par Samuel Lamoureux | Fév 21, 2022 | Analyses, Québec
Le 21 février 2012, les étudiants et les étudiantes du Collège de Maisonneuve votaient à forte majorité pour une grève générale illimitée qui allait durer 174 jours. Nous avons rencontré des acteurs clefs de cette mobilisation historique.
Si l’assemblée générale de grève s’est déroulée au mois de février, il faut remonter bien avant pour retrouver les racines de la mobilisation qui a conduit au printemps 2012. La Société générale des étudiantes et étudiants du Collège de Maisonneuve (SOGÉÉCOM) avait tout d’abord voté un mandat de grève pour participer à la manifestation nationale du 10 novembre 2011, organisée par l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), entre autres. C’est après que l’association étudiante a envisagé la grève générale illimitée (GGI) considérant que le gouvernement ne renonçait pas à une hausse importante des frais de scolarité.
Vers l’assemblée de grève
Les militants et les militantes du Collège de Maisonneuve ont fait énormément de mobilisation dans les deux semaines précédant la grande assemblée de grève du 21 février 2012. Il fallait mobiliser tout le cégep qui compte un peu plus de 6 000 personnes. Le trésorier de la SOGÉÉCOM en 2012, Jérémy Ferland, rappelle l’intense période de débats qui a précédé la grève. « On a tracté tous les matins pendant deux semaines pour inviter les gens à se présenter et pour tenter de les convaincre de voter pour la grève. Le plus difficile était de mobiliser les étudiants en techniques policières, mais on n’hésitait pas à aller les rencontrer dans la cafétéria pour débattre », témoigne-t-il.
Au départ, rien n’était gagné, et la plupart des exécutants et des exécutantes de l’association étudiante s’attendaient à un vote extrêmement serré. La déléguée à la mobilisation, Gabrielle Bellemare, rappelle qu’il y avait à peine une quinzaine de militants très engagés au départ, dont uniquement trois femmes. « Au dernier comité de mobilisation avant l’assemblée générale, on était seulement trois. Je me souviens d’être allé voir l’exécutif et d’avoir prédit qu’on allait perdre le vote », explique Gabrielle Bellemare.
Deux gymnases superposés
Le jour J, le 21 février 2012, les étudiants et les étudiantes du collège s’agglutinent en masse dans les deux gymnases pour participer à l’assemblée générale de grève. L’organisation est très complexe : les deux salles sont superposées et doivent être reliées par des systèmes de son. La foule est énorme, environ 3 300 étudiants et étudiantes doivent se prononcer sur la grève. Il faut aussi rappeler le contexte et la dynamique de l’époque. Deux autres établissements, le Cégep de Valleyfield et le Cégep du Vieux-Montréal s’étaient déjà prononcés en faveur de la grève au milieu du mois de février. Une pression énorme tombait sur les militants et les militantes de Maisonneuve pour poursuivre le mouvement et, du même coup, donner de l’élan au Collège de Rosemont et Collège Ahuntsic, réputés pour être moins militants.
L’assemblée générale se déroule sans incident jusqu’au vote pour la GGI. La tension est palpable, surtout dans le deuxième gymnase rempli d’étudiants et d’étudiantes en techniques policières. Le vote est demandé et la réponse est plus que surprenante : il y a une forte majorité pour la grève dans les deux salles. Les militants et les militantes jubilent : ils ont un mandat fort d’environ 70 %. « Le gymnase du bas était tellement pour la grève, ça nous a vraiment surpris ! souligne Jérémy Ferland. Et ce n’était que le début de l’élan. Dès le lendemain, plus de 50 personnes se sont présentées au conseil de grève. Dix fois plus de monde qu’au comité de mobilisation de deux jours plus tôt. »
Le premier jour de grève
Le lendemain, le 22 février 2012, une centaine d’étudiants et d’étudiantes se réunissent très tôt le matin pour bloquer toutes les portes du cégep. C’est la formation des comités de grève : le comité mobilisation, le comité action directe, le comité communication avec les médias, le comité piquetage, le comité bouffe et le comité négociation. Ce dernier comité est très important en cette première journée de grève puisque l’association étudiante doit faire reconnaître la grève par l’administration de l’établissement. Deux étudiants, Louis-Philippe Véronneau et Gabrielle Bellemare, sont choisis pour aller négocier avec le Collège. Beaucoup de gens sont présents de l’autre côté de la table de négociation. Il y a les porte-paroles de tous les syndicats : les professeurs, les professionnels et les employés de soutien. Et bien sûr les deux représentants de l’administration.
Gabrielle Bellemare se rappelle que les négociations avec l’administration ont été extrêmement longues. « Il y avait deux points à régler : faire reconnaître la grève et avoir accès aux locaux, explique-t-elle. Ça a été long, ils nous ont fait geler dehors très longtemps. »
Faire reconnaître la grève
L’occupation du Cégep du Vieux-Montréal la semaine précédente suivie de l’intervention policière crée un climat tendu à la table de négociation. L’administration du Collège de Maisonneuve veut tout faire pour éviter ce genre d’escalade. Finalement, la grève est reconnue après une longue journée de négociations, avec un bémol important concernant le piquetage. En effet, l’entente stipule qu’il doit y avoir chaque matin trois personnes par porte pour rendre le piquetage légal, sinon, les cours doivent reprendre. « Au début, on s’est dit que c’était un deal correct. Mais après deux mois de grève, la fatigue s’est accumulée et c’est devenu difficile de motiver les militants à venir piqueter chaque matin », énonce Gabrielle Bellemare.
Il faut dire que personne ne s’attendait à ce que la grève de 2012 dure aussi longtemps. Les militants les plus enthousiastes estimaient qu’une mobilisation de quelques semaines serait suffisante. Au final, la grève s’est terminée le 13 août 2012, soit 174 jours plus tard.
Le quartier Hochelaga-Maisonneuve offre son support
Il n’est pas faux d’affirmer que le quartier Hochelaga-Maisonneuve a enfilé un carré rouge pendant une bonne partie du printemps 2012. Dès les premiers jours de grève du Collège de Maisonneuve en février 2012, plusieurs organismes communautaires sont venus prêter main-forte aux étudiants et aux étudiantes. Le Comité de base pour l’action et l’information sur le logement social (BAILS), par exemple, a participé au piquetage du cégep. « Le quartier était vraiment solidaire. Les gens klaxonnaient en masse au premier jour de grève », se rappelle le trésorier de la Société générale des étudiantes et étudiants du Collège de Maisonneuve (SOGÉÉCOM) en 2012, Jérémy Ferland.
Le comité bouffe
Un des supports les plus fondamentaux que le quartier a apporté aux grévistes de 2012 est le don de nourriture. Pendant la grève générale illimitée, qui allait durer du 21 février au 13 août, le comité bouffe devait cuisiner de la nourriture pour l’ensemble des militants et des militantes du cégep. Après quelques semaines de grève, les réserves s’épuisaient rapidement. C’est à ce moment que les boulangeries et dépanneurs du quartier sont venus à la rescousse. « Le dépanneur du coin est venu porter de l’eau. On a reçu aussi beaucoup de pain de Première Moisson et d’Arhoma. Leur support a été crucial, même si on était vraiment écœuré de manger du couscous tous les jours ! » explique Jérémy Ferland.
Le blocage du Port
Si des commerces et des organismes se sont montrés solidaires dès le début avec la grève, plusieurs militants et militantes considèrent que c’est lors du blocage du port de Montréal que le quartier est apparu le plus engagé. En effet, après la manifestation nationale du 22 mars, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) avait appelé à l’organisation d’une semaine de perturbation économique. Le 28 mars 2012, le Port de Montréal, coin Pie-IX et Notre-Dame, avait été choisi pour une action de ce genre.
Plusieurs centaines de militants et de militantes avaient alors bloqué l’entrée du port pendant plusieurs heures, causant ainsi un gigantesque ralentissement des travaux. Après l’intervention de la police, plusieurs militants et militantes se sont enfuis et ont été hébergés par des résidents d’Hochelaga-Maisonneuve. « On était des dizaines à se sauver des forces antiémeutes et beaucoup de citoyens nous ont ouvert leur porte pour nous héberger. C’était spontané, on a senti que le quartier vibrait comme nous pour un véritable changement social », souligne la déléguée à la mobilisation de la SOGÉÉCOM en 2012, Gabrielle Bellemare. Plus la grève s’enfonçait dans le printemps et plus le quartier était solidaire. Les manifestations de casseroles des mois de mai et juin et la fondation de l’Assemblée populaire autonome du quartier sont les meilleurs exemples de cette solidarité.
par Samuel Lamoureux | Mai 4, 2021 | Environnement
Cet article est d’adord paru dans notre recueil imprimé L’effondrement du réel : imaginer les problématiques écologiques à l’époque contemporaine, disponible dans notre boutique en ligne.
Pour réellement étudier l’écologisation d’une production médiatique, il faut faire sauter le triptyque production-texte-réception et ajouter deux étapes à nos analyses : la reproductivité et la réduction naturelle.
Cette histoire commence à l’université. Je ne peux faire autrement, je parcours les murs sans fenêtres de l’UQAM depuis 2014. Et je tiens à souligner ces deux mots : sans fenêtres.
L’étage où je travaille regorge de laboratoires de recherche en sciences humaines où des auteurs et des autrices critiques passent la majorité de leur temps à analyser du contenu produit par les médias. Derrière la porte qui se trouve en face de la mienne, on analyse les fausses nouvelles. Derrière celle d’à côté, on s’attarde à la communication environnementale, l’étude de la couverture médiatique des changements climatiques – l’enjeu de l’heure.
Or, après toutes ces années à arpenter les corridors de la Faculté de communication, il me semble que c’est précisément ces deux mots qui nous manquent : des fenêtres. Ce n’est pas une métaphore cheap du genre « ah, il nous manque des fenêtres sur le monde ou sur les autres disciplines ou départements ». Non, je le dis au premier degré : des vraies fenêtres qui laissent pénétrer la nature et la lumière.
Comment pourrait-on étudier l’imaginaire écologique véhiculé dans les productions médiatiques? Pour la majorité des chercheurs et des chercheuses universitaires, la réponse est simple : en analysant la production discursive et visuelle véhiculée par les plateformes médiatiques lorsque celles-ci traitent de sujets liés à l’écologie. Il faut fouiller dans les textes, les archives et démontrer comment tels médias cadrent le débat sur tels projets industriels en faveur, probablement, du capitalisme néolibéral ou, au contraire, prouver comment telles propositions innovent et surtout résistent à l’idéologie dominante dans leur présentation d’un environnement vert et porteur d’une nouvelle relation au monde.
Pour celles et ceux qui ne veulent pas s’enfermer dans un labo et sortir sur le terrain, il y a toujours deux autres avenues : étudier soit la production, soit la réception de ces produits médiatiques. Plutôt que d’analyser le contenu, nous avons l’option d’examiner ses conditions de production ou encore d’aller voir comment le public l’a interprété. En d’autres termes, visiter une salle de rédaction produisant le journal ou aller dans un café avec des lecteurs et des lectrices le consultant, au lieu de s’attarder uniquement à l’article analysant les changements climatiques. C’est le fameux triptyque production-texte-réception enseigné dans toute université occidentale. Choisis un des trois, mais surtout, ne dépasse pas ces trois catégories : il n’y a rien au-delà.
Pardonnez mon ton froid, peut-être pas assez « objectif », mais je suis blasé. Blasé des catégories qu’on nous impose, blasé des recherches sur les médias qui se limitent à une simple analyse du contenu sans avoir la moindre considération pour la matérialité de ce contenu. Comme si la réalité se réduisait au langage, comme si l’écologie se réduisait à la manière dont le discours représentait l’environnement. Non, quand je pense à l’écologie, je pense à ces fenêtres dont nous ne disposons pas. Débloquer l’imaginaire écologique consiste précisément à regarder dehors, à constater le pitoyable état de notre relation au monde, de nos cycles biophysiques et à tenter de les changer. Et si nos murs ne disposent pas de fenêtres, alors peut-être faudrait-il les percer.
Démanteler le triptyque production-texte-réception
Comment faire sauter les catégories analytiques qu’on tente de nous imposer depuis plus d’un demi-siècle en études médiatiques? Comment analyser réellement la matérialité de nos productions culturelles, en d’autres termes, la matière biophysique qui les constitue? L’école européenne de l’écologie sociale1, représentée entre autres par Adelheid Biesecker et Marina Fischer-Kowalski, peut nous fournir des pistes de réponses. Dans l’ensemble, notre système économique et, plus largement, notre société, expliquent-elles, sont basés sur les notions de production et de consommation. Il faut toujours produire plus et consommer plus, simplement pour maintenir la stabilité de nos structures sociales. Le but est l’accumulation du capital, cette valeur qui cherche constamment à croître sans aucune considération pour les limites physiques et biologiques de nos ressources naturelles.
Or, nous avons complètement détaché la production de ce qui la supporte de manière souvent invisible : la reproduction2, définie comme l’ensemble des formes régénératrices du monde vivant. Tous les objets que nous produisons ont d’abord été reproduits par la nature. Ce bout de journal que j’analyse est dans mes mains parce qu’il provient d’un arbre. Cet article en ligne est soutenu par un ordinateur et des serveurs qui proviennent de mines de métaux rares. Cela vaut aussi pour les travailleurs et les travailleuses : si ces derniers et ces dernières ont la force de se rendre au travail le matin, c’est parce que leur force a été reproduite dans la sphère privée (c’est ce que les féministes appellent le travail du care3).
Et cette réflexion s’applique aussi à l’autre extrémité de la chaîne. Tous les objets que nous consommons sont rejetés et éventuellement absorbés par la nature. Le parcours du journal se termine au recyclage : c’est la réduction naturelle, définie à son tour comme tous les processus de synthèse et de décomposition du monde vivant. Et c’est précisément le fait d’avoir détaché la production de la reproduction naturelle qui crée la crise écologique présente. Nous croyons pouvoir produire des marchandises à l’infini sans aucun souci de leur insertion dans les cycles biophysiques de la planète4. Nous avons, dirait Marx, effectué une rupture métabolique avec la nature (et c’est cette rupture qui crée le sentiment d’aliénation)5. Celle-ci est soit considérée comme une ressource inépuisable, soit comme une poubelle éternelle alors qu’elle devrait être avant tout notre corps inorganique6. Par ce concept, le jeune Marx des Manuscrits de 1844 renvoyait à l’idée que le travail dans les sociétés pré-capitalistes était un processus qui s’effectuait en accord avec la nature (la nature était une extension du corps) et non par-delà ses possibilités dans une abstraction machinique dont le seul but est d’extraire les profits le plus rapidement possible. Par contre, Marx ne parle pas de reproduction dans son œuvre. ce qui est spécifiquement l’apport de l’école européenne de l’écologie sociale.
En effet, en incluant la reproduction et la réduction dans nos analyses, ce que Biesecker appelle de manière plus large la « reproductivité », le triptyque analytique qui nous limite tant peut disparaître. Avant de parler de production médiatique, il faut considérer la reproduction naturelle médiatique. Et après avoir parlé de réception d’un contenu, il faut toujours considérer sa réduction naturelle. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Dans cette perspective, un auteur ou une autrice s’intéressant à un article d’un journal ne devrait pas commencer sa recherche dans une salle de rédaction et la finir dans un café avec son lectorat, il ou elle devrait la débuter dans la forêt et la finir dans un site d’enfouissement. La même analyse peut s’appliquer avec n’importe quel texte ou production médiatique en ligne (comme un contenu multimédia, un balado, un film, une vidéo, etc.) : il faut s’éloigner de la production même et plutôt retracer toute la chaîne de valeurs du contenu, de la mine de métaux rares jusqu’aux lignes d’assemblage en passant par les centres de données7. Et c’est précisément à travers cette critique qu’on pourra dire si une production médiatique s’écologise vraiment. Pas parce qu’elle représente bien la nature, mais parce qu’elle existe et se reproduit en respectant les limites biophysiques de la planète.
Combien de personnes analysent des vidéos sur Youtube sans prendre en compte l’énergie colossale utilisée par les centres de données derrière la plateforme, ceux-ci étant alimentés parfois encore par du pétrole ou des centrales au charbon8? Combien de gens lisent les grands médias américains comme le New York Times et saluent leur travail sans tenir compte que ces médias se sont construits en vidant les forêts boréales du Québec9? Il faut cesser de saluer le développement de ces nouvelles plateformes capitalistes, cesser de saluer la montée du web 2.0 – non, les machines et les algorithmes ne sauveront pas la planète. Bien au contraire, ces industries, loin d’être immatérielles, consomment une tonne d’énergies, souvent non renouvelables, et il est de notre devoir de les pointer du doigt comme faisant partie du problème.
Mais comment justement déployer concrètement ces deux nouvelles catégories, comment intégrer la reproduction et la réduction naturelle dans nos analyses? Le défi est que celles-ci imposent un rapprochement entre les sciences naturelles qui s’intéressent aux écosystèmes (biologie, écologie) et les sciences humaines qui s’attardent à la production et à la consommation (économie politique, sociologie). En effet, je ne peux logiquement pas m’intéresser aux formes régénératrices de mon papier journal sans avoir quelques notions de base concernant l’analyse d’un écosystème. L’exploration de la reproductivité implique donc la mobilisation d’une nouvelle méthodologie en communication: une méthodologie expérimentale qui se tient à la limite entre les sciences humaines et les sciences naturelles, une posture qui déconstruit leur différence en abordant les phénomènes naturels de front et qui ne se limite plus au langage.
Explorer la reproductivité
Pour explorer comment intégrer la reproduction dans les analyses médiatiques, je voulais avant tout visiter un écosystème complexe et me faire guider par un expert ou une experte pour dégager quelques réponses exploratoires. J’ai donc écrit à mon amie Béatrice Bergeron, qui est chercheuse au Jardin botanique et doctorante en sciences biologiques. Je suis allé à sa rencontre dans les serres du Jardin. Ma question était très simple : quand je regarde par la fenêtre, quand je regarde un écosystème, que dois-je regarder?
Béatrice me répond alors que nous contemplons un écosystème aride du Jardin, ponctué de petits cactus et de plantes sèches. « Il y a cinq facteurs primaires qui forment un écosystème, dit-elle. Le premier, c’est le climat. Ici, manifestement tropical. Puis y’a la topographie. Sommes-nous dans des montagnes ou des vallées? Ensuite, vraiment important : les plantes et le vivant. Ces derniers donnant de l’information sur les deux autres facteurs : le temps (ça fait combien de temps que le système se développe?) et la composition du sol. » La structure végétale est particulièrement importante pour la biologiste en herbe. Est-ce que la canopée est haute? Y a-t-il plusieurs étages de végétations, les uns étant dépendants des autres?
Dans le cas d’une production médiatique, comment savoir si son écosystème régénérateur est en santé? Béatrice prend l’exemple de la forêt boréale, d’où est tiré le papier produisant nos journaux. « Es-tu déjà entré dans une vieille forêt? Tu le sens. Y’a moins de lumière. Les arbres sont plus gros. Ils sont plus hauts. Tu le sens dans le diamètre des arbres. Par la hauteur de la végétation. Tu vois qu’ y’a plein d’arbres dans plein de couches et c’est plus dense. Y’a plein de mousses aussi, de lichen. Y’a beaucoup d’indices de décomposition. Des troncs d’arbres, des champignons. Alors que, quand tu rentres dans une jeune forêt, y’a rien sur les troncs, y’a rien à terre. Tu le vois à l’œil ».
Parfait, j’ai une bonne idée de comment regarder cette forêt et son écosystème. Du moins je sais comment repérer des indices de sa santé. Maintenant, nous avons deux choix. Soit laisser cet écosystème vivre sa vie, ce qui serait très bien pour certaines parties de notre territoire, ou tenter d’exploiter ses ressources en respectant ses limites biophysiques (le contraire étant de faire une coupe à blanc). Comment justement une organisation médiatique pourrait-elle produire en respectant la reproductivité des matières qu’elle utilise? Une réponse radicale et relativement simple pourrait être la suivante : donner à un écosystème autant qu’on lui en enlève. Et toujours lui laisser une marge pour se régénérer, c’est-à-dire en prendre un peu moins que ce que nos « calculs » nous disent pour prévoir les possibles perturbations (sécheresse, feu).
Concrètement, je veux dire ceci : nous devons prendre des arbres ou des plantes pour du papier, des métaux rares pour un centre de données? D’accord. Mais assurons-nous de toujours redonner à cet écosystème pour qu’il garde sa résilience. Béatrice, devant maintenant des orchidées, me parle de mimétisme environnemental. Un écosystème est trop complexe pour qu’on puisse calculer exactement ses besoins. Le meilleur moyen de le faire perdurer est alors d’imiter la nature. Certaines parties de la forêt boréale dépendent de feux de forêt pour se régénérer. Des cônes se libèrent uniquement sous la chaleur. Rien ne nous empêche, par exemple, de distribuer ces cônes dans les zones que nous exploitons. Ou encore de replanter en premier les espèces pionnières (bouleaux, peupliers) qui se reproduisent le mieux.
Mais ne parlez pas de planter deux milliards d’arbres, une promesse de Justin Trudeau lors des dernières élections10. « Planter des arbres c’est une solution plaster, une solution à court terme qui cache l’état réel de l’écosystème, dit Béatrice, qui est aussi une spécialiste de la décontamination naturelle. Au lieu de voir si le sol est encore riche ou pas, si l’état de régénération est encore présent, on force l’écosystème à ingérer une seule espèce sans prendre en compte sa capacité de résilience. » Un arbre ne pousse pas seul. Il dépend des conditions d’eau, des autres espèces autour, de la végétation. On ne force pas un écosystème. C’est un peu ce qu’écrit Thierry Pardo dans son dernier livre sur l’éducation écologique : « […] la forêt est vivante, intelligente, communicante, […] branchée, les arbres parlent entre eux, s’entretiennent et s’avertissent des dangers11 ». Penser réellement la reproductivité de la forêt, c’est d’abord la penser comme un système complexe et non comme un modèle d’ingénieur prévisible.
Maintenant, comment appliquer ces leçons pour l’analyse des productions médiatiques? Il pourrait sembler totalement absurde de demander à un journal comme Le Journal de Montréal de devoir produire son papier en accord avec les cycles biophysiques de la forêt. Le papier, après tout, n’est pas produit par le journal lui-même. Cette séparation entre la conception des choses et leur exécution est une caractéristique fondamentale du capitalisme industriel12. La division internationale du travail, le fait que nos matériaux sont produits à des centaines ou à des milliers de kilomètres de leur espace d’assemblage déresponsabilise complètement les grandes entreprises. Nous devrons forcément relocaliser les espaces de conception et les reconnecter avec les espaces d’assemblages. Nous devrons forcer les producteurs et les productrices de contenu à penser constamment la reproductivité des matériaux qu’ils utilisent.
Le défi est grand, surtout pour les médias numériques, produisant des articles en ligne. L’arrivée du journalisme numérique a fait bondir exponentiellement la production d’articles. Si un journal papier contient environ une vingtaine-trentaine d’articles, certains médias numériques mettent en ligne des centaines, voire des milliers d’articles par jour13. Or, rien n’est plus polluant que la chaîne de valeurs du numérique. Christian Fuchs a bien démontré dans ses travaux sur le Digital Labor que la création d’un téléphone intelligent commence par le travail d’esclaves en Afrique, passe par des lignes d’assemblage en Asie où les travailleurs et les travailleuses ont des conditions de travail provenant directement du XIXe siècle, le tout étant soutenu par des centres de données (le cloud) hyper polluants dégageant énormément de chaleur14. Il faudra de nombreuses luttes et une grande solidarité pour combattre la division internationale du travail déterminant la reproductivité de l’économie numérique. Mais certaines lois très simples, que j’explorerai dans la dernière partie, pourraient permettre de contrôler sa production de déchets.
Penser la réduction naturelle
L’économie circulaire est un mot à la mode dans le catalogue du capitalisme vert. Souvent, ce mot est simplement employé pour désigner comment un parc industriel aménagera quelques espaces de verdissement, quelques pistes cyclables et récupérera mieux ses déchets et paf, on a du développement durable. Mais l’économie circulaire dans son sens pur, le fait que le producteur d’un objet doive obligatoirement prendre en charge les déchets de sa production ou les transférer à un autre producteur, est l’une des idées les plus simples et efficaces pour penser la réduction naturelle. Dans un écosystème, un déchet, d’un organisme vivant par exemple, est toujours la ressource de quelqu’un d’autre. La même chose devrait s’appliquer pour notre économie, surtout pour son volet numérique.
J’ai contacté la professeure uqamienne Cécile Bulle pour en discuter. Je lui ai parlé au mois de mars 2020 alors qu’elle s’est repliée dans son petit chalet de bois pour éviter la pandémie du coronavirus. La chercheuse au Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG) m’explique que le cycle de vie, par exemple d’un ordinateur supportant des articles en ligne, comprend cinq étapes : l’acquisition des ressources, la fabrication, la distribution, l’utilisation et la fin de vie15. De ces étapes, c’est clairement la fabrication qui produit le plus de gaz à effet de serre (90 %), et donc qui détruit le plus notre environnement. Mais c’est aussi précisément le fait de mieux gérer son cycle de vie et surtout sa fin de vie qui pourra limiter son impact environnemental. « Il y a deux principaux enjeux, me dit-elle. D’abord l’extraction des ressources. On a à peu près tout le tableau périodique dans un téléphone ou un ordinateur et beaucoup de ces matériaux sont peu ou mal recyclés, parfois moins de 1 %. Il faudrait donc limiter l’extraction en prolongeant le cycle de vie des appareils. Et puis le stockage des données. Le problème est qu’on ne peut savoir où sont stockées nos données. Mais entre des données stockées dans le nord du Québec ou en Chine, l’empreinte carbone n’est pas la même. Il faudrait conséquemment coupler les centres de données avec la production d’énergie renouvelable. »
Ma première réaction face à l’enjeu de la réduction naturelle est la suivante : si les grandes entreprises numériques produisent des matériaux irrécupérables, eh bien ces mêmes entreprises devraient être responsables de traiter ces déchets ou de produire obligatoirement des produits biodégradables. Bien, on est d’accord, il y a même des lois là-dessus16 (des lois souvent non-contraignantes ou qui se limitent à une contribution à un petit budget vert, bref des lois faciles à détourner par les multinationales disent plusieurs17).
Mais le meilleur moyen de limiter l’impact environnemental des technologies numériques supportant les productions médiatiques n’est pas tant de mieux les recycler que de prolonger leur vie. C’est l’enjeu de l’obsolescence programmée. Nos ordinateurs, nos téléphones et nos tablettes sont créés pour ne pas durer18. Une économie circulaire numérique vraiment efficace doit donc s’accompagner de lois pour lutter contre l’obsolescence programmée de nos objets connectés. « D’ici 2025, le secteur des technologies numériques représentera 9 % des émissions de GES globales19. C’est trois fois plus que le secteur de l’aviation », me dit Cécile Bulle. L’écart se creusera encore plus avec la pandémie, qui a freiné l’aviation et stimulé le numérique. Il est donc urgent de freiner la croissance exponentielle de cette industrie. Nous n’avons pas besoin de changer de téléphone si souvent et nous n’avons pas besoin de stocker autant de données qui, de toute façon, servent avant tout aux multinationales qui veulent anticiper nos mouvements et nos comportements.
Une production médiatique qui prendrait réellement en compte la réduction naturelle de ses matériaux devrait donc considérer toutes les étapes de son cycle de vie. Je dois mettre tant d’articles en ligne par jour, mais où sont stockées ces données, comment puis-je le savoir? Si mon article sur les manifestations pour le climat est stocké sur un serveur en Chine, il y a un problème non seulement écologique mais aussi politique considérant la surveillance de masse exercée par ce pays. Plus largement : si mes archives prennent trop d’espace, peut-on trouver un moyen de supprimer les moins essentielles, de les mettre « en veille » ? Nos traces pourraient-elles disparaître après un certain temps? Et cet ordinateur sur lequel j’écris, est-il créé pour lâcher après trois ans? A-t-il vraiment besoin de toutes ces fonctions dont je ne me sers jamais? Est-ce que j’ai vraiment besoin de tous ces services en streaming ou d’être connecté en permanence sur un 5G ultra-performant? Les mêmes questions se posent pour le papier : mon journal est-il entièrement recyclé? Où se retrouve-t-il? Si mon article papier sur la grève pour le climat termine sa vie dans des conteneurs de produits recyclables exportés en Asie, il y a encore un problème.
Les productions médiatiques ne s’écologisent donc pas quand elles changent leurs cadres – vers une couverture plus sympathique de la cause écologique par exemple –, elles changent quand elles intègrent et pensent la reproductivité et la réduction naturelle dans tout leur processus créatif. Bref quand elles agencent véritablement leur existence en accord avec les cycles biophysiques de leur milieu. De la reproductivité, le fait de donner à un écosystème autant qu’on en lui enlève, à la réduction, le fait de suivre et de minimiser toutes les traces du cycle de vie, les défis sont énormes, mais une production médiatique doit se poser ces questions. Le chercheur ou la chercheuse qui veut l’étudier aussi. Construisons nos fenêtres. Allons voir l’extraction de ces ressources. Ces dépotoirs, ces mers de plastiques. On ne peut plus les éloigner. Tôt ou tard, ils reviendront vers nous.
Opérer ces changements, ou plutôt cette réconciliation entre la production et la reproduction est plus qu’important. Il ne faut pas oublier que les écosystèmes ne font pas de révolution politique. Ils ne vont pas nous jeter dehors si on les exploite n’importe comment. Non, les écosystèmes évoluent, et quand ils atteignent certaines limites, ils s’effondrent. À nous de penser des productions médiatiques reproductives et durables avant de vivre cet effondrement général annoncé.
J’aimerais également souligner, pour finir, que la plupart des suggestions que j’esquisse dans ce texte sont déjà présentes sous diverses formes dans plusieurs philosophies, mythologies ou cosmologies autochtones. L’idée d’une « relationnalité » ou d’une complémentarité entre tous les organismes vivants est présente par exemple dans le concept autochtone du Buen Vivir20. Plusieurs communautés latino-américaines, s’inspirant de ce principe, produisent collectivement ce dont elles ont besoin en respectant l’autorégénérescence de la nature. Je n’invente donc rien et, au contraire, je suis fasciné par les communautés qui agissent déjà en accord avec la reproductivité de leur environnement naturel. De notre côté, nous avons beaucoup à apprendre de ces chercheurs et chercheuses.
Crédit photo : KRiemer, Pixabay, https://pixabay.com/fr/photos/vue-fen%C3%AAtre-outlook-nature-ciel-1602552/
1 Helmut Haberl, Marina Fischer-Kowalski, Fridolin Krausmann et Verena Winiwarter, Social Ecology. Society-Nature Relations across Time and Space, New York : Springer, 2016.
2 Adelheid Biesecker et Sabine Hofmeister, « Focus:(Re) productivity: Sustainable relations both between society and nature and between the genders », Ecological Economics, 69(8), 2010, 1703-1711.
3 Nancy Fraser, « Capitalism’s Crisis of Care », Dissent, 63(4), 2016, 30-37.
4 Biesecker et Hofmeister, op. cit., p. 1703.
5 Le concept de corps inorganique se retrouve dans les Manuscrits de 1844 de Marx mais je recommande cette autre source pour une explication plus approfondie du concept : John Bellamy Foster et Paul Burkett, « Value isn’t everything », Monthly Review, 70(1), 2018, 1-17.
6 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris : Flammarion, 1996[1844].
7 Christian Fuchs, Digital Labour and Karl Marx, New York : Routledge, 2014.
8 Sébastien Broca, « Le numérique carbure au charbon », Le Monde Diplomatique, mars 2020.
9 Profitant de l’eau abondante et de la main d’oeuvre bon marché, le New York Times a par exemple tiré son papier de la pulperie de Chicoutimi pendant plusieurs années au début du 20e siècle, tout comme le Chicago Tribune avec la ville de Baie-Comeau. Pour plus de détails : Trevor Barnes, « Borderline communities: Canadian single industry towns, staples, and Harold Innis », B/ordering Space, 2005, 109-122.
10 Simon-Olivier Lorange, « L’argent du pipeline pour planter deux milliards d’arbres », La Presse, 27 septembre 2019.
11 Thierry Pardo, Les savoirs vagabonds, Montréal : Écosociété, 2019, p. 31.
12 Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.
13 Nicole S. Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, 7(5), 2019, 571-591.
14 Christian Fuchs, op cit.
15 Paul Teehan et Milind Kandlikar, « Comparing embodied greenhouse gas emissions of modern computing and electronics products », Environmental Science & Technology, 47(9), 2013, 3997-4003.
16 Stéphane Bordeleau, « Québec fait des entreprises le principal maillon du recyclage », Radio-Canada, 11 février 2020.
17 Geoffrey Lonca et coll., « Does material circularity rhyme with environmental efficiency? Case studies on used tires », Journal of Cleaner Production, 183, 2018, 424-435.
18 Razmig Keucheyan, « De la pacotille aux choses qui durent », Le Monde Diplomatique, septembre 2019.
19 Tristan Gaudiaut, « Le numérique mondial émet 4 fois plus de CO2 que la France », Statista, 23 octobre 2019.
20 Hartmut Rosa et Christoph Henning, The Good Life beyond Growth : New Perspectives, New York : Routledge, 2018.
par Samuel Lamoureux | Août 26, 2020 | Opinions
L’auteur est doctorant en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Le printemps dernier, Patrick White, le nouveau directeur du programme de journalisme de l’UQAM, a publié un texte dans La Presse +1, mais aussi dans The Conversation2, faisant l’éloge de l’intelligence artificielle et de son application au monde des médias. L’argument du professeur en journalisme, ici fortement inspiré de l’idéologie du libéralisme, est simple : le journalisme ne s’adapte pas assez vite à l’évolution des nouvelles technologies. En impliquant l’intelligence artificielle dans la production des nouvelles, les médias pourraient réorienter les journalistes vers le travail complexe à valeur ajoutée, comme les enquêtes ou les longs formats, et les libérer à l’inverse du travail routinier maintenant pris en charge par les robots et les algorithmes.
« L’IA peut permettre également aux journalistes d’épargner beaucoup de temps », dit l’ancien rédacteur en chef du Huffington Post Québec. Or, cette idée trop simple ne prend pas du tout en compte le lien entre la forme actuelle du capitalisme et le monde du travail et se doit d’être critiquée.
Le libéralisme ne pense pas la technique
Le libéralisme est l’idéologie la plus influente du champ de recherche des études médiatiques, ce biais étant particulièrement présent dans les universités américaines3. Si la pensée libérale comporte certains avantages, comme par exemple assigner un rôle positif aux journalistes qui se voient comme des chiens de garde de la démocratie, elle a aussi plusieurs défauts : elle est incapable de penser ni la matérialité des médias ni la technique et encore moins l’influence des machines sur les conditions de travail.
Dans La richesse des nations, Adam Smith écrit que l’innovation technologique venait tout simplement de la division du travail. C’est en se divisant les tâches que les travailleurs et les travailleuses pouvaient se spécialiser dans leur domaine et ainsi développer les technologies nécessaires pour faciliter leur travail.
Or Adam Smith et ses disciples qui sévissent encore aujourd’hui oublient qu’en contexte capitaliste, la technologie n’est jamais développée dans les mains des travailleurs et des travailleuses. Elle n’est même jamais appliquée pour faciliter leur travail, au contraire disent les auteurs et les autrices critiques, la technique n’est pas neutre et a toujours comme rôle premier d’intensifier et d’accélérer la production4. Dans le cas du journalisme, la technique d’écriture de la pyramide inversée qui vise à prioriser les informations jugées les plus importantes et un style d’écriture bref et dépourvu d’émotions, par exemple, a été créée spécifiquement pour augmenter le rendement des reporters sur le terrain qui devaient écrire plusieurs articles par jour pour répondre au développement du télégraphe5.
Pour une critique sociale de la technique
Comme l’écrit Harry Braverman dans son livre classique de la sociologie du travail Travail et capitalisme monopoliste6, l’histoire du capitalisme depuis le 19e siècle est une histoire de dépossession du savoir artisanal par la classe dominante. En appliquant une stricte organisation scientifique du travail, d’abord dans les usines, puis dans les bureaux (le taylorisme), les capitalistes ont séparé la conception de l’exécution, la première étant réservée aux gestionnaires et aux contremaîtres et la deuxième aux travailleurs et aux travailleuses devant effectuer des tâches de plus en plus simples et parcellisées.
Cette séparation historique entre le travail manuel et le travail intellectuel a aliéné les travailleurs et les travailleuses, ceux-ci ne devant qu’accomplir une liste de tâches sans jamais pouvoir penser ou adapter le processus de travail. En ce sens, la technique, quand elle est développée par des gestionnaires et non par le personnel, a toujours pour objectif d’augmenter le rendement du travail et par conséquent, à stimuler les profits des grandes entreprises, en baissant les coûts de production.
Contrairement à ce que M. White affirme, le plus grand danger guettant les journalistes et, surtout, la qualité de leurs conditions de travail n’est donc pas le fait de ne pas assez encadrer les algorithmes, ce qui pourrait produire des situations de biais ou des fausses nouvelles, mais bien l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information créée précisément par le recours systématique aux algorithmes et aux techniques d’automatisation.
Le problème est que M. White, loin de condamner l’accélération du cycle d’écriture, a tendance à la saluer. Dans un autre article7 paru sur l’intelligence artificielle en septembre 2019, celui-ci loue les mérites du service d’automatisation des nouvelles de Bloomberg News qui vise à publier de courts articles produits par des algorithmes. « L’intelligence artificielle permet non seulement à Bloomberg de publier ses nouvelles plus rapidement, au bénéfice des courtiers en valeurs mobilières, mais également d’automatiser la traduction de milliers d’articles dans de nombreuses langues étrangères. […] Les progrès technologiques de cette agence d’information financière n’ont pas manqué de m’impressionner », écrit-il.
Or la chercheuse Mel Bunce a bien souligné dans une étude parue en 20178 que les conditions de travail proposées par les services d’information financière (Reuters, dans son cas) sont exécrables. Les journalistes sont forcés par leurs gestionnaires de publier en temps réel les nouvelles concernant les divers marchés financiers. Ceux-ci doivent trouver des histoires qui « move the market (bougent les marchés) », ce qui déprime nombre d’entre eux.
En effet, Nicole S. Cohen a aussi bien démontré dans ses entrevues avec de jeunes journalistes numériques9 que les salles de rédaction les plus adaptées aux nouvelles technologies ne sont pas des paradis du travail où les reporters réalisent du travail à valeur ajoutée. Au contraire, ces environnements sont extrêmement précaires et aliénants. Les journalistes se voient dans l’obligation de produire cinq, six, sept articles par jour, sans compter les fréquentes réécritures d’une dépêche avec de multiples liens multimédias qui vise à attirer le plus de clics possibles. Les outils créés par les algorithmes affichent en temps réel la performance des articles créant des sentiments de rivalité parmi les journalistes.
S’organiser contre le pouvoir instrumental de la technique
Ces conditions de travail éprouvantes poussent de plus en plus de jeunes journalistes vers l’épuisement professionnel10. En ce sens, comme l’affirme Cohen dans son livre Writers’ Rights : Freelance Journalism in a Digital Age11 publié en 2016, les luttes journalistiques les plus urgentes sont avant tout des luttes syndicales pour la réduction des longues heures et l’autonomie éditoriale face aux algorithmes et à la marchandisation de l’information. Les exemples ne manquent pas : plus de 60 salles de rédactions nord-américaines se sont syndicalisées dans les cinq dernières années12 (Vice, Gawker, Vox, BuzzFeed). Ils sont les exemples à suivre.
Il faut dire la vérité aux futurs journalistes, et cela dès l’université : vous n’aurez pas de poste stable, ce ne sera pas une partie de plaisir, vous ne dormirez pas beaucoup et les défis seront énormes. Le 30 mai dernier, Microsoft a licencié 27 journalistes alimentant le portail MSN13, dont plusieurs Canadiens et Canadiennes, au profit d’un programme d’automatisation des articles, sans parler des pigistes précaires qui ont perdu nombre de contrats. En pleine pandémie, ce type de précarisation est cruel. Pendant ce temps, le nouveau directeur du programme de journalisme à l’UQAM signe paradoxalement des articles où il fait l’éloge de l’intelligence artificielle pour le futur du métier.
Ce point de vue libéral ne représente pas la réalité. Bien au contraire, une récente enquête de Vice14 concernant les nombreux jeunes journalistes qui fuient le métier après seulement quelques années d’expérience illustre très bien la réalité aliénante qui atteint beaucoup de journalistes lors de leur entrée sur le marché du travail. Nous méritons de meilleures analyses pour résoudre ce problème. Il faut surtout cesser de considérer la technique ou l’innovation technologique comme étant neutre, mais bien au service de ceux qui la mettent en branle.
1 Patrick White, « Les robots vont-ils remplacer les journalistes? », La Presse, 1er mai 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-05-01/les-robots-vont-ils-remplacer-les-journalistes
2 Patrick White, « L’intelligence artificielle à la rescousse du journalisme », The Conversation, 16 avril 2020. https://theconversation.com/lintelligence-artificielle-a-la-rescousse-du-journalisme-135387
3 Barbie Zelizer, « On the shelf life of democracy in journalism scholarship », Journalism, vol. 14, no. 4, 2013 : 459–473. doi:10.1177/1464884912464179
4 À partir des propos de Marx dans Le Capital portant sur l’intensification du travail et la plus-value relative, il est possible de tracer toute une histoire de penseurs et de penseuses critiques du lien entre la technique et le capitalisme. Parmi ceux-ci les plus contemporains sont par exemple : Hartmut Rosa, Bernard Stiegler, Andrew Feenberg, Jodi Dean ou Jean Vioulac. Comme le dit d’ailleurs Vioulac dans son livre Approche de la criticité : « toute approche de la technique moderne (l’automatisme) est insuffisante qui n’envisage pas sa connexion structurelle avec le capitalisme (l’autovalorisation) et réciproquement ; toute approche de la démocratie moderne (l’avènement des masses) est insuffisante qui n’envisage pas son rapport structurel avec le dispositif industriel (la production de masse) » (Vioulac, 2018, p. 30).
5 Henrik Örnebring, « Technology and journalism-as-labour: Historical perspectives », Journalism, vol. 11, no. 1, 2010 : 66. doi:10.1177/1464884909350644
6 Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.
7 Patrick White, « L’intelligence artificielle et ses impacts sur les pratiques journalistiques », Patwhite.com, 5 septembre 2019. https://patwhite.com/lintelligence-artificielle-et-ses-impacts-sur-les-pratiques-journalistiques
8 Mel Bunce, « Management and resistance in the digital newsroom », Journalism, vol. 20, no. 7, 2017 : 890–905. doi:10.1177/1464884916688963.
9 Nicole S. Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, vol. 7, no 5, 2019 : 571-591. https://doi.org/10.1080/21670811.2017.1419821
10 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, no 1, 2011 : 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188
11 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016.
12 Cultural Workers Organize, « Digital media unionization timeline », 19 août 2020. https://culturalworkersorganize.org/digital-media-organizing-timeline/
13 Radio-Canada. « Microsoft licencie ses journalistes et les remplace par des robots », Radio-Canada, 30 mai 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707839/microsoft-nouvelles-msn-edge-intelligence-artificielle-licenciement-journalistes
14 Justine Reix, « Arrêter le journalisme pour apprendre à vivre », Vice, 11 août 2020. https://www.vice.com/fr/article/935gba/arreter-le-journalisme-pour-apprendre-a-vivre
par Samuel Lamoureux | Mai 16, 2020 | Analyses
Si le métier de journaliste est souvent présenté comme une aventure exaltante permettant d’éviter la banalité du quotidien, il n’est pas à l’abri de la division aliénante du travail, de l’automatisation et de l’exploitation du travail non payé.
« Lorsque nous nous trouvons sur le terrain, nous avons la sensation de vivre pleinement, totalement. Débarrassé du quotidien et de ses entraves1 ». Ces paroles tirées des entrevues qu’ont effectuées les chercheur·e·s Florence Le Cam et Denis Ruellan avec des reporters de guerre illustrent très bien l’aura romantique qui entoure encore aujourd’hui la profession de journaliste. Questionné·e·s sur les raisons qui les poussent à exercer ce métier, les correspondant·e·s répondent que celui-ci permet d’apprendre tous les jours, de rechercher la vérité, de rencontrer des personnes inspirantes et d’être au cœur des événements. Le journalisme est une « hypervie2 » concluent les chercheur·e·s, car il procure la sensation d’une vie immergée et totale.
Or, un paradoxe fondamental ronge le journalisme : comment un métier si exaltant peut-il pousser autant de gens vers le surmenage (burnout)? Le 5 décembre 2019, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a ouvert son infolettre hebdomadaire en annonçant la création d’un Programme d’Aide aux Membres, un service de soutien (juridique, financier, nutritionnel) confidentiel fourni aux journalistes souffrant de détresse psychologique. Il existe très peu de chiffres sur l’état des lieux au Québec, mais les recherches nord-américaines le prouvent : depuis les dix dernières années, les journalistes sont plus que jamais en surmenage3, plus malades, et consomment davantage d’alcool et de drogues de performance. Dans une enquête réalisée en 2011 par Scott Reinardy, 25 % des reporters interrogé·e·s avaient l’intention de quitter le métier dans les cinq prochaines années4. Les femmes sont parmi les plus stigmatisées, notamment à cause de la conciliation travail-famille impossible et du plafond de verre.
Au sujet des causes pouvant provoquer ces surmenages, les psychologues s’en tiennent souvent à des arguments relevant d’une inégalité dans l’accès aux ressources. En effet, le journalisme est un métier de moins en moins bien payé et de plus en plus précaire, surtout pour les non-permanent·e·s. Les pigistes ont vu leur revenu moyen diminuer de 30 % depuis 30 ans5. De nombreuses salles de rédaction ont également été victimes de coupures dans les dernières années6. Mais il serait trop facile de s’en tenir à l’accès aux ressources. J’argumenterai dans ce texte que pour comprendre réellement les causes de surmenage des journalistes (je me concentrerai ici sur les journalistes travaillant dans des salles de rédaction), il faut avant tout examiner le processus de travail journalistique et la manière dont il est rongé par les impératifs capitalistes. Pour ce faire, il faut envisager ses pratiques comme une « aliénation ».
Aliénation des travailleurs et travailleuses du milieu culturel
Il peut paraître bizarre d’appliquer le mot aliénation au journalisme qui semble à première vue un métier si original et créatif. Quand on pense au mot aliénation, c’est l’image des travailleurs et des travailleuses d’usine qui nous vient à l’esprit. Ce n’est pas un hasard, Marx se référait principalement aux ouvriers ou et aux ouvrières dans ses textes. Pour lui, il était clair que l’aliénation provient à la fois de la propriété privée, mais aussi de la division du travail et du machinisme7. En effet, l’histoire de la division du travail dans les usines est celle d’une parcellisation et d’une dépossession du savoir artisanal. Avec le développement de l’organisation scientifique du travail, les capitalistes ont retiré le contrôle du processus de travail de la main des ouvriers et des ouvrières pour la mettre dans celles des gestionnaires et des contremaîtres. C’est la séparation entre la conception et l’exécution ou plus simplement entre le travail intellectuel et manuel. A suivi ce qu’on a appelé le taylorisme8, le fait de mesurer à la minute près les mouvements et les tâches de chaque travailleur et travailleuse pour augmenter la productivité. Un phénomène encore présent aujourd’hui, par exemple dans les hôpitaux où les tâches de chaque infirmière sont minutées et calculées (la méthode Lean9).
Or, diront les journalistes, nous ne travaillons pas dans une usine. Nous sommes libres. Nous faisons partie de la classe créative. C’est vrai, et c’est pourquoi les journalistes, tout comme les artistes, ont historiquement été à l’abri de l’organisation scientifique du travail. Il est impossible de fabriquer un article (encore moins un recueil de poésie) comme on fabrique une boîte de conserve. Les patrons ont donc traditionnellement laissé beaucoup d’autonomie aux journalistes au point de la conception du contenu, tout en resserrant l’élastique aux points de circulation et de distribution10. Concrètement, cela veut dire que les reporters sont libres de travailler comme ils et elles veulent, les rédacteurs et rédactrices en chef libres de choisir les sujets les plus importants, mais ils et elles n’ont aucun droit de regard sur la vente de leurs produits. Il suffit d’effectuer une recherche rapide sur les conflits de travail dans le milieu journalistique pour réaliser qu’une bonne partie d’entre eux concernent le droit d’auteur, c’est-à-dire la capitalisation sur la distribution de l’article et non sur sa conception. Le lock-out au Journal de Montréal en 2009-201011 concernait exactement ce point : assouplir le droit d’auteur des journalistes de Québecor pour réutiliser les contenus sur toutes les plateformes (le phénomène de convergence).
Automatisation et intensification du travail
Outre les conflits de travail sur le droit d’auteur, le cheval de Troie des technologies numériques est au cœur des transformations qui ont ébranlé l’autonomie et la liberté des journalistes. Trois phénomènes sont ici absolument essentiels : les réseaux sociaux, les outils de mesure d’attention du public et l’intelligence artificielle. Au sein du milieu journalistique, on croit souvent, à tort ou à raison, que la technologie est complètement à notre service. Lors d’une conférence sur les liens entre le journalisme et le capitalisme organisée à l’automne 2019 par l’Université populaire de Montréal (l’UPop), un étudiant m’a demandé si ces technologies ne pourraient pas délivrer les journalistes du travail répétitif pour leur permettre de se concentrer sur le travail plus complexe, par exemple les enquêtes ou les portraits. Mais on oublie souvent ce que les auteurs et les autrices critiques nous répètent depuis longtemps : en contexte capitaliste, les machines servent avant tout à accélérer et intensifier la production12. Pas à nous en libérer.
À ce sujet, l’un des journalistes qui est devenu le plus critique à l’égard de sa profession est certainement Mickaël Bergeron. Le désormais responsable du contenu pour un organisme de prévention prend de plus en plus la parole dans l’espace public pour dénoncer les dérives du métier :
Aujourd’hui, il y a une accessibilité à l’information, aux archives, aux contacts, qui aide énormément dans la production. Par contre, considérant que la technologie a quand même aidé à faciliter la production, et bien les hautes directions en ont abusé et ça a ouvert la porte au fait d’augmenter le nombre de tâches. Le journalisme fait peut-être maintenant en une heure ce qu’il faisait en trois-quatre heures », dit celui qui a pris une pause du métier à la suite d’un burnout.
Les technologies numériques ont avant tout accéléré la productivité. Si un journal papier pouvait produire trente-quarante articles par jour, des médias numériques mettent en ligne aujourd’hui des centaines, voire des milliers d’articles par jour (Vice News s’est déjà vanté de publier 6 000 articles par jour13). Cela met énormément de pression sur les journalistes numériques qui doivent produire parfois cinq, six, ou sept articles courts par jour, tout en alimentant les réseaux sociaux.
C’est sans parler des outils de mesure d’attention du public qui aliènent particulièrement la fonction éditoriale du journaliste. Traditionnellement, c’est le rédacteur ou la rédactrice en chef et ses adjoint·e·s qui choisissent les nouvelles à traiter et leur degré de priorité. Ce tri relève de l’instinct et des habitudes : c’est par ses nombreuses années d’expérience que le rédacteur ou la rédactrice peut dire qu’un sujet est plus d’intérêt public qu’un autre. Or, l’arrivée de nombreuses applications pour mesurer la performance des articles en temps réel a complètement dépouillé les journalistes de ce savoir situé. Aujourd’hui, des sites web comme Chartbeat, Google Analytics, Omniture ou Parse.ly14 suivent des articles et fournissent des statistiques aux gestionnaires sur le temps de lecture, le profil des gens qui les consultent, les types de nouvelles qui les intéressent, combien de temps ils restent sur la page, s’ils lisent l’article au complet, juste le titre, le premier paragraphe, etc. Ainsi, des salles de rédaction numérique affichent en temps réel le graphique de la performance des articles de l’ensemble des journalistes, créant des sentiments de rivalité et d’impuissance parmi les reporters (des primes sont parfois accordées aux journalistes qui ont rejoint le plus de gens). Les gestionnaires se servent ensuite de ces outils numériques pour décider quels sujets doivent être priorisés et sous quel angle. Des médias en arrivent donc à un stade où les décisions éditoriales sont prises par des algorithmes, ces derniers uniformisant les contenus et éliminant complètement la prise de risque dans les choix de sujets.
Mais une fois que les machines peuvent décider du contenu du journal, une fois que l’intelligence artificielle peut produire certains articles, notamment sur des fluctuations boursières et des résultats sportifs, les journalistes sont dépouillé·e·s de leur savoir qui leur permettait de résister à l’organisation scientifique du travail15. Si on sait que tel type d’article produit tel nombre de clics, on peut très bien le produire à la chaîne. On peut même, et c’est un cas extrême, délocaliser la production de cet article dans des fermes à clics16 où on exploite des travailleurs et travailleuses, ce qui fragilisera encore plus l’autonomie des journalistes. Comme me l’a mentionné la journaliste pigiste Rose Carine Henriquez, l’autrice d’un article sur la santé mentale dans la dernière édition du journal Le Trente : « On se sent comme des bêtes… On est interchangeables en fait ». Le journalisme n’est plus cet homme-orchestre du travail culturel possédant des connaissances irremplaçables, il est divisé, spécialisé à l’extrême et parcellisé. Dans les salles de rédaction numérique, des journalistes ne sont parfois payé·e·s que pour partager et brander des contenus sans jamais sortir sur le terrain. Une foule de nouveaux noms est associée à ces postes : gestionnaire de communauté, producteur multiplateforme, éditeur de partenariat, éditeur de contenu, etc. Le rôle de ces nouveaux journalistes est non pas d’écrire, mais bien de développer des stratégies de visibilité sur le web, de partager du contenu et des photos sur les réseaux sociaux et surtout de développer le public de leur média. Ainsi, chaque article devient un mini-centre de profit à partager au maximum, désenchassé du journal ou de son support qui lui donnait auparavant sa valeur17.
Travail non payé
Si l’intensification de la productivité est une loi capitaliste essentielle, la réduction des coûts de production en est une autre. C’est ici que l’exploitation du travail non payé entre en jeu. L’arrivée d’une économie post-fordiste (qui suit notre période qualifiée d’État providence) au détour des années 2000 a favorisé la précarisation et la flexibilisation du travail. C’est l’ubérisation de l’économie : au lieu d’embaucher des employé·e·s à temps plein sur une période indéterminée, les nouvelles entreprises embauchent des contractuel·le·s pour travailler sur des projets à la pièce, les technologies se chargeant de maintenir la structure. Ce fonctionnement diminue énormément les coûts de production.
Ce contexte touche particulièrement les nouveaux et nouvelles journalistes. Combien de diplômé·e·s se cassent les dents en tentant d’entrer dans la profession pour ne trouver que des emplois intermittents ou surnuméraires? Ce phénomène impose le travail non payé : la ou le futur reporter ne peut se permettre de ne rien faire, elle ou il doit se mettre à jour, entretenir ses sources, ses profils sur les réseaux sociaux, se faire un portfolio à l’extérieur des grandes organisations. Toutes ces tâches sont du travail bénévole ensuite récupéré par les entreprises. Si certaines personnes néolibérales ont pu saluer le déclin des grandes institutions qui favoriserait l’apparition des journalistes-entrepreneur·e·s, ce déclin affecte en réalité la santé mentale de journalistes déjà précarisé·e·s par l’attaque au point de conception de la division machinique du travail et de l’automatisation.
En effet, pour réussir, les jeunes journalistes doivent être connecté·e·s en permanence, en plus d’être dispersé·e·s, commencer plusieurs initiatives en même temps, tout en s’investissant émotivement dans des projets bénévoles. Leur journée de travail ne s’arrête jamais. Pire, leur vie devient une façon de travailler. Mickaël Bergeron aborde la question de la séparation entre le temps de travail et le temps de loisir :
C’est difficile de décrocher et encore plus maintenant avec les technologies. Les réseaux sociaux sont là, ou nos patrons ou nos collègues aussi, on peut recevoir un retour d’appel en tout temps. Nous [les journalistes], en théorie on a punché off, mais l’information ne s’arrête pas. C’est un problème que je remarque chez beaucoup de journalistes. Parfois, certain[·e·]s — que je trouve audacieux et audacieuses — décident d’éteindre leur cellulaire, mais en même temps c’est dangereux parce qu’on ne sait jamais quand il va se passer quelque chose. C’est un peu aliénant, parce qu’il faut tout le temps que tu sois prêt[·e], en stand-by ».
Tous ces facteurs aliénants, autant la division du travail ou l’automatisation que l’accélération des rythmes de vie et l’exploitation du travail non payé, remettent en question l’idéal romantique de la ou du journaliste qui promet une vie exaltante au cœur de l’action. Mais il n’est pas trop tard pour s’organiser. Comme le dit Rose Carine Henriquez : « On n’est pas des robots. Dans les prochaines années, il va falloir faire quelque chose pour la santé mentale. C’est la société qui est malade. Ce n’est pas juste le journalisme, c’est le rapport au travail au complet qui serait à revoir. »
Comme le dit Nicole Cohen dans son livre sur les luttes syndicales des journalistes numériques : « If journalism is to have a future, it must be organized18 ». [Si le journalisme souhaite avoir un avenir, il doit être organisé]. Pour elle, cette organisation doit avant tout provenir de luttes syndicales des journalistes mêmes. De multiples gains sont possibles : de meilleurs salaires, des horaires plus stables, mais aussi des lois contre le harcèlement sexuel et la discrimination raciale à l’embauche. De manière plus structurelle, des luttes pour changer la propriété des médias – vers des coopératives ou des OBNL – sont également possibles pour sortir de la marchandisation de l’information. Plus généralement, les journalistes peuvent aussi s’allier aux autres travailleurs et travailleuses créatives et réclamer une forme de salaire universel ou un revenu contributif. Il en va de notre santé mentale : travailleurs et travailleuses de l’information, unissez-vous et réclamez des changements avant qu’on vous brise définitivement.
1 Florence Le Cam et Denis Ruellan, Émotions de journalistes. Sel et sens du métier, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2017, p. 74.
2 Ibid., p. 125.
3 Jasmine B. MacDonald, Anthony J. Saliba, Gene Hodgins et Linda A. Ovington, « Burnout in journalists: A systematic literature review », Burnout Research, vol. 3, n° 2, 2016, pp. 34-44. doi.org/10.1016/j.burn.2016.03.001
4 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, n° 1, 2011, pp. 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188
5 Hugo Pilon-Larose, « Journaliste, un métier de plus en plus précaire », La Presse, 28 août 2019. www.lapresse.ca/actualites/politique/201908/27/01-5238864-avenir-des-med…
6 Nathaëlle Morissette, « Groupe Capitales Médias : une industrie en crise », La Presse, 20 août 2019.
7 Voir le livre : Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris : Gallimard, 1932.
8 Une des meilleures analyses historiques du Taylorisme se retrouve dans le livre suivant : Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.
9 Étienne Boudou-Laforce, « La méthode Lean, ou comment déshumaniser les services de santé au Québec », Huffington Post, 19 août 2013. quebec.huffingtonpost.ca/etienne-boudou-laforce/methode-lean-sante_b_3761879.html
10 Dans cette partie de l’argumentation, je m’inspire énormément du texte suivant : Nicole Cohen, « Cultural Work as a Site of Struggle: Freelancers and Exploitation », TripleC: Communication, Capitalism & Critique, vol. 10, n° 2, 2012, pp. 141-155. doi.org/10.31269/triplec.v10i2.384
11 Lia Lévesque, « Il y a 10 ans, le lockout au « Journal de Montréal » était décrété », Le Devoir, 23 janvier 2019. www.ledevoir.com/culture/medias/546226/il-y-a-10-ans-le-lockout-au-journ…
12 Harry Braverman, op. cit., p. 142.
13 Nicole Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, 7(5), 2019: p. 580.
14 Ibid., p. 578.
15 Nicole S. Cohen, « From Pink Slips to Pink Slime: Transforming Media Labor in a Digital Age », The Communication Review, vol. 18, n° 2, 2015, pp. 108-109.
16 Ibid., p. 113.
17 Nicole S. Cohen, op. cit., 2019, p. 583.
18 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016, p. 3.
par Samuel Lamoureux, Sophie Del Fa | Sep 18, 2019 | Opinions
Longtemps paralysés par le règne du Nouveau Parti démocratique provincial de 1999 à 2016 qui a coopté et endormi les groupes militants, les mouvements sociaux manitobains s’activent de nouveau face à l’urgence climatique. Portrait d’une mobilisation prometteuse, mais encore fragile, qui dépendra en grande partie des alliances entre autochtones et allochtones.
Un texte de Samuel Lamoureux et Sophie Del Fa
Nous avons traversé le Canada pour explorer les mouvements de résistance des provinces du centre du pays, peu couverts par les médias québécois. Se sont révélés à nous, tout au long de ces 10 000 kilomètres de nomadisme, des collectifs et des individus engagés surtout envers les luttes relatives aux changements climatiques, dévoilant du même coup un nouveau souffle pour les mouvements sociaux et une volonté de s’unir avec les plus précaires. Commençons par le Manitoba, premier arrêt de ce récit de voyage.
25 juillet 2019
Winnipeg apparaît comme une oasis en relief dans les plaines infinies du Manitoba. Plusieurs heures de route nous y amènent de Thunder Bay en Ontario[i]. Nous y entrons par le quartier périphérique de Wolseley dans lequel nous sommes charmé·e par les maisons en bois du début du 20e siècle. Parcourant les rues sous un soleil chaud et un air sec, la réalité de la ville se dévoile tout entière. Winnipeg est peu embourgeoisée par rapport à Montréal ou à Vancouver et c’est une ville inégalitaire et pauvre. Il y aurait plus de 1500 sans-abris selon le recensement de 2018[ii], mais d’autres études affirment que plus de 8 000 personnes seraient des « hidden homeless[iii] », des sans-abris temporaires vivant chez leurs ami·e·s. Pour une ville de 750 000 habitant·e·s qui a pourtant été gouvernée de 1999 à 2016 par un parti de centre gauche — le Nouveau Parti démocratique — ce chiffre est surprenant. De ce nombre, les autochtones sont clairement surreprésenté·e·s parmi les sans-abris (62 %). Les premières heures à Winnipeg nous déstabilisent et c’est rempli·e de curiosité et de questionnements que nous allons à la rencontre, pendant notre séjour, de plusieurs militant·e·s afin de comprendre l’organisation de la résistance dans cette ville située en plein centre du deuxième plus grand pays au monde.
Le climat : première (et dernière?) bataille
Dans un immeuble du centre-ville de Winnipeg, au-dessus d’une boutique MEC[iv], nous rejoignons la militante de Manitoba Energy Justice Coalition[v], Laura Tyler, jeune femme dynamique avec qui nous abordons les défis vécus par les groupes engagés de la province. C’est par elle que nous comprenons que les organismes les plus militants de la ville se sont organisés autour de la lutte contre les changements climatiques, encouragés par le mouvement des jeunes qui secoue le monde depuis 2017. Nous interrompons la militante de Manitoba Energy Justice Collation dans une journée occupée par plusieurs réunions de préparation des actions futures, en particulier la semaine d’action pour le climat à partir du 20 septembre qui culminera avec la grande manifestation internationale le 27 septembre, ainsi qu’une action pour le jour même, dont les détails que l’on nous fournit sont assez nébuleux. Nous sentons Laura préoccupée, mais elle nous donne le temps dont elle dispose entre deux déplacements pour nous éclairer sur les enjeux de la lutte. Nous la sentons profondément engagée et animée par une sorte de rage et d’impatience envers le statu quo et l’inertie de l’action militante.
« Nous essayons de convaincre des gens qui ont appris à demander les choses poliment à reconnaître que ce n’est pas suffisant : nous ne pouvons plus seulement être poli·e·s. Nous devons penser à d’autres moyens et montrer nos muscles et notre pouvoir en tant que citoyen·ne·s pour avoir un impact et créer le changement », explique la militante qui insiste longuement sur le fait qu’il ne reste plus que 18 mois pour inverser le réchauffement climatique[vi]. Laura explique que des idées neuves comme le Green New Deal, ce vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à stopper le réchauffement climatique, sont prometteuses, parce que permettant de rassembler des militant·e·s aux idées divergentes comme les autochtones et les allochtones.
Protester et protéger : une alliance des forces et des esprits
Nouer des alliances avec les groupes historiquement marginalisés est en effet un des enjeux majeurs des organisations militantes. Pour Laura Tyler, « construire des relations et construire la confiance » entre son organisation et les autochtones et ne pas « répéter les systèmes d’oppression » dans les groupes militants sont les mots d’ordre pour la réussite de la mobilisation autour de la lutte contre les changements climatiques. Le tout en mettant de l’avant les personnes invisibilisées par les médias et le politique afin de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion qui ne cessent, toujours, de nous gouverner.
D’ailleurs, alors que nous accompagnons Laura rejoindre des étudiant·e·s autochtones dans un local climatisé de l’Université de Winnipeg, nous retrouvons plusieurs jeunes autochtones en pleine préparation d’une action imminente. Des affiches avec des slogans comme « Justice Now » ou « Stop ignoring our needs » jonchent les canapés et le sol. Toutes et tous ont revêtu leur tenue de manifestant·e·s avec bandanas et pantalons longs. Une des jeunes activistes nous explique que ce groupe, auquel elle appartient, s’inspire du magazine Red Rising[vii] pour s’organiser. La détermination et la motivation des jeunes remplissent le local. Nous les regardons partir pour leur action, sans trop savoir au juste de quoi il retourne véritablement, et promettons de les rejoindre plus tard après notre rendez-vous avec une des figures majeures de la résistance autochtone dans la province, Geraldine Yvonne Mcmanus.
Occupation contre Enbridge
Depuis un an, hiver comme été, Géraldine campe dans un wigwam sur une terre traversée par un pipeline de la ligne 3 d’Enbridge dans le sud du Manitoba, proche de la frontière avec les États-Unis. Femme droite, au regard profond, un aigle tatoué au creux de sa gorge sort du col de son chandail bleu floqué du nom du territoire qu’elle défend « The Spirit of the Buffalo[viii] ». Elle déstabilise nos questions en nous parlant passionnément de la « guerre spirituelle » qu’elle mène à travers ses prières pour « sauver notre mère sur laquelle nous habitons ». C’est en l’écoutant que nous comprenons que la lutte doit se déplacer et les forces s’unir afin d’allier ceux et celles qui protestent et ceux et celles qui protègent.
« On dit de nous que l’on proteste, mais il n’en est rien, nous sommes des protecteurs et des protectrices. Nous protégeons notre terre, ce qui a besoin d’être protégé ». Au temps des zones à défendre, protéger et se réapproprier son territoire est une des stratégies de lutte de plusieurs mouvements sociaux occidentaux[ix]. Mais cela est en fait au cœur de l’existence des autochtones et anime fondamentalement leurs luttes.
« Nous nous asseyons sur nos terres parce que c’est important pour nous de réclamer nos territoires et de parler pour nos terres ancestrales auxquelles nous sommes connecté·e·s; c’est notre job, en tant que gardien·ne de la terre, de parler en son nom et de nous y asseoir. »
Géraldine nous invite dans une opposition bien loin de notre propre imaginaire militant. Elle nous amène au plus proche des esprits et nous explique que le combat qu’elle mène est spirituel et qu’elle a été appelée à faire ce qu’elle fait.
« Quand nous nous asseyons sur nos terres, que nous bloquons des routes, quand nous vous empêchons de prendre notre sable et d’extraire le pétrole du sol, nous le faisons parce que nous nous faisons dicter de là-haut (elle pointe le ciel avec son index) ce que nous devons faire : « Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les de faire ça! Peu importe la manière dont vous leur ferez comprendre : arrêtez-les! » »
Comment concilier la guerre spirituelle avec les « autres » luttes? Comment faire entendre ce discours ailleurs? Comment le rendre légitime, comme une lutte aussi valable que les autres? Géraldine ne fait pas de prosélytisme, elle est consciente des multiples dimensions de la lutte qui doit être politique, scientifique, dans la rue, sur les réseaux sociaux et par et pour les esprits. Ces directions sont complémentaires, attachées l’une à l’autre. Et Géraldine souhaite une triple victoire : obtenir le retrait d’Enbridge des terres ancestrales indigènes, trouver un système de transition vers un autre modèle de vie et réussir à sensibiliser les allochtones afin de leur montrer que les actions menées par les autochtones proviennent du plus profond de leurs cœurs.
Penser les stratégies de transition au capitalisme
Dans la bouche de Géraldine, la solution semble simple : il faut unir les forces. Pourtant, la question de la stratégie divise toujours les troupes. Quid de l’implication politique pour des partis comme le NPD ou les Verts lors de la prochaine campagne électorale? Quid des bonnes vieilles manifestations dans la rue? Quid des relations avec les scientifiques pour asseoir la lutte sur des faits vérifiés et des réalisations « concrètes »?
Pour une organisation comme Manitoba Energy Justice Coalition, encourager les jeunes à voter et à s’impliquer lors de la prochaine élection fédérale le 24 octobre 2019 est sans aucun doute primordial.
« On essaie de faire sortir le vote des jeunes. Le gouvernement existe, que nous le voulions ou pas, alors allons-y et votons », dit Laura Tyler.
Celle-ci ne croit pas que le changement proviendra du haut et des privilégié·e·s, mais selon elle, les politicien·ne·s peuvent tout de même rendre la lutte plus facile. D’ailleurs, parmi les futur·e·s élu·e·s qui se disent progressistes, Laura mentionne la candidate du NPD, Leah Gazan, une autochtone se réclamant d’un programme ancré dans les valeurs socialistes. Elle a remporté son investiture dans la circonscription de Winnipeg Centre en mars dernier contre un candidat plus expérimenté et issu de l’establishment du parti[x]. « Leah a juste prononcé le mot socialisme dans une phrase de son discours et tout le monde s’est levé pour l’applaudir » se rappelle Laura, pour qui l’investiture de l’ancienne leader d’Idle No More a été un moment particulièrement galvanisant cette année. Gazan est d’ailleurs comparée à l’élue du Nouveau Parti démocratique Alexandria Ocasio-Cortez dans certains médias[xi].
Cependant, le NPD a été au pouvoir pendant seize ans et il a très peu agi pour lutter contre les changements climatiques. Pour en parler, nous rencontrons David Camfield, membre du groupe Solidarity Winnipeg, beaucoup plus sceptique sur cette question. Il nous accueille simplement et chaleureusement dans sa maison située dans un quartier populaire de la ville.
« L’élection du NPD en 1999 a mené à une démobilisation complète, explique-t-il. Les gens se sont dit « on s’est débarrassé des conservateurs, le travail est fait ». Beaucoup d’activistes se sont d’ailleurs trouvé un emploi au sein du nouveau gouvernement. Mais au final, elles et ils ont gardé le statu quo néolibéral. »
Aujourd’hui, David Camfield ne partage plus aucune sympathie envers le NPD qu’il considère procapitaliste : « Il y a de bonnes personnes au sein du NPD, mais le parti en soi est complètement inadéquat pour faire face aux défis auxquels nous sommes confronté·e·s » explique le délégué du Winnipeg Labour Council. Et il n’encourage certainement pas les militant·e·s à perdre leur temps et leur énergie à inciter les gens à voter. Ni à militer pour les Verts d’ailleurs.
Le résident de Winnipeg depuis 2003 a plutôt mis son énergie dans la création d’un groupe politique nommé Solidarity Winnipeg (SW). Ouvertement inspiré de Solidarity Halifax, une organisation politique anticapitaliste inclusive, le groupe SW s’est formé en 2015 dans le but de rassembler les militant·e·s de gauche critiques du NPD.
« On a commencé à se rassembler pour faire face à la future élection des conservateurs. Mais rapidement, on a constaté que les gens autour de nous voulaient plus qu’une organisation anti-austérité, ils voulaient une organisation politique anticapitaliste, populaire et non sectaire » explique David Camfield.
Si le manque d’organisation des militant·e·s a pour l’instant plombé l’aile du projet (le groupe est toutefois bien vivant et organise régulièrement des séances de lecture), celui-ci croit encore que la résistance doit passer par la création d’une organisation politique démocratique, collective et surtout anticapitaliste. Le but d’une telle initiative est de prendre part aux luttes actuelles tout en ayant un objectif à long terme de transition anticapitaliste. David Camfield met pour l’instant son énergie à la construction d’une grève du climat, un projet qui fait selon lui le « buzz » chez les jeunes et les activistes.
Un problème capitaliste
La différence peut sembler de taille entre les militant·e·s, mais la réalité est beaucoup plus subtile. Peu importe la stratégie, les activistes rencontré·e·s s’entendent pour dire que le vrai problème est le capitalisme et que les changements climatiques ne sont qu’une cause de ce système basé sur l’extractivisme et le pillage des ressources.
« C’est une grande lutte et elle a plusieurs fronts. Il faut que des gens se fassent élire et écrivent les lois. Il faut aussi que des gens prennent soin des personnes les plus affectées par le système. Il faut que les gens prennent la rue pour protester. Il faut que les artistes nous inspirent. Tout le monde a un rôle à jouer », explique Laura Tyler. Pour elle, les citoyen·ne·s ont trois moyens d’utiliser leur pouvoir pour changer les choses : voter, consommer différemment et revoir la manière dont ils et elles « vendent » leur force de travail. Le but est d’exploiter toutes les options.
Alors que nous rejoignions les jeunes militant·e·s autochtones rencontré·e·s à l’université, le blocage d’une artère passante qui se transforme en marche le long de la route se mettait en branle sous nos yeux. L’action est brève, mais efficace : le son des tambours résonne et les automobilistes stoppé·e·s sont soit dégoûté·e·s, soit ravi·e·s de la protestation. Des corps précarisés et invisibilisés s’imposent[xii], pour une rare fois, dans l’espace public. Nous participons à l’action de manière discrète, en prenant quelques photos pour immortaliser le tout.
La lutte ne fait que commencer. Les activistes de Winnipeg ont bon espoir que la semaine d’action du 20 septembre 2019 sera l’étincelle qui motivera davantage de personnes à se joindre au mouvement. Des étudiant·e·s préparent déjà un die-in le 20 septembre au Musée pour les droits de la personne et des manifestations et des actions suivront le reste de la semaine. Un groupe nommé Manitoba Adult for Climate Action (en écho au Manitoba Youth for Climate Action) s’est d’ailleurs constitué dans les dernières semaines pour permettre aux non-étudiant·e·s de se joindre à la cause. Les alliances se concrétisent. Ne reste plus qu’à systématiser la lutte.
[i] Thunder Bay est l’une des villes les plus pauvres, mais aussi une des plus violente au pays, particulièrement violente envers les autochtones. Voir https://www.canadalandshow.com/shows/thunder-bay/
[ii] https://www.cbc.ca/news/canada/manitoba/winnipeg-homeless-census-1.4702113
[iii] https://www.homelesshub.ca/resource/homelessness-winnipeg-fact-sheet
[iv] Mountain Equipment Co-op est une coopérative de consommateurs canadienne
[v] https://www.mbenergyjustice.org/about
[vi] https://www.forbes.com/sites/mikehughes1/2019/08/02/climate-change-18-months-to-save-the-world/#2680f62749bd
[vii] https://www.facebook.com/redrisingmagazine/
[viii] Schroeder, « Spirit of the Buffalo Camp Aims to Stop Pipeline at Canada-U.S. Border ».
[ix] Anonyme, « La Zad est morte, vive la Zad ! – Une histoire des derniers mois et de ses conflits »; Dechezelles, « Une ZAD peut en cacher d’autres. De la fragilité du mode d’action occupationnel ».
[x] Petz et March 31, « Leah Gazan Wins NDP Nomination for Winnipeg Centre ».
[xi] https://thetyee.ca/News/2019/07/16/Leah-Gazan-NDP-Candidate/
[xii] Butler, « Politique du genre et droit d’apparaître ».