par Kharoll-Ann Souffrant | Mar 8, 2020 | Entrevues
Cet article est paru dans notre recueil diversalité, en vente sur notre boutique en ligne et dans plusieurs librairies indépendantes.
Depuis plusieurs décennies, le concept d’intersectionnalité gagne en popularité dans divers milieux notamment dans des organismes gouvernementaux ou communautaires. Il est devenu incontournable notamment dans le champ de l’intervention sociale, dans les études féministes et de genre, de même que dans l’intervention sociale féministe. L’intersectionnalité est aujourd’hui considérée comme une théorie, une méthodologie, un paradigme ainsi qu’un cadre d’analyse. Cette approche fait désormais partie de mémoires à l’intention de gouvernements dans le but d’inciter ces derniers à prendre en considération une plus grande diversité de perspectives et de faire preuve d’inclusivité dans la mise en œuvre de politiques publiques et sociales. Aujourd’hui, pour plusieurs, l’intersectionnalité est un concept théorique difficile à appliquer sur le terrain. Pour d’autres, il s’agirait d’un mot fourre-tout qu’on a vidé de son essence et de sa signification profonde.
Pour cet entretien, j’ai été inspirée par la recherche ayant été publiée par Christine Corbeil, professeure associée à l’École de travail social de l’UQAM et ses collaboratrices en 2017. Cette recherche portait sur la résonnance du concept d’intersectionnalité dans les maisons d’hébergement pour femmes du Québec. Plus précisément, elle visait à mieux comprendre de quelle façon s’articule et se manifeste l’intersectionnalité dans le discours d’intervenantes et de directrices de maisons d’hébergement pour femmes ainsi que dans les pratiques d’interventions féministes. Je suis donc allée à la rencontre de Marlihan Lopez du Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte aux agressions à caractère sexuel (RQCALACS).1L’objectif était d’avoir son avis sur la pertinence du concept d’intersectionnalité pour les interventions réalisées auprès de femmes ayant été agressées sexuellement dans les CALACS.
Marlihan Lopez est une militante afro-féministe qui œuvre dans les domaines de l’organisation communautaire, de la recherche et du mouvement féministe au Québec. Actuellement, elle est agente de liaison au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS). Son mandat est d’accompagner les Centres dans une réflexion sur leur capacité à inclure et adapter leurs pratiques à la diversité des femmes afin de mieux structurer l’intervention féministe intersectionnelle. Elle est également vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec, et s’occupe des pratiques solidaires et anti-oppressives au sein du mouvement des femmes et de la lutte contre les différents types de discriminations. Sa militance au sein du mouvement féministe se base sur l’importance de transformer ce « Nous, les femmes » vers un « Nous » inclusif, pluriel et solidaire. Nous l’avons rencontrée afin de connaître son point de vue quant à la pertinence de l’intersectionnalité dans l’intervention sociale.
Comment définiriez-vous l’intersectionnalité à ceux et celles qui ne connaissent pas le concept?
Dans le cadre de mon travail au CALACS, je conçois l’intersectionnalité par rapport aux violences sexuelles d’une façon précise. Quand on dit qu’on vise à avoir une approche féministe intersectionnelle, c’est qu’on cherche à s’attarder à des enjeux qui se trouvent dans les marges. Souvent, quand on aborde la problématique de la violence sexuelle, on l’aborde de manière générale en déconstruisant les mythes et les préjugés sexistes, par exemple. On n’aborde pas d’emblée les enjeux qui souvent sont effacés de cette conversation. Quand on aborde la question des violences sexuelles, surtout dans une perspective féministe calacsienne, c’est, oui, les violences sexuelles faites aux femmes (parce qu’elles sont davantage victimes de ces violences), mais on cherche à voir au-delà du fait que la violence sexuelle est une manifestation du patriarcat. On veut considérer d’autres systèmes d’oppression. Le racisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme peuvent aussi faire en sorte que certains groupes de femmes vont être davantage vulnérables aux violences sexuelles. Donc, en tant qu’organisation, nous travaillons afin de porter une attention au croisement de ces systèmes d’oppression afin de ne pas uniquement se focaliser sur le patriarcat. Nous nous sommes engagées en ce sens.
De quelles façons les CALACS implantent-ils le paradigme de l’intersectionnalité dans leurs interventions auprès des survivantes d’agression sexuelle?
D’une part, on a trois volets d’action dans les CALACS : la prévention, les services d’aide directe et la défense des droits. J’accompagne les CALACS dans le but de développer des stratégies et des actions favorisant l’application de l’intersectionnalité dans ces trois volets.
Plus concrètement, ce que cela veut dire est que par exemple, sur le plan de la prévention, il faudrait aborder de façon systémique la question de la violence sexuelle. Quand il est question de vulnérabilité, on cherche à ne pas occulter la question des systèmes d’oppression. On perçoit la violence sexuelle comme une violence qui est systémique et qui est le produit, la manifestation et la conséquence de plusieurs systèmes d’oppression. Lorsqu’on fait de la prévention, on veut aborder ces rapports sociaux de domination (par exemple le capacitisme, le racisme, l’homophobie, etc.). Bien qu’il soit important de nommer les rapports inégaux entre les hommes et les femmes et de voir l’agression à caractère sexuel comme étant un acte de domination, d’abus de pouvoir, de violence, principalement commise envers les femmes, nous sommes également conscientes que plusieurs rapports de domination se chevauchent dans le contexte des violences sexuelles. Ces rapports sociaux de domination vont faire en sorte que certaines femmes se trouvent dans des contextes où les risques d’agressions sexuelles sont plus élevés. Quand on parle d’hypersexualisation, on va essayer de mettre en lumière certaines dynamiques qui affectent les femmes noires par exemple. Quand on parle de consentement, on va aussi chercher à mettre en lumière des enjeux qui souvent sont en marge et qu’on n’aborde pas assez souvent, comme l’asexualisation des femmes en situation de handicap et les enjeux entourant le consentement. C’est comme ça qu’on essaie de respecter notre engagement vis-à-vis cette approche dans nos services de prévention.
En ce qui concerne les services d’aide directe, on travaille sur des mesures d’inclusion. Il y a, pour plusieurs raisons, des populations sous-desservies de manière générale et aussi en ce qui a trait à l’accès aux ressources pour les victimes de violences sexuelles. Il y a l’enjeu de l’accessibilité universelle. L’accessibilité universielle c’est la prise en compte des limitations de personnes ayant des handicaps, peu importe leur nature, afin qu’elles puissent accéder de manière équitable à des services auxquels elles ont droit. Par exemple, faute de moyens financiers, les CALACS ne sont pas accessibles à toutes de manière physique (notamment l’accès à certains bâtiments est impossible pour une personne en chaise roulante). On va aussi regarder la flexibilité de nos interventions, dans le sens qu’il existe des barrières (la langue, les horaires, les approches, etc.). Il y a beaucoup d’enjeux qui font en sorte qu’une femme n’a pas le même accès à des services d’aide qu’une autre. Au niveau du dévoilement, il y a certains groupes de femmes qui vont faire face à davantage de barrières dans leurs tentatives de révéler la violence vécue. Par exemple, il y a les barrières au dévoilement qui peuvent avoir un impact sur des femmes autochtones et noires, notamment dans un contexte où il y a un historique de colonisation et de violence étatique. Les femmes autochtones ou noires ayant vécu une agression sexuelle peuvent être plus méfiantes de la police en raison de l’historique de violence étatique qui persiste envers leurs communautés. Elles peuvent être beaucoup moins enclines à dénoncer une agression à la police. Il faut avoir une flexibilité là-dessus, il faut des interventions qui soient culturellement sécuritaires.
Par ailleurs, je travaille avec des CALACS afin d’inclure des femmes de la diversité sexuelle et des femmes trans dans nos services. Il y a des femmes qui appartiennent aux groupes LGBTQIA+ qui vivent aussi des violences sexuelles. Nous savons que les femmes trans ont des taux de victimisation élevés. Pourtant, elles font face à de nombreuses barrières dans l’accès aux services. On a comme objectif d’avoir des interventions inclusives et accessibles à toutes les femmes qui veulent avoir des services. J’accompagne des CALACS pour que l’intervention et la prévention tiennent compte des réalités et des besoins des femmes de la communauté LGBTQIA+.
Concernant la défense des droits, notre troisième volet, au moment de faire de la représentation politique ou dans nos évènements, on collabore avec des organismes représentant des victimes ayant des expériences qui souvent ne sont pas visibles dans les médias. Par exemple, on a développé, à long-terme, des alliances et des partenariats avec des organismes qui représentent une plus grande diversité de femmes. Dans le RQCALACS, on a un comité-conseil qui regroupe une dizaine d’organismes de femmes ou des organismes qui ont un volet « femme » en leur sein. Par exemple, Femmes autochtones du Québec, Action des femmes handicapées de Montréal, le Conseil québécois LGBT, Native Women’s Shelter of Montreal, DisAbled Women Network of Canada et d’autres. On travaille aussi avec des organismes comme le Mouvement contre le viol et l’inceste, la Table de concertation des réfugiés et des immigrants, le Conseil québécois LGBT, le Réseau des lesbiennes du Québec, etc. On travaille avec ces organismes pour pouvoir articuler un discours qui soit plus inclusif de toute la diversité des expériences en matière de violences sexuelles, mais aussi pour pouvoir avoir des revendications qui jettent un éclairage sur ces enjeux-là.
C’est comme ça qu’on vise à respecter notre engagement d’appliquer l’intersectionnalité dans nos trois volets d’actions.
Quels sont les avantages de l’implantation d’une approche intersectionnelle dans les interventions des CALACS? Quels en sont les bénéfices?
La plupart des résistances proviennent du fait que certain∙e∙s croient que l’intersectionnalité est un agenda identitaire par rapport au féminisme. Certain∙e∙s pensent que ça divise le féminisme. Mais ce n’est pas ça. C’est plutôt qu’on ne peut pas s’attarder sur la violence faite aux femmes en ayant une analyse qui se limite au patriarcat et au sexisme. Ce n’est pas uniquement ce système d’oppression qui affecte les femmes. On ne peut pas s’attaquer à la violence sexuelle comme si c’était une lutte unique, comme le disait Audre Lorde, une auteure afro-américaine. Comme j’ai dit plus tôt, il y a plusieurs systèmes d’oppression qui s’entrecroisent. Cela a comme conséquence la violence sexuelle, mais aussi d’autres formes de violence. Dans l’intervention et la lutte aux violences sexuelles, c’est important d’avoir une approche intersectionnelle qui va vraiment être efficace pour rejoindre davantage de victimes.
Quels sont les obstacles à l’implantation de l’intersectionnalité dans les CALACS?
C’est sûr que sur le plan de la prévention, on travaille avec les partenaires que j’ai nommés précédemment. Concernant les services d’aide directe qui visent les jeunes filles et les femmes, le contexte d’austérité est un enjeu. Nos ressources sont limitées, mais il faut des ressources financières pour implanter l’intersectionnalité. Par exemple, ça peut être le fait de former et embaucher une interprète dans le cas des femmes qui ne maîtrisent pas le français ou l’anglais ou qui maîtrisent uniquement une des deux langues. Il y a certaines femmes qui ont besoin d’un plus grand accompagnement, par exemple avec leur dossier d’immigration. Ça prend des formations pour mieux comprendre le parcours migratoire. Souvent, dans le contexte d’austérité, on n’a pas accès à ces ressources-là. Il y a plusieurs CALACS qui ont des listes d’attente aussi, parce qu’on reçoit beaucoup de demandes au quotidien. En plus, il faut qu’on se penche sur le fait qu’il y a encore beaucoup de femmes qui n’ont pas accès à des services. Je pense par exemple au Nord-du-Québec, où il existe un vide dans les services en matière de violence sexuelle. Les CALACS situés en région éloignée font face à un manque de ressources. Dans ces régions-là, les intervenantes des CALACS doivent parcourir de grandes distances avec très peu de moyens. Un autre enjeu est la représentativité. Les CALACS essaient de mettre en place des mesures pour pouvoir avoir des intervenantes qui appartiennent à différentes communautés pour assurer une plus grande diversité dans la représentation autant des équipes de travail que des conseils d’administration (les collectives). Mais parfois, ce n’est pas facile de rejoindre ces communautés. Il y a des enjeux de diversité sur plusieurs plans.
Quelles sont vos revendications pour de meilleures politiques publiques qui prennent en compte l’intersectionnalité?
Il faut se rappeler qu’il y a des populations qui sont moins desservies que d’autres tant en prévention, en services d’aide directe ou en défense des droits en raison du sous-financement des CALACS. Il y a une iniquité et une inégalité par rapport à l’accès. C’est quelque chose sur quoi on travaille comme organisation. Mais il faut qu’il y ait un engagement du gouvernement à favoriser la création de ressources dans les zones qui sont mal desservies en aide directe ou qui n’ont pas de programmes de prévention de manière générale. Il faut également consolider les ressources qui existent déjà. Les CALACS déjà sur pied revendiquent aussi une augmentation du financement à la mission. Souvent, on n’a pas assez de ressources pour répondre à la demande. Si on veut continuer à lutter de manière efficace contre les violences sexuelles, ça nécessite un engagement du gouvernement à augmenter le financement de manière globale et non uniquement par projet. Les gouvernements précédents ont beaucoup misé sur le financement ponctuel. Ça prend vraiment une hausse du financement à la mission pour contrer les violences sexuelles.
1 Au moment de la publication, Marilhan Lopez n’était plus employée au RQCALACS. Elle est aujourd’hui vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec.
par Catherine Paquette, Alec White | Fév 6, 2020 | Entrevues
Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas auront finalement crié assez fort : le milieu de l’humour est en train de se rallier, lentement mais sûrement, à leur mouvement de lutte contre les violences sexuelles nommé Pour les prochaines. Alors que les deux humoristes tentent depuis le mois de mai d’ouvrir la discussion au sujet de la culture du viol en humour, voilà quede gros joueurs de l’industrie joignent leurs forces. Trajectoire d’un mouvement qui s’attaque « à un véritable monstre ».
Tout a commencé au printemps 2019, en plein cœur d’une controverse déclenchée par l’envoi massif d’une liste noire par un groupe appelé Les Anonymes. La liste, en deux parties, révélait des noms d’individus ainsi que des « comportements problématiques ». Alors que plusieurs ont crié à la diffamation, Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas y ont vu un cri de détresse de la part de leurs collègues féminines tentant de dénoncer des gestes et agressions. Les jeunes femmes ont pris leur courage à deux mains et ont rédigé le manifeste de Pour les prochaines, qu’elles ont présenté en conférence de presse. Leur objectif? Rassembler le milieu de l’humour dans la recherche de solutions et la mise en place de ressources tant pour les victimes que pour les agresseurs. Les solutions proposées vont de la formation aux suivis psychologiques à la création de plateformes de discussions, en passant par la mise en place de protocoles de dénonciation clairs dans les milieux de travail.
Après six mois d’efforts, de réflexion et de représentations auprès de l’École nationale de l’humour, de l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH) et de Juste pour rire, le lancement officiel de Pour les prochaines a finalement eu lieu le 25 novembre dernier. Rassemblé au Groove Nation, sur le Plateau-Mont-Royal, un public majoritairement féminin a assisté à un panel de discussion faisant le point sur la situation des violences sexuelles dans le milieu de l’humour et de la culture, ainsi qu’à un cabaret humoristique avec six artistes invité·e·s. Toutes ces activités se sont d’ailleurs déroulées lors de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
« On est vraiment très heureuses de vous voir ici ce soir, parce que le soutien se fait frileux, et les contrecoups font mal, mais c’est de bonne guerre, la violence et les contrecoups font croire que l’on est en train de combattre quelque chose de réel », a déclaré Audrey-Anne Dugas. Depuis la conférence de presse, les deux humoristes affirment sentir une méfiance à leur égard et avoir essuyé plusieurs refus lorsqu’elles tentaient de se produire en spectacle.
La salle presque comble et la présence de docteure Christelle Paré sur le panel, première agente de recherche embauchée par le groupe Juste pour rire, laissaient croire que le sujet est pris au sérieux par les plus gros joueurs de l’industrie, et qu’elles ne sont plus seules à dénoncer les violences sexuelles. Selon une étude réalisée par docteure Paré, en collaboration avec l’Université Carleton et le Groupe de recherche sur l’industrie de l’humour, 52 % des femmes humoristes disent avoir été victimes de gestes à caractère désobligeant de nature sexuelle dans leur milieu de travail, et 78 % disent avoir été victime de paroles à caractère désobligeant de nature sexuelle1. Les perceptions des hommes et des femmes recueillies lors de cette étude montrent que ce milieu de travail est toujours traversé de stéréotypes prononcés, ce qui fait en sorte que les femmes humoristes sont soumises à davantage de pression. « Quand j’ai fait ma thèse sur le milieu de l’humour québécois en 2011-2012, il y avait encore des gestionnaires de salles qui me disaient qu’une femme n’est pas aussi drôle qu’un homme, qu’une femme devrait vouloir se faire séduire par l’humour d’un homme et pas le contraire », a souligné la chercheuse.
Christelle Paré était accompagnée sur scène de Michaël Lessard, avocat spécialisé en droit des victimes de harcèlement sexuel, et de la chorégraphe Geneviève C. Ferron, qui a dénoncé à maintes reprises les rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans le milieu de la danse. Le panel était animé par Mélanie Lemay, cofondatrice de Québec contre les violences sexuelles, qui a souligné le courage de toutes celles qui dénoncent leurs agresseurs dans le milieu de l’humour. Selon les panélistes, ce milieu est particulier puisque la hiérarchie, la popularité et la réputation y sont des valeurs importantes alors que les humoristes y ont le statut de travailleur·euse·s autonomes. « Il y a un rapport de force qui vient prévenir la dénonciation. Souvent, les personnes qui commettent les gestes sont en position de pouvoir, et c’est d’autant plus concret dans une industrie avec autant de travailleur·euse·s autonomes », a expliqué l’avocat. Par ailleurs, pour Me Lessard, « l’humour tombe dans des creux juridiques : parce qu’il existe des mesures où dans d’autres milieux de travail, si tu es victime d’un acte criminel, tu as droit à 26 semaines de congé. Mais ça, ça n’a aucun sens dans le milieu culturel, prendre 26 semaines de congé de la scène. »
Il a en effet été ardu de convaincre différentes institutions de la spécificité du problème dans le milieu de l’humour puisque plusieurs ressources sont déjà en place pour lutter contre le harcèlement sexuel au Québec. « On a passé les derniers mois à se questionner beaucoup, à se demander il était où le problème, parce que les institutions nous disent avoir des ressources, mais les victimes se sentent quand même démunies et sans recours » a expliqué la porte-parole, Catherine Thomas. Les porte-paroles disent avoir recueilli des dizaines de témoignages à la suite de leur conférence de presse, les poussant à redoubler d’efforts pour sensibiliser leurs collègues humoristes et gestionnaires.
Dans le milieu, au moment de la sortie de Pour les prochaines, les camps étaient divisés. D’un côté, « tout le monde qui a une carrière ne veut pas s’embarquer là-dedans. Et tous les gens avec des comportements problématiques se sont « hyperbackés » entre eux. C’est souvent des personnes avec des carrières. Ça fait juste mettre en relief à quel point la culture du viol est une culture toxique », explique Catherine Thomas. D’un autre côté, Mélanie Lemay note qu’« il y a beaucoup de personnes à qui on a parlé dans le milieu qui sont très intéressées à s’impliquer, mais qui craignent aussi toutes les réactions ».
« Gangrené par la culture du viol »
Maintenant que plusieurs partenaires ont dit reconnaître la spécificité du problème, Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas se font plus conciliantes. Mais lors d’une première entrevue avec L’Esprit Libre, les porte-paroles de Pour les prochaines ne mâchaient pas leurs mots en affirmant que le milieu de l’humour québécois était « gangrené par la culture du viol »2. Selon elles, cette culture fait en sorte que les violences sexuelles se trouvent trop souvent banalisées par le milieu de l’humour québécois. S’exprimant de diverses manières, elles se glissent insidieusement dans le quotidien des professionnel·le·s du milieu, qu’ils ou elles travaillent sur scène, en coulisse, voir même dans la salle auprès des spectateurs et spectatrices. Le problème est omniprésent et dépasse le milieu de l’humour, reconnaissent-elles, mais il prend une couleur spécifique sur scène et en coulisse.
« Ce que je trouve différent avec le milieu de l’humour, c’est que l’individu est non seulement un individu, mais une entreprise aussi. Donc il y a vraiment beaucoup de gens qui ont intérêt à faire en sorte que cette personne conserve son image du bon gars, du gars drôle. […] Les inconduites sexuelles, c’est une affaire de pouvoir, et dans le milieu de l’humour, la hiérarchie et le pouvoir, c’est excessivement clair. T’es populaire, t’as de l’argent, t’as fait tel show, t’as pas fait tel show. C’est hyper, hyper hiérarchisé », témoigne Catherine Thomas.
Selon les deux humoristes, le milieu professionnel humoristique lui-même a évolué sur des bases permettant d’instaurer des climats de travail désagréables pour certaines femmes. À ce sujet,, Audrey-Yanne Dugasrappelle toute la controverse autour du festival Juste pour rire, créé en 1983 : « L’humour sexiste, c’est tellement présent au Québec. En quelque part, qui a bâti l’industrie de l’humour au Québec? C’est Gilbert Rozon. Et y’avait pas juste lui. Autour de lui, y’a eu tous ses buddys qui ont fait en sorte que c’était ça, l’humour. Même à l’École [nationale de l’humour], ils continuent de faire entrer des individus problématiques. » (NDLR: une première version de cet article attribuait cette citation à Catherine Thomas, alors qu’elle est de Audrey-Yanne Dugas)
Mais il n’y a pas que les blagues sexistes. Pour les prochaines s’inspire en partie de la liste de comportements dénoncés par Les Anonymes pour dresser le portrait du problème qui se construit depuis les débuts de l’industrie de l’humour : effleurements et attouchement non désirés, manipulation dans l’optique d’obtenir des faveurs sexuelles, sollicitation de photos nues, campagnes de salissage, agressions et harcèlement, violences envers des travailleuses du sexe. Le « monstre » auquel s’attaque Pour les prochaines fait bien des ravages, décourageant par ailleurs plusieurs femmes de persister dans le milieu, soulignent les deux instigatrices du mouvement.
Par ailleurs, deux ans après son avènement, le mouvement « Moi aussi » est loin d’avoir réglé les choses, confirment-elles. C’est plutôt un « déplacement vers d’autres victimes » qui se serait effectué. Plutôt que de s’adresser aux humoristes bien établies, les agresseurs viseraient désormais les plus jeunes, ou les membres d’équipes situées plus bas dans la « hiérarchie » de l’humour, telles que les « filles à la porte », constatent Thomas et Dugas.
Réponse collective à un problème systémique
Pour les prochaines appelle à des actions concrètes afin de mieux protéger les personnes qui souhaitent faire un signalement d’agression sexuelle, en plus de désamorcer le système dans lequel les violences sexuelles sont choses du quotidien. Le cœur de leur demande : que le respect envers les femmes humoristes soit inscrit dans « l’éthique humoristique » et que les ressources mises en place protègent les personnes, hommes ou femmes, qui dénoncent des gestes. Pour s’attaquer au problème, elles ont fait appel à la spécialiste Mélanie Lemay, cofondatrice de « Québec contre les violences sexuelles ».
« Il y a des gens aussi qui sont autour, qui sont témoins, je pense à des agent·e·s, à des personnes qui sont sur place pour observer et qui connaissent le comportement des personnes qu’elles et ils côtoient, et donc ça prend aussi des gens qui ont plus de leviers pour dévoiler, parce que ça ne doit pas toujours tomber sur les épaules de la victime », souligne-t-elle.
Mélanie Lemay renchérit en entrevue avec L’Esprit Libre : « Les agressions sexuelles, ça se construit. Ça commence par un climat social. Donc on doit déconstruire un peu la culture qui est autour. Et c’est certain que quelque part, ça doit s’imbriquer aussi dans les espaces qui produisent cette violence-là. » Ainsi, c’est souvent lors des après-show, dans des lieux ou des moments parallèles à la scène qu’ont lieu les comportements problématiques, comme dans les loges, les bars, voire dans un véhicule pour se rendre sur les lieux d’un spectacle : « Si tu te fais pogner les seins dans une loge, si tu fais deux heures de route avec quelqu’un qui met sa main sur ta cuisse, qu’est-ce tu fais? » se demande Audrey-Anne Dugas. Ces gestes qui peuvent sembler minimes en apparence laissent des marques et placent la victime dans une situation où la dénonciation peut être « très compliquée », démontre-t-elle.
Les panélistes rassemblé·e·s au Groove Nation le 25 novembre ont aussi souligné que l’ensemble des représentant·e·s du milieu doivent s’y mettre afin de pouvoir intervenir en cas de comportements problématiques, mais également pour désamorcer cette culture sexiste. « C’est un problème collectif. Si on est tout seul à porter le ballon, on va pas le porter longtemps. C’est une responsabilité partagée de l’industrie. […] [Juste pour rire] a des artistes partout, sur toutes les scènes, c’est difficile d’avoir le contrôle sur tout ce qui se passe, donc si tout le monde ne travaille pas, il va rester des failles », a souligné Christelle Paré. Son embauche est d’ailleurs un signe que l’entreprise est en train de changer, après des mois de controverses au sujet de son ex-président Gilbert Rozon, dont le procès pour viol et attentat à la pudeur débutera en 2020.
Des outils déjà en place?
La directrice de l’École nationale de l’humour, Louise Richer, dit avoir constaté de nombreux malaises depuis que Gilbert Rozon a quitté Juste pour rire, en octobre 2017. Bien qu’elle n’ait pas pu assister au premier évènement de Pour les prochaines, elle se dit tout à fait consciente du problème, et souligne avoir « hâte » d’avoir une conversation au sujet des violences sexuelles. « Pour les prochaines montre que le problème est loin d’être contenu, et qu’on doit se demander quelles sont les meilleures actions à favoriser. D’abord, et ce qui est extrêmement important pour moi, c’est qu’il faut avoir le sentiment que l’École [nationale de l’humour] est un lieu sécurisé où les gens vont se sentir à l’aise d’aller parler de ce qui se passe, ou capables de le gérer. […] Je veux m’assurer que la conversation soit perçue comme étant possible et soit valorisée dans l’espace où nous sommes », a-t-elle expliqué à L’Esprit Libre.
L’École nationale de l’humour s’est par ailleurs dotée d’une nouvelle Politique visant à prévenir et combattre les violences sexuelles3 au mois d’août, en prévision de la rentrée scolaire 2019, conformément à la révision de la Loi sur les normes du travail québécoise qui exige que toute entreprise se dote d’une politique de prévention du harcèlement. La Politique stipule que toute plainte sera reçue par l’ombudsperson de l’École et détaille le type de soutien à offrir et de sanctions à prendre ainsi que des mesures pour prévenir les représailles.
L’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH) s’est aussi déclarée ouverte à la discussion. Cette dernière a rejoint tou·te·s ses membres par courriel au mois de juin pour publiciser sa Politique contre le harcèlement au travail, laquelle ne se trouve pourtant pas dans la section publique de son site Internet. L’APIH fait aussi partie d’un comité réunissant plus de 40 associations du secteur culturel qui se préoccupe du dossier du harcèlement.
Le milieu de l’humour et l’industrie de la culture ont également publié la Déclaration pour un environnement de travail exempt de harcèlement dans le milieu culturel québécois4, une ressource à cet égard nommée l’Aparté5 ayant été mise sur pied. En collaboration avec la clinique juridique Juripop, l’Aparté offre au milieu culturel de l’assistance gratuite et confidentielle au sujet des cas de harcèlement psychologique, sexuel ou de violences au travail. Pour sa part, l’Institut national de l’image et du son (INIS) a créé un site Internet « Il était une fois… de trop », destiné à sensibiliser le public au harcèlement dans le milieu culturel.
Or, malgré ces nouvelles mesures importantes prises par des acteurs de l’industrie, et malgré les dialogues qui se sont tenus depuis la sortie de Pour les prochaines, l’essentiel du travail reste à faire. Selon Mélanie Lemay, beaucoup de ressources sont toujours « inadéquates ». À ses yeux, il faudrait que les personnes en situation d’autorité réussissent à faire en sorte que la responsabilité de la dénonciation ne repose plus seulement sur les épaules des victimes. « Il y a un écart entre s’entendre collectivement pour dire que la violence sexuelle est inacceptable et être sur le terrain ensuite pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’agression », résume-t-elle.
Les porte-paroles expliquent par ailleurs que les mesures disciplinaires et les suspensions contre les personnes dénoncées ont un effet pervers : conscientes des conséquences potentielles sur la carrière de leur agresseur·euse, les victimes peuvent craindre davantage de le dénoncer, voyant d’importantes représailles leur pendre au bout du nez.
Sur ce point, les instigatrices du mouvement, ainsi que Mélanie Lemay, jugent important de « détabooiser » le sujet afin de plutôt encourager certaines personnes à suivre des formations et à parler de leurs gestes problématiques avec des professionnels : « On veut leur donner les outils pour qu’il y ait une responsabilisation, et qu’on puisse vivre en société selon ce qu’on a décidé ensemble dans la Charte des droits et libertés. Il ne faut pas que tout repose sur une judiciarisation, le but est d’aider ces personnes. En leur offrant des ressources, on leur rend service », explique Mélanie Lemay. Il a notamment été proposé de créer un guichet unique pour les dénonciations, d’offrir un financement pour des thérapies et de trouver une solution pour donner aux victimes la possibilité de prendre une pause du milieu sans que ça n’accentue leur précarité financière.
Au-delà de la dénonciation, Pour les prochaines propose donc de tendre la main à l’ensemble du milieu pour que celui-ci éradique le problème des violences sexuelles. Ainsi, Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas souhaitent que leur démarche puisse ouvrir un dialogue et mener à une prise de conscience ainsi qu’à générer de l’aide et du soutien à tous les membres du milieu de l’humour plutôt que d’ouvrir une chasse aux sorcières.
Photo : Mélanie Lemay, de Québec contre les violences sexuelles, avec les humoristes Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas.
Crédit : Pour les prochaines
1 Christelle Paré et François Brouard, Enquête sur le portrait sociodémographique et l’égalité homme-femme chez les créatrices et créateurs d’humour au Québec. Sommaire 2018-2 : Données sur la perception de l’égalité entre les hommes et les femmes, Université Carleton, Groupe de recherche sur l’industrie de l’humour (GRIH), 2018. carleton.ca/profbrouard/wp-content/uploads/humoursommaire2018-2egalitehommesfemmes20180609final.pdf.
2 « La culture du viol, ce sont toutes ces pratiques, mythes, conventions et faits culturels qui banalisent, dénaturent ou favorisent les violences sexuelles dans notre société. On en retrouve des éléments dans les arts, le droit, la politique; dans des phénomènes comme le blâme des victimes et la socialisation genrée » ; Suzanne Zaccour, La fabrique du viol, Montréal : Leméac, 2019, p. 76.
3 École nationale de l’humour, Politique visant à prévenir et combattre les violences sexuelles, Montréal, 2019. enh.qc.ca/wp-content/uploads/Politique-sur-les-violences-sexuelles-ENH_21-aou%CC%82t-2019.pdf
4 Union des artistes, Déclaration pour un environnement de travail exempt de harcèlement dans le milieu culturel québécois, Montréal, 2017. uda.ca/sites/default/files/docs/Pdf/de-claration-harce-lement-2017-12-13vf.pdf
5 Clinique juridique Juripop, L’Aparté : Ressources contre le harcèlement et les violences en milieu culturel, 2019. aparte.ca/
par Miruna Craciunescu | Jan 26, 2020 | Économie, Entrevues
Cette entrevue réalisée en octobre 2017 vise à éclairer le phénomène de l’émergence des monnaies virtuelles, en accordant une attention particulière aux prémisses idéologiques qui ont favorisé le développement du bitcoin en tant que devise mondiale, détachée de toute affiliation gouvernementale et destinée à demeurer disponible en quantité limitée. Jamie Robinson, qui a fondé en 2012 la compagnie QuickBT Processing Inc. afin de faciliter l’acquisition sécuritaire de cette monnaie sur le marché canadien, explique ici les difficultés auxquelles font face les promoteurs du bitcoin dans leur tentative de s’implémenter sur le marché canadien.
Plus généralement, les campagnes d’intimidation dont il a fait l’objet de la part des banques avec lesquelles il a fait affaire nous invitent à nous interroger sur les limites auxquelles se heurtent les tentatives de renouvellement du système économique lui-même, dont les grands conglomérats sont peu susceptibles de favoriser l’émergence de véritables compétiteurs. Son intervention laisse peu de doutes quant à la capacité que pourraient avoir les cryptomonnaies de remplacer les institutions bancaires actuelles dans un avenir rapproché.
Miruna Craciunescu : En quoi consistent tes activités et comment es-tu entré sur le marché du bitcoin?
Jamie Robinson : Cela faisait plusieurs années que je créais des compagnies en ligne. J’ai découvert les bitcoins autour de 2012-2013, et je me suis rapidement aperçu qu’il était très difficile d’en acheter. J’ai décidé de créer un site web permettant de faciliter le processus d’achat partout au Canada, principalement pour initier les Canadien·ne·s au marché des bitcoins pour la première fois. La limite d’achat est basse, elle est fixée à un maximum de 200 $ par personne par jour. Ce compromis nous permet de faire en sorte que l’achat des bitcoins est beaucoup plus facile. Depuis 2013, la compagnie fonctionne très bien, même si les institutions financières en place ne nous ont pas facilité la vie… Mais le gouvernement canadien a manifesté son soutien à ce secteur d’activités à plusieurs reprises, en produisant des communications officielles, à propos du système d’imposition du bitcoin par exemple. Il importe d’avoir des règles d’imposition claires pour s’assurer de la légalité d’un commerce, pour qu’il soit officiellement reconnu.
MC : Si j’ai bien compris, ton site web est seulement accessible aux Canadien·ne·s?
JR : On peut y accéder partout dans le monde, mais pour effectuer un achat, les utilisateurs et utilisatrices doivent donner un numéro de téléphone canadien sur lequel ils reçoivent un code de confirmation sous la forme d’un message texte. Cela permet de vérifier qu’ils et elles se trouvent bien au Canada.
MC : Mais vous ne demandez pas un numéro de passeport qui confirme la citoyenneté canadienne?
JR : Non. Nous avons suivi les recommandations prodiguées par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Ces règlements font en sorte qu’il est difficile d’effectuer des transactions en ligne de plus de 1000 $. En fixant la limite d’achat à 200 $, nous n’avons pas besoin de vérifier l’identité des utilisateurs et utilisatrices du site web, et cela facilite le processus d’achat. Cela permet également de rassurer ceux et celles qui ne voudraient pas inscrire des informations confidentielles à ce type de plateformes financières, comme leur numéro de passeport ou une copie de leur permis de conduire.
MC : Tu as dit que le gouvernement du Canada a manifesté son soutien aux entreprises Bitcoin? De quelle manière?
JR : Cela s’est surtout effectué à travers des rapports officiels, de la part de l’Agence de revenu du Canada par exemple. Les bitcoins sont des investissements comme les autres, soumis à un taux d’imposition semblable à celui de n’importe quelle transaction boursière, ce que le gouvernement a clarifié dans les dernières années. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui est chargé d’investiguer les transactions douteuses et de combattre les réseaux financiers illicites servant par exemple à financer des activités terroristes ou le commerce de drogues, surveille également l’activité de commerces comme le nôtre, c’est-à-dire spécialisés dans l’achat ou dans la vente de devises, d’argent ou de monnaies. On appelle cela des entreprises de services monétaires (EMS), un terme qui regroupe plusieurs activités telles que les opérations de change, les transferts de fonds, l’encaissement ou la vente de mandats. Toutes les EMS canadiennes doivent s’enregistrer auprès de cet organisme. Le problème, c’est que les trois catégories existantes d’EMS ne prévoyaient pas l’existence de cryptomonnaies, ou de commerces spécialisés dans la vente ou dans l’achat d’argent virtuel. Dans le budget de 2015, le gouvernement fédéral a inclus une quatrième catégorie qui correspond à ces activités. Dans l’ensemble, ces deux actions ont grandement contribué à rassurer les investisseurs et investisseuses sur la légalité de ce commerce.
MC : Tu as également mentionné que le gouvernement a protégé ton site web des activités d’un pirate informatique?
JR : Il s’agissait en vérité du FBI. Notre site web a été protégé contre un vol et la personne en question a été arrêtée.
MC : Tu mentionnes que les institutions financières existantes ne voient pas d’un bon œil des commerces comme le tien, à la différence du gouvernement fédéral, qui est plus ouvert à l’existence d’un marché de monnaies virtuelles sur le territoire canadien. J’imagine que les banques canadiennes te voient comme un compétiteur et qu’elles sont réticentes à t’offrir leurs services. Y a-t-il une loi au Canada qui obligerait les banques à offrir leurs services à tout le monde?
JR : Le gouvernement n’est pas encore intervenu à ce niveau. Tu as raison pour ce qui est de la réticence des banques à faire affaire avec des EMS spécialisées dans la vente et dans l’achat de cryptomonnaies : nous sommes des concurrents. Et, comme tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin, j’ai beaucoup de difficulté à maintenir un compte personnel ou un compte d’entreprise. Les banques canadiennes ont décidé, de façon unilatérale, qu’elles n’allaient pas faire affaire avec les compagnies de cryptomonnaies. Il n’y a aucune information publique à ce sujet. Chez Desjardins, une note à l’interne le disait très clairement en octobre 2017, informant toutes les succursales : ne faites pas affaire avec les investisseurs et investisseuses Bitcoin. Aussitôt que la banque soupçonne qu’un client ou une cliente possède un commerce Bitcoin, une lettre lui est envoyée l’informant que son compte sera fermé et qu’il ou elle doit transférer l’ensemble de ses avoirs dans une autre institution bancaire.
MC : Si j’ai bien compris, Desjardins n’est pas la seule institution bancaire à adopter cette politique?
JR : Non. Ça m’est arrivé avec beaucoup de banques. Parfois, la décision intervient très rapidement, dans l’espace de quelques semaines. D’autres fois, ça prend plus de temps. Par exemple, je suis parvenu à garder un compte TD pendant trois ans. Puis, sans prévenir, un département haut placé décide qu’ils ne veulent plus m’offrir leurs services à l’avenir, et depuis, j’ai été banni de TD à vie, ce qui est une forme d’intimidation particulièrement efficace pour les commerces de petite et moyenne taille. En adoptant cette stratégie, les banques contribuent naturellement à dissuader ceux et celles qui veulent investir dans les cryptomonnaies, dans la mesure où tous les entrepreneurs qui s’occupent de la vente et de l’achat de ces devises risquent de se faire exiler personnellement de toutes les banques canadiennes. C’est un comportement anti-compétitif qui ralentit considérablement l’entrée du Canada dans le marché des cryptomonnaies.
MC : Tu as essayé d’entrer en communication avec ces banques?
JR : Oui. Elles sont complètement fermées au dialogue. La fermeture du compte est finale et sans appel. Elles ne fournissent aucune explication.
MC : À ton avis, quelle est l’explication officielle que les banques pourraient donner pour justifier ce type de comportements?
JR : La Loi sur les banques (1991) soumet les institutions bancaires à un ensemble de régulations qui les oblige à surveiller les activités de leurs clients et clientes pour s’assurer qu’ils et elles ne se livrent pas à des commerces illicites. La circulation de cryptomonnaies génère souvent des craintes à ce sujet – à tort dans le cas des bitcoins, dont les transactions sont retraçables en tout temps. La volatilité des cryptomonnaies constitue un autre motif qui est souvent évoqué. Étant donné qu’il s’agit d’un secteur d’activité à haut risque, les banques ne veulent pas compromettre leur licence bancaire en faisant affaire avec des clients spécialisés dans ce type de commerce.
MC : Et d’un point de vue légal, tu as dit que le gouvernement n’a pas encore adopté de mesures pour prévenir ce type de comportement de la part des institutions bancaires?
JR : J’ai contacté le Bureau du surintendant des institutions financières de l’Ontario pour l’informer de ces problèmes, je n’ai pas encore reçu de réponse. Mais je crois que le gouvernement pourrait intervenir pour protéger les entreprises de cryptomonnaie un peu comme il protège les caisses populaires avec la Loi sur les caisses d’épargne et de crédit de 1988. Il devrait modifier la Loi sur les banques de 1991 pour garantir un accès équitable aux services bancaires à tout le monde. Autrement, étant donné qu’elles détiennent le monopole des activités financières, les banques peuvent décider d’éliminer leurs compétiteurs.
MC : Et j’imagine qu’une compagnie comme la tienne a besoin d’un compte bancaire traditionnel pour poursuivre ses activités?
JR : Lorsqu’ils achètent des bitcoins à partir de notre plateforme, nos client·e·s paient avec leur carte débit, et la somme est transférée de leur compte chèques ou de leur compte épargne jusqu’à notre compte d’entreprise. Les institutions bancaires traditionnelles constituent donc un intermédiaire d’un côté comme de l’autre.
MC : Il n’y aurait pas de possibilité de contourner cet intermédiaire?
JR : Pour l’instant, non. Interac est un système direct et décentralisé, ouvert aux cryptomonnaies, mais il faut quand même déposer l’argent dans un compte chèques, même si les transactions ne s’effectuent pas à travers un réseau bancaire.
MC : Et tu crois que les banques exploitent cet avantage pour freiner la croissance du marché des monnaies virtuelles?
JR : Leurs décisions manquent de transparence, mais il s’agit évidemment d’une spéculation de ma part lorsque je dis que leur mode de fonctionnement reflète une attitude hostile à la compétition. Mais elles se trouvent dans une situation de conflit d’intérêts, et si ces institutions voulaient réellement s’assurer de respecter la Loi sur les banques, au lieu de fermer systématiquement tous les comptes des investisseurs et investisseuses Bitcoin, elles ouvriraient un rapport d’enquête sur leurs activités, elles ne seraient pas aussi hostiles au dialogue…
MC : C’est pour cela que tu considères qu’il s’agit de tactiques d’intimidation. Le gouvernement devrait intervenir pour protéger les entrepreneurs.
JR : Cette attitude de la part des banques est aussi dommageable pour l’économie canadienne. L’indice boursier de Toronto est une référence sur le plan international, et son marché financier peut entrer en compétition avec celui de la Bourse de New York par exemple, mais pour maintenir cette avance, le Canada doit être ouvert à l’innovation et au développement de nouvelles ressources financières. Le pire, c’est que les banques canadiennes ont des départements entiers consacrés à la recherche et au développement de cryptomonnaies comme les bitcoins : cette recherche existe, et il est probable que les banques se mettent à offrir ces services d’investissement très bientôt. Seulement, si c’est le cas, au lieu de constituer une solution de rechange aux plateformes financières traditionnelles, les cryptomonnaies seront simplement intégrées au système monétaire actuel.
MC : Mis à part Desjardins et TD, ça t’est arrivé avec combien de banques?
JR : La première a été la Banque de Montréal. En 2014, j’ai ouvert un second compte à la CIBC parce que certain·e·s de mes client·e·s avaient des problèmes avec leur banque : on menaçait de fermer leur compte bancaire s’ils continuaient à acheter des bitcoins. À la CIBC, je me suis renseigné. J’ai été très transparent dans mes démarches, j’ai même parlé à la vice-présidente responsable des petites compagnies pour m’assurer que cette banque n’avait aucun problème avec les bitcoins. Les employés n’avaient pas l’air de comprendre pourquoi il pourrait y avoir un problème… J’avais déjà commencé à effectuer une transition vers la CIBC quand la Banque de Montréal m’a envoyé une lettre pour m’annoncer qu’ils allaient fermer mon compte d’entreprise. Une semaine plus tard, la CIBC m’a annoncé que j’avais soixante jours pour fermer mon compte, et c’est là que je me suis tourné vers TD Canada Trust. À TD, j’ai adopté une autre stratégie, j’avais seulement un compte chèques, je ne me suis pas manifesté d’aucune manière pour éviter d’attirer l’attention. Trois ans plus tard, j’ai reçu la même lettre m’annonçant qu’« après une enquête approfondie » [careful review], ils avaient décidé de fermer mon compte. Mais il n’y a pas eu d’enquête, du moins à ma connaissance, ils n’ont jamais essayé d’entrer en communication avec moi…
MC : Crois-tu que les cryptomonnaies pourraient en venir à remplacer entièrement les institutions bancaires?
JR : La poste n’a pas disparu depuis la création des courriels, mais son fonctionnement a dû s’adapter aux nouvelles réalités imposées par l’explosion du marché des télécommunications. Ce serait la même chose pour les banques. Elles perdraient potentiellement une grande partie de leurs profits si leur clientèle se tournait massivement vers les cryptomonnaies. Les frais de transaction, les frais annuels… tout cela, ça n’existe pas dans le marché des bitcoins.
MC : Cela m’amène à une question que je voulais te poser un peu plus tôt. De manière générale, quel est l’avantage des bitcoins par rapport aux institutions financières traditionnelles? Pour l’instant, l’insertion dans ce marché peut comporter des risques importants auxquels on ne s’expose pas en ayant un compte chèques en devises canadiennes, par exemple. Les gens qui possèdent des bitcoins n’ont aucune garantie que le prix auquel ils et elles les ont achetés demeurera stable. Aucun gouvernement ne régule leur valeur ou leur fluctuation.
JR : Pour moi, l’avantage quand j’investi, c’est que je sais combien de bitcoins sont en circulation, et combien il y en aura à l’avenir. La production des bitcoins est régulée par des calculs mathématiques fixes. En ce moment, leur nombre s’élève à peu près à 16 millions, et il y aura, en tout, environ 21 millions de bitcoins en circulation dans le monde. Le chiffre lui-même est arbitraire, mais en ce moment, on ne sait pas combien d’argent canadien est en circulation dans le monde, comme cette information n’est plus accessible au public, et je n’ai aucune idée combien de trillions de dollars seront imprimés dans ma vie.
MC : Donc le marché des bitcoins est plus transparent.
JR : Oui, et une fois que tu es déjà dans le marché des bitcoins, c’est comme avoir une adresse courriel : il n’y a plus d’intermédiaire. Tu peux envoyer des courriels à qui tu veux, et il n’y a pas de coûts ou de limite associés au nombre de courriels que tu peux envoyer. Ce n’est pas le cas actuellement avec les transactions monétaires à travers le monde.
MC : La possession de bitcoins peut soulever des problèmes de sécurité par contre. Sur un plan personnel, en pouvant y accéder aussi rapidement et de manière directe, c’est comme si un·e millionnaire se promenait toujours avec tout son argent sur lui ou sur elle. Il y a aussi des problèmes de piratage, on peut potentiellement s’exposer à des vols virtuels, et aucune assurance ne permet de récupérer son argent.
JR : Il faut conserver ses codes d’accès quelque part pour avoir accès à ses bitcoins, et le premier problème qui se pose concerne évidemment l’endroit où on entrepose ces codes. S’ils sont sur des réseaux informatiques, il faut savoir les protéger des pirates; s’ils sont imprimés quelque part sur une feuille, il faut la conserver dans un coffre-fort, ou dans une banque… Tu peux diviser les codes d’accès en sept et les entreposer dans des endroits différents, et décider par exemple qu’il t’en faut quatre sur sept, ou bien sept sur sept, pour avoir accès à ton compte. Mais même quelqu’un·e qui prend toutes les précautions nécessaires pour sécuriser ses codes peut potentiellement s’exposer à des attaques personnelles de la part d’un criminel, ou d’un groupe criminel, qui chercherait à extorquer ces fonds.
MC : Autrement dit, ceux et celles qui achètent sur ton site web sont responsables de protéger leurs propres bitcoins. Une fois la transaction effectuée, tu n’assumes aucune responsabilité de ce côté-là.
JR : Exact. Personnellement, je ne garde presque aucun bitcoin sur QuickBT, parce que des pirates informatiques tentent constamment de craquer mes codes. Pour procéder à la transaction, les acheteurs et acheteuses doivent d’abord télécharger leur portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui est exempt de virus, ou sur un téléphone intelligent. Les iPhones constituent une option excellente, ils permettent de générer un numéro de compte Bitcoin, et on peut l’inscrire quelque part sur une feuille de papier, c’est sécuritaire.
MC : Ça, ce sont des problèmes qui concernent plutôt les investisseurs et investisseuses qui possèdent beaucoup de bitcoins ou les client·e·s de ton site?
JR : Sur mon site, c’est arrivé très rarement, peut-être une fois ou deux fois, que des clients ou des clientes se soient créé·e·s un portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui avait un virus. Lorsque QuickBT a transféré les bitcoins sur leurs ordinateurs, ils et elles ont immédiatement perdu ce qu’on leur avait transféré, et contrairement à une banque, on ne peut pas les rembourser en cas de fraude. Les clients et clientes peuvent toujours décider d’entreposer leurs bitcoins dans des banques, car il y a des banques qui offrent ces services, mais on perd dans ce cas une grande partie des avantages liés aux cryptomonnaies.
MC : Est-ce que tous les bitcoins possèdent la même valeur? Ou y a-t-il des fluctuations à l’intérieur de ce système? Tu as mentionné que tous les bitcoins conservent en mémoire l’ensemble des transactions qu’ils ont effectué. Si jamais on entre en possession d’un bitcoin qui a servi précédemment à des transactions illégales, ou qui a été piraté, est-ce que cela contribue à le dévaluer?
JR : Toutes les transactions sont du domaine public et sont liées les unes aux autres à travers la cryptographie. Mais il y a plusieurs moyens d’obscurcir ces voies. Les acheteurs et acheteuses acquièrent seulement la dernière partie d’un bitcoin, celui qui lie les deux dernières transactions les unes aux autres. Ils et elles ne possèdent pas de numéro de série de leur bitcoin en particulier. Les bitcoins peuvent se mélanger les uns aux autres. Par exemple, si dix individus envoient un bitcoin ou une partie d’un bitcoin dans le même compte presque en même temps, et qu’après le propriétaire du compte effectue un transfert, on ne sait pas lequel de ces dix bitcoins a été transféré à ce moment-là. C’est un moyen de « blanchir » les bitcoins en quelque sorte, comme un blanchiment d’argent. La différence, c’est que ça fonctionne uniquement avec des petites sommes. Les grosses sommes sont faciles à retracer : si 100 bitcoins sont envoyés dans un compte en même temps et qu’ils repartent rapidement, cela se remarque. La police peut interroger les propriétaires de ces plateformes Bitcoin et leur demander le numéro du compte qui a effectué ce genre de transactions.
MC : Donc c’est comme ça que les pirates informatiques peuvent profiter du système Bitcoin, même si en théorie, les bitcoins sont entièrement retraçables.
JR : Oui, quelqu’un·e peut transférer un bitcoin volé dans plusieurs comptes, puis le retirer à un distributeur automatique. Mais encore une fois, tout est retraçable, donc si une enquête est en cours sur une activité de piratage informatique, ou sur une transaction illégale, ce n’est pas le meilleur moyen d’échapper à des poursuites judiciaires. Et cela vaut aussi pour l’évasion fiscale.
MC : Parfait. Y a-t-il quelque chose d’autre que tu aimerais dire au lectorat, à propos de cette industrie?
JR : Cette technologie est extrêmement complexe, mais d’une certaine façon, miraculeuse. Il ne faut pas sous-estimer les possibilités sur lesquelles elle peut déboucher. On ne devrait pas chercher à mettre un terme à cette technologie parce que les cryptomonnaies peuvent déstabiliser notre système financier actuel. C’est un système beaucoup plus égalitaire. En général, les gens qui paient le plus de frais bancaires annuels sont aussi ceux et celles qui ont les plus faibles revenus : 20 $ à 30 $ par mois, c’est un montant élevé pour les familles en situation financière précaire.
MC : Et il n’est pas nécessaire d’acheter un bitcoin entier pour entrer dans ce marché?
JR : Non, en effet. Le prix des bitcoins s’élève en ce moment à 5500 $ CA [le 5 octobre 2017], mais tu peux acheter 5 $ de bitcoins par exemple. Tout ce dont tu as besoin pour entrer dans le marché, c’est un téléphone intelligent et un accès à Internet. Ce n’est pas un système basé sur la permission ou l’obligation de l’utiliser…
MC : Et il semblerait que les économies émergentes soient les premières à profiter de ce système?
JR : Ici, on tient pour acquis que l’on peut posséder un compte bancaire, que nos investissements ou nos avoirs sont sécurisés, mais ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays où la devise locale est extrêmement volatile ou pour beaucoup de gens qui n’ont pas d’identité à proprement parler. Il faut être en règle avec ses papiers pour pouvoir ouvrir un compte bancaire, il faut posséder des documents légaux… cela empêche toute une couche de population issue de milieux défavorisés de sécuriser leurs avoirs, d’épargner ou d’investir pour ouvrir une petite entreprise, parce que cela les oblige à utiliser uniquement de l’argent comptant. Quelqu’un·e qui connaîtrait les codes d’accès à son compte Bitcoin aurait accès à de l’argent virtuel en tout temps, qui serait difficile à voler.
MC : Et plusieurs devises étrangères sont plus volatiles que les cryptomonnaies.
JR : Le Zimbabwe est un très bon exemple. En 2008, l’hyperinflation avait atteint des niveaux astronomiques parce que le gouvernement n’arrêtait pas d’imprimer de la monnaie, qui ne valait plus rien. Mais pour les personnes à faible revenu, les cryptomonnaies constituent également une plateforme financière intéressante dans un pays stable comme le Canada, où les clients et clientes bancaires qui paient proportionnellement les frais les plus élevés sont précisément ceux et celles qui souffrent de précarité économique.
MC : Mais il n’y a pas de carte de crédit dans le système Bitcoin.
JR : Bitcoin est un système ouvert. Pour l’instant, personne n’a encore créé la technologie ou les institutions qui permettraient de lier des bitcoins à un système de crédit, mais théoriquement, n’importe qui pourrait l’ajouter au protocole existant. Les nouveaux services bancaires qui seront créés dans les prochaines années devront pouvoir rivaliser avec le marché des cryptomonnaies. Si les banques décident de charger des frais mensuels pour sécuriser des bitcoins, comme c’est le cas en Suisse par exemple pour une banque fédérale qui génère elle-même les numéros de compte Bitcoin de ses clients, ces institutions financières devront offrir des services supplémentaires à leur clientèle, qu’elle ne pourrait pas se procurer par elle-même.
MC : Seulement, il faut que les utilisateurs et utilisatrices aient confiance dans la valeur intrinsèque des cryptomonnaies pour investir dans ce secteur financier.
JR : C’est aussi le cas avec le système actuel. En elle-même, notre devise n’a pas davantage de valeur intrinsèque que l’or ou tout autre objet qui ferait office de monnaie.
MC : L’étymologie du mot « crédit » illustre bien ce concept. Credo : je crois…
JR : Toutes les institutions bancaires fonctionnent selon un système de confiance. La valeur du dollar canadien provient essentiellement du fait que les Canadiens et Canadiennes utilisent leur devise nationale sur une base quotidienne, ce qui est normal, puisqu’il n’y a pas vraiment de solution de rechange sur notre territoire… Si notre devise commençait à se dévaluer, comme ça peut arriver avec toutes les monnaies – on prédit depuis longtemps l’arrivée d’un nouvel effondrement des marchés boursiers, on n’est jamais vraiment sortis de la crise de 2008 –, alors il est probable que les Canadiens et Canadiennes se mettent à investir massivement dans les cryptomonnaies.
MC : Et en théorie, les bitcoins pourraient remplacer les devises nationales, même si la limite supérieure des bitcoins est fixée à 21 millions d’unités?
JR : Ces unités peuvent elles-mêmes être séparées en un système à 8 décimales. C’est un peu comme l’argent en espèces. Si tu effectues un retrait à la banque, tu peux demander de le recevoir en billets de 5, 10, 20, 100 $… Actuellement, la plus petite unité s’appelle le satoshi. Elle porte le nom de l’inventeur du bitcoin, et sa valeur équivaut à 0,000 000 01 bitcoin. Au jour le jour, si la plupart des transactions s’effectuaient en bitcoins, on calculerait en bitcents (cBTC). Sur mon site, actuellement on peut acheter au maximum 37 000 « bits », ce qui équivaut à 220 $.
MC : Mais le prix fluctue énormément.
JR : Durant les 52 dernières semaines, le prix du bitcoin a plafonné à 6300 $, alors qu’au plus bas, il était à 800 $.
MC : En une même année?
JR : Oui. C’est basé uniquement sur l’offre et la demande. Il n’y a aucun organisme qui régule le prix du bitcoin. Théoriquement, si tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin décidaient de vendre leurs devises, le prix pourrait chuter à 0.
MC : Donc ce n’est pas le meilleur moyen d’épargner dans l’immédiat.
JR : Pour minimiser le risque de perdre de l’argent, il vaut mieux avoir un horizon d’investissement de plusieurs années. Mais dans les dernières années, sa valeur a augmenté considérablement, beaucoup plus que celle de n’importe quelle devise nationale. C’est comparable à des actions cotées en cents [penny stock] pour ce qui est de la volatilité.
MC : Si une compagnie voulait effectuer ses transactions uniquement en bitcoins, cette volatilité constitue également un risque important…
JR : Oui, une compagnie chinoise qui achèterait 1000 machines à laver en utilisant des bitcoins évalués à 6300 $ perdrait de l’argent si, au moment de vendre les machines à laver, le prix des bitcoins avait chuté à 5500 $. C’est un des risques des cryptomonnaies. Mais il y a beaucoup d’avantages. En Chine justement, la circulation des devises est soumise à un contrôle très strict, et les citoyens et citoyennes ne peuvent pas choisir de transférer leurs avoirs en-dehors de la Chine, ou d’échanger leurs yuans pour des dollars américains. Beaucoup de personnes choisissent d’investir dans le marché immobilier à l’étranger – par exemple à Toronto ou à Vancouver – pour sortir leur argent du pays. Le système Bitcoin n’est pas lié à un territoire physique : on ne peut pas en bloquer la circulation. En réalité, en ce moment, peu de gens utilisent des bitcoins en guise de monnaie. Environ 15 millions de bitcoins sont détenus par des investisseurs et investisseuses à long terme.
MC : Et il y a des ATM qui permettent d’échanger les bitcoins contre des devises nationales?
JR : Oui, il y en a à peu près 1000 au Canada, dont plusieurs à Montréal. Il suffit de montrer un code-barres à la caméra du distributeur automatique, qui va le lier à ton portefeuille Bitcoin, et ton téléphone peut calculer à combien s’élèverait la transaction. Le coût du service peut être assez cher. De l’ordre de 40 $ pour un retrait de 800 $, par exemple… Il y a des plateformes en ligne qui offrent des prix beaucoup plus compétitifs.
MC : Mais on ne peut pas vendre de bitcoins à partir de ton site web.
JR : Non. C’est un moyen pour moi de protéger ma compagnie, qui ne permet à personne d’échanger des bitcoins qui auraient été volés ou qui auraient servi à blanchir de l’argent par exemple, contre des dollars canadiens… Mais j’ai aussi fait ce choix parce que je voulais faciliter l’accès à ce marché pour les Canadiens et Canadiennes.
par Laurie Fournier-Dufour | Août 10, 2019 | Culture, Entrevues, Québec, Societé
Cet article a été publié dans notre recueil Paroles de femmes, inclusions politiques. Vous pouvez vous le procurer via notre boutique en ligne.
Alors que la littérature jeunesse compose une part importante de l’éducation de nos enfants, elle s’insère également comme élément-clé d’une culture en représentant différentes normes sociales d’un lieu et d’une époque donnée. Pourtant, une consultation de celle-ci nous permet de nous questionner : de quelles manières sont représentés les genres et quels modèles cela présente-t-il aux jeunes lecteurs et lectrices? Entrevues avec Émilie Rivard, auteure jeunesse, et Line Boily, agente de développement pour le projet Kaléidoscope du YWCA.
Les attentes sociales face aux femmes et aux hommes varient énormément. Alors que « […] la société attend des femmes qu’elles soient émotives, sensibles, attentionnées, dépendantes et non violentes […] »1, les attitudes et comportements attendus chez les hommes sont, bien souvent, liés à quatre injonctions principales présentées par Pollack : les hommes devraient, selon les exigences sociales, être forts, autant mentalement que physiquement, affirmés, en contrôle et ne devraient, en aucune situation, s’exprimer sous un mode « féminin »2.
Ces injonctions sociales s’observent dans diverses sphères, telles que l’employabilité, les choix quant aux activités ou encore les rôles sociaux occupés. Notamment, on s’attendra à ce qu’une femme choisisse un métier dans lequel elle pourra prendre soin des autres ou démontrer de la douceur. D’un autre côté, on s’attendra à ce qu’un homme occupe des emplois liés au pouvoir ou à la force physique.
Ces exigences sociales se fondent sur divers stéréotypes sexués et genrés étant véhiculés dans notre société occidentale actuelle. Selon Dionne et al., « [c]ertains auteurs [et autrices] (Gooden et Gooden, 2001; Montarde, 2003; von Stockar-Bridel, 2005), sont d’avis qu’en tant que produits culturels, les livres destinés aux jeunes lecteurs [et lectrices] sont le reflet de la société. C’est donc dire qu’un examen attentif de la littérature jeunesse devrait permettre de rendre compte de certaines valeurs culturelles ou de certaines idéologies qui sont valorisées par la société »3.
Pourtant, alors que les gouvernements québécois et canadien affirment valoriser l’équité et la parité femmes-hommes, plusieurs stéréotypes de genre inquiétants s’insèrent toujours dans notre littérature jeunesse. Selon une étude sur les livres jeunesse québécois publiée dans la revue Lurelu, « […] le déséquilibre persiste encore quant à la représentation des personnages féminins et masculins » 4. Un autre constat réalisé dans cette étude est que « […] certains traits [demeurent] cantonnés à l’un ou l’autre sexe, comme si l’intériorité était une caractéristique surtout féminine et que d’être énergique et tout autre qualificatif de ce genre était surtout un trait masculin »4.
Selon un article d’Évelyne Daréoux paru en 2007, on assisterait à une dévalorisation du féminin par rapport au masculin, notamment en ce qui a trait à la présence et à la visibilité. Alors que les personnages masculins se retrouvaient dans 78 % des titres, ceux féminins n’occupaient que 25 % de ceux-ci. Daréoux mentionne également qu’au niveau des représentations parentales, « […] 83 % des pères occupent le rôle du héros contre 17 % des mères »5.
Dans les livres pour enfants, les filles et les femmes seront fréquemment représentées comme secondaires. En plus de ne pas participer activement à l’action, on insistera fréquemment sur leur beauté, sur leur douceur ou sur leur coquetterie5. Selon Serge Chaumier, les filles seront confinées à trois rôles principaux : la séduction, la maternité et le domestique. À l’opposé, on présentera des garçons ou des hommes confiants, ambitieux et forts6. Cela ne laisse que très peu d’espace pour les femmes fortes ou pour les hommes sensibles, par exemple, et encore moins pour les jeunes trans. Cela peut conduire à ce que Michèle Babillot aborde comme de l’auto-censure : « Les garçons et les filles s’interdissent certaines activités, certains jeux sans qu’il n’y ait jamais rien de dit mais [cela est dit] de manière complètement implicite »7.
À ce sujet, une rencontre avec Émilie Rivard, autrice jeunesse, nous permet d’en apprendre davantage sur les réalités associées à ce métier et ce, spécifiquement par rapport aux stéréotypes de genre.
Rencontre avec Émilie Rivard
Comme le souligne Émilie Rivard, le fait de questionner les stéréotypes de genre ne signifie pas d’éliminer toutes différences entre les garçons et les filles :
Ça prend un équilibre, aussi. Les livres de princesses, c’est parfait. Je pense que ça prend de tout, en fait. […] Les histoires d’amour, ce n’est pas problématique en soi. C’est d’avoir une majorité de livres qui sont comme ça, de n’avoir que ça, en fait [qui est problématique]. Le message que je veux passer serait le suivant : si tu as envie d’être une princesse, vas-y. Si c’est vraiment ça que tu veux, vas-y. Aucun problème! Mais l’autre fille qui veut être scientifique, elle aussi devrait pouvoir avoir ce modèle-là. C’est aussi ça, le défi8.
Selon l’autrice jeunesse, le défi consiste à préserver une diversité dans les personnages présentés aux jeunes et ce, notamment, « pour montrer aux petits gars qu’une fille, ce n’est pas juste une princesse à sauver, ce n’est pas juste rose et girly. Ça peut être beaucoup de choses aussi. » 8 L’auteure aborde tout de même la part de défi liée au fait d’écrire des livres non-stéréotypés :
C’est sûr que le livre genré, ça vend. C’est plate, mais de parler directement aux filles ou de parler directement aux gars, c’est très efficace encore aujourd’hui. […] Donc ça, je pense que c’est un gros défi, d’y aller de différentes façons, [pour rejoindre les jeunes sans créer des personnages stéréotypés]. Avoir un cover de livre super rose, mais de passer un autre message à l’intérieur, c’est une autre façon de faire, d’y aller comme on peut8.
C’est d’ailleurs ce que l’autrice observe par rapport aux ventes de son livre Mimi Moustache. Sur la couverture, on peut y apercevoir Mimi, coquette, avec un fond rose. Alors que la popularité de ce livre est très forte chez les jeunes filles, Mme Rivard explique que, dans ce livre destiné aux 6-10 ans, on assiste aux péripéties de Mimi, une jeune fille qui n’en peut plus de devoir participer à des concours de beauté comme sa mère le souhaite :
« Sois belle et tais-toi. ». Mimi a l’impression que ce dicton a été inventé juste pour elle. Et maintenant, elle en a assez! Elle ne veut plus participer à ces stupides concours de beauté, mais sa mère ne l’écoute jamais! Si seulement elle pouvait s’enlaidir… […]9
Dans ce livre, la jeune fille parvient donc, grâce à la magie, à se faire pousser une moustache. Cet acte pourrait donc être interprété comme un désir de la jeune fille de se défaire de certains stéréotypes de beauté, lui permettant ainsi de se retirer des concours de beauté qu’elle trouve stupides. En questionnant l’autrice sur l’importance de montrer des modèles non-stéréotypés aux jeunes, Mme Rivard explique que, selon elle, il y a un manque de ces modèles auprès des jeunes : « Dans la culture populaire, on ne voit pas tant que ça de modèles qui ne sont pas stéréotypés. […] Ce n’est pas notre mandat, du tout, mais je pense que si on peut montrer une plus grande palette de personnages, de montrer plus de diversité dans les personnages qu’on montre et dans les héros qu’on présente, ça peut juste être sain. » 8
L’autrice aborde également l’importance de créer des personnages aux facettes multiples : « C’est de montrer que la fille n’est pas juste romantique et amoureuse, qu’elle est avant tout persévérante, passionnée ou fonceuse, tout dépendant. » 8. Elle poursuit en affirmant que, selon elle, pour qu’un·e personnage soit intéressant·e, il ou elle doit avoir l’air réel en ayant plusieurs façades : « Que la fille soit juste belle, ça ne marche pas. Que le garçon soit juste fort, ça ne marche pas non plus » 8.
Finalement, l’autrice suggère qu’une plus grande diversité permettrait à la fois de créer des personnages intéressant·e·s tout en permettant à un plus grand nombre de jeunes de se reconnaître dans les héros et héroïnes qui se trouvent dans leurs livres. Mme Rivard, autant dans son rôle de mère que dans son rôle d’écrivaine, suggère toutefois de proposer des livres aux jeunes plutôt que d’en interdire certains : « À partir du moment où ils ont un livre dans les mains, peu importe quoi, c’est gagné. C’est un pas de plus. » 8
Rencontre avec Line Boily, du projet Kaléidoscope
Afin d’en apprendre davantage sur les rapports égalitaires véhiculés dans la littérature jeunesse, nous avons également rencontré Line Boily, agente de développement au projet Kaléidoscope.
Initié par l’équipe du Centre filles du YWCA Québec en 2016, le projet Kaléidoscope cherche à « […] favoriser des représentations d’enfants non-stéréotypées et, du même coup, participer à la construction d’un monde plus égalitaire et inclusif »10.
Ce projet consiste en une sélection de 200 livres pour les 0-12 ans faisant la promotion de rapports et de rôles sociaux plus égalitaires : « Très tôt dans leur vie, on assigne aux enfants des rôles sociaux distinctifs reliés au fait d’être un garçon ou une fille, d’être d’une origine culturelle ou d’une autre, de provenir d’une famille hétérosexuelle ou non, de répondre aux standards de beauté ou pas. Certains comportements, souvent transmis ou adoptés de façon inconsciente, sont l’expression de discriminations et d’inégalités. » 10 Le recueil, autant dans sa version papier qu’informatisée10, est divisé en huit catégories, soit Égalité des sexes, Affirmation de soi, Diversité corporelle, Diversité culturelle, Diversité familiale, Diversité fonctionnelle, Diversité sexuelle et de genre et Sociétés.
Line Boily, agente de développement de Kaléidoscope depuis la mi-juin, m’explique les actions prévues pour la deuxième phase du projet, financée par le Secrétariat à la condition féminine :
Notre intention c’est vraiment de faire connaître notre sélection de livres et d’y intégrer davantage d’œuvres québécoises. Nous souhaitons qu’elle reflète la réalité culturelle des jeunes et qu’elle devienne une référence pour les adultes qui travaillent auprès des enfants, que ce soit le personnel enseignant, les éducateurs/éducatrices en petite enfance, les bibliothécaires, les animateurs[·trices] en lecture11.
Pour permettre la diffusion de cette sélection, Kaléidoscope a une entente avec l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) pour les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches pour que les livres faisant partie de la sélection soient identifiés par un autocollant et que 30 à 40 livres phares soient mis en valeur dans une étagère imprimée au visuel de Kaléidoscope et exprimant leurs valeurs. C’est un important processus d’implantation qui vise à faciliter l’accès aux livres ayant des contenus égalitaires et non-stéréotypés :
D’ailleurs, un comité consultatif composé de six bibliothécaires se réunira vers la fin du mois de septembre afin de valider le choix du modèle d’étagère. De plus, les membres du comité participeront à la planification des outils promotionnels de Kaléidoscope. Il nous apparaît important de travailler de concert avec les gens du milieu puisqu’ils connaissent bien les besoins de leur clientèle et les meilleures pratiques de communication pour les rejoindre. Dans une première étape et d’ici la fin de l’année, ce sera une vingtaine de bibliothèques des régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches qui accueilleront cette étagère offerte gracieusement. En deuxième année, nous nous développerons sur ce même modèle dans la région de Montréal et en troisième année dans les régions du Québec qui se montreront intéressées.11
Pour marquer encore plus le coup, Mme Boily souligne qu’il est nécessaire de sensibiliser les futur·es intervenant·es et de les outiller davantage. En questionnant celle-ci sur la responsabilité que peuvent avoir les enseignant·es et les parents dans les choix de livres que font les enfants, Mme Boily souligne qu’ils et elles ont un rôle de premier plan puisqu’ils et elles sont des modèles : « Il est possible qu’un adulte ne pense pas naturellement à présenter des œuvres littéraires aux contenus égalitaires et non-stéréotypés si, dans son enfance, il ou elle n’a pas été en contact avec celles-ci. » 11. Pour ce faire, Mme Boily prévoit une prise de contact avec divers départements des cégeps et des universités afin de présenter, dans un esprit de collaboration et de sensibilisation, la sélection aux futur·es enseignant·es ainsi qu’aux futur·es éducateur·trices :
On veut […] les soutenir et encourager le développement de leurs compétences à choisir les œuvres littéraires qu’ils [et elles] pourront exploiter auprès des jeunes; les éveiller à l’importance de présenter des personnages variés, provenant de diverses réalités sociales et culturelles. À se poser des questions telles que : est-ce qu’on donne des chances égales aux filles et aux garçons en leur présentant ces histoires-là, en leur présentant ces contenus-là? Est-ce qu’on fait attention que les personnages principaux soient des filles ou que s’ils sont en personnages secondaires, qu’elles ne soient pas juste passives, mais qu’elles participent à l’action? […] Montrer des filles volontaires, des modèles féminins qui sont plus actuels pour les encourager à développer leur plein potentiel et rappeler aux garçons qu’ils ont le droit de ressentir des émotions, à comprendre qu’il n’y a pas de rôles fixes dédiés aux filles et d’autres aux garçons11.
En contactant les futur·es intervenant·es, Mme Boily affirme vouloir éduquer celles et ceux qui éduquent :
Nous, comme organisme, on ne peut pas rejoindre les dizaines, centaines de milliers d’enfants, mais je pense que si on sensibilise et qu’on forme les adultes qui les côtoient, […] ils [et elles] deviendront des agent[·e·]s multiplicateur[·trice·]s, des ambassadeur[·e·]s. Je considère aussi que ces rencontres seront des occasions enrichissantes de partager des pratiques éducatives, ce qui ouvrira des pistes de réflexions communes11.
Tout de même, Mme Boily dresse un portrait assez positif de la littérature jeunesse québécoise des dernières années :
Je trouve que, dans les dix dernières années, il y a plus d’éditeurs québécois qui n’hésitent pas à publier les auteur[·trices] qui abordent des sujets plus sensibles, comme l’homosexualité, la diversité familiale, l’intimidation. Cela se faisait moins dans les années 90 lorsque j’ai commencé comme animatrice littéraire11.
Vers davantage de diversité
En consultant des livres destinés aux jeunes, plusieurs études témoignent de différences marquées quant aux rôles et aux attitudes des personnages féminins et masculins :
Les recherches démontrent qu’au cours des ans, malgré quelques fluctuations en ce qui a trait à la représentation de rapports égalitaires entre les personnages des deux genres dans la littérature jeunesse, des asymétries importantes persistent toujours (Hamilton, Anderson, Broaddus et Young, 2005; Ly Kok et Findlay, 2006; Turner-Bowker, 1996). De façon générale, on constate que les personnages féminins sont sous-représentés dans les histoires, les titres, les rôles centraux et les illustrations et que les images du masculin et du féminin qui sont offertes au lecteur [ou à la lectrice] sont stéréotypées (Daréoux, 2007; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003) 3.
Alors que d’importants stéréotypes persistent dans la littérature jeunesse, ceux-ci contribuent à de nombreuses inégalités de genre en perpétuant des préjugés et des contraintes sociales. Selon Line Boily, une plus grande égalité dans la littérature jeunesse pourrait permettre de diminuer celles-ci :
Je pense que [plus d’égalité dans la littérature jeunesse] va modifier les rapports entre les garçons et les filles. Ça va également favoriser le fait que les filles vont choisir des carrières qui leur ressemblent vraiment, mais qui ne seront pas dictées par ce qu’on attend d’elles. Je pense que ça pourrait éventuellement aider à une plus grande parité dans tous les domaines9.
Nos discussions avec Line Boily et Émilie Rivard ainsi que quelques recherches nous permirent d’identifier certains livres jeunesse démontrant une belle diversité. Parmi ceux-ci, voici différents coups de cœur :
- Tu peux d’Élise Gravel : dans ce livre pour les enfants entre 4 et 9 ans, Élise Gravel présente différents droits que les enfants ont, sans différenciation selon leur genre. « Que tu sois une fille ou un garçon, tu peux être toi-même. »12
- Assignée garçon de Sophie Labelle : cette bande dessinée en ligne présente, pour les enfants âgés entre 6 et 12 ans, le quotidien et l’histoire de Stéphie, une jeune trans de 11 ans13.
- L’enfant mascara de Simon Boulerice : Ce livre pour adolescent·e·s et pour adultes présente l’histoire d’amour à sens unique de Larry/Léticia, une jeune trans qui choisit de se maquiller pour se rendre à l’école secondaire. On peut y découvrir son quotidien et ses difficultés, mais également rencontrer un personnage fort de détermination et de ténacité. Ce récit s’inspire d’un meurtre transphobe survenu aux États-Unis en 200814.
Outre les livres jeunesse favorisant la diversité, d’autres lieux et maisons d’édition peuvent avoir à cœur de promouvoir une littérature moins discriminatoire entre les individus. Notamment, la librairie féministe L’Euguélionne propose une large sélection de livres usagés et neufs appartenant à la littérature des femmes, mais également des ouvrages « […] féministes, queer, lesbiens, gais, bisexuels, trans, intersexe, […], etc. ». Cette coopérative de solidarité à but non-lucratif se trouve à Montréal et organise également des événements variés promouvant la diversité15. Également, la nouvelle maison d’édition Dent-de-lion favorise des valeurs féministes et promeut les personnages non-stéréotypés. Son premier livre, Derrière les yeux de Billy, sortira le 6 octobre 201916.
CRÉDIT PHOTO: Vincent Fuh – Flicr
1 Francine Descarries, Marie Mathieu et Marie-Andrée Allard, 2010, Étude : Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin, Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec. www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/etude-entre-le-rose-et-le-bleu.pdf
2 William S. Pollack, 2001, De vrais gars : sauvons nos fils des mythes de la masculinité, Éditions AdA, Varennes, Québec.
3 Patricia Balcon, Aïcha Benimmas, Yasmina Bouchamma et Anne-Marie Dionne, 2007, « Étude des stéréotypes sexistes à l’égard des parents dans la littérature jeunesse canadienne », Revue de l’Université de Moncton, vol.38, no.2., pp.111-143. doi.org/10.7202/038493ar
4 Danièle Courchesne et Rachel Roy-Ringuette, 2018, « Filles et garçons : égaux ou pas? », LURELU, vol.40, no.3, pp.15-19, Montréal. id.erudit.org/iderudit/87396ac
5 Évelyne Daréoux, 2007, « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants ». Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
6 Serge Chaumier, cité dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
7 Michèle Babillot, citée dans Évelyne Daréoux, 2007. « Des stéréotypes de genre omniprésents dans l’éducation des enfants », Empan, vol.65, no.1, pp.89-95, Toulouse. doi.org/10.3917/empa.065.0089
8 Échanges avec Émilie Rivard, communication personnelle, 27 juillet 2018.
9 Émilie Rivard, 2018, Mimi moustache, Éditions Andara, Blainville. www.leslibraires.ca/livres/mimi-moustache-emilie-rivard-9782924146743.html
1 0 Kaléidoscope, 2018. « Kaléidoscope : Livres jeunesse pour un monde égalitaire », Centre filles YWCA Québec, Québec. kaleidoscope.quebec/
1 1 Échanges avec Line Boily, communication personnelle, 25 juillet 2018.
1 2 Élise Gravel, 2018, Tu peux, Éditions La courte échelle, Montréal.
elisegravel.com/wp-content/uploads/2017/07/tupeuxfin2.pdf
1 3 Sophie Labelle, 2014. Assignée garçon, Tumblr, assigneegarcon.tumblr.com/
1 4 Simon Boulerice, 2016, L’enfant mascara, Édition Leméac Jeunesse, Montréal. www.leslibraires.ca/livres/l-enfant-mascara-simon-boulerice-978276094226…
1 5 Pour plus d’informations sur la Librairie féministe L’Euguélionne, librairieleuguelionne.com/
1 6 Pour plus d’informations sur Dent-de-lion, éditions jeunesse. www.editionsdentdelion.com/
par Sophie Del Fa | Juil 11, 2019 | Entrevues
Entrer dans l’œuvre de la professeure de théorie politique Dalie Giroux, c’est plonger dans ce qu’elle appelle une « phénoménologie de l’espace dans l’Amérique du Nord-Est. Elle s’intéresse aux phénomènes de circulation, comme ceux entre la maison et le travail par exemple, et d’habitation dans les foyers, mais aussi dans les transports en commun. Et ce, avec une perspective postcoloniale qui s’ancre dans une histoire amérindienne de l’Amérique. Avec une démarche qu’elle qualifie de « réaliste-réflexive », qui mêle des auto-enquêtes photographiques de ses propres mouvements et des analyses sémiotiques du territoire, l’autrice offre avec La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale, un livre d’orientation pour comprendre comment se constituent les espaces contemporains dans lesquels nous habitons et pour saisir les rapports de pouvoir qui y circulent.
Ce recueil de huit essais (parfois complexe pour les non initiées et initiés), écrits entre 2003 et 2013, est une prise de conscience de notre condition humaine en Amérique du Nord-Est et nous invite à nous réapproprier les « territoires » qui ont été dépossédés et colonisés. Sa prémisse de départ est la suivante : nous sommes des êtres circulants et circulés aliénés dans un monde mondialisé. Autrement dit, nous circulons sans cesse (souvent en tournant en rond : maison-travail-maison), mais nous nous faisons aussi circuler (notamment par les routes qu’il faut suivre, par les relations de pouvoir, par les lois qui dictent les conduites, etc.). De plus, Dalie Giroux insiste à plusieurs reprises, dans la première partie du livre, sur le fait que, dans le monde d’aujourd’hui soumis au capitalisme néolibéral, « la stagnation est le recul et le stationnement, c’est la mort ».
Pourtant, Dalie Giroux nous invite à nous arrêter, à nous stationner et finalement à nous (re)trouver, en posant quatre questions fondamentales :
Comment vivre sur la terre et comment y vivre sans vivre la conquête? Comment habiter sans exproprier? Comment se spatialiser sans se constituer comme extériorité à soi-même? Que faire du paysage postindustriel et postimpérial, s’il s’agit d’y vivre?
En proposant d’arrêter le mouvement infernal de notre monde, Dalie Giroux meurt-elle? Bien au contraire, elle (re)vit. « Il faut tout faire pour bricoler des communautés là où on se trouve et lâcher les groupes d’affinité. Il faut arriver à s’inscrire dans des lieux où on ne se sent pas nécessairement confortable. Il n’y a pas de luttes trop petites, mais il faut bricoler des lieux de tous les types », explique-t-elle en entrevue téléphonique.
Dans la première partie de l’ouvrage, elle décrit ce qu’elle appelle « la machine à circuler » mise en place par le capitalisme néolibéral qui produit et qui extrait la valeur marchande de la Terre, la désertifiant. Puisant chez plusieurs philosophes, en particulier Heidegger, Husserl, Deleuze, Spinoza ou Carl Schmidt, elle propose une « phénoménologie de la prise de terre » en présentant l’humain comme configurateur du monde. C’est une partie qu’elle qualifie de tactilei puisqu’elle décrit un monde d’abondance destructeur de la nature et de nous-mêmes. La deuxième partie esquisse de manière juridique une nouvelle manière de penser et d’agir en politique en présentant une « autre histoire de l’Amérique » qui prend comme ancrage l’histoire autochtone. Elle montre dans quelle mesure l’Amérique est une « construction » créée par une histoire de colonisateurs qui a tué celle des autochtones et leurs récits mythiques, tuant ainsi, par le même coup, la multiplicité des rapports au monde pour en imposer un seul et unique. Ce dernier étant celui de la consommation, de la transformation des objets en marchandise, d’un éloignement vis-à-vis de la Terre et de la nature et d’un désenchantement du monde.
Philosopher un non-lieu
Pour comprendre pleinement La généalogie du déracinement, il faut connaître le parcours et l’approche de Dalie Giroux et le replacer dans son œuvre. Professeure agrégée à l’Université d’Ottawa, originaire du sud de Québec, autrice, entre autres, de Contr’hommage pour Gilles Deleuze, elle vit aujourd’hui en Outaouais. Ses recherches puisent dans son intérêt pour l’histoire des idées politiques dans la suite de son doctorat qu’elle a complété en 2003. Elle est animée par le souci d’explorer les liens entre les lieux et l’espace/temps. Et elle est pétrie par le refus de l’universalité des idées et par la fin des grands récits. De plus, elle est animée par la compréhension de l’accès au savoir et à la culture et entreprend de décloisonner le tout à partir d’une autre histoire : une histoire que l’on ne raconte pas, une histoire invisible, une histoire autochtone. « Je vis dans un non-lieu de la philosophie : un territoire où la philosophie n’arrive pas à exister, un territoire importateur de culture et de pensée plus que producteur de celles-ci », explique-t-elle.
En effet, elle pense en termes de multiplicité des récits. Alors que nos livres d’école nous imposent une seule histoire, Dalie Giroux montre qu’il existe plusieurs récits et plusieurs manières de « faire l’histoire ». Marquée notamment par l’ouvrage Pour une histoire amérindienne de l’Amériqueii, elle veut souligner l’existence de trajectoires multiples qui font l’hybridité de notre monde soumis à une norme unique.
Mais peut-être que Dalie Giroux ne réalise pas qu’elle « philosophise » ce « non-lieu philosophique » en faisant justement émerger, de ce territoire, un langage unique et nouveau. Elle le fait à travers ce qu’elle appelle « un vécu épidermique », c’est-à-dire une orientation de pensée qui se réalise à partir du corps et de ce qui l’affecte. Elle veut produire une pensée englobante pour que tout fonctionne ensemble : que ce soit sa pratique professorale, ses implications militantes et syndicales et ses relations de voisinage.
Bricoler de nouveaux territoires
Par ailleurs, La généalogie du déracinement est un livre théorique qui manque à certains égards de propositions concrètes pour que nous puissions en saisir toute la portée. Pourtant, Dalie Giroux ne manque pas d’idées et d’outils pour résister et créer de nouveaux territoires. Forte d’expériences d’actions directes et d’écritures militantes, la clé de la transformation est, selon elle, à trouver dans l’autogestion et la militance municipale et locale : « Restez où vous êtes! », incite-t-elle à faire. Elle invite à ne pas s’éloigner de nos lieux de vie, et à agir de là où nous sommes pour bricoler de nouveaux territoires : « Je crois à l’action dans la zone subalterne, mais pas dans une sorte de pureté morale. Je ne suis pas contre l’institution et je ne suis pas contre l’argent. On est rendu à faire du bricolage intensif et ça exige beaucoup d’engagements. Il faut tout faire, mais pour vrai », lance-t-elle. Par bricolage intensif, elle décrit des actions locales aux outils multiples : il ne faut pas avoir peur d’allier nos forces et nos modes d’action (que ce soit l’autogestion, l’implication dans des syndicats, aller parler à sa voisine ou son voisin…).
En allant au-delà de l’opacité de l’ouvrage, il faut parcourir l’œuvre de Dalie Giroux dans son ensemble. En effet, son travail offre plusieurs outils pour résister au mouvement infernal que nous impose le système capitaliste néolibéral. Comme elle invite à le faire, si on lit entre les mots et si on se place dans les interstices de sa pensée, on découvre aussi dans cet ouvrage (et dans son œuvre) une invitation à réintroduire la poésie. Une poésie comme « langue vernaculaire », me dit-elle, et comme « micromédiation » qui ferait entendre de nouvelles formes de vie pour avoir une prise directe avec le monde. La poésie comme outil pour réécrire de nouveaux récits qui nous émanciperaient de la norme pour désinvisibiliser des histoires et des espaces trop longtemps restés cachés.
Le livre La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale a été publié aux Presses de l’Université de Montréal en 2019.
CRÉDIT PHOTO : Pavel Czerwinski, Unsplash
i Voir la vidéo de la causerie organisée à la librairie Le port de tête avec l’autrice en février 2019.
ii Georges E. Sioui, 1999, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », Québec.
par Sébastien Polveche | Juil 9, 2019 | Entrevues, Societé
Cet article a d’abord été publié par notre partenaire Le Vent se lève.
L’emprise exercée par les multinationales canadiennes sur les ressources minières et pétrolières en Afrique demeure une thématique peu connue. Alain Deneault, directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet : Noir Canada, Paradis sous terre, De quoi Total est-il la somme? et Le totalitarisme pervers.
Le Vent Se Lève : Dans votre livre Noir Canada, publié en 2008, vous faites le constat que le Canada constitue un « havre législatif et réglementaire » pour les industries minières mondiales, si bien que 75 % des sociétés minières mondiales sont canadiennes. Quels sont les leviers juridiques, fiscaux ou financiers qui expliquent une telle situation?
Alain Deneault : Le Canada a une longue tradition coloniale. Créé en 1867 dans sa forme encore en vigueur aujourd’hui, le Canada est né dans l’esprit des projets coloniaux européens. Il fut un Congo du Nord qui, comme bien des colonies, est devenu avec le temps, une législation de complaisance à la manière des paradis fiscaux. Avec William Sacher, je me suis attelé dans Paradis sous terre, après Noir Canada, à rappeler que le Canada, à la faveur de la mondialisation au tournant des XXe et XXIe siècles, s’est imposé comme un pays des plus permissifs dans ce secteur particulier qu’est celui des mines. Traditionnellement, on peut aisément mettre en valeur un site minier aux fins de transactions spéculatives à la Bourse de Toronto : le Canada soutient cette activité spéculative en bourse par des programmes fiscaux d’envergure. Il investit lui-même massivement des fonds publics dans ce secteur, sa diplomatie se transforme en un véritable lobby minier dans tous les pays où se trouvent actives les sociétés canadiennes, et son régime de droit couvre de fait les sociétés minières lorsqu’elles commettent des crimes ou sont responsables d’abus à l’étranger. C’est la raison pour laquelle des investisseurs miniers vont choisir de créer au Canada leur entreprise quand viendra le temps d’exploiter un gisement en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie ou dans l’Est de l’Europe.
LVSL : Dans Noir Canada, vous mettez en cause les pratiques douteuses de certaines minières canadiennes en Afrique. Que pouvez-vous dire de ces pratiques?
AD : L’industrie minière se caractérise historiquement par sa violence. Lorsqu’on fait le tour des critiques qui sont portées à l’endroit des sociétés minières canadiennes à l’échelle mondiale, on a l’embarras du choix : corruption, atteinte à la santé publique, pollution massive, financement de dictatures et participation à des conflits armés. L’information est abondante : des chercheurs, des journalistes ou des documentaristes de moult pays ont fouillé de nombreux cas que j’ai repris dans le cadre de rapports indépendants, dépositions faites à des parlements, articles de presse, livres ou documentaires. Mon travail a été de rassembler tous ces cas : transaction entre Barrick Gold et Joseph Mobutu autour d’une gigantesque concession minière, mobilisation de mercenaires par Heritage Oil en Sierra Leone, atteinte à la capacité des femmes d’enfanter au Mali en lien avec AngloGold et IamGold etc.
LVSL : Dans Noir Canada, vous pointez également l’implication de la diplomatie canadienne, en tant que relais des minières canadiennes en Afrique. De quelle manière la diplomatie canadienne agit-elle pour défendre les intérêts des minières? Cette situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau?
AD : La seule chose qui a évolué depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre est la taille des sourires. Le Canada se donne officiellement le mandat de soutenir l’industrie minière dans les pays du Sud, notamment en favorisant le développement de codes miniers identiques à ceux qu’on a dans les différentes régions du Canada. Soit des politiques minières coloniales visant à favoriser l’exploitation indépendamment du bien commun. Il couvre aussi l’industrie essentiellement en lien avec sa capacité à engranger des capitaux en bourse. Une diplomate citée dans Paradis sous terre a même le culot d’expliquer que la diplomatie canadienne ne soutient pas l’industrie minière parce qu’elle est de mèche avec elle, mais parce que les Canadiens ont tellement investi leur épargne (fonds de retraite, sociétés d’assurance, fonds publics etc.) dans le secteur minier – à leur insu – que les autorités politiques canadiennes sont amenées à défendre le bien public canadien en soutenant l’industrie violente et impérialiste qui étalonne ces investissements.
LVSL : Plus récemment, vous avez consacré un livre à la plus grande entreprise de France, Total : De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Les titres des différents chapitres sont éloquents : Conquérir, Coloniser, Corrompre, Collaborer. Pouvez-vous nous donner quelques exemples emblématiques de l’action de Total en Afrique et ailleurs dans le monde?
AD : Je me suis intéressé, quant à ces verbes, au fait qu’ils renvoient à des actions et décisions qui relèvent, aux dires des dirigeants ou représentants de Total, et au vu de l’état du droit lui-même, d’actes légaux. Dans De quoi Total est-elle la somme?, je me suis demandé comment, diantre ; des actions aussi choquantes et contraires à la morale élémentaire pouvaient passer dans nos régimes de loi pour légales. Force serait de croire que la corruption d’agents étrangers, l’évasion fiscale, le travail forcé, l’endettement odieux, le financement de factions armées, le soutien de dictatures se veulent permis par la loi. Il en ressort l’idée que les multinationales sont moins des entreprises que des pouvoirs autonomes, capables de se jouer de la loi : l’écrire, la contourner, profiter de ses équivoques et de ses manquements, la neutraliser par des mesures dilatoires, ne pas s’en soucier… selon les cas.
LVSL : Comment qualifieriez-vous les relations entre Total et le gouvernement français?
AD : Incestueuses. L’actuelle Total est le fruit d’une fusion entre trois entités. Outre la belge PetroFina qui lui a apporté tout un réseau d’investisseurs étrangers – les Desmarais du Canada et les Frère de Belgique, la multinationale est aussi l’amalgame de deux groupes français, la Compagnie française des pétroles (CFP), première détentrice de la marque Total, et Elf, qui eurent, respectivement à titre minoritaire et majoritaire, l’État comme actionnaire. L’État a donc longtemps considéré la CFP et Elf comme des joyaux publics français qu’il fallait défendre et promouvoir à l’étranger. Entre 1986 et 1998 toutefois, l’État a vendu pratiquement toutes ses parts, de sorte que ces structures, fusionnées en 2000 sous la forme de l’actuelle Total, répondent désormais d’un actionnariat privé et largement mondialisé. Une minorité de titres seulement appartiennent actuellement à des français. Pourtant, l’État fait encore comme s’il lui revenait de défendre partout dans le monde une firme dont les actionnaires sont pourtant principalement états-uniens, canadiens, belges, qataris, chinois… C’est à croire que les logiques de rétrocommissions et de financement de carrières à l’ancienne ont perduré, même sur un mode privatisé, de sorte que les élus se précipitent pour soutenir la firme… C’est une hypothèse.
LVSL : Depuis plusieurs années, on voit émerger en Afrique un nouvel acteur : la Chine. La Chine multiplie les aides et prêts publics en faveur de projets d’infrastructures, qui sont ensuite confiés à des multinationales chinoises du BTP. Quel regard jetez-vous sur l’irruption de ce nouvel acteur en Afrique?
AD : Pour employer une image tristement célèbre de Léopold II, on a simplement partagé avec un larron de plus le gâteau africain.
LVSL : S’agissant des multinationales, vous parlez de totalitarisme pervers. Qu’entendez-vous par totalitarisme pervers?
AD : C’est un concept qui ne se laisse pas définir en peu de mots, mais qui, dans Le Totalitarisme pervers, renvoie à un univers dans lequel les puissants – c’est-à-dire les titulaires de parts au sein des multinationales dans le domaine de la haute finance et de la grande industrie – n’assument pas la part de pouvoir qui leur revient. Ils diffusent plutôt l’exercice du pouvoir à travers l’action de ceux qu’ils subordonnent. Rendre les employés actionnaires de Total est une des formes du totalitarisme pervers, tout comme le fait de se substituer à l’État, autant dans la restauration d’une pièce au Louvre, que dans son activité diplomatique au Kremlin. On ne sait plus tout à fait où s’exerce le pouvoir, du moment qu’on comprend que les États n’en ont absolument plus le monopole.