La question migratoire s’est retrouvée à la tête des préoccupations des candidats aux élections québécoises. Tout au long de la campagne électorale, le débat s’est focalisé sur les rapports entre l’immigration, le déclin de la langue française et d’autres enjeux identitaires. L’instrumentalisation électorale des enjeux migratoires dissimule-t-elle une crise politique plus profonde?
« Si l’on observe de plus près, ceux qui parlent le plus souvent de l’immigration et de la langue française, ce sont d’anciens souverainistes blasés », dit Hady Kodoye, porte-parole de Solidarité sans frontières.
Il pense notamment au sociologue Mathieu Bock-Côté, mais aussi au gouvernement actuel sous l’égide de la Coalition avenir Québec (CAQ), un parti de centre-droite qui regroupe un nombre important d’anciens péquistes et indépendantistes, dont François Legault. La CAQ a été accusée par l’opposition d’avoir prôné un nationalisme ethnique et identitaire à des fins électorales[1], sur fond de polémiques autour de projets de loi tels que la loi 96 (Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français) et la loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État) que le gouvernement actuel a réussi à faire passer.
Les caquistes ayant officiellement renoncé au projet de l’indépendance[2], le curseur se déplace vers les enjeux identitaires, comme le constate un nombre d’analystes[3].
Les migrants sont une cible facile dans un contexte électorale, dit Amandine Hamon, spécialiste des questions migratoires à l’Université de Montréal. Ça va de pair avec « la philosophie sous-jacente du gouvernement, de la CAQ, qui est nationaliste, mais doux »
Pour sa part, Kodoye croit que le revirement populiste puise ses racines dans un malaise politique profond qui ronge la société québécoise. L’instrumentalisation des enjeux migratoires à des fins électorales dissimule, en réalité, un manque de vision : l’absence d’un projet de société rassembleur et tourné vers l’avenir.
Le militant pourfend un paysage politique québécois qui se réduit à un électoralisme dépourvu d’une vision pour faire avancer la société. « Ce discours populiste qu’on est en train de propager ne reflète ni ne répond aux réalités économiques et politiques du Québec », dit Kodoye, prenant pour exemple la pénurie de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs, dont l’agriculture qui dépend pour l’essentiel des travailleurs étrangers.
Originaire de la Mauritanie, le débat québécois lui rappelle les dangers de faire de la langue un instrument d’exclusion. Il décrit son pays d’origine comme « une société plurielle, pluriethnique et plurilingue ».
Après avoir obtenu son indépendance des Français en 1960, la Mauritanie tombe sous le joug d’un nouveau régime qui « voulait tout arabiser » au mépris des francophones, dont il faisait partie. « La langue, c’est toujours une question du pouvoir », constate Kodoye.
Engagé dans les mouvements pour les droits de la personne depuis sa jeunesse, il critique le racisme de l’État mauritanien aux prises avec une poignée d’élites qui perpétuent un système corrompu où l’esclavagisme demeure une réalité bien présente[4]. Les fractures religieuses et linguistiques ont servi à diviser la population et à détourner l’attention des abus de pouvoir. En effet, nombreuses sont les sociétés postcoloniales où les aspirations indépendantistes se sont transformées en instrument politique mis au service des régimes autoritaires.
Au Québec, Kodoye constate des tendances troublantes, ce qu’il n’hésite pas à qualifier de dérives fascisantes. Sur l’immigration, il souligne notamment la responsabilité des intellectuels et des partis traditionnels qui ont fini par faire le lit de l’extrême droite.
« Il faut qu’on dise clairement ce qui se passe, ce qu’ils sont » dit-il.
Xénophobie et montée de l’extrême droite
Ces dernières années, l’extrême droite québécoise, particulièrement active sur les réseaux sociaux, a fait de la xénophobie un instrument mobilisateur, d’après une analyse par le criminologue Samuel Tanner[5]. De nombreuses études démontrent à quel point le phénomène se mondialise et va de pair avec la montée de groupuscules d’extrême droite[6]. Au Québec, ces derniers tirent notamment leur inspiration de la France et des États-Unis[7].
La rhétorique antimigratoire ne se limite pas aux cénacles de Pégida Québec, impliqué dans le mouvement transnational de l’extrême droite connu pour son idéologie antimusulmane et xénophobe[8]. Si elle est parvenue à s’infiltrer dans les idées mainstream, c’est notamment grâce à des intellectuels tels que Bock‑Côté qui a cadré le débat public sur l’immigration et a renforcé certains amalgames, par exemple entre l’immigration et le déclin de la langue française, dit Hamon.
Les idées véhiculées par Bock‑Côté ont une portée internationale. Ces dernières années, l’intellectuel québécois jouit d’une certaine célébrité en France où il a trouvé une tribune pour faire avancer sa vision du monde[9]. Face à la menace présumée de l’immigration massive, il a exprimé sa solidarité avec les Français « qui ont été dépossédés de leur pays[10]. Un discours qui se rapproche dangereusement d’une théorie du complot chère à l’extrême droite européenne, le « grand remplacement ».
Les résonances entre les deux pays francophones n’ont rien d’anodin, observe Hamon. Ironie du sort, souligne-t-elle : Bock‑Côté est lui-même étranger en séjour à Paris.
Le discours du sociologue, dit Hamon, joue sur la peur de la disparition nationale : une anxiété bien réelle dans l’imaginaire collectif québécois où l’immigration représenterait une menace existentielle.
C’est un imaginaire qui puise ses racines dans une histoire douloureuse. D’après l’historien Pierre Anctil, les anxiétés actuelles autour de l’immigration s’expliquent par les traumatismes vécus par les francophones dans le contexte canadien tout au long du XXe siècle[11].
Depuis la Révolution tranquille, pourtant, l’identité québécoise s’est débarrassée de sa seule dimension ethnoreligieuse qui cède alors le pas au français comme socle commun. Les revendications linguistiques n’étaient pas antonyme d’une certaine ouverture sur le monde, comme en témoigne le fait que de nombreux ministres de l’Immigration sous des gouvernements indépendantistes, à savoir Gérald Godin (auteur d’un poème consacré aux migrants à la station de métro Mont-Royal) et Jacques Couture (héros des réfugiés indochinois) ont prôné des politiques migratoires ouvertes.
Le souverainisme linguistique et progressiste d’antan se revêt-il aujourd’hui de couleurs tout à fait différentes ?
« Les blessures historiques sont réelles, mais ce n’est pas aux nouveaux arrivants de les porter sur leurs épaules », dit Hamon. Elle pense que la méfiance grandissante envers les migrants risque de nuire, justement, à la cohésion de la société québécoise.
« Si au Québec on veut que le français s’impose, on devra présenter aux gens l’amour et pas la répression », dit Kodoye. À son avis, il faudrait explorer tous les moyens de promouvoir le français sans en faire « une langue d’oppression, une langue de colons, contre laquelle les gens vont se révolter, » ajoute-t-il.
Dans l’imaginaire collectif où s’amalgame langue et ethnie, le français –, cette langue censée avoir pour visée l’universel, — semble vivre sa propre crise identitaire.
[6] Boeynaems, A., Burgers, C., & Konijn, E. A. (2021). When Figurative Frames Decrease Political Persuasion : The Case of Right-Wing Anti-Immigration Rhetoric. Discourse Processes, 58(3), 193‑212. https://doi.org/10.1080/0163853X.2020.1851121
Le 19 juin dernier, la gauche a remporté la victoire en Colombie, ceci étant du jamais vu, car la droite a été au pouvoir depuis la proclamation d’indépendance en 1810. La Colombie a dû faire face à plusieurs épreuves pendant les 212 derniers ans[i], notamment la guerre des Mille Jours, le Bogotazo, la période Escobar et la victoire de la gauche. Est-ce que cette dernière fera un virage à 180 degrés en Colombie?
En ce jour de juin, les Colombien·ne·s attendaient avec impatience les résultats d’une élection qui, selon plusieurs experts, avait de bonnes chances d’entrer dans l’histoire du pays. Après des semaines, voire des mois, d’une campagne électorale riche en émotions, les seules choses qui unissaient un bon nombre de citoyen·ne·s étaient la tension et le vague pressentiment d’un changement politique à l’horizon. Lors de ce second tour de l’élection présidentielle, la polarisation de la société colombienne était plus tangible que jamais. Certain·e·s songeaient à la défaite de la droite, tandis que d’autres craignaient la victoire de Gustavo Petro, candidat de gauche et représentant du Pacte historique. Les reproches des deux côtés, multipliés par le mandat d’Ivan Duque, président colombien des quatre dernières années, n’ont pas cessé cette journée-là. Les partisans de la droite accusaient ceux de la gauche d’être des communistes endoctrinés par Petro, leur leader guérillero . La gauche accusait la droite d’avoir accru la tension sociale lors des grèves politiques en avril 2021 et d’avoir brisé les accords de paix. Enfin, les résultats sont annoncés, et le soupçon d’un changement se confirme : la gauche célèbre la victoire et la droite, stupéfaite, se tait. Bien que le nouveau président doive d’abord démontrer sa volonté de réforme ainsi que sa capacité à conduire son pays vers la paix, une lueur d’espoir règne en cette journée d’été.
Le 19 juin 2022, une journée historique : pourquoi la population colombienne a-t-elle voté pour la gauche?
Les dimensions politiques du résultat du scrutin sont immenses[ii] : c’est la première fois dans l’histoire de la Colombie que la gauche est au pouvoir législatif, 11 277 407 Colombien·ne·s ont voté gauche, les autres 10 562 894 ont voté pour la droite. De plus, le nombre de votant·e·s a été plus élevé en 2022[iii] qu’en 2018. C’est 39 002 239 Colombien·ne·s qui ont participé à la journée des élections, ce qui représente plus de la moitié de la population, tandis qu’en 2018, le nombre total de votant·e·s a été de 18 millions. Comment peut-on expliquer ce comportement surprenant et inhabituel de l’électorat? Le 3 août 2022, Christophe Ventura, directeur de recherche de l’institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), a écrit une note de conjoncture[iv] en expliquant les raisons possibles qui ont poussé les Colombien·ne·s à se décider pour la gauche :
« Comme dans d’autres pays latino-américains, c’est sur ce fond de crise économique et de défiance politique radicalisée, orientée contre un gouvernement sortant sévèrement sanctionné et, au-delà, contre les forces politiques traditionnelles, que s’est dénouée la séquence électorale colombienne. »
Le nouveau président lui-même a également fait un rappel de la situation économique du pays en disant que le peuple colombien était soumis à l’esclavage de la part des milliardaires, notamment les entrepreneurs qui vendent des immeubles à des prix très élevés aux gens pauvres. Enfin, il est possible que les paroles du discours de Petro dans la journée du 1er tour[v] aient convaincu les citoyen·ne·s de voter alors qu’il déclara :
« C’est le moment de la vie, pas le moment de faire un saut dans le vide, le changement est pour la vie, car on vise à classer la Colombie comme une puissance économique mondiale de la vie, il nous reste un million de votes pour remporter la victoire. »
La victoire de son parti alimente le discours héroïque encore plus. En effet, les premières paroles proclamées de Gustavo Petro en tant que président fraîchement élu ont été : « Aujourd’hui, étant un véritable jour historique, nous écrivons l’histoire, ce qui arrive est un vrai changement, un changement fondamental. [vi] En plus, afin de démontrer de l’unité et de l’harmonie, la gauche mise sur l’inclusion de tous les Colombien·ne·s, notamment la communauté afro-colombienne. « Après 214 ans, nous avons un gouvernement du peuple, le gouvernement des sans-noms de la Colombie. », a déclaré Francia Marquez, vice-présidente, lors de son discours le 19 juin dernier. Avant les résultats des élections, Mme Marquez tentait de convaincre les Colombien·ne·s de voter gauche pour vivre pleinement (vivir sabroso). Mais est-ce possible dans l’actuel contexte social et politique de la Colombie? Est-ce que la gauche sera capable de traduire ses paroles en actions concrètes et ainsi tenir ses grandes promesses auxquelles ses électeurs s’accrochent avec tant d’ardeur?
Des défis immenses et des attentes élevées envers Petro
Malgré la situation conflictuelle en Colombie, certains experts en politique sont optimistes sur l’entrée en mandat de Petro. Notamment, Yann Basset, professeur en sciences politiques de l’Universidad Del Rosario[vii] qui affirme : « Petro a une bonne volonté de changement, il a une envie d’aller très vite, il y aura une espèce de lune de miel, mais il devra démontrer sa capacité de gérer le pays. Quant à Edwin Moreno[viii], diplômé en sciences politiques de l’Université de Sherbrooke et Colombien de souche, il donne son appui au président élu en déclarant : « Le nouveau président de la Colombie représente une gauche démocratique, modérée et progressiste, pareil à Justin Trudeau, premier ministre de gauche du Canada.» Basset et Moreno soulignent qu’afin de pouvoir accomplir les promesses que Petro a faites, il devra mettre en place une réforme fiscale et une réforme politique. Selon Basset, étant donné la situation économique et sociale de la Colombie, il faudra trouver des ressources pour résoudre les problèmes économiques du pays. Moreno signale que les partis d’opposition critiquent l’adoption d’une nouvelle réforme fiscale de 50 millions, mais cette fois-ci est différente, car Petro vise à supprimer les privilèges aux grandes entreprises, et ainsi récupérer 25 millions de pesos, même montant que Duque a déboursé aux dirigeants de ces entreprises lors de son entrée en mandat.
De leur côté, Yann Basset et Christophe Ventura, membres de l’IRIS déclarent que les Colombien·e·s espèrent que Petro puisse accomplir tout ce qu’il a promis pendant sa campagne électorale. « Il doit répondre à la crise économique et sociale postpandémie, il devra mettre en place une politique de protection sociale et avoir des perspectives d’emploi pour les minorités. » De surcroît, Basset et Ventura abordent le sujet du pouvoir des groupes criminels, notamment le Clan du Golfe, un groupe criminel de trafic de drogue, qui a déclenché une grève armée en mai dernier. « Le Clan du Golfe domine les Caraïbes et a paralysé la vie sociale et économique pendant une semaine pour démontrer son pouvoir. », ont-ils ajouté. Selon le journal El Espectador,[ix] cette grève armée a touché 5 régions, 11 départements et 119 municipalités en Colombie, et selon un rapport de la Juridiction spéciale de la Paix (JEP), 150 faits ont touché la population entre le 5 et le 6 mai 2022 dont 12 homicides et la destruction de 80 immeubles.
À une semaine de son entrée en fonction le 7 août 2022, l’ordre social de la Colombie est encore perturbé. Selon la revue Semana[x]en date du 25 juillet, on a dénombré 34 policiers assassinés et 68 autres blessés. Les départements les plus touchés par la tuerie policière sont Antioquia, Cauca, Narino, Cordoba, Sucre, Arauca, Caqueta, Santander et Norte de Santander. Selon les déclarations de Diego Molano, ministre de la Défense nationale[xi], le Clan du Golfe vise à mettre la force publique au pied du mur et à entamer des négociations, ce qui peut se traduire par le déclenchement d’une possible grève armée au fil des prochains jours. « La Colombie ne peut pas accepter qu’on mette un prix sur la vie d’un héros, notamment un policier, ou un soldat, et que cela reste dans l’impunité. », a déclaré Molano lors d’une réunion de sécurité à Sucre, au nord-ouest de la Colombie. De plus, le ministre a présenté les instructions de l’ancien président Ivan Duque, qui consistent à amorcer l’offensive contre les groupes criminels comme le Clan du Golfe. Mais du côté de Petro, il fait appel au pacifisme en demandant au Clan du Golfe : « Arrêtez les tueries, la voie du changement est la vie. » Lors de ses déclarations au Sommet du Pacte historique à Santa Marta, M. Petro a souligné que le Clan du Golfe a la possibilité d’avoir un démantèlement pacifique, mais il affirme que le groupe préfère se venger des dirigeants en tuant des membres du corps policier qui n’ont pas d’implication dans les problèmes du gouvernement. Entretemps, le ministère de la Défense nationale de la Colombie offre une récompense de 500 millions de pesos colombiens (140,170CAD) pour attraper les responsables. De son côté[xii], Petro propose une solution : « Il faut aborder une politique de pacification, c’est difficile, mais il faut l’aborder, car cela entre en relation avec une nouvelle façon de comprendre le sujet du narcotrafic et de surmonter cette problématique.
Alors que les partis d’opposition de l’extrême droite tentent de jeter le blâme sur Petro en ce qui concerne la situation conflictuelle du pays, des mouvements de solidarité sont à la défense des droits de la personne, notamment le Projet Accompagnement Solidarité Colombie, un collectif canadien établi au Québec[xiii] qui accompagne les communautés menacées et dénonce la violation de droits fondamentaux. Selon cet organisme, de nombreuses arrestations se sont produites quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle. Il est d’ailleurs écrit dans un article sur leur site Web que « ce type d’arrestation a pour effet de générer la peur et vise à briser la mobilisation sociale, enfreignant un droit fondamental des populations à s’organiser ».
L’accord de paix : un enjeu persistant en Colombie
Rappelons que le 24 novembre 2016, Juan Manuel Santos, président de l’époque, a signé un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC), qui visait à proposer la paix entre le gouvernement colombien et les FARC. Le but premier était d’inviter la guérilla à déposer les armes et à cesser les attaques contre la population. Selon Nelson Arturo Ovalle Diaz[xiv], professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa, l’accord de paix comprend des éléments liés à la démocratie, à l’économie et à la justice transitionnelle. Cet accord était d’ailleurs davantage centré sur ce dernier élément :
« La justice transitionnelle prévoit aussi les mécanismes de dédommagement aux victimes du conflit armé, de recherche de la vérité historique, des garanties de non-répétition, ainsi que les instruments de réconciliation entre les divers membres et groupes de la société. » (p. 9).
Malgré que la signature de cette entente envisageât de mettre fin au conflit armé en Colombie, les Colombien·ne·s luttent encore contre la violence. À l’heure actuelle, l’insécurité règne partout en Colombie. Selon Maria Clara Calle Aguirre,[xv] journaliste pour la chaîne de télévision France 24, les accords de paix sont présentement en péril à cause de la réticence du président Duque : « À mi-mandat, le gouvernement d’Ivan Duque est accusé par l’opposition d’entraver la bonne marche des accords. Son parti, Centre démocratique, s’était opposé au référendum sur l’accord de paix d’octobre 2016. », a-t-elle affirmé. L’opposition du Centre démocratique, le Pacte historique qui est le parti politique de Gustavo Petro, président élu, est parti du bon pied en envisageant l’unité du congrès dont quatre des huit partis ont accepté d’y adhérer. Selon des données du journal El Tiempo, le Pacte historique possède 41 sièges au congrès ce qui représente un quart du total de sièges. Selon Ventura et Basset[xvi], le fait que Petro ait contacté Alvaro Uribe Velez, ancien président de la Colombie et chef de la droite, pourrait faciliter davantage les choses, car si les deux parties s’entendent bien, un accord national serait possible et les Colombien·ne·s pourraient enfin retrouver un peu la paix et « vivre au-delà des différences. »
Une victime du conflit armé prend la parole
Lorsqu’on parle de paix, il faut aussi parler de la guerre, du conflit armé qui a tué des milliers de Colombien·ne·s pendant plus de 60 ans. En Colombie, plusieurs mouvements révolutionnaires notamment les FARC, l’Armée de libération nationale (ELN) et le paramilitarisme ont été créés dans le but de défendre les intérêts de la population et de la protéger de la « guérilla». Néanmoins, le paramilitarisme dont l’objectif était de « protéger » les citoyen·ne·s, est devenu un mouvement clandestin et dangereux :
« Même si l’État soutient ne pas avoir eu de politique officielle d’incitative à la constitution de groupes paramilitaires, il en a la responsabilité par l’interprétation faite de la loi qui les protègent et de ne pas avoir mis en œuvre les mesures nécessaires pour prohiber, prévenir et punir leurs activités. », est-il écrit dans un article[xvii] du site Web Projet Accompagnement Solidarité Colombie.
Selon Gina Carrasquilla, victime du conflit armé[xviii], l’entrée en mandat de l’ancien président Alvaro Uribe Velez, en fonction de 2002 à 2010, a marqué le début d’une période violente dans son village et aux alentours. Lors d’une entrevue avec L’Esprit libre, Mme Carrasquilla a partagé son témoignage des faits de corruption et de violence armée dont elle a été victime dans son village natal :
« Quelques jours avant les élections présidentielles, un chef d’un groupe paramilitaire a convoqué tous les leaders politiques, moi-incluse, pour une réunion dans un gallodrome de mon village, c’est pour cela que je dis qu’Uribe Velez avait un lien avec les paramilitaires. Le chef nous a obligés à voter pour Uribe, mais les gens ne voulaient pas voter pour lui, car tout le monde était partisan du parti libéral, mais monsieur le chef a dit : cela dit, 90 % des votes doivent être en faveur d’Uribe et le restant pour l’autre candidat. », a-t-elle raconté.
Selon elle, depuis l’arrivée des paramilitaires au village, l’enfer a commencé, des centaines de paysans ont été retirés de leur terrain, des centaines de personnes ont disparu ou ont été tuées par le groupe paramilitaire. On lui a posé la question sur le virage à gauche en Colombie, elle semble un peu sceptique, mais elle garde l’espoir que tout change pour le bien. « Je pense qu’il va falloir attendre plusieurs années que tout cela change, mais entretemps, beaucoup de gens vont perdre leur vie. », a-t-elle affirmé. Mais, malgré tout, elle croit qu’il y a une lueur d’espoir. « Avant de mourir, je souhaite que la Colombie puisse enfin retrouver la paix et la justice sociale, j’espère que la sagesse de Petro l’aide à résoudre cette problématique. J’espère pouvoir retourner en Colombie un jour. », a-t-elle conclu.
De tels témoignages font preuve des grandes attentes du peuple colombien qui pèsent sur Gustavo Petro. Avec sa victoire historique, il n’a franchi que le premier pas vers une nouvelle ère de la politique colombienne. Même si une partie de la population se méfie de la bonne volonté de changement proposé par Petro, davantage de personnes commencent à lui faire confiance. Depuis son entrée en mandat, le nouveau président est parti du bon pied, notamment avec la restauration des accords de paix. Selon un tweet de Presidencia Colombia, publié le 21 août 2022, Petro vise à rétablir les accords de paix avec l’ELN en suspendant les arrestations et les extraditions des membres de la table de négociation pour pouvoir discuter des enjeux de l’entente de paix. Mais, au fils des prochains mois, le nouveau président de la Colombie devra proposer une solution à la problématique du narcotrafic et au démantèlement des groupes criminels.
[xiv] Ovalle Diaz, Nelson Arturo, « L’accord de paix en Colombie à la lumière du droit international interaméricain », , Revue générale de droit, vol.49 Special Issue 2019 : https://doi.org/10.7202/1055488ar
Le 28 juillet 2022, la Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel déposée par ENvironnement JEUnesse. L’organisme voulait porter en appel la décision du 13 décembre 2021 de la Cour d’appel du Québec rejetant leur demande en action collective à l’encontre du gouvernement canadien. L’organisme reproche au gouvernement son inaction en réponse aux graves dangers provoqués par les changements climatiques et son omission d’établir des cibles adéquates de réduction de ses gaz à effet de serre (« GES ») (1). Le rejet de la demande par la Cour suprême met donc fin au recours judiciaire, qui avait débuté en 2018 devant la Cour supérieure.
ENvironnement JEUnesse tentait d’obtenir une ordonnance du Tribunal déclarant que le gouvernement du Canada viole les droits fondamentaux des jeunes du Québec en omettant d’adopter des mesures pour limiter le réchauffement planétaire. L’organisme voulait également obtenir une ordonnance afin de faire cesser les atteintes à ces droits fondamentaux, ainsi qu’une ordonnance pour la mise en place de mesures réparatrices pour contribuer à freiner le réchauffement climatique.
Cependant, les juges de la Cour d’appel du Québec ont considéré que la demande, telle que présentée par ENvironnement JEUnesse, n’est pas justiciable. Autrement dit, qu’il ne s’agit pas d’une question qui peut être tranchée par un tribunal. Voici pourquoi.
Brèves explications relatives à la séparation des pouvoirs
La séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) au Canada implique que les tribunaux n’interviennent pas dans l’exercice d’une prérogative du pouvoir législatif (le Sénat et la Chambre des communes) ou exécutif (le Premier ministre et le Conseil des ministres). Par exemple, les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou des organismes gouvernementaux sont des questions non révisables (ou non justiciables) par les tribunaux (2). Ainsi, une mesure budgétaire ne peut être invalidée par les tribunaux sous prétexte qu’elle irait à l’encontre d’une disposition de la Charte canadienne. La Cour suprême explique, dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, le rôle des trois branches distinctes de l’État :
[28] Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent. L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte (3).
Ainsi, les tribunaux doivent éviter de s’insérer dans les choix politiques du législateur ou dans la mise en œuvre par l’exécutif de ces choix.
Retour sur la décision de la Cour supérieure
Dans sa demande en action collective devant la Cour supérieure, ENvironnement Jeunesse invoque que le gouvernement a agi de manière irresponsable et indéfendable, portant atteinte aux droits de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, particulièrement ceux des jeunes qui subiront les conséquences des changements climatiques causés par les comportements des générations précédentes. Les actions du gouvernement iraient à l’encontre du droit à la vie, à l’intégrité et à la sécurité de ces jeunes Canadiens et Canadiennes, droits reconnus et protégés par l’article 7 de la Charte canadienne.
Dans la décisionENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, le juge Morrisson considère que « lorsqu’il s’agit d’une prétendue violation des droits garantis par la Charte canadienne, un tribunal ne devrait pas décliner sa compétence sur la base de la doctrine de justiciabilité (4) ». Même si l’objet du litige soulève une question de nature politique, que ce soit dans l’adoption d’une mesure ou dans son administration, cela ne devrait pas empêcher un tribunal de statuer sur celle-ci s’il y a potentiellement violation d’un droit prévu par la Charte canadienne. Le juge Morrisson mentionne que les tribunaux « ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique et ne peuvent refuser d’agir lorsqu’il s’agit d’un débat qui concerne une violation des droits protégés par cette Charte (5) ». La Cour supérieure considère donc que la demande déposée par ENvironnement JEUnesse est justiciable.
Cependant, le recours est rejeté sur la base d’une question procédurale. En effet, le juge Morrisson considère que « l’action collective n’est pas le véhicule procédural approprié en l’espèce ». L’action collective est une procédure qui permet à une personne d’agir pour le compte de tous les membres d’un groupe. Avant d’autoriser une action collective, le tribunal doit d’abord vérifier si la composition du groupe respecte certains critères. Le groupe visé par Environnement Jeunesse incluait les résidents et résidentes du Québec de 35 ans et moins en date du 26 novembre 2018. La Cour supérieure conteste, entre autres, l’exclusion des personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 35 ans. Elle rejette donc le recours, considérant la composition du groupe subjective et arbitraire.
L’ouverture offerte par le tribunal sur la justiciabilité des changements climatiques a tout de même été reçue positivement par ENvironnement JEUnesse (6). L’organisme a porté la cause en appel, dans l’espoir que la Cour d’appel du Québec casse la décision sur la composition du groupe de l’action collective.
Arrêt de la Cour d’appel du Québec
Dans l’arrêt ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, la Cour d’appel du Québec adopte une position opposée à celle de la Cour supérieure et remet en doute la justiciabilité de la demande, soulignant l’absence d’une loi précise pouvant être contestée dans le cadre du recours :
[25] En l’absence d’un texte de loi, le contrôle constitutionnel de l’inaction gouvernementale par les tribunaux est hautement problématique. […]
[26] La situation serait différente si l’appelante attaquait la validité d’une loi particulière édictant des mesures visant les émissions de GES. En effet, l’État doit s’assurer que les mesures adoptées respectent les droits garantis par la Charte canadienne. L’article 52 de la Loi constitutionnelle confirme le pouvoir et l’obligation incombant aux tribunaux de déclarer inopérantes « les dispositions de toute règle de droit qui sont incompatibles avec la Constitution ». […]
La Cour d’appel considère, tel que reconnue par la Cour suprême(7), que l’existence d’une loi ou d’une politique, ou la sagesse derrière l’intention de créer une loi ou une politique, sont des questions qui ne sont pas du ressort des tribunaux. En l’absence d’une telle loi, il devient difficile pour ceux-ci d’établir une question justiciable sur laquelle l’appareil judiciaire peut se prononcer :
[29] Il revient au pouvoir législatif de choisir les orientations politiques du gouvernement et à l’exécutif de les mettre en œuvre. Or, le contrôle du pouvoir législatif et son opportunité d’agir échappent en principe au pouvoir judiciaire.
De plus, pour la Cour d’appel du Québec, la nature intrinsèquement complexe des enjeux qui découlent des changements climatiques implique que le pouvoir législatif est mieux outillé afin de prendre compte des problématiques politiques, scientifiques, sociales et économiques qui découlent du réchauffement climatique :
[35] La réalité, c’est qu’en matière de réchauffement climatique, ce que souhaite l’appelante ne peut se décider dans l’abstrait. Il faut tenir compte du rôle que pourraient être appelées à jouer les provinces qui détiennent des compétences constitutionnelles concurrentes, notamment en matière environnementale. La collaboration des instances gouvernementales implique souvent de délicates négociations. Au-delà de ces obstacles politiques, la recherche d’une solution nécessite d’apprécier des facteurs scientifiques, de pondérer ses impacts en matière de santé, de transport, de développement économique et régional, d’emploi, etc. Il n’appartient pas aux tribunaux de se livrer à une telle analyse. Même si c’était le cas, les mesures préconisées doivent se traduire en priorités budgétaires puisque leur mise en œuvre exigera nécessairement des investissements financiers et une mobilisation des ressources de l’État. Encore une fois, il n’appartient pas aux tribunaux de faire de tels choix en priorisant les moyens pour faire face au défi des changements climatiques au détriment d’autres dépenses gouvernementales.
Bref, la Cour d’appel du Québec considère qu’il appartient « au gouvernement élu démocratiquement d’y répondre et non aux tribunaux de dicter à l’État les choix qu’il doit faire (8) ».
Également, la jurisprudence reconnait qu’en l’absence d’une loi adoptée par le Parlement, les obligations internationales du Canada, telles que celles prévues par l’Accord de Paris sur le climat, ne créent pas d’obligations en droit national.
[34] Il n’est pas contesté que les accords internationaux du Canada ne deviennent exécutoires en droit interne, sauf exception, qu’après l’adoption, par le Parlement d’une loi leur donnant effet. La simple existence d’une obligation internationale ne permet pas de conclure à l’existence d’un principe de justice fondamentale justifiant l’immixtion du pouvoir judiciaire à ce stade.
La Cour d’appel reprend plusieurs arguments soumis par la Cour fédérale dans l’affaireLa Rose c. Canada, 2020 CF 1008. Dans cette affaire, quinze jeunes Canadiens et Canadiennes, allèguent que la conduite de l’État canadien en matière d’émission de GES irait à l’encontre de leurs droits prévus aux articles 7 (droit à la vie, liberté et sécurité) et 15 (droit à l’égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi) de la Charte canadienne. La Cour fédérale considère les que la demande n’a pas visé une loi ou une action spécifique et que la portée alléguée des obligations de protection de l’État envers ces jeunes est floue et indéfinissable :
[40] La thèse [de la demande] ne résiste pas au fait que certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire. Il s’agit notamment de questions d’interprétation fondées sur l’ordre public, c’est-à-dire d’interprétation à l’égard d’enjeux sociétaux importants. Pour faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte, les réponses politiques doivent se traduire par une mesure législative ou un acte de l’État […]. Cela ne veut pas dire qu’une politique gouvernementale ou un ensemble de programmes gouvernementaux ne peut pas faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte; cependant, à mon avis, l’approche [de la demande] consistant à reprocher [au groupe défendant] un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions ne respecte pas cette condition préliminaire et constitue effectivement une tentative d’examiner en fonction de la Charte une réponse politique globale en matière de changement climatique.
[41] Ma conclusion quant à la justiciabilité est appuyée à la fois par l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché et par les réparations inadéquates recherchées par [la demande].
Dans la décision Misdzi Yikh (9), un cas similaire devant la Cour fédérale, deux chefs héréditaires Wet’suwet’en alléguaient, au nom de leurs maisons respectives, que l’omission du gouvernement canadien d’agir pour contrôler les émissions de GES viole leurs droits prévus par la Charte canadienne. La Cour fédérale, comme dans l’affaire Rose, a considéré la demande comme étant non justiciable. Notons que ces deux décisions ont été portées en appel devant la Cour fédérale d’appel.
Bref, pour les juges de la Cour d’appel du Québec, les conclusions recherchées par ENvironnement JEUnesse obligeraient les tribunaux à s’approprier un rôle, en vertu de la séparation des pouvoirs, qui ne lui appartient pas.
L’article 7 prévoit-il le droit à un environnement sain ?
Notons que les tribunaux canadiens n’ont jamais établi que l’article 7 de la Charte inclut le droit à un environnement sain. Si la Cour suprême autorise l’appel déposé par ENvironnement JEUnesse, il sera intéressant de voir si les juges du plus haut tribunal du pays vont statuer sur cette question cruciale.
Dans l’article « Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution », on souligne que le droit à un environnement sain est un droit « positif ». Ainsi, les auteurs considèrent que la question de savoir « si la Charte protège ou non les droits positifs, en particulier les droits sociaux et économiques, est l’une des grandes questions non résolues du droit canadien (10)».
Les droits négatifs, comme la liberté d’expression, requièrent généralement de l’État de s’abstenir d’intervenir, alors qu’un droit positif, comme le droit à un revenu de base, nécessite une intervention de l’État afin que le droit soit respecté. Or, la Constitution canadienne, comme les autres constitutions libérales, est fondée « sur l’idée que les questions politiques complexes soulevées par les revendications de droits positifs — y compris les questions d’imposition et de dépenses — sont du ressort des législatures et non des tribunaux. » Cela s’explique du fait que, dans ce type de constitution, ce sont les élu·es qui gèrent l’allocation des ressources de l’État :
Parmi les raisons pratiques qui justifient l’attribution de la responsabilité des décisions en matière de dépenses aux législatures, la plus importante est le fait que les législatures disposent généralement de beaucoup plus de ressources pour étudier et évaluer les options politiques, et qu’elles disposent d’outils plus flexibles pour mettre en œuvre les politiques. Cependant, il est tout aussi important que les législatures soient responsables à la fois du choix des politiques et de la fixation des niveaux d’imposition nécessaires au financement de ces politiques. (11)
Ainsi, les tribunaux tendent à faire preuve d’une plus grande réserve lorsqu’un litige porte sur un droit positif.
Notons finalement que la jurisprudence démontre qu’afin d’établir une violation de l’article 7 de la Charte canadienne, le simple fait d’y avoir contribué suffit (12). Même s’il est évident qu’on ne peut blâmer l’ensemble des effets des changements climatiques sur l’État canadien, cela n’empêcherait pas en soi la reconnaissance d’une atteinte à la Charte canadienne.
Conclusion
L’exercice visant à déterminer si un recours est justiciable ou non n’est pas toujours évident, comme le démontre la divergence de position entre le jugement de la Cour supérieure et l’arrêt de la Cour d’appel. La Cour supérieure considère que la doctrine de la justiciabilité ne devrait pas empêcher les tribunaux de trancher un litige lorsqu’il y a potentiellement violation d’un droit protégé par la Charte canadienne. La Cour d’appel considère plutôt que la doctrine de la justiciabilité doit s’appliquer et que les tribunaux doivent faire preuve de réserve lorsque le litige n’est pas clairement lié à une loi ou une mesure adoptée par l’exécutif.
Le rejet de la demande d’autorisation d’appel par la Cour suprême met fin au recours judiciaire, confirmant implicitement l’interprétation faite par la Cour d’appel de la doctrine de la justiciabilité. Cependant, il semble inévitable que la Cour suprême devra, un jour ou l’autre, statuer en matière de justiciabilité des changements climatiques et des conséquences de ceux-ci sur les droits prévus à la Charte canadienne.
D’autant plus que les changements climatiques représentent un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité et qu’ils pourraient grandement affecter la capacité des États à maintenir et faire respecter l’État de droit. Tel que le mentionne le juriste franco-anglais Philippe Sands, en cas d’échec des mesures afin de contrer les changements climatiques : « il y aura un chaos social, politique et économique, et dans ce chaos, l’État de droit ne peut pas survivre » (13).
En 1972, le Club de Rome a publié le rapport The Limits of Growth (Les limites à la croissance). Ce rapport distinguait plusieurs scénarios possibles pour le futur de l’humanité, dont un scénario d’effondrement de nos sociétés. Dennis Meadows, coauteur du rapport, constate que le pire des scénarios se produit présentement : « Je sais que le changement climatique, combiné à l’épuisement des énergies fossiles bon marché au cours de ce siècle, éliminera les fondements de notre civilisation industrielle. Je ne sais pas si cela éliminera notre espèce – probablement pas, même s’il y aura des milliards de gens en moins sur cette planète d’ici à 2100 » (14). Une étude de 2021 de la scientifique néerlandaise Gaya Herrington, se basant le rapport de Meadows ainsi que sur les données scientifiques récentes, conclut qu’en l’absence de changements radicaux, un effondrement pourrait arriver dès 2040 (15).
Dans quelle mesure est-ce que la gravité de la situation peut influencer l’interprétation des tribunaux de la doctrine de la justiciabilité et de l’article 7 de la Charte canadienne ? Évidemment, les tribunaux doivent respecter les principes qui découlent de la séparation des pouvoirs. Ce sont bien les élu·es qui dirigent l’État, et non les juges.
Hypothétiquement, un tribunal pourrait ordonner à l’État de réduire les émissions de GES sur son territoire, mais tout en omettant d’ordonner des mesures précises, laissant le choix aux branches législatives et exécutives le choix des politiques à adopter afin de limiter l’émission de GES (16). Il pourrait s’agir d’un compromis qui respecterait la séparation des pouvoirs, tout en permettant aux tribunaux de faire respecter les droits prévus par la Charte canadienne. Certes, la doctrine de la justiciabilité renvoie à l’idée que ce ne sont pas les tribunaux qui doivent se prononcer sur la sagesse ou l’opportunité d’agir des branches législatives et exécutives. Or, la sagesse d’établir et de respecter des cibles de réduction de GES se manifeste clairement dans la ratification de l’Accord de Paris par la Chambre des communes, considérant que cet Accord vise à plafonner les émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais afin d’opérer rapidement à des réductions d’émissions (17).
Évidemment, si le Parlement canadien adoptait une loi contraignant le gouvernement de respecter une cible de réduction ambitieuse et clairement établie, la situation serait différente. Une telle loi rendrait le gouvernement plus redevable en matière de lutte aux changements climatiques, et certainement plus vulnérable à un recours judiciaire devant les tribunaux. Encore faut-il que le Parlement ait la volonté, voire l’audace, d’adopter une telle mesure.
CRÉDIT PHOTO: DEAN PAGE – Flickr
1. ENvironnement JEUnesse considère que l’objectif de réduction d’émissions de GES de 30 % en 2030 par rapport au niveau de 2005 est une cible « grossièrement inadéquate ».
2. Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 RCS 1228.
3. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43.
4. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, par. 56.
5. Id., par. 69.
6. « Le 11 juillet 2019, la Cour supérieure du Québec a reconnu que l’impact des changements climatiques sur les droits humains est une question justiciable et que les actions du gouvernement dans ce domaine sont assujetties aux Chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés. C’est une bonne nouvelle. » tiré du site internet d’ENvironnement JEUnesse : https://enjeu.qc.ca/poursuite-7-questions/.
7. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, par. 28; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40.
8. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, par. 36.
9. Misdzi Yikh c. Canada, 2020 CF 1059.
10. Colin Feasby, David de Vlieger & Matthew Huys, Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution, 58 ALTA. L. REV. 213 (2020), p. 238.
Cet article est d’abord paru dans le numéro 92 de nos partenaires, la revue À bâbord!
Un texte de Ricardo Peñafiel
Le 11 mars 2022, Gabriel Boric est assermenté comme Président de la République du Chili avec un agenda politique modéré mais néanmoins féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains et sociaux. Sans appuis suffisants au Congrès, son gouvernement devra compter sur la Convention constituante et, paradoxalement, sur la pression populaire pour mener à bien les réformes nécessaires à la « dénéolibéralisation » du pays. Entre la rue et les urnes, la révolution chilienne avance à pas lents mais fermes.
Parler de révolution pour référer aux changements politiques qui ont lieu au Chili depuis le soulèvement populaire du 18 octobre 2019 (18-O) peut paraître exagéré. Malgré un processus constitutionnel qui mettra sans doute un terme à la Constitution dictatoriale et néolibérale de 1980 et l’élection d’un président issu du Printemps chilien (2011)[i] et d’une gauche parlementaire relativement radicale, peut-on réellement parler d’une révolution en cours au Chili ? Oui, si l’on prend en considération les principales actrices et acteurs de cette révolution, soit les mouvements sociaux – appuyés par une mobilisation massive de plus de 50% de la population dans des manifestations en tout genre – qui ont réussi à promouvoir des changements politiques et culturels beaucoup plus profonds que tout ce que pourra faire le nouveau gouvernement ou l’Assemblée constituante.
« Le néolibéralisme naît et meurt au Chili »
La consigne issue du soulèvement a beau prétendre que « le néolibéralisme naît et meurt au Chili », le gouvernement Boric n’a pas une majorité suffisante au Congrès (des deux chambres législatives) pour faire adopter les réformes nécessaires à un tel démantèlement du néolibéralisme enchâssé dans la Constitution de 1980. En attendant la fin de travaux de la Convention constitutionnelle en juillet, puis leur ratification par plébiscite le 4 septembre 2022, le gouvernement aura beaucoup de difficulté à faire approuver des réformes substantielles. Il continuera à faire face aux attaques incessantes de la droite et du centre ainsi que des médias traditionnels qui, craignant la perte de leurs privilèges, critiquent systématiquement toute initiative du gouvernement autant que de la Constituante.
Néanmoins, après seulement un mois au pouvoir, le gouvernement a déjà abandonné les 139 accusations portées au nom la Loi de sécurité de l’État et a accéléré le processus d’une Loi d’amnistie pour l’ensemble des détenu·es politiques du soulèvement, en plus d’ouvrir une table de discussion pour la réparation des victimes de la répression. Il a également mis un terme à l’état d’exception dans le WallMapu (le territoire du peuple autochtone mapuche) ; a signé l’Accord international environnemental d’Escazú ; a signé la nouvelle loi des eaux, accordant la priorité à la consommation humaine (au-dessus de l’agriculture ou des mines) ; a présenté un projet de loi pour éliminer la dette étudiante et réformer le système de crédit étudiant ; a ouvert les discussions pour une augmentation du salaire minimum et une diminution de la semaine de travail (de 45h à 40h!) ; etc.
La Convention constitutionnelle
Pièce maîtresse de la dénéolibéralisation du Chili, la Convention constitutionnelle est également un acquis direct du soulèvement du 18-O. Le 25 novembre 2019, pour sauver sa peau après un mois de manifestations nationales massives et quotidiennes demandant sa destitution, le gouvernement Piñera signe l’Accord pour la Paix sociale et la Nouvelle Constitution avec la plupart des partis d’opposition. Les manifestations se sont poursuivies avec autant sinon plus d’intensité, méfiantes d’un « accord » signé « entre quatre murs », « dos au peuple », par « les mêmes qui nous ont trahis pendant plus de 30 ans », comme le disent les manifestant·es interviewé·es en décembre 2019 et janvier 2020. Toutefois, Piñera est parvenu à terminer son mandat grâce à l’appui des partis politiques qui ont fini par perdre pratiquement toute légitimité, avec des taux de confiance de 2% en décembre 2019, selon une étude du Centre d’études publiques (CEP)[ii].
La pandémie a finalement contraint le mouvement de contestation à se réarticuler, notamment dans des initiatives pour pallier la faim due au confinement, sans aide étatique, avec des soupes populaires autogérées, regroupées sous la devise « seul le peuple aide le peuple » et autour desquelles s’organisaient des Cabildos Abiertos (Assemblées populaires) délibérant autour de la nouvelle Constitution. La grande majorité (44%) des 155 délégué·es à la Convention constituante viennent d’ailleurs de mouvements sociaux et se regroupent sous des bannières qui évoquent le mouvement de protestation comme Assemblée populaire pour la dignité, La liste du peuple ou Approbation-Dignité[iii].
Lors du référendum sur le processus constitutionnel du 25 octobre 2020, 80% des suffrages ont approuvé la mise sur pied d’une Convention constituante sans participation des partis politiques. Une majorité presque aussi grande de délégué·es de gauche et d’indépendant·es s’est dessinée lors des élections des délégué·es à la Convention constitutionnelle, les 15 et 16 mai 2021. Cette Assemblée constituante se distingue, entre autres, par sa parité parfaite hommes/femmes, par des places réservées aux Premières Nations et par des mécanismes participatifs qui ont permis à près de deux millions de citoyen·nes de promouvoir des projets d’articles constitutionnels. Très tôt, la Convention a affiché ses couleurs en élisant à sa présidence la professeure de linguistique et militante mapuche pour les droits linguistiques des Premières Nations Elisa Loncón, puis la chercheure en santé environnementale, féministe et déléguée de la liste Assemblée populaire pour la dignité Maria Elisa Quinteros.
Parmi les premiers articles déjà approuvés, on remarque la fin de « l’État subsidiaire » (néolibéral), subordonné à la « liberté » du marché, qui se voit remplacé par un « État social et démocratique […] plurinational, interculturel et écologique […] solidaire [et] paritaire [reconnaissant] comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l’égalité substantive des êtres humains et sa relation indissoluble avec la nature. La protection et garantie des droits humains, individuels et collectifs sont le fondement de l’État et orientent toute son activité ». Parmi ces droits fondamentaux, on remarque également l’apparition de nouveaux droits, sexuels et reproductifs, le droit à l’identité de genre et les droits de la nature, reconnue comme « sujet de droits », engageant entre autres l’État dans une lutte contre les changements climatiques et la dégradation environnementale.
Sur le plan de la structure de l’État, la nouvelle constitution abolirait le Sénat pour le remplacer par une Chambre territoriale chargée d’assurer une représentation territoriale décentralisée (État régional). Les travaux se poursuivent quant aux détails des droits socio-économiques comme l’éducation, la santé, le travail, le logement, la sécurité sociale ou l’eau, qui sont actuellement subordonnés aux « droits » des entreprises privées. De même, pour les droits humains, on parle de la création d’un Bureau de la défense du peuple (Defensoría del Pueblo), de la pleine intégration des engagements internationaux dans la constitution et de la réforme en profondeur de la police (carabiniers), responsable d’une violation systématique des droits humains[iv] notamment durant la répression du soulèvement du 18-O.
« La révolution sera féministe ou ne sera pas »
Ces changements constitutionnels ne seront que de nobles intentions s’ils ne se traduisent pas en lois et politiques concrètes. Devant faire face à la réaction des anciens pouvoirs et cherchant à gouverner de manière « pragmatique », le gouvernement Boric ne pourra pas et ne cherchera pas à faire une révolution. Comme le disait Boric dans son discours de victoire du 19 décembre 2021, « …nous allons avancer à petits pas, mais de pied ferme ». Toutefois, la révolution a déjà eu lieu. Elle a été fomentée par toutes les luttes qui ont précédé le 18 octobre 2019 et par toutes les actions et nouvelles luttes qui l’ont suivi.
D’abord il y a eu les luttes pour les droits humains qui n’ont jamais cessé de se battre pour la justice et contre l’impunité que la postdictature chilienne a voulu imposer comme gage d’une « démocratie stable ». Ensuite, les luttes étudiantes qui, en 2011, sont parvenues à engendrer le plus grand mouvement de contestation globale depuis la fin de la dictature. Les luttes des Mapuches, également, contre l’occupation de leurs terres par des compagnies extractivistes et un état colonial et dont le drapeau est devenu l’un des symboles de la révolte, comme on peut le voir dans l’image ci-contre. Et ainsi de suite, les luttes écoterritoriales se sont jointes à celles pour le logement, en faveur des droits des migrants, pour la diversité, contre les pensions privées (No+ AFP), et à un ras-le-bol généralisé qui ne se battait plus pour une cause particulière, mais contre le système autoritaire, classiste, raciste, machiste, colonial, extractiviste et néolibéral.
On pourrait dire, à la suite de cette consigne de la révolte, que « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Cette révolution est non seulement féministe, mais surtout intersectionnelle. Elle s’inscrit dans la nouvelle vague féministe latino-américaine qui, tout en luttant pour le droit à l’avortement (avec le foulard vert comme symbole) dénonce toutes les violences (Ni una más [Pas une de plus]) et toutes les formes de domination. Après le « Pañuelazo » (grand coup de foulard [vert]) de février 2018, il y a eu le Mai féministe, une longue grève étudiante féministe entre avril et juin 2018, puis la journée de Grève féministe du 8 mars 2019 qui a regroupé plus de 200 000 personnes à Santiago, comme un prélude du soulèvement. La Grève féministe du 8 mars 2020, en pleine révolte, a regroupé deux millions de personnes à Santiago seulement, marquant la reprise du soulèvement après une trêve d’été.
On se souviendra aussi de la chorégraphie féministe « Un violeur sur ton chemin » qui a fait le tour du monde après avoir été créée dans des manifestations féministes de la révolte chilienne. Les féministes chiliennes, organisées notamment autour du Collectif 8 mars, ont déjà réussi à imposer des changements sociaux d’une ampleur révolutionnaire. Le postulat d’égalité à l’origine de leurs luttes et réflexions s’articule à l’ensemble des autres luttes dans un féminisme intersectionnel, éco-territorial, décolonial, queer, pour la défense des droits de toustes, etc.
Le discours féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains du gouvernement et les symboles comme la parité et la représentation autochtone à la Constituante ne sont que le reflet de cette révolution intersectionnelle qui continuera à s’étendre dans l’espace politique en reconstruction autant que dans le social.
[iii] La dignité est l’un des principaux symboles du soulèvement dont le principal lieu de rassemblement a été renommé « Place Dignité » (Plaza Dignidad).
[iv] Selon le rapport de la Mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili ayant eu lieu du 18 au 27 janvier 2020 et à laquelle l’auteur a participé. Crise sociale et politique au Chili 2019-2020 Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Montréal, Centre international de solidarité ouvrière (CISO), 2020. https://www.ciso.qc.ca/wordpress/wp-content/uploads/Rapport-FR-Mission-DDHHFINAL.pd
Depuis fin juin, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyé·e·s par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.
Le 7 novembre 2021, les Havelockois·e·s sont appelés aux urnes à l’occasion d’élections municipales. Pour la première fois depuis son arrivée à la mairie d’Havelock en 2005, Denis Henderson fait face à un concurrent, Stéphane Gingras[1], géographe et environnementaliste, issu de la mobilisation citoyenne contre le projet d’usine d’asphalte du Groupe Chenail.
Après quelques jours de flou et un recomptage, l’opposant du maire sortant remporte la mise sur le fil, avec une avance de moins de dix votes sur celui-ci. La moitié du conseil municipal est en même temps renouvelé à la suite de ce scrutin ayant mobilisé 67,7 % de la population du village[2] ; une participation qui contraste avec la moyenne provinciale de 38,7 %[3].
Pour Pascale Bourguignon, citoyenne engagée contre le projet d’usine d’asphalte, ce changement de garde ne doit rien au hasard. « Je pense que s’il n’y avait pas eu le projet d’usine, on n’en serait pas arrivé là », explique-t-elle, lors d’une rencontre avec l’Esprit libre, à Havelock, le 16 novembre 2021. En face d’elle, Michel Ménard, autre citoyen largement mobilisé, abonde dans le même sens : « Il s’est enfargé avec sa propre corde ! […] C’est ça qui a mené aux résultats de l’élection ».
Les deux résident·e·s du village montérégien ne cachent pas leur joie à la suite de la défaite de M. Henderson. Comme plusieurs autres, il et elle se sont largement mobilisé·e·s au cours de la campagne électorale ; distribuant des tracts afin de faire tomber un maire vivement critiqué depuis juillet et le début de la polémique entourant le projet du Groupe Chenail.
Pascale Bourguignon déclare d’ailleurs avoir découvert que le sort de cette affaire aurait pu être bien différent si la population ne s’était pas mobilisée en urgence. « On a la preuve que le 5 juillet, Henderson devait voter la résolution qui aurait permis à Chenail de s’installer et qu’il s’est retourné quand il a vu la foule devant la Mairie. Ça s’est joué à un jour près. Heureusement qu’on l’a su une semaine précédente ».
L’attitude de M. Henderson vis-à-vis de sa population et sa façon d’interagir avec celle-ci avait maintes fois été décriée ces derniers mois. On a notamment reproché à la Ville de ne jamais avoir mis sur pied de site internet, ce qui a finalement été fait par la nouvelle administration. « On était obligé[·e·]s de se relayer tous les jours pour passer voir s’il y avait des papiers affichés sur la porte de l’hôtel de ville, sinon on n’en avait aucune idée », déplore Pascale Bourguignon.
C’est en tout cas une page que veut tourner le nouveau maire, Stéphane Gingras, qui affirme à l’Esprit libre au mois de mars que l’imputabilité et la transparence sont les deux axes sur lesquels il veut bâtir sa politique municipale : « On publie un bulletin chaque mois ou toutes les décisions du conseil sont imprimées noir sur blanc. On a un nouveau site internet, une page Facebook, etc. ».
Il affirme surtout qu’il lui est cher de rompre avec ce qu’il désigne comme la « culture d’entreprise » en usage à la Mairie d’Havelock : « Plusieurs choses étaient louches dans cette administration, souligne Stéphane Gingras. M. Henderson se baladait avec une carte de crédit de la Municipalité, alors que c’est écrit dans la Loi que le maire n’a pas le droit de dépenser un sou de la Municipalité […] Je pense que ce n’était pas de la malveillance, mais plutôt de la méconnaissance de la loi et des rôles et responsabilités de chacun[·e·]. C’est ça qui est à retravailler au niveau de la Municipalité », confie-t-il.
Dès son arrivée, le successeur de M. Henderson s’est attelé à la tâche d’enrayer définitivement le projet chancelant du groupe Chenail, en faisant voter une modification du règlement de zonage afin de « restreindre les usages au niveau de la carrière », rachetée en février dernier par le groupe Atwill-Morin, une entreprise spécialisée dans la restauration d’immeubles patrimoniaux.[4]
Le Groupe Chenail, de son côté, a déposé un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure du Québec en septembre dernier afin d’établir la conformité définitive du projet au règlement de zonage de la Municipalité[5].
Il estime être dans son bon droit et ne baisse pas les bras, malgré l’élection d’un nouveau maire sur la base de l’opposition à son projet. Lors d’un entretien avec l’Esprit libre au mois d’avril, Marie-Josée Surprenant, porte-parole du Groupe Chenail, s’est dite surprise et personnellement touchée à la suite du revers accusé fin juillet 2021 et la fermeture du dossier de l’usine par la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) : « C’est moi qui avais monté le dossier de A à Z ».
« On n’a rien à cacher, poursuit-elle. Rien n’a été fait de façon illégale. On a demandé si le zonage était conforme et on nous a répondu que oui […] L’inspectrice était quand même venue voir l’usine. Ils [la Municipalité] ont pris les mesures, etc. ». Mme Surprenant affirme que les nouveaux propriétaires de la carrière sont favorables au projet d’usine et précise que le Groupe Chenail n’est pas « contre » la Municipalité de Havelock : « On demande juste à savoir la vérité dans ce projet-là ».
De son côté, le nouveau maire de Havelock, qui a exercé le métier d’inspecteur municipal dans le passé, affiche un certain optimisme quant à l’issue du processus judiciaire : « M. Chenail amène la Municipalité en Cour supérieure du Québec sur la base qu’il y avait un mémo d’une inspectrice municipale qui lui disait que c’était correct d’aller de l’avant. Sauf qu’[un mémo], ce n’est pas un permis ou quoique ce soit du genre. Ce n’est pas suffisant en Cour. Je ne crois pas que M. Chenail aura l’oreille du juge dans ce dossier-là ».
Chacune sûres de leurs forces, les deux parties demeurent dans l’attente du jugement de la Cour Supérieure du Québec, qui selon Mme Surprenant, n’arrivera sûrement pas avant l’automne. Témoin lointain de cette procédure, la population locale qui s’est mobilisée comme rarement auparavant, devra encore patienter un peu avant de récolter, ou pas, les fruits de son activisme.
Pascale Bourguignon, villageoise engagée contre le projet du groupe Chenail, s’adressant à ses concitoyen·ne·s, le 12 juillet 2021. Michel Ménard, autre figure centrale de la mobilisation, enregistrant l’évènement. (Arthur Calonne)
Depuis fin juin, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyé·e·s par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.
De la résignation au soulagement
Huit jours après la rencontre de la brasserie Livingston, le conseil municipal de Havelock organise une séance extraordinaire. Pascale Bourguignon et trois autres membres de la mobilisation sont sur les lieux. Pressé de formuler sa position quant au projet du Groupe Chenail, le conseil vote une résolution destinée à la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ). Une résolution qui laisse l’opposition sur sa faim.
Au lieu de s’opposer au projet, comme il l’avait promis plus tôt dans les colonnes du Gleaner, le conseil se contente de déclarer qu’il ne (le) recommande pas. La réponse des citoyens est immédiate et l’appel à une seconde manifestation devant l’hôtel de ville de Havelock, le 2 août suivant, est lancé.
« Malheureusement le point sur lequel reposait notre espoir de stopper la construction de l’usine, soit que le conseil municipal devait fournir à la CPTAQ un avis de non-conformité n’est désormais qu’un demi-succès. Effectivement, la mairie a finalement voté contre l’usine, tout en restant complaisante avec le promoteur (…) Il y a de fortes chances, que de ce côté-là, la bataille soit perdue. Dans l’immédiat, devant la mollesse de la mairie, notre nouvelle carte est de pousser celle-ci à poursuivre le Groupe Chenail sur le non-respect des règlements de zonage », peut-on y lire.
Quelques jours après cet affront, Michel Ménard, rejoint par téléphone, se montre pessimiste quant à l’issue de l’affaire : « Ça sent mauvais… Ils [et elles] sont déjà installés […] Comme citoyen[·ne·]s, on est pris[·e·] s à s’organiser à la dernière minute contre quelqu’un qui est bien préparé : c’est une tâche colossale », déplore-t-il. Comme tant d’autres, il est frustré par l’attitude de la Ville, et l’impuissance, clamée ou réelle, de celle-ci face au Groupe Chenail : « La Ville était au courant depuis un sérieux bout de temps […] Si la Municipalité ne peut pas gérer ce qui se passe sur son territoire, où est-ce qu’on s’en va ? ».
Le 2 août, une nouvelle manifestation est organisée, à 19 h, devant la mairie de Havelock, où le conseil municipal est rassemblé à l’occasion d’une séance annoncée à huis clos.
Devant la porte de la mairie, le maire Henderson invoque devant quelques manifestant·e·s, des motifs de santé publique, alors que le récent passage en zone verte permet, à ce moment, aux citoyen·ne·s d’assister de nouveau aux conseils municipaux [ii]. Parmi les personnes venues se masser devant M. Henderson, Pascale Bourguignon fulmine. Elle rappelle qu’elle et trois autres représentant·e·s de la mobilisation ont assisté, deux semaines auparavant, à une séance extraordinaire du conseil.
Plus d’une centaine de personnes se réunissent pour la seconde fois en deux mois devant l’Hôtel de Ville de Havelock, le 2 août 2021, pour s’opposer à l’installation d’une usine d’asphalte bitumineuse à Havelock. (Adèle Surprenant)
On veut entendre ce que vous allez vous dire (…) On est en zone verte, ça n’a pas de sens ! », s’indigne-t-elle. « On est en démocratie, Monsieur (…) On veut savoir des choses ! », lance une autre femme. Mais le maire est inflexible. « Regardez, je reviens vous voir tantôt (…) Je vais parler au conseil, voir comment les choses peuvent se faire », répond-il en se retranchant dans l’édifice.
La foule d’environ 150 personnes ne se décourage pas. Pancartes colorées à la main, elle reste aux portes de l’hôtel de ville, bien décidée à faire pression sur les élu·e·s et accrochée à la promesse faite par le maire d’aller à leur rencontre par la suite.
Les manifestant·e·s implorant le Maire, Denis Henderson, de les autoriser à assister au Conseil Municipal, le 2 août 2021. (Adèle Surprenant)
De longues minutes s’écoulent et toujours aucun signe de celui-ci. Les manifestant·e·s se déplacent aux fenêtres de l’édifice pour attirer l’attention du conseil municipal, entonnant des slogans et tapant dans leurs mains : rien n’y fait.
Vers 20 h 30, la plupart des personnes arrivées une heure et demie plus tôt sont encore là. La porte de l’édifice s’ouvre. Des conseiller·e·s font entrer Michel Ménard, et seulement lui, à l’intérieur de la mairie, sans en expliquer le pourquoi. Le geste entraîne une vague de confusion dans l’assemblée. « Ils sont peut-être en train de le cuisiner », s’inquiète Pascale Bourguignon.
Michel Ménard, seul citoyen autorisé à pénétrer l’édifice à titre de représentant de la mobilisation, écoutant attentivement les membres du Conseil Municipal. (Adèle Surprenant)
À travers les fenêtres latérales de l’hôtel de ville, on aperçoit le chroniqueur radio écouter attentivement les paroles des élu·e·s. La foule est perplexe : quelque chose d’important est en train de se passer.
Une vingtaine de minutes plus tard, alors que les manifestant·e·s commencent sérieusement à s’impatienter, la porte s’ouvre à nouveau. Michel Ménard sort, seul, une lettre à la main. Tous les regards se tournent vers lui. Un frisson de fébrilité traverse la foule au moment où il se saisit du porte-voix.
« La CPTAQ a procédé, dans une résolution datant du 28 juillet, à la fermeture du dossier de l’usine, jugé irrecevable en raison de sa non-conformité au règlement de zonage municipal de Havelock, annonce-t-il, provoquant un éclat de joie.
Sourire discret aux lèvres, Michel Ménard savoure cette petite victoire avec un brin de retenue : « Le Groupe Chenail et les Carrières Ducharme pourraient trouver une façon de présenter à nouveau leur projet sous une autre forme. Ça ne veut pas dire qu’ils partiront pour autant, ajoute-t-il. C’est clair qu’il y aura d’autres étapes, mais c’est un pas dans la bonne direction. Il faut maintenir la ligne dure, rester vigilants, suivre les étapes et revenir au besoin ».
Soulagé·e·s de la décision de la CPTAQ, les citoyen·ne·s de la région regagnent leurs domiciles avec l’impression d’avoir gagnée une bataille décisive. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’ils et elles prennent la mesure de leur influence sur ce verdict.