op. Cit., note 5, p.vii. Pour les chamanes, mère Ayahuasca serait « le cordon ombilical vers le cosmos »20Op. Cit., note 5, p. 16.
Pour ce qui est de l’angle proto-féministe à proprement parler, mère Ayahuasca est considérée comme une énergie féminine, qui renvoie à un grand principe féminin, principe que j’ai pu embrasser totalement lors de mon expérience. Ce principe féminin n’a rien à voir avec une conception binaire du genre. Comme le masculin, il s’agirait d’une forme d’énergie qui traverse l’univers de part et d’autre et se retrouve dans chaque personne. L’idée de principe ici renvoie à une essence, mais qui se retrouve de manière diffuse dans tout ce qui existe. Cette conception d’énergie traverse les cultes et les époques et diverses traditions l’associent plus spécifiquement à divers éléments et caractéristiques. Dans la tradition hermétique, le principe féminin serait celui de l’inconscient21Voir https://www.sacred-texts.com/eso/kyb/kyb16.htm. Dans le Sanatana Dharma (endonyme de l’Hindouisme), ce principe serait Shakti, l’énergie créatrice et dynamique22Voir https://asiasociety.org/education/shakti-power-feminine. Kenneth Grant, qui avait été secrétaire d’Aleister Crowley et qui a étudié les traditions spirituelles de l’Inde, accordait à ce principe une place importante dans sa magie sexuelle. Par ailleurs, Crowley considérait la prostituée de Babylone (à l’encontre de l’image biblique) comme bienveillante et donnant accès aux mondes au-delà du nôtre23Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press..
J’ai pu me rendre à l’évidence qu’auparavant, une mauvaise compréhension de mes désirs faisait obstacle à une étreinte profonde du féminin. Et je dis étreinte, car l’expérience elle-même de l’Ayahuasca était une union extatique, comme un immense orgasme féminin, féminin parce que tellement plus puissant, de plusieurs heures. En fait, le problème est que la masculinité est malade, affligée par une volonté de possession dans l’amour, l’appropriation de ce qui, dans une vue étroite, suscite le désir. Au fond, selon une compréhension mystique, c’est la divinité elle-même qui suscite le désir pour elle-même dans le cœur de l’amant·e. Par conséquent, ce qui inspire soi-disant le désir de l’autre n’est rien d’autre que la divinité et ses émanations dont cet·te autre se fait porteur·euse. L’Ayahuasca enseigne donc à servir le principe féminin plutôt que de l’asservir.
J’ai depuis également retrouvé ces vérités dans le tantrisme, mouvement spirituel originaire de l’Inde qui transcende diverses communautés hindoues et bouddhistes. Ce mouvement spirituel regroupe des idées relatives, d’une part, au principe créateur féminin, et, d’autre part, aux pratiques sexuelles visant à atteindre des états de conscience non-ordinaire. Par des pratiques sexuelles visant à prolonger la durée du plateau de l’orgasme, l’objectif est ainsi de pouvoir produire des visions. Cette utilisation de l’énergie sexuelle comme enthéogène est toutefois controversée, associée au mouvement New Age et certains groupes sectaires, dont je ne me revendique pas du tout, mais je reconnais la valeur du symbolisme et des méthodes d’auto-exploration ainsi fournies, indépendamment de tout dogme ou de toute dérive. Aussi, comme je tente dans ce texte de nous plonger dans la pensée chamanique, il est tout à fait concevable d’interpréter le tantrisme comme porteur de métaphores de pouvoir pour représenter quelque chose qui existe déjà dans le chamanisme. En effet, l’énergie sexuelle y symboliserait une forme de pouvoir qu’on peut avoir sur soi-même ou sur les autres.
Le tantrisme propose également certaines méthodes pour aller au-delà des acquis de la révolution sexuelle des années 1960. Cette révolution, qu’on peut d’ailleurs interpréter comme un mouvement pour l’accès sexuel, c’est-à-dire la possibilité d’avoir des rapports sexuels à l’extérieur de l’institution du mariage, ne tient pas compte du caractère sacré de la sexualité. Sans une nouvelle compréhension plus profonde de la sexualité, celle-ci n’a pas pu offrir un nouvel horizon de sens, pourtant indispensable à toute pensée révolutionnaire24À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.. J’entends par là que la sexualité postrévolutionnaire (si on considère la révolution sexuelle comme une véritable révolution) a reproduit les rapports de pouvoir qui existaient auparavant au sein des institutions, sans engendrer une sexualité de libération. Le tantrisme et le chamanisme amènent une dimension spirituelle, un caractère sacré, à la sexualité. Une notion de libération de la sexualité par elle-même, une libération qui passe par une adoration du principe féminin25Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.. En bref, mère Ayahuasca m’a fait comprendre la femme comme étant notre porte vers cet univers et la porte vers l’au-delà, les autres dimensions, les univers parallèles, les paradis et les enfers.
Pourquoi l’Ayahuasca?
Si j’avais à faire un parallèle avec une expérience antérieure à la mienne, ce serait avec celle de l’écrivain étasunien converti à l’Islam Muhammad Michael Knight, qui raconte son expérience dans son livre Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Comme il l’explique d’entrée de jeu dans son livre, l’Ayahuasca n’a rien à voir avec les drogues au sens conventionnel du terme. C’est aussi ce qu’affirmait Titi un des chamanes qui m’a guidé pendant une des cérémonies. Titi, autochtone guarani originaire du Brésil, a mentionné qu’il considérait les expressions « drogues », « hallucinogènes » ou « psychédéliques » comme étant péjoratives. Il insistait sur le terme « enthéogène ». Dans tous les cas, comme le dit Knight :
Même mes ami·e·s musulman·e·s qui font de la cocaïne ne veulent pas se joindre à moi pour de l’Ayahuasca, mais ils ne font pas de la cocaïne pour leur croissance spirituelle. La cocaïne c’est agréable, pas l’Ayahuasca. La cocaïne, c’est pour les gens qui aiment faire la fête et l’Ayahuasca, c’est pour les gens qui aiment se vomir et se chier dessus et voir Muhammad voler dans l’espace sur un jaguar. Il n’est donc pas étonnant que ces deux activités attirent différents types de personnes26« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3..
En effet, la cocaïne poursuit une euphorie instantanée et une impression de toute puissance. L’ayahuasca écrase la personne qui entre en communication avec elle et la confronte à ses propres démons, aux monstres tapis dans le placard de notre inconscient. Cela étant dit, ce n’est probablement pas cet aspect qui dérange le plus la médecine traditionnelle, mais bien le fait que les chamanes ne prétendent pas guérir elles-mêmes les afflictions du corps ou de l’esprit. La cérémonie d’Ayahuasca a pour objectif d’invoquer des esprits avec lesquels le ou la chamane a établi des relations pour que ces derniers viennent guérir l’usager·ère en entrant dans son corps et en travaillant sur la relation qu’ielle a avec son corps et son esprit. La boisson a également un effet purgatif et ce qui serait vu en Occident comme un symptôme d’une affliction est en fait un moyen de se purger, littéralement, de ses idées négatives27Op. Cit., note 5, p.i. Lors de mon expérience, un autre participant m’avait par ailleurs recommandé de lire Dante avant la cérémonie, auteur célèbre pour sa cartographie de la vie après la mort. La mort est inséparable de l’expérience des enthéogènes. En fait, certain·e·s chercheur·e·s, dont Rick Strassman, affirment qu’au moment de la mort, le cerveau sécrète de grandes quantités de diméthyltryptamine (DMT), la même substance contenue dans la vigne servant à fabriquer l’Ayahuasca. Cette substance serait aussi sécrétée pendant les rêves28Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: Park Street Press, 2002)..
L’idée d’aller ingurgiter cette boisson en Amérique du Sud est très souvent motivée par la volonté de guérison, mais aussi de conscientisation. Les visions peuvent aussi être des « traductions de réalités inconscientes réprimées »29Op. Cit., note 5, p. 241. Contrairement à la thérapie traditionnelle et la pharmacopée occidentale, les cérémonies chamaniques peuvent porter en peu de temps des effets positifs à long terme, qui durent bien au-delà de la dernière cérémonie30Op. Cit., note 5, p. 239. Selon une étude de chercheurs hongrois, l’interaction chimique entre l’esprit de la plante et son usager·ère provoquerait un redémarrage de l’esprit permettant de se débarrasser des « mauvais programmes »31Op. Cit., note 5, p. 237-238, ces mécanismes, des pensées et des actions nuisibles qui se déclenchent dans certaines situations. À titre d’exemple, cela peut être un sentiment de culpabilité qui vient troubler le plaisir, les complexes d’infériorité ou encore simplement la haine, la colère, la peur ou toute autre émotion négative qui revient de manière récurrente.
Si les propriétés médicinales de la potion amazonienne commencent à éveiller l’intérêt des chercheur·e·s occidentaux·ales pour ses vertus médicinales dans le traitement des troubles d’anxiété et de la dépression32Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251., à mon sens, elle nous oriente vers la solution à l’aliénation dont ce que nous désignons comme la maladie mentale n’est que le symptôme : la révolution. En effet, si la médecine traditionnelle tient surtout compte de symptômes, le chamanisme permet d’accéder aux sources de ce que la pensée européenne appelle la maladie mentale, c’est-à-dire l’aliénation d’un système économique et d’une société rongée par l’injustice et les rapports de pouvoir. Il est important de noter que l’Ayahuasca n’est pas une seule plante, mais bien la combinaison d’au moins deux végétaux33Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78., ce qui fait en sorte qu’elle est parfois comparée, dans le cadre de métaphores tout à fait habituelles au chamanisme, au téléviseur ou à la radio, par sa capacité à capter les fréquences d’univers parallèles. Pour l’anthropologue montréalais Jeremy Narby34Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998., largement responsable du regain d’intérêt pour l’ayahuasca dans les vingt dernières années, il pourrait très bien s’agir d’un « antidote contre le désenchantement de la modernité »35Op. Cit., note 5, p. 12. Je ne suis pas le premier à croire au potentiel révolutionnaire des enthéogènes. Timothy Leary, Aldous Huxley et Stanislav Grof avaient raison de souligner l’importance de l’expansion de la conscience par des « états de conscience non-ordinaires »36Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher. dans l’éveil à la nécessité de la mise en œuvre d’un processus révolutionnaire37Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers. Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books. Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.. Je me penche donc de nouveau sur cette idée.
À la suite de cette expérience formidable, je réaffirme avec conviction que ce qui est authentiquement réaliste en ce moment, c’est d’exiger l’impossible. En effet, il est inconséquent de penser qu’on puisse continuer de vivre comme nous le faisons, marchant tout droit à la destruction des écosystèmes. Au fond, ma position reste la même : les gouvernements sont impossibles et la réalité est ingouvernable. Enfin, si on parle souvent de consentement, c’est, je crois, à la réalité entièrement qu’il faudrait consentir pour céder notre pouvoir à celles et ceux qui nous imposent la réalité soi-disant commune. Cela dit, qui voudrait vraiment céder de plein gré un tel pouvoir? Chaque personne est à même de créer sa propre réalité et d’accepter ou de refuser toute réalité.
Pour Allen Ginsberg, les visions avaient un caractère épistémologique et ontologique38Op. Cit., note 5, p.23. Séparé de son individualité, il s’est retrouvé nez à nez avec un immense vagin humide, d’une manière qui cadre avec l’archétype de l’univers-utérus39Op. Cit., note 5, p.332, c’est-à-dire l’idée présente dans divers paradigmes culturels selon laquelle ce monde est une matrice dans laquelle nous attendons notre véritable naissance. Comme pour beaucoup de gens qui ont pu faire l’expérience produite par cette concoction, ce qui comprend les membres de la beat generation William S. Burroughs et Allen Ginsberg, mon expérience en Équateur a été plutôt transformatrice. Je n’entends pas par-là que mes proches ne me reconnaissent plus. À cet égard, il n’est pas rare de voir des gens craindre de ne plus être, de ne plus avoir accès à leur propre être, de perdre la tête, de devenir fou·olle, de faire une psychose toxique et de ne plus jamais pouvoir sortir de la prison des paradis artificiels, ce qui les fait hésiter à consommer des hallucinogènes. Pour ma part, mes idées n’ont pas beaucoup changé et je suis toujours anarchiste, toujours à la recherche d’une prise de position plus radicale et plus impossible. En fait, d’une certaine manière, l’expérience d’étreinte avec l’Ayahuasca m’a permis de mieux voir qui je suis, de l’accepter et d’entamer les démarches nécessaires pour devenir qui je suis. Ce dernier point étant en quelque sorte la mise en pratique des acquis de mon expérience, que je m’efforce de mener à bien depuis lors. J’insiste pour parler d’étreinte au regard de ce que le philosophe iranien Sayed Hossein Nasr souligne dans The Garden of Truth.En arabe, un des mots pour amour, ishq, tire son étymologie de la liane qui étreint l’arbre pour l’étrangler, symbolisant du même coup la relation étroite entre l’amour et la mort40Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66., mais aussi entre la conscience et mère Ayahuasca. Pour d’autres, les visions se présentent comme symbolisant l’amour suprême et universel :
« J’ai pénétré le grand filet de l’être, réseau de ce qui ressemblait à des joyaux étincelants de sois divins tissant une tapisserie anthropocosmique sans fin. Il s’agissait d’une réalité d’êtres universels avec une topologie unidirectionnelle d’esprits et de cœurs interreliés, fusionnant avec une sagesse et un amour infini »41« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
Vers la fin de son livre, Knight finit par décrire son expérience avec la panacée amazonienne. Il s’était endormi en attendant les effets de la potion. Il est ensuite soudainement réveillé par les visions, des fenêtres contextuelles comme celles qui apparaissent sur un écran d’ordinateur, avec des scènes pornographiques impliquant des femmes d’Asie du Sud42Op. Cit., note 7, p. 219. Elles « s’étouffaient sur d’énormes sexes parcourus de veines, mais sans corps ». Des « larmes de mascara coulaient sur leurs visages, qui étaient bombardés de grumeaux et de longs filaments de sperme ». Selon Knight, il s’agissait des « houris, les poupées sexuelles vivantes du paradis islamique »43Op. Cit., note 7, p.220. Il découvre ensuite les mystères de l’univers en ingurgitant des litres du sang qui s’écoulaient du vagin de la fille du prophète, Fatimah, qui lui apparaît comme une femme noire. Ce sang passe à travers les plaies des martyrs de l’Islam44Op. Cit., note 7, p.221-222. Nue, Fatima prend la main de Knight et la pose sur son vagin et lui dit : « Ceci est tout ce qui existe. Toutes les religions, les livres, les mosquées, ce n’est que ça. Ce sont des hommes qui essaient d’imiter ce pouvoir »45Op. Cit., note 7, p. 223. Elle ajoute plus loin : « c’est la porte de la mosquée », le monde entier étant aussi comme un immense utérus46Op. Cit., note 7, p.223. Cela faisait contraste avec l’islam soi-disant orthodoxe, qui participait à la construction d’« une sexualité de colère et de vengeance »47Op. Cit., note 7, p. 233. Enfin, Knight conclut son livre en en arrivant à peu près aux mêmes conclusions que moi. L’Ayahuasca ne l’a pas changé lui, mais bien la façon dont il voit sa propre place au sein de l’ordre des choses48Op. Cit., note 7, p.256.
La répression de la conscience : guerre contre la drogue et guerre spirituelle
Si les enthéogènes rendaient les gens plus réactionnaires et moins révolutionnaires, le cannabis et le LSD n’auraient pas entraîné la répression dont ses consommateur·trice·s ont fait l’objet dès les années 1960 et 1970. En effet, ces enthéogènes étaient associés à la contre-culture, aux mouvements révolutionnaires de l’époque, des Black Panthers au Weather Underground et aux mouvements pacifistes qui s’opposaient à la guerre du Vietnam qui minaient la crédibilité des politiques impérialistes du gouvernement49Voir : Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013. Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.. En effet, la répression de la culture des enthéogènes est politique et ses prisonnier·ère·s, sont des prisonnier·ère·s politiques. Knight se permet de faire le parallèle avec l’interdiction des oranges en Espagne après la reconquête chrétienne. En effet, ces dernières avaient été amenées par les musulman·e·s d’Afrique du Nord. Pour Knight, toutes les formes de répression qui ont touché la consommation de divers psychotropes avaient pour motif caché la répression, dans une perspective coloniale, d’un groupe de personnes racisées. Par exemple, la guerre contre l’opium du XIXe siècle avait été menée contre les « travailleurs chinois qui menaçaient de voler les emplois sur le chemin de fer des hommes blancs ». La guerre contre la marijuana du XXe siècle, quant à elle, avait été menée contre « les travailleurs mexicains qui menaçaient de voler les emplois agricoles des hommes blancs ». Enfin, la guerre contre la drogue des années 1980 a touché de manière disproportionnée les populations afro-américaines.
Même la guerre contre le terrorisme dans l’ère post-onze-septembre a été menée comme si l’islam était une « substance qui empoisonnait les esprits » de jeunes hommes blancs50Op. Cit., note 7, p.16-17. Les traditions islamiques ou enthéogéniques sont donc traitées comme hérétiques par rapport à l’orthodoxie dominante, cryptochrétienne et même peut-être au Québec, cryptocatholique, parce que l’abstinence aux enthéogènes est aussi bien estimée que la soi-disant abstinence des prêtres et des religieuses ou l’abstinence du croyant en général vis-à-vis de leur sexualité. Il ne faut pas oublier que l’apogée de la guerre contre la drogue des années 1980 a été initiée par Reagan, néoconservateur et néo-fondamentaliste, ce qui n’a pas été sans répercussions sur notre coin des Amériques. Les personnes qui « pêchent » contre l’orthodoxie dominante sont conditionnées à ressentir un terrible sentiment de culpabilité et l’Ayahuasca est peut-être un remède contre ce mal, comme l’a été le LSD pour la contre-culture des années 1960. À titre d’exemple, Michel Foucault aurait affirmé avoir vécu une expérience transformatrice et éclairante avec le LSD, qui lui aurait permis de comprendre sa sexualité51Op. Cit., note 7, p.29. Enfin, je pense qu’il faudrait se rendre à l’évidence que notre société ne s’est jamais libérée des dogmes de l’Église catholique, pas au Québec en tout cas. Elle ne les a que refoulés. Pour revenir à l’Islam, si ses dogmes enseignent que les intoxicants sont « taghiyat al-aql, le recouvrement de l’intellect »52Op. Cit., note 7, p.25, l’Ayahuasca ne l’est pas, car elle repousse les limites de la conscience, accroît la sensibilité à des dimensions de la réalité inaccessibles autrement. Je ne le répéterai pas assez : l’Ayahuasca n’est pas et ne doit pas être considérée comme un stupéfiant. Malheureusement, la peur de déroger à l’orthodoxie rend la tâche de dénoncer cette méprise bien difficile. Un ordre soufi, c’est-à-dire un groupe qui adopte la voie mystique de l’Islam, le Fatimiya Sufi Order, fondé par Wahid Azal, un iranien bahaï converti à l’Islam chiite en Australie, utilise la boisson amazonienne, dans une version qui utiliserait des ingrédients importés d’Iran, mais cet ordre est extrêmement marginal53https://realitysandwich.com/fatimiya_sufi_ayahuasca/ http://www.monamagick.com/media/the-fatimiya-sufi-order/. Le philosophe de l’anarchisme spirituel Hakim Bey avait d’ailleurs adhéré à cet ordre avant sa mort en mai dernier54https://ia902505.us.archive.org/15/items/plwto-nwazal-11apr-2020/PLWtoNWAzal-11apr2020.pdf https://ia802206.us.archive.org/27/items/forwarded-message-2/Forwarded%2….
Illégale en Amérique du Nord et en Europe, à quelques exceptions près55https://blog.retreat.guru/ayahuasca-legality, comme c’est le cas pour les succursales de l’église Santo Daime, originaire du Brésil, située à Montréal et à Toronto56https://www.ctvnews.ca/health/health-canada-allows-more-religious-groups…., au Pérou, l’Ayahuasca est reconnue comme une « plante médicinale traditionnelle, patrimoine culturel et pratique spirituelle »57Op. Cit., note 7, p.16. Enfin, le corps entier est rempli d’enthéogènes, dont le DMT, présent dans l’Ayahuasca. Par conséquent, je crois que le concept de biopouvoir mis de l’avant par Michel Foucault, c’est-à-dire le pouvoir sur la vie, sur le corps et sur la société s’applique tout à fait à la répression de l’utilisation des enthéogènes, même ceux qui se trouvent déjà dans nos propres corps et nos propres glandes. Il ne s’agirait alors de rien d’autre que la gouvernance du corps pour empêcher toute remise en question des dogmes et de la réalité de la conscience ordinaire58Op. Cit., note 7, p.35. Enfin, d’un point de vue spirituel, et peut-être celui de certaines branches de la philosophie ou de la physique quantique, on ne peut reprocher aux drogues d’engendrer des paradis artificiels ou une pseudo-réalité, car toute réalité est illusoire, produite par la conscience qui observe59Op. Cit., note 7, p. 36.
Les acquis de l’expérience
Selon Ibn Arabi, les dogmes ont remplacé la transparence de ce monde par une opacité persistante. La soi-disant construction rationnelle du savoir a réussi à dépeindre une illusion directement sur cette transparence et continue d’y appliquer des coups de pinceau pour ne pas que s’écaille la peinture pour nous laisser voir au travers. L’imagination créatrice est ce que nous projetons de l’autre côté de cette transparence, dans le monde intermédiaire (alam -al-misal), monde habité par les djinns (esprits, origine du mot « génie ») et autres créatures invisibles. En fait, l’imagination est un moyen d’accès, souvent trop vite perdu parmi les savoir rationnels, vers les réalités intérieures. Intérieures parce que dans le soufisme, il y a une correspondance entre microcosme, le soi, et le macrocosme, l’univers. « Ce qui est en haut est aussi en bas », selon les paroles de la Table d’émeraude attribuées à Hermès Trismégiste. Dans le monde intermédiaire, il serait possible d’observer des bribes de la réalité suprême et divine60Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006), 208‑9.. Les chamanes, selon leur propre compréhension, auraient développé de bonnes relations avec certain·e·s djinn·e·s bienfaisant·e·s, dont l’Ayahuasca, protectrice de l’Amazonie et de mère nature. Ces esprits les aident ensuite à guérir celles et ceux qui participent à leur cérémonie.
Toujours du point de vue du chamanisme, c’est notre ignorance d’Européen·ne·s qui nous fait parfois parler d’un effet placebo pour désigner ce qui n’est rien de moins qu’une chirurgie de l’inconscient qui transforme notre relation avec le réel. La pensée chamanique conçoit, entre autres, que le médicament, le natan, la préparation elle-même, permet d’interagir avec l’Ayahuasca-esprit, et constitue une technologie qui permettra de franchir la prochaine étape de l’évolution humaine61Diane Reed Slattery, Xenolinguistics: Psychedelics, Language, and the Evolution of Consciousness. Berkeley, CA : Evolver Editions, 2015.. Enfin, en ce qui me concerne, lors de ma première expérience, mère Ayahuasca m’a montré comment puiser dans mes moments de bonheur, de conscience non-ordinaire, dans mes rêves de libération, mes moments d’inspiration qui me poussent à écrire. Mère Ayahuasca m’a fait comprendre, dans son langage pur, sans loi ni gouvernement, que je prospère hors des sentiers battus et dans la marge. Je devais accepter cette place.
Jaguar Negro, ou Jaguar noir, avait été le chamane pour la deuxième cérémonie d’Ayahuasca, celle qui avait été, pour moi, la plus transformatrice. Lors d’une conversation que nous avons eue le lendemain autour du feu, il m’a expliqué certaines notions de son identité culturelle shuar (et non Jivaros, terme raciste et péjoratif), peuple auparavant connu en Europe comme étant des cannibales et des réducteurs de tête. En fait, pour lui, les shuars sont avant tout des défenseur·euse·s de terre mère et dévorer ceux et celles qui détruisent la nature est un moyen comme un autre de la défendre. J’ai longuement discuté avec lui, moi de mes expériences de vie, de voyages et lui, de son cheminement pour devenir un chamane. Selon lui, il y a plusieurs niveaux d’éveils de la conscience.
Victime : sentiment d’autopitié
Ambitieux·euse : vouloir changer le monde
Chercheur·e : celui ou celle qui cherche la vérité
Voyageur·euse : sur la voie de la sagesse
Sage
Il mentionne aussi qu’il y a quatre obstacles à la réalisation spirituelle :
La science
La politique
L’économie
La religion
Je crois que ces idées méritent d’être analysées, d’une part, comme faisant partie d’une certaine pensée autochtone et adaptogène chamanique, mais aussi d’une spiritualité postcoloniale qui cannibalise les moyens culturels du système hérité du colonialisme. Le nombre d’interprétations possibles est infini. On pourrait, par exemple, interpréter l’enchaînement des niveaux de réveil de la conscience de la manière suivante : victime du colonialisme, l’ambitieu·euse qui veut changer le système de l’intérieur en se taillant une place au sein du système hégémonique, le ou la chercheur·e qui cherche la vérité qui transcende le colonialisme et la condition de colonisé·e et enfin, le ou la voyageur·euse qui a trouvé son chemin et le ou la sage. Quand il parle de ces obstacles, je pense qu’il faut aussi les comprendre : la science des blancs, la politique de blancs, l’économie des blancs et la religion des blancs. Jaguar m’a qualifié de chercheur.
Enfin, pour la cérémonie de San Pedro (Wachuma), un cercle est créé par le ou la chamane pour nous protéger des esprits prédateurs qui rôdent en périphérie et qui pourraient dévorer votre âme. Christine nous a expliqué que les visions produites par l’Ayahuasca et le San Pedro sont bel et bien réelles. Des voies d’accès à des dimensions parallèles sont ouvertes par la cérémonie. Les dimensions parallèles seraient comme des ondes radio, dont nous pouvons syntoniser la fréquence grâce aux enthéogènes. C’est aussi un peu comme une rivière qui nous suit en parallèle, lorsque nous dormons, nous y trempons les pieds et lorsque nous ingérons les plantes médicinales pour nous trouver en présence de mère Ayahuasca ou papa Wachuma, nous nageons dans cette rivière d’émotions, nous permettant de perdre le pied ferme sur la rive le temps de quelques heures. Par ailleurs, le but de la médiation soufie (la mouraqaba) serait justement de nager dans cette rivière et d’échapper aux contraintes de l’espace-temps62Shamsuddin Azeemi, Muraqaba: The Art and Science of Sufi Meditation, 2020.. Sur le plan personnel, cette cérémonie m’a permis de tourner la page sur mes expériences d’intimidation vécues à l’enfance, dont les horreurs m’avaient suivi jusque dans la vie adulte.
Christine nous expliquait que nous sommes la conscience éternelle de Dieu. Ce que nous vivons constitue un rêve. Tout ce qui est vrai, c’est la conscience qui en est témoin. Nous avons le choix de faire de ce rêve un rêve agréable ou d’en faire un cauchemar. Malheureusement, selon Christine, des sorciers sont à l’œuvre et font en sorte que les travailleur·euse·s de la lumière, les personnes qui suivent la voie de l’accomplissement spirituel par l’amour, deviennent obnubilé·e·s par la machinerie de l’obscurité. Le ou la chamane œuvre à ramener ces travailleurs·euses vers leur vraie nature, celle de répandre la lumière. Pour elle, le monde est gouverné en collaboration avec des démons qui soutiennent les puissances impérialistes et les forces du capitalisme transnationalisé. Elle nous appelle des anges, des « agents 007 de l’amour » dont la responsabilité est de faire changer les choses. Au sujet de l’amour, Ibn Arabi, une des figures les plus importantes du soufisme, le mysticisme islamique, explique qu’il existe trois types d’amour, l’amour naturel, dans lequel cas l’amant·e ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs auprès de l’aimé·e, puis il y a l’amour spirituel, dans lequel l’amant·e n’a d’autre but que satisfaire les moindres désirs de l’aimé· et, enfin, l’amour divin, dans lequel cas Allah aime sa créature et se crée dans le cœur de cette dernière. La créature désire Allah en retour, désir qui n’est autre qu’Allah lui-même révélé en son cœur qui tente inlassablement de retourner vers lui ou elle-même63Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabi, 166.. Ce dernier type est complet, et n’exclut pas non plus l’amour du prochain et l’amour de soi, puisque, dans le soufisme n’existe rien d’autre qu’Allah et sa parole manifestée64Muhammad Hisham Kabbani, The Sufi Science of Self-Realization (Fenton, Michigan: Institute for Spiritual & Cultural Advancement, 2006), 18..
L’amour, d’un point de vue alchimique, est une puissance transformatrice65Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition, 64.. Or, mère Ayahuasca m’a permis de mieux embrasser ces idées. Face à mon affirmation selon laquelle l’amour serait la seule véritable force révolutionnaire, Christine a acquiescé. Encore une fois, il faut comprendre toutes ces choses à un niveau métaphorique tout en prenant conscience que, dans la pensée chamanique, ces métaphores et les émotions dont elles sont chargées sont plus vraies que ce que nous appelons la réalité objective. Ce n’est pas sans raison que beaucoup de gens se sentent frustrés en revenant de ces expériences et sentent que personne d’autre n’est en mesure de les comprendre. J’espère que ce texte pourra jeter un nouvel éclairage sur cette incompréhension. Malheureusement, le gouvernement canadien, entre autres gouvernements, déconseille encore fortement, dans ses avertissements aux voyageurs [sic], de participer à de telles cérémonies66Voir https://voyage.gc.ca/destinations/equateur.. Je crois qu’il faut le voir comme une résistance des pouvoirs réactionnaires et néocoloniaux à une acceptation authentique des visions du monde qui ne se conforment pas à leurs intérêts politiques et économiques. Par la même occasion, ils essaient d’asservir encore plus profondément la vie elle-même et la conscience, une tentative vaine et un objectif impossible.
Terme utilisé par Stanislav Grof pour désigne les expériences psychédéliques. Nous entendons le terme comme moins péjoratif. Voir : Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
Mariátegui, José Carlos. 1998. 7 Ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima, Peru : Biblioteca Amauta, p.49
5
Fericgia, cité dans Luna, Luis Eduardo, et Steven F. White. 2016. Ayahuasca Reader: Encounters with the Amazon’s Sacred Vine. Synergetic Press, p.6
6
« This process also involves the shamanic appropriation of any and all power-metaphors, including received books, radios, magic matches, white pills, drugstores, contemporary weapons of war, and UFOs. », Ibid.
7
Knight, Michael Muhammad Knight. 2013. Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Berkeley, CA : Soft Skull Press, p.19
8
Noonan, Harold W. 2013. « Presentism and Eternalism ». Erkenn, no 78 : 219‑27, p.219-220
9
Rea, Michael C. 2003. « Four-dimensionalism ». Dans The Oxford Handbook of Metaphysics. 1‑59. Oxford University Press, p.1
10
McTaggart, J. Ellis. 1908. « The Unreality of Time ». Oxford University Press 17 (68) : 457‑74, p.457-458
11
Miller, Kristie. 2017. « A Taxonomy of Views about Time in Buddhist and Western Philosophy ». Philosophy East and West 67 (3) : 763‑82.
12
«The relationship of the Real to the cosmos is like the relationship of water to snow[…]The issuing forth and returning take place in eternity without beginning, eternity without end, and in all temporal moments, since at each moment the cosmos goes back to the Reality and comes out from the Reality, like the waves of the ocean. » Source : Khwāja Khurd, cité dans Muhammad U Faruque, « Sufism contra Shariah? Shah Wali Allah’s Metaphysics of Wahdat al-Wujud ». Journal of Sufi Studies, 2016 no 5 : 27‑57.
Pierre Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, 11.
16
Ibid., p.14.
17
Oswaldo de Andrade, « Manifeste anthropophage/Manifesto antropófago (Traduction de Michel Riaudel) ». Revue Silène, Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2010. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=liv&livre_id=143. Alexandre Dubé-Belzile, « Écocannibalisme: contre-attaque esthétique sdes discours anthropocentriques ». Dans L’effondrement du réel: imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine. Val d’Or : L’Esprit Libre, 2020. Alexandre Dubé-Belzile, « A Reappreciation of Cannibal Translation as Critique of Ideology ». Linguistic and Literature Review, 2019, 5 (2) : 7‑87.
18
Expression de Stanislav Grof. Voir les ouvrages susmentionnés.
Levenda, Peter. 2013. The Dark Lord: H. P. Lovecraft, Kenneth Grant and the Typhonian Tradition in Magic. Lake Worth, Florida : Ibis Press.
24
À cet égard, voir le film WR : Mysteries of the organism (1971) de Dušan Makavejev, inspiré du freudomarxiste Wilhelm Reich, théoricien précoce, entre autres, de la révolution sexuelle.
25
Margo Anand, The Art of Sexual Ecstacy: The Pth of Sacred Sexuality for Western Lovers (TarcheePerigree, 1990), 1‑8. Il est à noter que, même si cette source ne suffirait pas pour appuyer toute une analyse du tantrisme, dans une optique de réappropriation chamanique, nous croyons que cela convient, comme elle épure les méthodes des dogmes ou des notions plus strictement religieuses, une idée chère au chamanisme et à Christine.
26
« Not even my Muslim friends who do coke want to join me for ayahuasca, but they’re not doing coke for the sake of spiritual growth. Coke is fun, and ayahuasca is anti-fun. Coke is for people who like to party, and ayahuasca is for people who like throwing up and shitting themselves and seeing Muhammad flying through space on a jaguar. I guess it’s understandable that these experiences attract different crowds. », Op. Cit., note 7, p.3.
27
Op. Cit., note 5, p.i
28
Rick Strassman, DMT: The Spirit Molecule: A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences (Rochester, Vermont: Park Street Press, 2002).
29
Op. Cit., note 5, p. 241
30
Op. Cit., note 5, p. 239
31
Op. Cit., note 5, p. 237-238
32
Sarris, Jerome, Daniel Perkins, Lachlan Cribb, Violeta Schubert, Emerita Opaleye, José Carlos Bouso, Milan Scheidegger, et al. 2021. « Ayahuasca use and reported effects on depression and anxiety symptoms: An international cross-sectional study of 11,912 consumers ». Journal of Affective Disorders Reports 4. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666915321000251.
33
Voir Deshayes, Patrick. « L’ayawaska n’est pas un hallucinogène », Psychotropes, vol. 8, no. 1, 2002, pp. 65-78.
34
Voir Jeremy Narby, The Cosmic Serpent: DNA and the Origins of Knowledge. Geneva : Georg, 1998.
35
Op. Cit., note 5, p. 12
36
Grof, Stanislav. 1975. LSD: Doorway to the Numinous. New York : Viking Press. Grof, Stanislav, et Hal Zina Bennett. 1993. The Holothropic Mind: The Three Levels of Human Consciousness and How They Shape Our Lives. New York : HarperCollins Publisher.
37
Huxley, Aldous. 1954. The Doors of Perception. New York : Harper & Brothers , Publishers. Leary, Timothy, Ralph Metzner, et Richard Alpert. 1992. The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead. New York : Citadel Press Books. Schou, Nicholas. 2010. Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World. New York : Thomas Dunne Books. St. Martin’s Press.
38
Op. Cit., note 5, p.23
39
Op. Cit., note 5, p.332
40
Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth: The Vision and Promise of Sufism, Islam’s Mystical Tradition (San Francisco, California: HarperOne, 2007), 66.
41
« l entered a greatnet of being, fiery jewel-like Web of Godselves weaving an endless anthropocosmic tapestry. It was a realm of universal beings with an omnidirectional topology of interconnected heads and hearts, fusing boundless wisdom and love. » » Op. Cit., note 3, p.19
42
Op. Cit., note 7, p. 219
43
Op. Cit., note 7, p.220
44
Op. Cit., note 7, p.221-222
45
Op. Cit., note 7, p. 223
46
Op. Cit., note 7, p.223
47
Op. Cit., note 7, p. 233
48
Op. Cit., note 7, p.256
49
Voir : Martin Lee, Smoke Signals: A Social History of Marijuana – Medical, Recreational and Scientific. New York : Scribner, 2013. Martin Lee et Bruno Shlain, Acid Dreams: The Complete Social History of LSD: The CIA, the Sixties, and Beyond. New York : Grove Press, 1985.
Note : Toutes les images sont de l’auteur. Le texte qui suit est inspiré d’une expérience personnelle et cherche à explorer les parallèles entre les expériences de la putréfaction dans la vie et celles qu’on retrouve au cinéma. Ainsi, il sert à souligner la misère dans laquelle les rues d’Ottawa sont maintenant plongées et à nous permettre de nous pencher sur le film de Tobe Hooper, sorti en 1974, The Texas Chainsaw Massacre. C’est aussi l’occasion de traiter les tueurs en séries et ce qu’ils représentent avant tout comme des conséquences de diverses formes de répression sexuelle et sociale.
La 42e rue était dans les années 1970 un des endroits les plus malfamés de la ville de New York[i]. Il s’agissait de la plaque tournante du crime organisé, de la drogue, de la prostitution et de tous les commerces sexuels imaginables. Or, il y avait aussi des cinémas, qui montraient souvent des films avec des rapports sexuels non simulés, comme le premier film pornographique distribué à grande échelle, Deep Throat (1972), dans lequel une femme découvre son clitoris dans le fond de sa gorge, ou encore le premier long métrage du célèbre réalisateur indépendant new-yorkais Abel Ferrara, un film pornographique également, Nine Lives of a Wet Pussy (1976) : film connu pour cette scène ou la victime d’un viol dans une cage d’escalier finit par prendre plaisir à l’agression, ce qui, dans le domaine de l’imagination, correspond un peu à la transformation de la victime en agresseuse, contre cette idée selon laquelle la femme n’est pas autorisée à être l’architecte de son propre plaisir, à se masturber, à vitre des passions hors du mariage et des institutions masculines. En effet, un agresseur, pour maintenir son pouvoir sur la victime, doit rendre l’acte le plus intolérable possible. Or, la victime devenue agresseuse se masturbe au moyen de l’agresseur, anéantissant son pouvoir. C’est l’une des nombreuses scènes censurées de la décennie extrême des années 1970 quoique probablement pour les mauvaises raisons. Jusque dans les années 1990 au moins, la censure aux États-Unis voyait d’un mauvais œil les scènes à caractère sexuel dans lesquelles la femme était au-dessus de l’homme. On préférait la voir en dessous, subissant passivement le va-et-vient d’un pouvoir essentiellement masculin. Dans le contexte d’une œuvre d’art, il ne s’agirait donc pas d’une banalisation, la pellicule est un « miroir courbe »[ii], pour employer l’expression de Luce Irigaray, une lunette distincte qui abolit l’original en re-représentant la copie du réel. C’est l’Eugénie du Marquis de Sade qui apprend à agresser les agresseur·euse·s dans La philosophie dans le boudoir. Cela dit, ces cinémas ne montraient pas seulement de la pornographie et des viols. On y projetait également des films d’épouvante : I Drink Your Blood (1971) de David A. Durston, Last House on the Left (1972) de Wes Craven et The Texas Chainsaw Massacre (1974) de Tobe Hooper.
Or, j’avais un peu l’impression de revivre cette époque en allant à une représentation du film de Tobe Hooper sur la rue Rideau à Ottawa, au cinéma historique le Bytown. Bytown est l’ancien nom de la ville d’Ottawa, théâtre de guerre de gangs irlandais et Canadiens français au XIXe siècle, lieu aussi malfamé, connu comme lieu de beuveries et de prostitution[iii]. C’était le 22 juillet et la chaleur était étouffante. Je passais près du bidonville qui se situe entre la rue Lois et le Gîte ami, le shit on me, comme l’appelle certain·e·s de ses bénéficiaires, pour uriner dans un buisson. Il y avait une série de maisons abandonnées pas très loin, régulièrement vandalisées et incendiées. Un matin, j’avais observé les flammes d’une dizaine de mètres à une certaine distance. J’ai été surpris par un homme qui traversait le boulevard en criant, poursuivi par deux policiers à pied qui avaient peine à suivre le pas. Quelques minutes plus tard, je traversais le pont Alexandra, doté d’une allée piétonnière avec une vue sur le Parlement. Au centre-ville d’Ottawa, l’ambiance était des plus glauques. Les rues étaient mal éclairées. Des gens fumaient un joint à l’odeur de mouffette; d’autres s’injectaient. Les surdoses sont si fréquentes à Ottawa que des trousses de naloxone sont distribuées à presque n’importe qui. Plus loin, sur ce qui semblait être une grille de ventilation du centre Rideau, un homme gisait inconscient sur le dos. La rue empestait l’urine et le vomi. Des dizaines de sans-abri flânaient sans but apparent. Plusieurs étaient croûté·e·s de saleté et ne se donnaient plus la peine de chasser les nuages de mouches qui les cernaient. Un jeune somalien en sueur m’a suivi pendant quatre coins de rue insistant pour avoir de l’argent, à moitié dément et visiblement en manque de drogue. Des femmes faisaient le trottoir, paraissant dans la cinquante, mais probablement dix ans plus jeunes, les bourrelets suintant bien en vue et les dents cariées et jaunâtres. Il y avait aussi des bagarres. Un peu plus loin, je voyais l’enseigne du Bytown.
Arrivé au cinéma, j’ai pris place dans la file d’attente, entouré de jeunes adolescents en drag. Je me demandais alors si le Texas Chainsaw Massacre était devenu un phénomène culture queer. Après tout, le film était inspiré par le tueur en série Ed Gein, qui portait des peaux appartenant à des femmes déterrées au cimetière ou à ses victimes[iv], une forme de drag morbide, pathologique. Cela n’est pas sans rappeler le cas de Jeffrey Dahmer[v], tueur homosexuel et cannibale, un blanc qui tuait des hommes noirs, leur faisant parfois un trou dans la tête avec une perceuse pour y verser de l’acide, et ce, dans le but d’en faire des zombies esclaves sexuels[vi]. On est presque forcé de se demander si ce n’est pas la répression de son homosexualité par ses proches, par la société dans laquelle il vivait, qui l’aurait conduit à commettre de tels actes. Dans la société hétérosexiste des années 1980, en pleine crise du sida, appelé « cancer gai » aux États-Unis, la communauté homosexuelle était des plus stigmatisées, blâmées pour la propagation de la maladie, à l’époque où cette maladie étant sans aucun remède et pendant laquelle les sidéen·e·s se voyaient en quelque mois transformé·e·s en mort·e·s-vivant·e·s, squelettiques et mourant e s. Qu’est-ce que le crime du meurtre par rapport au crime de l’homosexualité, se disait-il. Pouvait-il s’agir de sa vengeance ? Dans tous les cas, on peut blâmer la répression sexuelle exercée par la société comme la cause de tant de souffrances et de tant de violence.
Ed Gein avait vécu sous un régime totalitaire instauré par sa mère, vierge à 40 ans et incapable d’approcher une femme. C’est ainsi qu’il aurait développé ses tendances nécrophiles. Avant The Texas Chainsaw Massacre, Psycho Alfred Hitchcock avait puisé à la même source d’inspiration. Si Hitchcock avait justement embauché un acteur homosexuel, Anthony Perkins, dans son film pour jouer le pseudoEd Gein, et ce, parce qu’il pouvait exploiter la sexualité réprimée de l’acteur pour le personnage de son film, le film de Tobe Hooper se joue à un autre niveau. Alors que les événements de la vie de Ed Gein qui jalonne sa vie de tueur en série se sont déroulés dans les années 1950, au Wisconsin, le film se déroule au début des années 1970. Un groupe de jeunes se retrouve pris en otage par une famille de cannibales dans le Texas profond. Leatherface, interprété par Gunnar Hansen, joue lui aussi un pseudoEd Gein, un géant recouvert de peaux de femmes, poursuivant ses victimes avec une tronçonneuse. Hanson, historien de formation, d’origine islandaise, avait passé du temps avec des personnes atteintes de déficiences intellectuelles pour imiter leurs mouvements dans le film.
La trame narrative du film est relativement simple, mais tout est dans l’exécution, dans un montage soigné et un paysage sonore fantastique. Cela dit, il y a plus. La maison dans laquelle le film a été tourné était remplie de carcasse d’animaux morts. Avec la chaleur du Texas, l’odeur était tellement forte que les acteur·trice·s n’avaient pas à feindre le dégoût. Le réalisateur jouait sur l’effet de surprise, ne présentant pas Gunnar Hansen aux autres. Ainsi, lorsqu’il surgissait pendant que la caméra tournait, les acteur·trice·s, réellement surpris·e·s, n’avaient pas à feindre la terreur non plus[vii]. Même si ces dernier·ère·s n’ont pas nécessairement de carrières mémorables, même si leur talent ne les démarquait pas nécessairement, encore jeunes et sans expérience, leur jeu était excellent. C’est aussi un film qui constitue un argument contre le système du vedettariat, dont le cinéma est malade, selon Alejandro Jodorowsky, un autre réalisateur culte des années 1970.
Au Bytown, la salle était bondée. On entendait des cris perçants juste aux bons moments. Les 20 dernières minutes du film sont les plus intenses. La protagoniste, seule survivante, est prise en otage par la famille de cannibales. De nombreux plans très serrés s’enchaînent avec un bruitage strident. Le film, tourné en 16 mm granuleux, un format bon marché fréquemment utilisé dans les années 1970, avec une piste sonore constituée de bruitages insolites. La trame sonore confère aux visions de cadavres et d’animaux morts qui défilent devant nos yeux un caractère macabre dont les qualités esthétiques marqueront à jamais le cinéma d’épouvante. Par contraste, l’approche très chaste et stérile des productions hollywoodiennes ne fait que rassurer l’auditoire, le laissant presque s’illusionner sur le fait que la violence est bénigne et qu’elle ne se manifeste qu’à l’écran. À l’opposé, le film de Hooper fait usage des gros plans sur l’œil de l’actrice Marilyn Burns, pétrifiée de terreur, comme s’il interpellait le regard même de celui ou de celle qui regarde le film. Les cinéastes italiens Lucio Fulci et Umberto Lenzi ont poussé cette logique encore plus loin, avec les mutilations oculaires des films comme Zombi (1979), The New York Ripper (1982), The Beyond (1981), Eyeball (1975), Cannibal Ferox (1980) et Nightmare City (1980).
J’utilise de l’huile de cannabis à des fins thérapeutiques, afin de gérer mon anxiété et mes migraines. Je ne sais pas si j’en avais pris un peu trop ou si je me trouvais dans un état d’âme plus vulnérable cette journée-là, mais ces dernières minutes ont vite pris une tournure surréelle, voire d’hallu-cinéma (alu-cine), pour reprendre l’expression adoptée dans le film queer culte espagnol Arrebato d’Iván Zulueta. En effet, le film semblait déborder du cadre de l’écran de projection. Il se courbait sous le poids des gros plans de l’œil bleu de Marilyn Burns, injecté de sang, fissurant l’étoffe blanche de projection. J’avais l’impression que les murs de la salle se rapprochaient. Les cris de l’arrière de la salle devenaient plus aigus et semblaient s’allonger. La fenêtre de la salle de projection jetait une lumière crue de réfrigérateur sur les crânes velus et immobiles devant moi. La scène où Leatherface faisant virevolter d’une seule main sa tronçonneuse dans les airs me faisait frissonner. Je revoyais un montage de toutes les coupures que j’ai pu m’infliger accidentellement ou non, au fil des années. Gunnar Hansen se serait d’ailleurs coupé plusieurs fois pendant le tournage[viii]. Puis, il y avait le vidage de Burns, hystérique à la fin du tournage, une hystérie qui n’était pas jouée. J’ai pris mes jambes à mon cou et je suis ressorti sur la rue Rideau, encore très animée au beau milieu de la nuit. Pendant la course, je sentais mes jambes se dérober sous moi, le plancher s’élevant vers mois. Je coulais sur un trottoir transformé en bave par des millions de crachats d’ivrognes. J’avais l’impression de voir de plus en plus de personnes effondrées au sol ou appuyées contre les édifices souillés d’urine.
Assez rapidement, je me retrouvais dans le parc Major’s Hill, au milieu duquel avait récemment été installé un monument qui ressemblait à la machine à rêve inventée par le peintre Brion Gysin[ix], dont les effets stroboscopiques devaient provoquer des hallucinations semblables à la prise de LSD. Je regardais alors autour de moi. Juste en face, l’ambassade des États-Unis ressemblait à un sphinx au milieu de hautes clôtures et de structures en béton, le musée des beaux-arts, une pyramide translucide et la bibliothèque du Parlement, en pleine construction, avec une immense grue de chaque côté, faisait songer à la plateforme de lancement d’une navette spatiale ou encore d’une immense ogive nucléaire. Le pont Alexandra, quant à lui, faisait songer au pont Howrah, construction emblématique de Kolkata, nervuré de néons violets comme dans une nuit indienne emboucanée. Des sommes colossales étaient évidemment englouties pour rénover les édifices qui abritaient le pouvoir, pendant que nous étions à la rue, au milieu de la putréfaction. À moins que l’odeur ne vienne de l’État-sphincter, contracté pour tenir, telle une poigne de fer, les flux d’excréments sous son contrôle.
[v] Ian Bannard, « The Racialization of Sexuality: The Queer Case of Jeffrey Dahmer », Tlzamyris 7, no 1 & 2 (Summer 2000): 67‑97.
[vi] Brian Masters, The Shrine of Jeffrey Dahmer (London: Hodder, 2022).
[vii] Tous ces renseignements proviennent des documentaires inclus dans l’édition 4 dvd du films de Universal, sortie en 2014 et intitulée : Texas Chain Saw Massacre, The: 40th Anniversary Collector’s Edition
Le lièvre dit : « Une, deux, trois ! » et partit comme un tourbillon, arpentant le terrain. Le hérisson fit trois pas à peu près, puis se tapit dans le sillon et y demeura coi.
Quand le lièvre fut arrivé à grandes enjambées au bout de la pièce de terre, la femme du hérisson lui cria : « Me voilà ! » Le lièvre fut tout étonné et s’émerveilla fort. Il croyait bien entendre le hérisson lui-même, car la femme ressemblait parfaitement à son mari.
Le lièvre dit : « Le diable est là pour quelque chose. » Il cria : « Recommençons ; encore une course. » Et il courut encore, partant ainsi qu’un tourbillon, si bien que ses oreilles volaient au vent [i].
Le lièvre et le hérisson sont les personnages principaux d’un des nombreux contes des frères Grimm. Un pari fatal, une course manipulée, gagnée par le hérisson qui trompe le lièvre en plaçant sa femme près de la ligne d’arrivée. Après soixante-quatorze rondes dans lesquelles le lièvre essaie désespérément de rattraper le hérisson, il tombe à terre, mort.
À bout de souffle et pourtant loin du but, nous connaissons toutes et tous cette sensation. « Toujours trop de choses à faire, jamais assez de temps » pourrait devenir la devise de notre vie contemporaine. Le hérisson qui nous fait courir à en mourir nous est très familier. On sent sa présence partout : au travail, à l’école, à l’université, même dans les loisirs. Un monstre cynique qui nous regarde toujours, à tout moment. Nous ne pouvons pas le nommer, il nous glisse entre les mains. Pourtant, il est là, tout le temps.
Il est présent dans les petits gestes quotidiens : le regard fréquent sur la montre, les clics monotones sur les innombrables courriels non lus, les doigts rapides qui font défiler les nouvelles et les stories Instagram sur le téléphone. Il se montre également dans les statistiques d’épuisement professionnel et de dépression, dans les cliniques et cabinets remplis de gens vidés d’énergie, prisonniers et prisonnières d’un régime de temps toujours plus étroit. Avec un air moqueur, le hérisson est toujours déjà dans le sillon lorsque nous y arrivons. Même si nous courons comme un tourbillon – ce que nous faisons en effet – nous ne pourrons jamais gagner la course. Gris·e·s et amaigri·e·s, fatigué·e·s et épuisé·e·s, nous continuons à courir, inconscient que nous avons déjà perdu. Comme le lièvre, nous courrons sans arrêt, avec toute notre force, sur la piste de course éternelle du hérisson.
Toutes les créatures étaient en joie, et le hérisson aussi.
Malléable et flexible, le hérisson peut prendre plusieurs formes, apparaissant dans une panoplie de sphères de nos vies. Ces derniers temps, il s’est présenté à moi à trois occasions.
Première apparition
La première occasion a été la lecture du livre News at Work du chercheur Pablo J. Boczkowski de 2010[ii]. Professeur en communication à l’université Northwestern aux États-Unis, Boczkowski s’intéresse depuis une vingtaine d’années aux changements de pratiques dans les salles de rédaction. Qu’a-t-il à voir avec le hérisson, allez-vous demander ? La réponse est aussi simple qu’inquiétante. La découverte troublante soulignée dans son livre est que, malgré que les journalistes publient de plus en plus d’articles, la diversité du contenu d’information est en déclin. À sa place, une pratique de surveillance et d’imitation des concurrents s’est développée, laissant le travail essentiel de journaliste – parler à des sources et faire des recherches – souvent réduit au strict minimum nécessaire.
Boczkowski n’est ni la première, ni la seule personne à conclure que le travail journalistique subit une métamorphose profonde. Toutefois, son livre décrit avec une intensité qui fait frémir comment les médias ont atteint un niveau de vitesse si extraordinaire que la richesse de perspectives sur notre monde s’effondre de plus en plus. Invisible mais confiant, le hérisson est confortablement assis dans les salles de rédaction. Il y a introduit une culture guidée par la devise « faire plus avec moins » (« doing more with less »)[iii]. En effet, les journalistes du Canada confirment qu’elles et ils ont moins de temps pour la recherche tandis que leurs heures de travail ont augmenté[iv]. Dans la même veine, une étude internationale réalisée dans 32 pays révèle que la raison principale en faveur de l’usage de l’intelligence artificielle dans les salles de rédaction est de « rendre le travail de journaliste plus efficace »[v]. Si le hérisson est capable de faire croire aux journalistes que leur but est l’efficience, sa présence permanente est plutôt préoccupante. Cet état des choses pose la question de la santé du journalisme, notamment comment il peut satisfaire à sa mission sociale et démocratique si le temps pour vérifier soigneusement les informations s’amenuise. Le hérisson ne s’inquiète pas; il regarde par-dessus l’épaule des journalistes, montre du doigt les métriques les plus récentes, les gazouillis fraîchement publiés, les nouvelles apparaissant sur les sites des autres médias. Mais quelle que soit la vitesse à laquelle elles et ils travaillent, les journalistes ne pourront satisfaire aux exigences du hérisson.
Quand le lièvre arriva à l’autre bout du champ, le hérisson lui cria : « Me voilà ! » Le lièvre, tout hors de lui, dit : « Recommençons, courons encore. »
Deuxième apparition
La deuxième occasion est survenue un après-midi pluvieux du mois de mai à Montréal. « Slow Scholarship » était le titre d’un atelier réflexif organisé cette journée-là par deux étudiantes au doctorat en management à HEC Montréal. Face aux pressions de plus en plus élevées sur les chercheur·e·s, le but de l’activité consistait à réfléchir ensemble à une science « lente » ou « ralentie », une sorte de contre-projet à la managérialisation de l’université. L’idée principale du projet tenait au fait que les lois capitalistes influencent de manière croissante la recherche, forçant les scientifiques à « produire » des connaissances le plus vite et efficacement possible. Inspiré·e·s par cette idée, une trentaine de professeur·e·s et étudiant·e·s du programme conjoint de doctorat en administration des quatre universités de Montréal ont échangé pendant trois heures sur leurs expériences et leurs idées pour un monde universitaire plus sain – pour les chercheur·e·s et les étudiant·e·s, mais aussi pour les fruits de leurs travail et leur contribution à la société.
Plusieurs participant·e·s se sont mis·e·s d’accord sur l’existence actuelle d’un double discours : d’un côté, on fait valoir qu’un changement des pratiques académiques serait une idée rafraîchissante (ce que l’intérêt pour une suite à l’atelier semble confirmer); de l’autre côté, on continue à suivre le moule de l’efficience, le même vieux sillon. « Le sentiment de ne jamais être assez », dit une professeure, montre à quel point on a « internalisé une culture toxique », notamment la tendance plutôt destructrice de quantifier la science. Une autre personne ajoute que le nombre d’articles publiés, les montants de financement reçu, le nombre de projets en cours et le nombre d’étudiant·e·s supervisé·e·s sont souvent les indicateurs clés pour mesurer le succès en recherche. En parallèle, les participant·e·s font part de leurs expériences et affirment que de moins en moins de temps est consacré aux conversations spontanées, au soutien mutuel, aux arrêts mentaux pour se poser des questions sur ses pratiques. Dans ce contexte, l’expression « faire plus avec moins » est de nouveau évoquée. Le désir du groupe présent lors de l’atelier est clair : promouvoir une culture universitaire qui encourage des approches novatrices, des projets de recherche audacieux et des points de vue critiques nouveaux. Soulagé·e·s de partager les mêmes inquiétudes, mais tout de même un peu désemparé·e·s par l’évolution du monde dans lequel nous naviguons, nous rentrons à la maison, sous la pluie montréalaise.
Je ne dis pas non, répondit le hérisson ; je suis prêt à continuer tant qu’il te plaira.
Ce ne sont là que deux exemples de milieux où l’on rencontre le hérisson; en fin de compte, il a déjà conquis la plupart de nos espaces de vie. Mais c’est notamment sa troisième apparition qui m’a permis de le saisir dans son entièreté.
Troisième apparition
Sans pour autant prendre la forme d’un hérisson, le phénomène figure comme objet principal du livre Aliénation et accélération de Hartmut Rosa[vi], sociologue allemand et maître à penser d’une théorie critique nouvelle, paru pour la première fois en 2010. Si nous n’arrivons pas à donner un nom au phénomène qui accompagne – voire façonne – notre vie, Hartmut Rosa le fait pour nous : il l’appelle « accélération sociale ». Selon Rosa, le hérisson incarne ainsi la quintessence de la « modernité tardive ». Il serait ainsi né du cadre tripartite de l’accélération technique (nouveaux moyens de communication, de transport et de production), de l’accélération du changement social (transformation de la société à des intervalles plus courts) et de l’accélération de la vitesse de la vie. Basé sur ces trois développements parallèles, le sociologue définit l’accélération sociale comme l’« augmentation des taux d’obsolescence de la fiabilité des expériences et des attentes »[vii]. Il nomme deux moteurs pour ce développement : le moteur social, représentant l’esprit compétitif de l’économie capitaliste que l’on trouve presque partout – de la politique à la science et aux arts – ainsi que le moteur culturel, représentant la « promesse de l’éternité » qui nous incite à exploiter la vie terrestre au maximum. Ces phénomènes ne sont pas entièrement nouveaux; notre hérisson n’est pas aussi jeune qu’on pourrait le penser. Rosa explique qu’il accompagne nos sociétés depuis longtemps, mais qu’il est devenu plus gros et plus possessif au cours des dernières décennies.
Une nouvelle dynamique s’y est ajoutée sous la forme d’un paradoxe. Selon le chercheur, les nouvelles techniques qui sont censées nous aider à gagner du temps débouchent sur une « explosion des options du monde »[viii]. Ce qui semble être la réalisation d’un vieux rêve de l’humanité (toutes les options à portée de main!) devient cependant une chimère, un cul-de-sac qui conduit l’humain-lièvre à la course éternelle. Rosa cite une idée clé du philosophe Hans Blumenberg pour expliquer ce dilemme : il y a un énorme écart entre le temps universel perçu et le temps de vie individuel. Le temps universel, c’est le hérisson ; le temps de vie, c’est le lièvre. Le temps universel nous trompe constamment; il y a toujours plus d’options que ce que l’on peut en vivre dans une seule vie, mais nous avons du mal à l’accepter. Au contraire, l’accélération du temps apparaît comme une solution miracle à ce dilemme : nous essayons de vivre plus vite afin de multiplier la somme de nos expériences. Comme les deux exemples cités plus haut l’illustrent, nous compressons nos tâches à accomplir à l’intérieur de périodes temporelles de plus en plus courtes, avec de moins en moins de temps libre entre elles, dans le but ultime de rendre tout encore plus efficient. Voilà le cœur du problème : la recherche de l’efficience totale ne peut multiplier ni notre bonheur de vie, ni notre valeur en tant que membre de la société. Cette prise de conscience (ou le refoulement de celle-ci) plonge de nombreuses personnes dans la dépression ou l’épuisement totale. Comme le lièvre, nous courons le risque d’ajouter continuellement un tour de course après l’autre, jusqu’à à en mourir. Voulons-nous nous rendre jusqu’à la soixante-quatorzième ronde ?
Se débarrasser de son costume de lièvre
Les trois apparitions du hérisson peuvent être vues à la fois comme une révélation et une source de frustration, précisément parce qu’elles montrent que nous semblons nous accommoder de notre costume de lièvre en sachant indirectement qu’il s’agit plutôt d’une camisole de force. Sentez-vous la présence du hérisson lors de la lecture de sa mini-biographie ? Quelle est la solution si nous ne pouvons pas gagner la course contre lui ? Y en a-t-il une ? Que pouvons-nous faire pour nous débarrasser de notre costume de lièvre ?
Pour étancher notre soif du temps – ou plutôt notre soif de vaincre le temps –, il ne sera pas suffisant de demander au hérisson de nous en fournir davantage[ix] ou de lire des guides sur la « gestion du temps » qui, ironiquement, nous proposent même d’augmenter encore plus notre rendement par unité de temps, comme l’écrivait Hartmut Rosa en 2010[x]. Que devons-nous « gérer » en fait ? Le hérisson craindra plutôt un mouvement collectif ou une transformation à l’échelle politique et institutionnelle. Aller au-delà du niveau individuel était l’une des conclusions de l’atelier sur la science lente, qui résonne avec le point de vue de Rosa lorsqu’il affirme que le phénomène de l’accélération est profondément ancré dans nos structures sociétales[xi]. On peut déjà voir émerger les premiers indices de réflexions qui naissent, de contre-tendances qui se consolident, de théories qui se forment. Un véritable changement sociétal et culturel semble pourtant loin, car pour cela nous devrions toutes et tous d’abord admettre l’existence du hérisson. Plus encore, selon le sociologue, il faudra admettre que notre rôle de lièvre et les normes temporelles sous-jacentes ne sont pas des phénomènes donnés, mais « socialement construits et politiquement négociables »[xii]. Cette prise de conscience nécessite une conversation publique ouverte et honnête afin de donner un nom, une forme, une couleur, un ton et une âme au phénomène épineux de la modernité tardive et de la vie contemporaine qui est la nôtre.
[6] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013.
[7]Ibid., p. 23 (traduit de l’allemand par l’autrice)
[8]Ibid., p. 41 (traduit de l’allemand par l’autrice)
[9] Maggie Berg et Barbara K. Seeber, The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy. University of Toronto Press, 2016.
[10] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013, p. 50 (traduit de l’allemand par l’autrice)
[12] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013, p. 83 (traduit de l’allemand par l’autrice)
Animée d’une insatiable curiosité, je nourris depuis mes jeunes années une passion pour les voyages. Enfant, j’adorais prendre le train et ne craignais pas de monter dans un avion. Adolescente, j’ai développé une affection toute particulière pour les gares et aéroports, ces espaces de transit où le monde entier se croise, se rencontre, se retrouve, s’enlace, se quitte. Je rêvais déjà de visiter toutes les villes qui apparaissaient sur les panneaux d’affichage des départs. Je m’imaginais aux quatre coins du globe à arpenter tous les chemins, goûter toutes les cuisines, parler toutes les langues. Contrairement à d’autres jeunes de mon âge, je n’aspirais pas à voyager avec ma famille ou ma bande de copines. Ce qui me faisait rêver, c’était de partir seule à l’aventure comme l’avait fait mon père et dont les récits que j’écoutais avec délectation, forçaient mon admiration. Inspirée par des emblèmes de la culture pop des années 1990 – notamment l’hypersexualisée et souvent décriée héroïne de Tomb Raider, Lara Croft –, la figure de la voyageuse solitaire me fascinait ; une représentation de la féminité d’autant plus captivante qu’elle conteste la mainmise des hommes sur le voyage. L’histoire occidentale du voyage est en effet saturée d’hommes (cisgenres, valides et blancs) et de chroniques qui participent à la glorification de l’hypermasculinité, de la conquête, de la violence. Symbole par excellence de l’autonomie et de l’indépendance, la mobilité est une prérogative historiquement réservée aux hommes.
En prenant la route, les voyageuses contestent – matériellement et symboliquement – l’association des femmes à la domesticité et la stabilité sociale ; association qui trouve son expression dans les rôles de mère, de compagne ou de pourvoyeuse de soins que leur assigne le système hétéropatriarcal. Moment à la fois dans les structures sociales et en dehors de celles-ci, le voyage s’inscrit dans un double processus de formation et d’affirmation identitaires. Il constitue une stratégie de résistance au patriarcat ; l’occasion de négocier les termes de nos identités, de revendiquer notre agentivité, de « faire » genre différemment. Partir seule offre l’opportunité de (re)définir notre subjectivité, d’expérimenter de nouvelles manières d’être par et dans le monde.
Depuis l’enfance, nos proches, l’école ou encore les médias nous soutiennent que « la rue » est dangereuse : en sortant (seules) de chez elles, les femmes – auxquelles la société prête volontiers une forme innée de vulnérabilité – courraient le risque d’être (sexuellement/physiquement) agressées. Dans un mouvement pervers d’une rare efficacité, ce discours de la peur permet de tenir les femmes victimes d’agressions responsables des sévices qu’elles ont subi (« si elle avait fait attention… si elle était restée chez elle… si elle n’était pas sortie tard le soir… rien de tout cela ne lui serait arrivée ») tout en normalisant une vision romantisée, quasi chevaleresque, de la nécessaire « protection » masculine de toutes les femmes (qui ne seraient en sécurité qu’aux côtés d’un homme). La récurrente question « mais n’as-tu pas peur de voyager seule ? » s’inscrit précisément dans cette rhétorique du danger. Or on peut s’interroger : courrons-nous réellement plus de risques en voyageant qu’en restant à la maison ? Les actes de violences domestiques, qui ont explosé lors du premier confinement en 2020, nous poussent à en douter.
Comme mon expérience et mes échanges avec d’autres femmes l’ont souvent mis en lumière, les stratégies que nous déployons chacune pour négocier notre présence et assurer notre sécurité dans l’espace public partagent de fortes similitudes, et ce, indépendamment de notre localisation géographique : « Je ne pense pas prendre plus de risques en sortant tard le soir à Paris qu’en voyageant solo… Il faut être prudente partout sans pour autant devenir parano » m’expliquait une backpackeuse expérimentée rencontrée au Mexique. Mobilisées quotidiennement depuis nos jeunes années, ces tactiques défensives sont tellement ancrées dans notre corporalité et notre (sub)conscience (individuelle et collective) qu’elles deviennent naturelles, instinctives, automatiques. Sans minimiser la prudence que nécessite une telle entreprise, voyager seule permet alors de déconstruire les perceptions raciste et classiste du monde dont on nous abreuve et qui maintiennent les femmes « à leur place » – dans l’enceinte supposément sécurisée du foyer – tout en invisibilisant les violences conjugales (pourtant majoritaires) dont elles sont victimes. En effet, s’il m’est arrivée de faire l’objet de fétichisations et de curiosités parfois malsaines de la part d’inconnus malintentionnés, mes voyages ont surtout été l’occasion de rencontres bouleversantes avec des hommes et des femmes, de discussions passionnantes, d’élans d’entraide, de compassion et de générosité.
La mobilité féminine est une histoire de luttes, de rapports de force et de privilèges, y compris entre femmes. Avant de conclure il me paraît donc important de me situer dans les relations de pouvoir en tant que femme blanche, cisgenre, valide et issue de la classe moyenne. Une posture à la croisée de systèmes de domination – de mon affiliation (auto)perçue à la blanchité à ma cisidentité – qui m’a garantie une certaine (bien qu’imparfaite) liberté de mouvements, particulièrement face à la police aux frontières (coutumière des contrôles au fasciés et actes d’intimidation). Une mobilité et un rapport à la spatialité privilégiés dont les femmes racisées, en situation de handicap ou les personnes transgenres sont encore régulièrement et injustement privées.
Les femmes ont toujours voyagé et continuent de le faire de manière croissante, en témoigne la récente explosion de groupes Facebook et autres blogs dédiés aux vagabondes et autres backpackeuses solitaires (le groupe Facebook « We are backpackeuses ! » comptabilise aujourd’hui plus de 140 000 membres). Partir seule ne signifie pourtant pas être seule. Le voyage est une expérience dynamique, émancipatrice, en constante tension entre l’exploration de soi et la découverte de l’autre. S’il n’existe malheureusement pas en dehors des systèmes d’oppression (le patriarcat comme le racisme ou le validisme ne connaissent pas de frontière), le voyage offre la possibilité de faire sens de notre corporalité dans le monde. Au-delà de sa stricte matérialité, le voyage s’apparente à une pratique subversive de réappropriation de l’espace, une « géographie des possibles » qui nous offre l’opportunité d’innover, de nous réinventer, de (re)prendre le contrôle.
Mieko Tarrius
Doctorat en géographie, études urbaines et environnementales