Se réapproprier la ville pour changer le monde : manuel pratique pour réinventer la politique municipale

Se réapproprier la ville pour changer le monde : manuel pratique pour réinventer la politique municipale

Cet article est d’abord paru dans notre recueil imprimé À petite échelle : repenser le pouvoir cityoyen, disponible dans notre boutique en ligne.

Lorsque vient le temps de trouver des solutions pratiques pour rendre nos villes plus démocratiques, inclusives et résilientes, nous sommes bien souvent confrontés à une panne d’imagination. Les municipalités sont généralement considérées comme de simples administrations, dont l’unique fonction consiste à bien gérer leurs responsabilités de base (voirie, gestion des matières résiduelles, déneigement, eau potable…) en gardant les taxes foncières les plus basses possibles pour soulager les contribuables. Le conseiller municipal de Gatineau, Mike Duggan, n’a d’ailleurs pas hésité à se qualifier d’« asphaltiste » : « Ma campagne sera claire. Les services de base sont la première priorité de la municipalité. C’est ça que je vais promouvoir », déclarait-il en mai 2017.[i]

À l’inverse, le mouvement municipaliste soutient que les municipalités, de grande comme de petite taille, en région urbaine, péri-urbaine ou rurale, doivent s’occuper d’une pluralité d’enjeux : inégalités sociales, changements climatiques, lutte contre les discriminations, gentrification, etc. Cette vision « maximaliste » de la politique municipale préconise de nombreuses alternatives sur le plan politique, économique et écologique, afin de catalyser le changement social à l’échelle locale. Dans ce texte, les grands principes du mouvement municipaliste abordés dans mon livre À nous la ville! (Écosociété, 2017), seront complétés par des pistes d’action et des solutions concrètes qui peuvent être mises en oeuvre par les municipalités québécoises et les acteurs de changement dans le contexte actuel.

Cela ne signifie pas de se contenter de réformes mineures. Rappelons que le municipalisme ne souhaite pas seulement assurer une « bonne gouvernance » de l’administration municipale, promouvoir un urbanisme durable ou une gestion progressiste des affaires locales. Il s’agit plutôt d’opérer une transformation graduelle mais radicale des institutions municipales afin de favoriser la participation citoyenne, la transition sociale et écologique et la démocratisation de l’économie locale. Enfin, quelques stratégies innovantes en matière d’action politique électorale seront présentées via l’exemple des plateformes citoyennes et des listes participatives. Ainsi, l’objectif est d’ouvrir de nouveaux horizons en matière de politiques publiques transformatrices à l’échelle municipale.

Principes du municipalisme

En résumé, le municipalisme désigne un mouvement politique qui vise une transformation démocratique de la vie sociale, politique et économique par la réappropriation collective des institutions locales et municipales. Il existe une multitude de variantes du mouvement municipaliste dans différentes régions du monde. De la mairesse de Barcelone Ada Colau au maire de Grenoble Éric Piolle, en passant par les forces de libération kurde au Rojava aux initiatives de Cooperation Jackson qui articule lutte de libération noire et stratégie écosocialiste dans la ville de Jackson au Mississippi, le municipalisme prend des orientations plus ou moins réformistes ou révolutionnaires selon le contexte local. Mais l’ensemble des acteurs qui adhèrent à ce projet politique ̶ qu’il s’agisse de comités citoyens, de groupes militants, d’élu·e·s, de fonctionnaires ou de membres d’organisations sociales  ̶  partagent un ensemble de principes : la démocratie, la décentralisation, la solidarité, la justice, la transition et l’entraide.

Démocratie : Il s’agit de démocratiser les institutions actuelles en favorisant la participation citoyenne, des lieux de délibération et l’implication des habitant·e·s dans la prise de décision sur les enjeux qui les concernent. Loin de se limiter à une simple politique de consultation publique, il est nécessaire de réfléchir au partage du pouvoir entre les élu·e·s et les citoyen·ne·s, pour favoriser une « démocratie réelle » selon l’expression célèbre d’Abraham Lincoln : le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.

Décentralisation : Le municipalisme préconise la décentralisation des pouvoirs, responsabilités, et ressources financières de l’État central vers les régions et les municipalités. Le fait de viser l’auto-gouvernement local ou l’autogestion des communautés est essentiel pour que les municipalités ne soient pas que des administrations secondaires, sans pouvoir et sans moyens d’action. De plus, une décentralisation à l’intérieur même de la ville, par des conseils de quartier ou des assemblées citoyennes locales, représente une autre condition de la démocratisation.

Solidarité : Le municipalisme n’est pas synonyme de localisme ou de repli sur soi; il exige plutôt la construction de solidarités régionales (entre diverses municipalités), nationales (entre diverses régions d’un pays) et transnationales (entre diverses villes du monde). Le municipalisme implique l’internationalisme ou le « translocalisme ». Il ne peut y avoir de changement social et institutionnel profond dans une seule ville, celle-ci reste encore subordonnée à la souveraineté de son État national et aux puissances privées de l’économie capitaliste mondialisée.

Justice : S’il est vrai qu’un retour au local et à la démocratie directe n’est pas forcément synonyme de justice sociale (pensons aux référendums locaux organisés pour interdire des lieux de culte), le municipalisme adhère à un idéal de justice sociale, que ce soit sur le plan économique, culturel ou environnemental. L’égalité et la défense des droits sociaux est au coeur de ses pratiques, de nombreuses mesures progressistes pouvant être implantées à l’échelle municipale.

Transition : Le municipalisme entend résoudre les problèmes sociaux, économiques et environnementaux actuels en construisant un nouveau système au-delà du capitalisme. La transition sociale et écologique n’est pas pensée exclusivement à travers la lunette de l’économie verte et des technologies propres, mais par le soutien aux initiatives de transition qui contribuent à faire des municipalités des communautés plus résilientes.

Entraide : Loin de se limiter à l’action institutionnelle (à l’intérieur de l’appareil municipal), le municipalisme repose avant tout sur les pratiques d’entraide et d’auto-organisation des gens dans leur communauté. Les groupes de soutien mutuel, organismes communautaires, systèmes d’entraide informels, comités logement, assemblées citoyennes, coopératives et autres entreprises d’économie sociale sont les principaux acteurs de ce mouvement, lesquels peuvent être appuyés et soutenus, ou au contraire freinés par les élu·e·s et les fonctionnaires de l’administration municipale.

Les voies de la démocratisation

De façon générale, les municipalités disposent d’une série de compétences leur permettant d’agir à différents niveaux et de prendre des décisions qui ont un impact direct sur la qualité de vie des résident·e·s. Par exemple, la planification urbaine et le zonage jouent un rôle important dans le développement résidentiel et commercial des territoires. Les enjeux de mobilité (circulation locale, réfection de la voirie et transports publics) et les responsabilités liées à l’environnement (eau, collecte des déchets, compostage, parcs et espaces verts) jouent un rôle clé dans la lutte contre les changements climatiques. La municipalité dispose aussi de certains leviers en termes de développement économique local, de développement culturel et social (sports, loisirs, bibliothèques, gestion de certains musées et centres artistiques), permettant de nourrir la vie associative, démocratique et culturelle locale.

Sur le plan de la démocratie participative, les principales actions à entreprendre pour élargir le pouvoir citoyen se présentent comme suit : budgets participatifs, conseils de quartier, droit d’initiative, démocratie numérique et chantiers ouverts. Les budgets participatifs consistent à attribuer un certain montant du budget municipal (allant de quelques milliers à plusieurs millions de dollars) à des projets proposés et votés directement par les citoyen·ne·s d’une ville. Une vingtaine de budgets participatifs ont été lancés au Québec dans les dernières années, que ce soit dans les villes de Chicoutimi, Chibougamau, Shawinigan, Verchères, Nicolet, Boisbriand ou le Plateau-Mont-Royal[ii].

De façon complémentaire, les conseils de quartier représentent des instances de démocratie de proximité intéressantes, qui mériteraient de gagner en autonomie, ressources financières et pouvoir décisionnel afin de ne pas être de simples organes consultatifs mineurs mais devenir de réels lieux de pouvoir citoyen permettant une réelle influence des habitant·e·s sur leur milieu de vie[iii]. Le droit d’initiative[iv], lequel consiste à permettre aux citoyen·ne·s de convoquer une consultation publique sur un enjeu quelconque (agriculture urbaine, racisme systémique, etc.) représente un autre exemple de démocratie bottom-up.

Outre ces espaces traditionnels de participation, il est aussi intéressant d’expérimenter des initiatives qui permettent une collaboration étroite entre l’administration publique locale et les habitant·e·s. Par exemple, les Chantiers Ouverts au Public mis en place par la ville de Grenoble en 2018 permettent à des fonctionnaires de mettre à disposition des outils et matériaux recyclés aux résident·e·s afin que ceux-ci puissent aménager des espaces publics, construire du mobilier urbain en bois (bancs, tables, installations) selon leurs désirs. « Leur objectif est d’encourager la capacité de chacune et de chacun à agir concrètement et directement sur son cadre de vie, d’aménager des espaces temporaires ou pérennes, conformes aux usages et aux envies des habitantes et habitants. »[v]

Sur le plan de la démocratie en ligne, très utile en période de pandémie, il existe aussi des plateformes numériques très pratiques comme Decidim qui a été produit par la ville de Barcelone. Ce logiciel libre utilisé par des dizaines de villes dans le monde est une interface numérique modulable qui offre une pluralité de fonctionnalités pour faciliter l’organisation de budgets participatifs, de forums de discussion, de votes en ligne, de propositions d’amélioration des politiques publiques, etc.[vi] Alors que les données plateformes numériques sont souvent utilisées dans le cadre technocratique et néolibéral des villes intelligentes (smart cities), les technologies numériques peuvent aussi être mobilisées comme des leviers de démocratisation lorsqu’elles sont développées dans une perspective de « souveraineté technologique »[vii].

Les communs et les (re)municipalisations

Outre l’approfondissement de la démocratie politique (au sein du conseil municipal), le municipalisme vise aussi à favoriser la démocratie économique. À ce titre, le paradigme des « communs » représente la voie privilégiée pour favoriser la gestion collective de bâtiments, lieux, biens, services et ressources partagées[viii]. Les communs sont en quelque sorte une façon de faire primer le droit d’usage, la durabilité et l’intérêt collectif en offrant un modèle de gouvernance alternatif à celui de la propriété privée et la gestion centralisée étatique. Les jardins collectifs, les logiciels libres, Wikipédia, les fiducies d’utilité sociale et certaines entreprises autogérées sont quelques exemples de communs sociaux, numériques ou fonciers.

Pour donner quelques exemples de communs urbains à Montréal, il y a le fameux Bâtiment 7 situé dans le quartier Pointe-Saint-Charles, un bâtiment industriel réapproprié par la communauté qui regroupe actuellement des dizaines de projets (épicerie collaborative, microbrasserie coopérative, ateliers de réparation, etc.). Un autre exemple est celui de la Communauté Milton-Parc qui regroupe le plus grand parc de logements coopératifs en Amérique du Nord au sein d’une fiducie foncière communautaire, c’est-à-dire des terrains collectivisés et préservés à perpétuité contre la spéculation immobilière. L’organisme Solon développe aussi divers projets dans l’esprit des communs, comme le système de partage de véhicule Locomotion, des espaces publics aménagés, ou encore Celsius, une coopérative de solidarité qui gère un réseau de chaleur géothermique dans les ruelles.[ix]

Du côté de Barcelone, la ville a décidé de mettre de l’avant les communs et la promotion de l’économie sociale et solidaire au coeur de sa stratégie de développement économique. Elle a développé tout un écosystème favorisant un modèle de « gestion civique » de lieux et bâtiments publics, en faisant notamment la promotion de partenariats publics-communautaire-et coopératifs. Si les communs sont pour la plupart du temps issus d’initiatives autonomes de la communauté, ceux-ci peuvent être soutenus par la municipalité qui peut veiller à leur protection et développement.

Ainsi, « le rayonnement des communs urbains dépend également du rôle stratégique du gouvernement municipal et de l’ouverture de l’administration publique locale. Le fait que la coalition politique au pouvoir Barcelone en commun (BeC) reconnaisse les communs comme un des piliers de la transformation du modèle de société capitaliste dominant, et adopte des politiques publiques en ce sens, permet de donner une légitimité à cette approche novatrice et de développer des outils de régulation favorable à leur pérennité »[x].

Outre la promotion systémique des communs urbains, une autre stratégie de démocratisation de l’économie consiste à renforcer le rôle de la municipalité dans la gestion directe de différentes ressources, entreprises ou services publics. La municipalisation ne consiste pas d’abord à décentraliser les pouvoirs de l’État national vers les municipalités, mais plutôt la relation entre l’État local (municipalité) et les biens et services qui sont actuellement gérés par le secteur privé. La stratégie de (re)municipalisation consiste à inverser la dynamique de privatisation en misant plutôt sur le contrôle public de secteurs clés du développement social et économique. Alors que la remunicipalisation désigne le retour à une gestion publique de services qui étaient offerts par le secteur privé (par l’annulation ou le non-renouvellement de contrats, l’acquisition de biens par la municipalité ou l’internalisation de certains services), la municipalisation désigne la création de nouveaux services (par la création d’entreprises municipales ou de programmes de services locaux). Entre 2000 et 2019, 1408 cas de (re)municipalisations ont été recensés dans plus de 2400 villes et 58 pays des cinq continents[xi].

Ces initiatives de (re)municipalisation s’opèrent dans une multitude de secteurs : eau, énergie, transports, télécommunications, gestion des déchets, éducation, santé et services sociaux, logement, loisirs, activités sportives et culturelles, alimentation, services funéraires, construction, stationnements, sécurité et services d’urgence, etc. De plus, elles peuvent prendre des formes institutionnelles variées : les municipalités peuvent reprendre le contrôle direct de certains services (via la création d’une entreprise municipale), ou encore miser sur diverses formes de partenariats public-public (régies intermunicipales), public-communautaires (avec des OBNL locaux), ou public-communs (cogestion et coproduction de services de proximité)[xii]. Par exemple, la coopérative de télécommunications Antoine-Labelle assure la distribution d’Internet haute-vitesse, de téléphonie et de télévision en collaboration avec la MRC d’Antoine-Labelle dans la région des Laurentides qui est propriétaire des infrastructures de fibre optique[xiii].

Les formes de cogestion des services publics basées sur la logique des communs favorisent la démocratisation et le contrôle citoyen des leviers de la transition sociale et écologique, afin que ceux-ci ne soient plus l’unique prérogative des États, des experts et des entreprises privées. En 2012, la municipalité de Wolfhagen en Allemagne a développé une forme de « participation coopérative » en s’engageant conjointement avec une coopérative pour créer une entreprise d’énergie renouvelable. En plus de la propriété partagée de cette entreprise municipale, le processus décisionnel est collectivisé; les citoyen·ne·s ne sont plus seulement les client·e·s, bénéficiaires ou co-propriétaires de l’entreprise, mais co-décideurs et co-décideuses dans la gestion des actifs et des surplus. Ainsi, les partenariats public-communs représentent une perspective intéressante pour assurer le caractère démocratique des (re)municipalisations.

L’art des synergies locales

La stratégie qui consiste à combiner (re)municipalisations et communs peut même devenir le cœur de plans locaux de transition, à l’instar du Plan de transition vers les communs de la ville de Gand en Belgique[xiv]. Les municipalités peuvent également contribuer à construire une forme de richesse collective (community wealth building) et soutenir l’économie locale par la création de synergies avec des communs, commerces indépendants et entreprises d’économie sociale et solidaire[xv]. Les modèles de développement innovants de la ville de Cleveland en Ohio (États-Unis) et de Prescott au Royaume-Uni sont d’ailleurs basés sur l’idée que les institutions locales ancrées dans le territoire, comme les municipalités, hôpitaux, écoles et caisses solidaires, peuvent représenter un levier majeur pour la relocalisation démocratique de l’économie et la revitalisation accélérée de villes défavorisées.

Figure 1 : Modèle de Cleveland[xvi]

Des politiques d’approvisionnement, clauses sociales, prêts à faibles taux d’intérêt, investissements publics et autres incitatifs mis en place par la municipalité et autres institutions locales facilitent la création d’un écosystème économique autocentré et résilient[xvii]. L’exemple du réseau des coopératives Evergreen à Cleveland – des entreprises collectives de réinsertion qui œuvrent dans l’installation de panneaux solaires, la production alimentaire locale et des services de buanderie – montre qu’une démocratisation de l’économie découle d’une fédération des initiatives locales et d’une stratégie concertée de la part des institutions locales.[xviii]

De façon plus générale, la stratégie du municipalisme consiste à favoriser les synergies entre les forces citoyennes, les pouvoirs publics municipaux et les initiatives de l’économie sociale et solidaire (incluant les communs) afin d’accélérer la démocratisation de la vie sociale, économique et politique. Les municipalités peuvent utiliser leurs pouvoirs (limités) afin de réguler davantage l’économie privée centralisée (composée des grandes corporations) et décentralisée (constituée par les compagnies de l’économie collaborative capitaliste comme Uber et Airbnb), en développant des alternatives publiques et coopératives au niveau local. Xavier Barandiaran illustre cette stratégie par le schéma suivant :


Figure 2 : Stratégie des synergies municipal-communs[xix]

Bien sûr, il s’agit là d’une simple illustration visuelle d’une stratégie complexe; chaque municipalité doit développer son propre plan d’action pour favoriser des synergies efficaces pour amorcer la transition vers un monde plus juste et résilient, lesquelles doivent être adaptées aux circonstances locales. Cela implique de reconnaître les multiples contraintes institutionnelles, juridiques et réglementaires qui limitent le champ d’action des municipalités, de même que les forces économiques de l’économie capitaliste mondialisée. De plus, il ne faut pas négliger le degré variable d’engagement citoyen et de politisation de la population locale, laquelle est généralement peu impliquée dans les affaires touchant la politique municipale.

Changer le monde n’a jamais été chose facile, surtout lorsque l’inertie d’une partie de la population se combine à la résistance active de certaines organisations et élites dominantes qui n’hésiteront pas à intervenir lorsque leurs privilèges seront menacés par diverses mesures visant à transformer l’ordre existant. Cela dit, des marges de manoeuvre pour opérer des changements significatifs à l’intérieur du système actuel existent, et c’est pourquoi il convient de réfléchir à des stratégies d’action collective pour construire un rapport de force, des mobilisations citoyennes et des campagnes électorales susceptibles de raviver le goût du changement à l’échelle municipale.

La stratégie de confluence par les plateformes citoyennes et les listes participatives

Pour s’organiser en vue d’un changement social au niveau local, il est important de redoubler d’imagination afin de réinventer l’action politique qui est souvent sclérosée dans le monde municipal. Généralement, les élections municipales sont peu politisées; il n’y a pas de réel débat gauche/droite, parfois il n’y a aucune opposition ou compétition entre des options différentes, et les partis politiques municipaux, lorsqu’ils existent, sont plus souvent des listes de candidatures appuyant un chef jouissant d’une certaine notoriété. Comment faire pour agir collectivement dans sa municipalité, sans passer par une simple candidature indépendante sans programme, ou sans passer par la méthode traditionnelle des partis politiques centralisés?

Les mouvements municipalistes sont généralement issus d’une convergence ou « confluence » de forces progressistes qui essaient de combiner des éléments de la société civile (militant·e·s de mouvements sociaux ou organismes communautaires), des membres des partis de gauche ou écologistes et d’autres groupes citoyens ayant envie d’un changement sans forcément passer par les véhicules politiques établis. Pour avoir un aperçu des stratégies disponibles pour promouvoir une « plateforme citoyenne », développer un programme participatif, rédiger un code éthique pour les candidat·e·s aux élections ou développer des stratégies innovantes de financement de campagnes politiques, le Guide du municipalisme pour une ville citoyenne, apaisée et ouverte codirigé par la mairesse de Barcelone Ada Colau et Debbie Bookchin demeure une référence centrale[xx].

Plus récemment, un excellent exemple du municipalisme en action est celui des « listes participatives » qui ont émergé en France dans le cadre des dernières élections municipales. Si c’est surtout la « vague verte » qui a retenu l’attention des médias avec la victoire électorale des listes écologistes, il y a également 408 listes participatives inspirées du municipalisme qui ont été répertoriées. Parmi celles-ci, 66 ont gagné les élections, avec 1324 conseiller·e·s municipaux majoritaires et 638 conseiller·e·s municipaux dans l’opposition[xxi].

L’expression « listes participatives » désigne des listes électorales qui se démarquent par leur mode original de sélection des candidatures. Par exemple, la coalition Archipel Citoyen à Toulouse a combiné différentes méthodes comme les élections traditionnelles (via des assemblées d’investiture), le tirage au sort, ainsi que la méthode de « l’élection sans candidats » inspirée de la sociocratie. Cette méthode originale consiste à définir collectivement des critères permettant de spécifier le profil de la candidature idéale, pour ensuite permettre à chaque personne de désigner une personne (autre qu’elle-même) qui correspond à ce profil souhaité. Suite à la délibération des membres du groupe, une personne est choisie par consensus pour ses qualités personnelles (expérience, compétences, qualités relationnelles), ce qui permet d’éviter que les personnes recherchant l’attention et le pouvoir à tout prix prennent le dessus dans ce genre de processus électif. La combinaison de ces méthodes démocratiques permet de trouver un certain équilibre dans la composition des listes électorales, en naviguant parmi d’autres tensions entre représentation et démocratie directe, inclusion et efficacité, radicalité et pragmatisme, etc.

Dans son rapport À contre-courant. Un bilan de listes participatives aux élections municipales françaises en 2020, Elisabeth Dau identifie certaines caractéristiques parmi une variété d’initiatives locales qui ont tenté de renouveler les pratiques politiques et électorales. Celles-ci incluent une fabrique collective du programme politique; des méthodes de sélection des candidat·e·s hybrides et sophistiquées; un engagement en faveur de la démocratie directe; la confiance envers l’intelligence collective; des tentatives visant à limiter l’hyper-personnalisation du pouvoir; des pratiques favorisant la « féminisation » de la politique par des dynamiques plus collaboratives; une repolitisation de la question municipale par des propositions visant à répondre aux urgences sociales, écologiques et démocratiques à l’échelle locale.[xxii]

En conclusion, que ce soit au niveau des politiques publiques à adopter au niveau municipal ou des stratégies collectives à réinventer pour prendre le pouvoir et transformer les institutions locales, il n’y aura pas de chemin linéaire, évident et prédéterminé pour amener le changement social souhaité. Bien que les solutions concrètes et pistes d’action présentées ici visent à stimuler l’expérimentation et l’ouverture des possibles en matière de politique municipale innovante, le chemin de la transition sociale et écologique sera parsemé d’embûches, de tensions et de tâtonnements qui devront être vécus dans le vif de l’action. Comme le souligne la chercheuse Élisabeth Dau :

« Au-delà des victoires électorales, la bataille culturelle, celle des imaginaires, des représentations est engagée et sera de longue haleine. Elle passe par l’ouverture de brèches de démocratie directe, de politiques de transition ambitieuses, de prise en compte du temps long ou d’un autre rapport au vivant au sein des espaces institutionnels. Elle nécessite aussi de remettre de la « bientraitance », du « care », pour assurer la cohérence entre les processus et les résultats, pour apprendre à se ménager, pour que « faire mouvement » laisse la place à tou·te·s. et soit possible dans la durée. »[xxiii]


Crédit photo : PublicDomainPictures, Pixabay, https://pixabay.com/fr/illustrations/mains-monde-terre-plan%c3%a8te-14109/

[i] Mathieu Bélanger et Mike Duggan, « l’asphaltiste» , Le Droit, 28 mai 2017.

[ii] Pour plus d’information, consulter le site : « Le budget participatif. De l’argent réel, un pouvoir réel »,   https://www.budgetparticipatifquebec.ca

[iii] Jonathan Durand Folco, Transformer la ville par la démocratie participative: l’exemple des conseils de quartier décisionnels. Thèse de doctorat, Université Laval, 2017. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/27710

[iv] Voir à ce titre le droit d’initiative en consultation publique de Montréal qui a déjà permis de réaliser des consultations larges à partir d’initiatives citoyennes. Consulter: « Droit d’initiative en consultation publique », Ville de Montréal. https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6578,56915583&_dad=port…

[v] Pour en savoir plus, voir le site officiel des Chantiers Ouverts au Public de la ville de Grenoble en France. « Chantier ouvert au public », Grenoble.fr. https://www.grenoble.fr/1222-chantiers.htm

[vi] Voir à ce titre : « Free open-source participatory democracy for cities and organizations », Decidim. https://decidim.org/

[vii] Evgeny Morozov, Francesca Bria, Rethinking Smart City. Democratizing Urban Technology, New York : Rosa Luxemburg Foundation, 2018.

[viii] Voir à ce titre le premier chapitre du livre Jonathan Durand Folco, À nous la ville! Traité de municipalisme, Montréal : Écosociété, 2018.

[ix] Pour en savoir, visitez le site web : Solon. https://solon-collectif.org

[x] Jonathan Durand Folco et al., Les communs urbains. Regards croisés sur Montréal et Barcelone, synthèse de connaissances produit par le Centre international de transfert d’innovations et de connaissances en économie sociale et solidaire (CITIES), 2019. http://cities-ess.org/dossiers/communs-reinventer-ensemble-le-rapport-a-…

[xi] Satoko Kishimoto, Lavinia Steinfort, Olivier Petitjean (dir.), The Future is Public. Towards Democratic Ownership of Public Services, Amsterdam : Transnational Institute, 2019.

https://www.tni.org/files/publication-downloads/futureispublic_online_de…

[xii] Jonathan Durand Folco. « Les leviers municipaux de la transition écologique : entre (re)municipalisation partenariats public-communs », dans Jérôme Dupras, Jean-François Bissonnette, Alejandra Zaga-Mendez (dir.), Une économie écologique pour le Québec : comment opérationnaliser une nécessaire transition, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2021 (à venir).

[xiii] René Saint-Louis, « Une coop pour offrir Internet à haute vitesse dans les Hautes-Laurentides », Radio-Canada, 17 mai 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1101747/cooperative-internet-haute-…

[xiv] Michel Bauwens, « Plan de transition vers les communs de la ville de Gand », P2P Foundation, 8 septembre 2017. http://blogfr.p2pfoundation.net/2017/09/08/plan-de-transition-vers-commu…

[xv] Marjorie Kelly, Sarah McKinley, « Cities Building Community Wealth », Democracy Collaborative, 2015. https://democracycollaborative.org/learn/publication/cities-building-com…

[xvi] Benzamin Yi, « The Cleveland Model », The Democracy Collaborative, 2014. https://community-wealth.org/content/infographic-cleveland-model

[xvii] Matthew Brown, Ted Howard, Matthew Jackson, Neil McInroy. « A New Urban Economic System: The UK and the US », dans John McDonnell (dir.), Economics for the Many, New York : Verso, 2018.

[xviii] Lily Song, « Evergreen Cooperative Initiative : Anchor-based strategy for inner city regeneration », Urban Solutions, vol. 4 : 2014, 50-56.

[xix] Xavier Barandiaran, What is Decidim?, 24 avril 2018. https://xabier.barandiaran.net/2018/04/24/what-is-decidim/

[xx] Ada Colau et Debbie Bookchin, Guide du municipalisme pour une ville citoyenne, apaisée et ouverte, Roubaix : Éditions Léopold Mayer, 2019.

[xxi] Elisabeth Dau, À contre-courant. Un bilan de listes participatives aux élections municipales françaises en 2020, Mouvement Utopia et Commonspolis : 2020, 4.

[xxii] Ibid. : 3

[xxiii] Ibid. : 31.

Après les libéraux

Après les libéraux

Schopenhauer sur les élections fédérales : la vie politique canadienne oscille, comme un pendule, entre la souffrance conservatrice et l’ennui libéral. Voilà formulée, dans sa plus simple expression, la dynamique parlementaire de notre monarchie constitutionnelle. Ce mouvement de pendule, presque mécanique si nous observons l’histoire longue de la politique canadienne au XXe siècle, ne doit pas pour autant occulter la part d’imprévisibilité, de retournements et de surprises qui ont ponctué la dernière campagne électorale. En effet, nul ne pouvait prédire le 2 août 2015 qu’il y aurait un tel tsunami rouge soixante-dix-neuf jours plus tard. La politique, un peu comme la vie, est constituée d’un inextricable mélange de contingence et de tendances lourdes, de hasard et de nécessité

Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur les stratégies de communication des différents partis, l’analyse minutieuse des performances respectives des chefs, le débat houleux entourant le niqab ou d’autres péripéties mineures dont se délectent les journalistes et la twittosphère durant ce bras de fer. Une orgie de commentaires d’experts patentés, de politologues savants et de chroniqueurs médiocres contribuent déjà à inonder l’espace public d’opinions plus ou moins pertinentes sur des détails, sans pour autant dégager une vue d’ensemble sur notre époque et des significations larges qui nous permettraient de la comprendre. Comme le souligne Hannah Arendt dans le prologue de la Condition de l’homme moderne, « l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons. »

Face à la nouvelle donne libérale, que pouvons-nous espérer de la politique en général ? Quelle rupture et quelle continuité avec l’ancien régime conservateur ? Quel avenir pour les projets politiques qui remettent en question certaines structures de l’ordre dominant, comme la gauche et le mouvement souverainiste ? Comment construire une alternative réelle face à nouveau gouvernement en apparence « progressiste » ? Bref, y a-t-il un espoir au-delà de Trudeau, un nouveau système possible après le règne des Libéraux ? Après avoir dégagé les grandes lignes du « pouvoir coquin » qui prend déjà place sous nos yeux, nous soutiendrons que nous devons dès maintenant anticiper la perte de pertinence du clivage gauche/droite et de l’axe souverainiste/fédéraliste comme antagonisme fondamental du corps politique. Qu’est-ce qui motive une telle hypothèse de travail ?

Mythologie Trudeauiste

Pour comprendre ce qui nous attend et dégager des pistes d’action pour dépasser cette situation, commençons par une analyse sémiologique du mythe Trudeau, c’est-à-dire une étude attentive des signes auxquels renvoie cette image. Car nous avons bien affaire ici à une « représentation », à une mise en scène soigneusement préparée, le manque de contenu étant largement compensé par l’hypertrophie de la forme qui exprime à elle seule tout un univers de significations. Comme le souligne le philosophe et critique littéraire Roland Barthes, « la parole mythique est formée d’une matière déjà travaillée en vue de la communication ». Dans ses Mythologies, Barthes décortique la signification d’une foule de phénomènes sociaux et d’objets de consommation : le vin et le lait, l’opéra et le striptease, le cerveau d’Einstein, le savon et les détergents, etc. Dans son célèbre essai intitulé « Le monde où l’on catche », l’auteur analyse les matchs de lutteurs qui s’affrontent dramatiquement en montrant les ressorts symboliques de leurs gestes extravagants. Le parallèle avec la politique médiatique est on ne peut plus évident :

 « La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques. […] Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle. Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. »

D’où l’importance non pas de ce qui est dit, des débats d’idées et autres subtilités, mais de ce qui est montré sans ambiguïté, des gestes du politicien dont tout le monde sait d’emblée qu’il joue le jeu du bon politicien. L’apparence ici n’est pas une illusion qui cacherait une réalité plus fondamentale ou des intérêts inavouables, car la vérité se retrouve entièrement à la surface. Contrairement à Mulcair qui semblait souffler le chaud et le froid en essayant de plaire à des groupes disparates par esprit calculateur, Justin Trudeau est toujours resté pleinement authentique dans sa superficialité. Cela ne veut pas dire qu’il est un personnage vide ou dénué de toute proposition substantielle, mais qu’il incarne pleinement, dans ses gestes et sa personne, le « vrai » changement. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’apparence physique qui joue un rôle clé dans l’expression du caractère moral des personnages. Revenons aux analyses éclairantes de Barthes pour filer la métaphore de la politique comme sport de combat théâtralisé :

« Comme au théâtre, chaque type physique exprime à l’excès l’emploi qui a été assigné au combattant. Pour l’un, Thauvin, le rôle est de figurer ce qui, dans le concept classique du « salaud » (concept clef de tout combat [politique]), se présente comme organiquement répugnant. […] On se sert ici de la laideur pour signifier la bassesse […] Les [politiciens] ont donc un physique, aussi péremptoire que les personnages de la Comédie italienne, qui affichent par avance, dans leur costume et leurs attitudes, le contenu futur de leur rôle : Pantalon ne peut être jamais qu’un cocu ridicule, Arlequin un valet astucieux et le Docteur un pédant imbécile. »

On ne peut ignorer ici l’« âge » de Justin Trudeau, âge qui dénote en quelque sorte la forme ou le style du prochain gouvernement. Les conservateurs n’ont d’ailleurs pas arrêté de répéter que le chef libéral était trop jeune pour devenir premier ministre, qu’il manquait d’expérience et de sérieux, voulant ainsi miser sur la figure paternelle de Harper qui incarnerait la Responsabilité et la Sécurité. Or, Justin a bien 43 ans, la quarantaine représentant la norme dans les pays anglo-saxons lorsque les premiers ministres prennent le pouvoir pour la première fois : Jean Charest (44 ans), Brian Mulroney (45), Stephen Harper (47), Bill Clinton (45), George W. Bush (44), Barack Obama (47), etc. Pourquoi l’étiquette de « jeune » colle-t-il à la peau de Justin Trudeau? Comme l’observe Alain Dubuc dans un bref texte consacré à cette question :

« Il a l’air plus jeune que ses 43 ans. Pour des raisons génétiques, une silhouette athlétique, une chevelure qui résiste à la calvitie, un baby face. Mais aussi par choix, un style vestimentaire et une allure résolument jeunes. Il donne donc plutôt l’impression d’avoir 35 ans, assez pour projeter l’image d’un jeune homme plutôt que d’un homme. Cette image de jeunesse est renforcée par le contraste avec ses adversaires qui, à côté de lui, ont tous l’air de « mononcles ». Et derrière l’apparence physique, il y a le contenu, ou plus précisément, la façon de le livrer. Depuis son arrivée en politique, Justin Trudeau a plus misé sur le dialogue et sur les idées généreuses que sur les dossiers. En campagne, il défend plus ses idées sur le mode des élans que sur celui de l’analyse. Une spontanéité généreuse, un peu juvénile, qui, à tort ou à raison, ne suggère pas la profondeur ou l’autorité morale. » (1)

Ainsi, la jeunesse flamboyante de Trudeau s’oppose directement au caractère austère, impassible, voire autoritaire du gouvernement Harper. L’alternative à l’austérité conservatrice n’est donc pas d’abord un programme politique, mais une attitude souple et ouverte, une figure positive. Justin Trudeau, c’est le projet libéral devenu « corps ». On doutera certes des capacités intellectuelles et politiques du Fils qui n’accote pas celles du Père, mais nul ne peut mieux savoir ce que peut un corps que par le sport. D’où la fonction centrale du fameux match de boxe entre Trudeau et Brazeau du 31 mars 2012, où la joute politique n’était plus métaphoriquement sport, mais est devenue littéralement spectacle. Rétrospectivement, ce match historique constitue même une préfiguration des dernières élections fédérales, où le jeune libéral a gagné son pari malgré un premier round peu prometteur. La carrure musclée et l’attitude impitoyable du conservateur tentant d’écraser son adversaire, la silhouette fine et peu menaçante de Justin semblant ne pas faire le poids… jusqu’au moment où la brute, épuisée par ses propres coups, finit par céder, le regard terrifié, face au sourire candide du chef libéral.

Car c’est bien là la recette du succès et le secret de Justin : la candeur. Face à ses adversaires qui le sous-estiment systématiquement et le font apparaître comme un comédien ou un politicien amateur, le jeune homme connaît parfaitement ses capacités et sait pleinement ce qu’il fait ; il a un plan. Une fois de plus, il faut le répéter, il ne s’agit pas d’un plan économique, social ou politique, mais bien d’une manière d’être, une stratégie médiatique, bref une fonction mythique. Qu’est-ce que la candeur? Du mot latin candor qui signifie « blanc », la candeur désigne une « pureté d’âme », une confiance, une ingénuité, une franchise, bref une innocence. Le revers de la candeur est la crédulité qui découle de cette simplicité sincère, de cette confiance excessive envers soi-même et le monde qui nous entoure. La naïveté comme privilège de l’immaculé. Dans son discours de victoire, Justin aurait pu faire sienne cette célèbre phrase du poète Alexander Pope : eternal sunshine of the spotless mind.

« Il y a plus de cent ans, un grand premier ministre, Wilfrid Laurier, a parlé des « voies ensoleillées ». Il savait que la politique peut être une force positive, et c’est le message que les Canadiens ont envoyé aujourd’hui. Les Canadiens ont choisi un changement, le vrai changement. Sunny ways, my friends. Sunny ways. This is what positive politics can do. » (2)

Le sympathique adversaire 

Lutter idéologiquement contre un adversaire moralement répugnant est facile, voire ennuyeux. Harper incarnait en quelque sorte la figure du « Vilain », un être désagréable à voir, méprisable, malhonnête, beaucoup trop straight, et surtout inquiétant. Or, s’opposer à un jeune homme sympathique, ouvert et dénué de toute méchanceté, c’est une autre paire de manches. Comment peut-on être contre la positive politics? On pouvait toujours objecter au gouvernement conservateur son obscurantisme, son autoritarisme, son indifférence vis-à-vis les problèmes sociaux et environnementaux, son mépris envers les scientifiques et les femmes autochtones, etc. Face au monde gris et terne légué par le règne conservateur, le Messie libéral évoque les lendemains qui chantent.

Un vent de fraîcheur semble déjà se répandre sur le Canada : interruption des frappes aériennes en Irak dès le lendemain des élections, délégation transpartisane au Sommet de Paris sur le climat, annonce de la parité hommes-femmes dans le prochain cabinet du gouvernement, une éventuelle réforme du mode de scrutin, la légalisation possible de la marijuana, un refinancement substantiel de Radio-Canada, peut-on espérer mieux? Évidemment, plusieurs souligneront que les nombreuses promesses fiscales et économiques – comme le fait de taxer le 1% des plus fortunés ou de tolérer quelques légers déficits pour relancer la croissance – risquent de passer à la trappe de la dure réalité budgétaire. Comment un gouvernement Trudeau pourrait-il lutter contre les intérêts financiers et le lobby pétrolier alors que ces derniers faisaient partie de la campagne électorale du Parti libéral (dont Daniel Gagné)? Ce n’est pas très grave après tout, car le Prince ensoleillé n’a jamais promis de renverser le pouvoir des banques ou de démocratiser l’économie.

Le progressisme farouche du libéralisme concerne avant tout les questions sociétales, c’est-à-dire les enjeux qui concernent directement les modes de vie, les identités, le vivre-ensemble, l’égalité des sexes et des genres, la lutte contre les diverses formes de discrimination, etc. Le contraste avec le caractère rétrograde et réactionnaire des conservateurs est évident sur ce plan ; c’est une différence de qualité, une différence de nature, le jour et la nuit. En ce qui concerne la question sociale par contre, qui renvoie aux contradictions du système économique et ses multiples dimensions (libre échange, rôle du marché, rapports entre patrons et travailleurs, inégalités sociales, etc.), on a plutôt affaire à une différence de degré, une attitude plus ou moins conciliante vis-à-vis le paradigme dominant. Si Harper incarnait une sorte de « Reagan canadien », un néolibéralisme cowboy aux accents libertariens, Trudeau représente une sorte de démocrate souriant, le capitalisme with a baby face. Il est donc difficile pour la gauche de miser sur un adversaire qui incarnerait la « Droite », personnifiée et intransigeante, car Trudeau représente plutôt, du moins dans l’imaginaire populaire, une certaine idée du Centre, du Progrès et de la Bonne Entente.

Il en va de même pour la question nationale qui semble perdre sa résonnance par l’effacement progressif de la guerre de tranchées entre souverainistes et fédéralistes depuis l’échec du deuxième référendum. Après un affrontement d’un demi-siècle et une période de latence d’une vingtaine d’années (les deux solitudes), sommes-nous mûrs pour un nouveau combat, ou plutôt pour des « retrouvailles »? Contrairement au fiel anti-séparatiste du Trudeau père, Justin semble assez indifférent, ou plutôt confiant face aux mérites de la fédération canadienne. En ce sens, le chef libéral exprime moins une attitude anti-nationaliste qu’un ethos post-national. Il a moins à construire un multicultarisme combatif contre le projet indépendantiste qu’à assumer un héritage devenu hégémonique en surfant sur l’air du temps. D’où la difficulté pour le mouvement souverainiste de s’opposer à un « bloc » canadien monolithique qui n’a même plus peur de la séparation du Québec. Cela est d’autant plus difficile compte tenu du fait que la géographie électorale québécoise a perdu son homogénéité lors des dernières élections fédérales. En effet, alors que le Bloc québécois dominait le paysage politique jusqu’en 2011, la « vague orange » changea subitement la couleur du Québec qui continuait de faire « bloc » contre le Canada conservateur. Or, le contraste électoral entre les deux solitudes disparaît en 2015, le Québec devenant rouge comme le ROC avec une carte beaucoup plus éclatée, comme un patchwork ou une mosaïque rose, bleue marine, orange et bleu poudre.

Cela est hautement problématique pour tout projet d’émancipation nationale et de transformation sociale, car les lignes de démarcation nécessaires à la mise en évidence d’un projet de société alternatif disparaissent. Contrairement à la conception souverainiste classique selon laquelle la question sociale détournerait l’attention de l’enjeu central de la question nationale (l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite mais en avant!), le véritable problème réside dans l’enlignement des multiples contradictions permettant de former deux camps antagonistes sur différentes dimensions. Si nous prenons l’exemple de la Catalogne et de l’Écosse, le clivage indépendantiste/fédéraliste recoupe en bonne partie l’axe gauche/droite, la scène politique du pays subordonné étant beaucoup plus progressiste que le gouvernement de la nation dominante. Frédéric Lordon remarque à ce titre qu’il est parfois utile pour un mouvement séparatiste de combiner la dimension culturelle/identitaire et le volet sociopolitique pour rendre visible l’impossibilité pour un peuple de s’autogouverner dans le cadre actuel, et donc de la nécessité de se séparer pour pouvoir réellement décider.

« C’est de former un sous-ensemble assez cohérent mais condamné à la condition minoritaire dans la totalité plus vaste où il se trouve inclus qui aura probablement donné l’essentiel de sa force motrice au séparatisme écossais : si nous formons une collectivité relativement homogène, mais systématiquement interdite d’expression politique par sa situation de minorité, alors nous voulons vivre séparément puisque cette séparation signifie la possibilité de vivre enfin selon nos principes. » (3)

Deux mouvements dans l’embarras

Ainsi, tant la gauche que le mouvement souverainiste sont les grands perdants des dernières élections. Certes, il y a les conservateurs qui ont perdu la face et on peut dire à ce titre sans hésiter : bon débarras! Mais l’alternative au régime autoritaire du règne Harper n’est pas un changement social substantiel qui remettrait en question le cadre politique ou économique sous-jacent ; le nouveau gouvernement Trudeau sera moins une rénovation qu’une restauration du « good old Canada ». La défaite de l’austérité morale signe le retour de la candeur libérale, le jeu politique canadien revenant au mouvement du pendule qui oscille entre le Centre ensoleillé et la Droite maussade. Après la pluie, le beau temps.

Toute la difficulté réside dans la construction d’un espace politique capable de sortir de cette dichotomie quasi-mécanique. Nous avons ici affaire à une nième « crise » du mouvement souverainiste qui continue de stagner, le Bloc récoltant seulement 19% des voix (malgré le passage de quatre à 10 députés entre 2011 et 2015). Comme le souligne Amir Khadir, « de toute évidence, le Bloc ne parvient pas à convaincre le même nombre d’indépendantistes qu’à une certaine époque ». Si plusieurs se sentent offusqués par une telle remarque et soulignent que la gauche n’a rien pour se vanter avec son maigre score électoral, cela n’empêche pas que la gauche et les souverainistes se retrouvent dans le même bateau. Faut-il en conclure que ses projets politiques sont désuets, qu’il s’agit de combats « d’un autre siècle », qu’il faudrait plier bagages et célébrer la fin de l’Histoire?

L’analyse pertinente de Sol Zanetti suggère que ce n’est pas tant le projet souverainiste qui recule, mais la représentation partisane de cette option politique. À mon sens, il en va de même pour la gauche, le 7,63% de Québec solidaire ne représentant fidèlement pas la gauche réelle et diffuse présente au sein de la société québécoise. Il faudrait plutôt prendre acte de ce constat général : nous assistons à une transformation sociohistorique et technico-générationnelle qui remet en question la forme traditionnelle du parti politique.

« L’époque où les citoyens prenaient aisément leur carte de membre d’un parti politique semble révolue. Les générations Y et Z sont peu présentes dans les partis politiques traditionnels. Elles préfèrent les associations étudiantes et d’autres formes de groupes militants. Elles hésitent à embarquer dans des véhicules dont elles connaissent peu les fondateurs, si inspirants soient-ils. Ces générations sont-elles moins intéressées par l’engagement envers la collectivité ? Le soulèvement étudiant de 2012 témoigne que ce n’est pas le cas. Le problème se trouve dans les institutions politiques partisanes actuelles. C’est ainsi. Il faut composer avec cette réalité et innover. » (4)

On se retrouve donc devant le problème urgent de l’innovation politique. Une manière simple de contourner cette difficulté consiste à vouloir trouver un chef charismatique, un « sauveur » capable de montrer à nouveaux frais la pertinence d’une option en perte de crédibilité. On peut penser à PKP pour le mouvement souverainiste, ou encore à la tentation pour la gauche canadienne de vouloir trouver une sorte de Bernie Sanders ou de Jeremy Corbyn, bref de bons vieux socialistes capables d’assumer une posture décomplexée. Dans les deux cas, il y a un réel besoin d’avoir des leaders qui pourraient manifester un courage marqué, une éthique de conviction et une vraie détermination à rebrousse-poil de la doxa dominante. Cela ne représente pas un problème en soi, et c’est même probablement le signe d’une certaine volonté de rompre avec l’attentisme, la prudence politicienne et l’esprit calculateur qui sont incapables de susciter l’enthousiasme. Or, le danger est de placer de telles figures à la tête d’appareils politiques inchangés, et de s’enfermer dans la logique médiatique qui empêche de penser réellement.

Le règne de l’hyper-présence

Une fois de plus, on se retrouve à reproduire l’aliénation de la politique médiatico-parlementaire où des électeurs passifs votent pour des visages sympathiques à la télévision une fois tous les quatre ans. Comme le souligne Alain Deneault, « la télévision ne permet pas tant de vivre ce qui se produit à distance que de nier la distance de ce qui est vécu au loin. » (5) En cette époque de politique spectacle et de médiocratie dont Trudeau incarne la nouvelle figure, on pourrait même paraphraser cette idée en critiquant le gouvernement représentatif où l’élection de gouvernants constitue le seul lieu d’exercice du pouvoir politique : le vote ne permet pas tant de décider ce qui se produit à distance que de nier la distance de ce qui est décidé au loin. Le philosophe Alexandre Matheron utilise une formule lapidaire pour marquer la distinction politique fondamentale entre la puissance et le pouvoir, potentia et postestas : « Le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets. » (6)

Il y a donc bel et un bien un phénomène étrange par lequel la souveraineté populaire, la puissance collective des citoyennes et citoyens, se trouve « captée » par une minorité de figurants élus périodiquement. Cornelius Castoriadis décrit de manière sarcastique le caractère bizarre de cette opération qui semble aller de soi au sein de nos démocraties contemporaines. « Il y a une métaphysique de la représentation politique qui détermine tout, sans jamais être dite ou explicitée. Quel est ce mystère théologique, cette opération alchimique, faisant que votre souveraineté, un dimanche tous les cinq ou sept ans, devient un fluide qui parcourt tout le pays, traverse les urnes et en ressort le soir sur les écrans de la télévision avec le visage des « représentants du peuple » ou du Représentant du peuple, le monarque intitulé « président »? Il y a là une opération visiblement surnaturelle, que l’on n’a jamais essayé de fonder ou même d’expliquer. » (7)

Cette mise en garde est d’autant plus importante que Trudeau a gagné les élections par son excellente maîtrise des procédés communicationnels. D’ailleurs, le mécanisme représentatif ne consiste pas tant à sélectionner les politiciens les plus aptes à gouverner (aristocratie), qu’à choisir par vote populaire les individus les plus conformes aux codes médiatiques dominants (médiocratie). Cela ne concerne pas seulement la télévision, mais également les médias sociaux et le règne des téléphones intelligents. On peut évidemment penser à la séance surprise de selfies au métro Jarry le lendemain des élections, ou encore au bon usage de la twittosphère par Justin qui semble appliquer rigoureusement les principes du Twitter Government and Elections Handbook : être soi-même, agrémenter ses tweets de photos et de vidéos, parler directement à ses abonnés, se géolocaliser, utiliser des hashtags, etc. (8)

L’attitude austère et autocratique du gouvernement Harper, caractérisé par le mépris de l’opposition parlementaire, des revendications de la société civile et des journalistes, c’est-à-dire par l’absence totale d’écoute et de compassion envers la population, fait maintenant place à son exact contraire ; un nouveau régime de l’hyper-présence, de l’enflure médiatique et d’un discours empathique. Voici la formule simple du renversement : la négation du populisme conservateur et de la « wedge politics » se traduit par la « peopolisation » et la « positive politics ». Pour remédier à la « crise de la représentation » et à la perte de confiance envers les élus, Trudeau propose une solution candide parfaitement adaptée à sa personnalité : la légitimité de proximité. Cette logique ne désigne pas seulement la propension des médias à accorder systématiquement une plus grande visibilité aux vedettes du show-bizz en étalant leur vie privée. Il s’agit de favoriser une nouvelle forme de légitimité démocratique en réduisant la distance entre la loi et les situations particulières, les représentants et les gens ordinaires. Comme le note l’historien et politologue Pierre Rosanvallon :

« On attend surtout du pouvoir qu’il manifeste une capacité de partage, qu’il fasse preuve d’attention, qu’il témoigne de sa sensibilité aux épreuves vécues. Un impératif de présence et une attente de compassion se sont de la sorte substitués à une exigence de représentativité qui ne faisait plus clairement de sens. Le fait d’être présent a remplacé le projet de rendre présent (repraesentare). […] La présence donne aussi un caractère de permanence à la représentation. Le pouvoir devient comme immanent, immergé dans la société, épousant ses mouvements : l’abolition de la distance met en place l’équivalent d’une nouvelle temporalité démocratique. À l’utopie régénératrice d’une démocratie directe, elle substitue un régime effectif d’immédiateté. C’est ainsi que le pouvoir empathique instaure une expression de la généralité démocratique comme sollicitude universelle, familiarité quotidienne, constitution d’un espace sans dénivelé.  Cette généralité est omniprésence, attention continue, en même temps que reconnaissance du caractère d’exemplarité de certains faits singuliers. » (9)

Bien que cette logique de proximité ne soit pas nouvelle, elle atteindra son paroxysme avec l’ère Trudeau. La réduction de la distance représentative ne prendra pas la forme de l’instauration d’une démocratie participative et délibérative, mais d’un rapprochement physique et empathique visant à combler symboliquement les attentes déçues de la population. « Alors que les engagements électoraux établissent un lien ressenti comme de plus en plus faible et fortement hypothétique, la présence offre sa consistance immédiate et effective. L’empathie elle, tient toujours ses promesses, pourrait-on dire, même si elles sont modestes. Les gouvernants ont pris acte du désenchantement citoyen. Ils s’engagent du même coup moins sur des résultats. Ils se contentent de garantir l’énergie qu’ils vont déployer, l’attention qu’ils vont porter, le souci qui va les animer. […] La présence est pour cela en train de devenir une véritable forme politique. Elle redéfinit les rapports entre gouvernants et gouvernés sur un mode inédit, et pose dans des termes post-représentatifs la question de la soumission du pouvoir à l’opinion. » (10)

Rien ne sert ici d’approfondir davantage les rouages de la politique-spectacle à l’heure des médias sociaux. Mais il ne fait nul doute que la gauche et le mouvement souverainiste devront affronter une nouvelle forme de pouvoir politico-médiatique chapeautée par la figure de Justin qui excelle dans l’art de l’hyper-présence. Faudra-t-il battre le chef libéral à son propre jeu, en redoublant d’ingéniosité pour augmenter la popularité d’une vedette concurrente qui saura séduire les électeurs en vue du prochain scrutin? Devrions-nous plutôt miser sur un « retour aux sources », une revalorisation d’idéaux politiques bien établis pour opposer à une forme vide un contenu plus substantiel, quitte à redoubler d’efforts afin de convaincre les indécis de la pertinence d’un projet alternatif, qu’il soit basé sur la gauche et/ou l’indépendance? Et si le problème n’était pas tant une affaire d’idéologie ou de programme, mais bien une question de forme, de façons de faire, de manières d’agir au-delà du cadre électoral? Tout se passe comme si l’obsession de la démocratie représentative et de l’espace médiatique nous avait fait perdre le sens même de l’action politique. Peut-être avaient-ils oublié c’était quoi la démocratie, au-delà des partis.

À suivre.

(1) http://plus.lapresse.ca/screens/be4bd31c-74fa-4330-b5fa-36927233ff1b|_0.html

(2) ttp://ici.radio-canada.ca/breve/31277/revoyez-discours-justin-trudeau

(3) Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris 2015, p.187

(4) http://www.ledevoir.com/politique/canada/453288/question-nationale-un-mo…

(5) Alain Deneault, La médiocratie, Lux, Montréal, 2015, p.179

(6) Cité par Frédéric Lordon, Imperium, p.111

(7) Cornelius Castordiadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome IV, Seuil, Paris, p.198

(8) http://www.journaldemontreal.com/2015/10/22/8-raisons-qui-prouvent-que-j…

(9) Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, Paris, 2008, p.295-299

(10) Ibid., p.313

Notes provisoires sur la question grecque

Notes provisoires sur la question grecque

Mise en contexte

La question grecque est éminemment complexe. Si les yeux de l’Europe sont rivés sur la Grèce depuis l’élection retentissante de la coalition de gauche radicale Syriza le 25 janvier 2015, c’est pour voir si ce nouveau joueur pourra changer la donne en luttant contre l’austérité à l’intérieur du cadre européen par un plan de relance économique basé sur la restructuration de la dette publique grecque. Bien qu’il soit impossible de résumer ici l’histoire et les antécédents ayant mené à la plus importante crise de la dette souveraine d’un État européen (crise économique de 2008, fort endettement lors de l’entrée dans la zone euro masqué par des instruments financiers développés par la banque d’investissement Goldman Sachs, corruption des élites économiques et politiques, difficulté à prélever l’impôt, budget militaire surdimensionné, dépendance aux fonds structurels européens, explosion des intérêts de la dette sous l’influence des agences de notation, etc.), il faut rappeler que le remède concocté pour assurer la « soutenabilité » de la dette grecque n’a pas aidé la situation du pays, au contraire: il l’a plutôt aggravée de manière dramatique.

Depuis le printemps 2010, les gouvernements successifs de l’État grec tentent d’éviter la noyade en négociant à répétition avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel », qui associent des prêts de centaines de milliards d’euros à des mesures d’austérité drastiques: baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, privatisations tous azimut, augmentation de la taxe de vente, coupures massives dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc. Ce remède toxique a non seulement étouffé l’économie du pays (contraction du PIB de 25% depuis 2008), mais causé une véritable « crise humanitaire »: bond de 20% du taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance et de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

Après les gouvernements de gauche (Pasok) comme de droite (Nouvelle démocratie) qui ont été contraints de gérer ce désastre financier et humain, la question est de savoir si Syriza pourra éviter le sort de ses prédécesseurs en renversant la situation de dépendance extrême de l’État grec vis-à-vis de ses créanciers. La victoire électorale de Syriza s’explique d’abord par le succès initial de son hypothèse stratégique, qui répondait de manière habile aux contradictions de la situation grecque: opposition ferme aux mesures d’austérité, insistance sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, discours « radical-pragmatique » soutenant un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne (augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc.) basé sur des négociations de bonne foi avec les « partenaires européens » en vue d’une restructuration substantielle de la dette souveraine.

Or, cette stratégie électorale s’avérait initialement un pari risqué en cas d’échec des négociations avec les bailleurs de fonds et les autres pays de la zone euro qui ne sont pas prêts à accepter des concessions. En effet, tout le plan de Syriza consiste à faire reposer son projet de développement économique et social sur le scénario d’un accord « gagnant-gagnant » entre la Grèce et la Troïka, la ligne majoritaire du parti refusant catégoriquement d’envisager un plan B si cette hypothèse se révèle infructueuse. Il s’agit de la position classique de l’« européisme de gauche », perspective qui suppose le caractère réformable du cadre européen; derrière la construction néolibérale des institutions européennes actuelles se cacherait la possibilité d’une Europe sociale et solidaire, un « bon euro » qui pourrait permettre d’associer prospérité économique et justice sociale par la volonté politique commune des gouvernements de gauche. La rupture avec l’ordre européen est à proscrire à tout prix, celle-ci étant synonyme de « repli national » et d’illusion protectionniste prêtant le flanc aux dérives nationalistes, populistes et d’extrême droite. Le retour à la drachme représentant une voie assurée vers la catastrophe économique, l’effondrement bancaire et l’inflation extrême.

Cette orientation idéologique dissimule évidemment des considérations stratégiques; sur le plan politique, il est clair que Syriza n’aurait jamais pu prendre le pouvoir avec une ligne eurosceptique, alors que de nombreux sondages indiquent qu’environ 80% de la population s’oppose au Grexit, c’est-à-dire à la sortie de la Grèce de la zone euro. Mais la question demeure de savoir si la crise de la dette publique grecque peut être résorbée dans le cadre européen, c’est-à-dire si le maintien à tout prix dans la zone euro est viable du point de vue économique, étant donné que la Grèce se retrouve prisonnière d’une trappe d’austérité-récession et assujettie aux contraintes des élites financières de l’union monétaire. Cette dernière est-elle d’abord le fruit de négociations politiques –et donc une structure malléable qui admet une certaine marge de manœuvre pour trouver un terrain d’entente– ou plutôt une « cage de fer » construite sur une logique monétariste enchâssée dans des traités quasi-constitutionnels et dominée par des institutions technocratiques non redevables (Commission européenne, BCE)? Telle est la nature de la question grecque.

Si la réalité, toujours complexe, est déterminée par un ensemble de contraintes économiques et de perceptions politiques, d’objectivité et de subjectivité, de structures et d’acteurs, de nécessité et de liberté, il reste que tout cadre impose un certain degré de rigidité qui définit le contexte à partir duquel seront interprétées les règles du jeu. Une perspective macroéconomique et historique insistera davantage sur la construction antidémocratique de l’Union européenne au service de la financiarisation capitaliste, des banques et des élites allemandes qui imposent des règles budgétaires, fiscales et économiques très strictes aux États membres, alors qu’une analyse davantage micro et interactionniste attirera l’attention sur la mauvaise foi de la chancelière allemande Angela Merkel, la fougue de l’économiste hétérodoxe et ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis, et sur le style pragmatique d’Alexis Tsipras. Comme les négociations houleuses des derniers mois ont braqué les projecteurs sur le jeu des acteurs, il est nécessaire de prendre du recul pour analyser la situation d’un point de vue global et historique. Bien qu’on ne puisse pas trancher a priori du caractère réformable ou non des institutions européennes, l’expérience de Syriza constitue un véritable « benchmark », un test ultime de la flexibilité du cadre européen.

Un dénouement inattendu

C’est à partir de cet horizon qu’il faut comprendre les péripéties des négociations entre Tsipras et l’Eurogroupe ces dernières semaines, dont le référendum du 5 juillet sur le projet d’accord de la Troïka. Tout d’abord, plusieurs commentateurs politiques ont souligné à juste titre le tour de force de Tsipras, qui convoqua un référendum sur un accord arraché in extremis dans un contexte d’asphyxie bancaire. Ce faisant, il montrait qu’il avait négocié de bonne foi avec ses partenaires européens tout en respectant son mandat anti-austérité et en assurant l’unité de son parti, son invitation à voter contre ce énième plan d’austérité devant théoriquement lui permettre de renverser le rapport de force vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. La victoire du Non avec une forte majorité des voix (61,31 %) envoya un signal d’espoir marquant l’opposition populaire à l’austérité. Malheureusement, Tsipras se retrouve à signer huit jours plus tard un plan de sauvetage pire que l’accord précédent, avec des mesures d’austérité drastiques qui vont directement à l’encontre du programme de relance économique et sociale de Syriza et du Non référendaire. Comment un tel revirement de situation est-il possible ?

D’une part, Tsipras a interprété le résultat du référendum comme le refus d’un accord injuste à l’endroit du peuple grec, celui-ci lui demandant de négocier un nouveau plan plus acceptable sur le plan social. Or, le premier ministre a aussitôt écarté le spectre du Grexit en insistant sur le fait qu’il avait le devoir impératif de trouver une nouvelle entente dans le cadre de la zone euro. Cependant, tout ce contexte de pression extrême –l’asphyxie du système financier, la Banque centrale européenne tenant l’économie grecque à un fil, la fermeture des guichets, le contrôle des capitaux– ne permet pas à Syriza de négocier d’égal à égal avec l’Eurogroupe et ce, malgré la division apparente entre l’attitude conciliante de la France et la ligne dure de l’Allemagne. En somme, si la Grèce veut rester dans la zone euro, elle devra troquer de nouveaux prêts contre des mesures d’austérité. Il ne s’agit pas ici d’un manque de jugement de Tsipras ou d’une erreur tactique, mais de la conséquence logique d’une stratégie qui montre ici ses limites: il s’avère impossible de forger un véritable rapport de force à l’intérieur du carcan européen dominé par les élites financières.

Devant cette situation paradoxale dans laquelle il devait endosser un plan d’austérité[i] après le Non clair du référendum, Tsipras décida de soumettre celui-ci à l’approbation du parlement grec pour renforcer sa légitimité et relancer les négociations et ce, au risque de fissurer son parti. Des 251 députés sur 300 qui ont voté en faveur de l’accord le vendredi 10 juillet dernier, il faut compter huit abstentions, deux votes contre et sept absences au sein de Syriza. Après une interminable fin de semaine de négociations intenses qui s’apparentait, pour certains, à un exercice de torture psychologique[ii], Tsipras craque. Ce n’est pas l’Allemagne qui perd la face mais la Grèce, qui se réveille avec un dur lendemain de veille. Le spectre du Grexit a permis de durcir le plan d’austérité que la gauche radicale devra servir à son peuple malgré un Non référendaire catégorique.

L’ouverture d’un nouveau plan d’aide ne pourra avoir lieu qu’une fois que la Grèce aura abandonné sa souveraineté fiscale et adopté une série de réformes toxiques: augmentations de taxes, coupures dans les retraites, privatisations massives, transferts d’actifs vers un fonds géré par les Européens. En contrepartie, la Troïka propose non pas la restructuration ou l’annulation d’une partie de la dette, mais un rééchelonnement hypothétique et quelques dizaines de milliards d’euros sur trois ans en échange d’une mise sous tutelle de la Grèce. L’histoire se répète. La question qui se pose maintenant est de savoir si le parlement grec acceptera un tel plan odieux mercredi: si oui, c’est le début de la fin, sinon, c’est l’hypothèse d’un « Grexit provisoire » tel que mentionné à la fin du texte de l’Eurogroupe. L’alternative simple est donc la suivante: austérité ou sortie de la zone euro. S’il est encore trop tôt pour prédire un avenir hautement incertain dans ces moments de bifurcation historique, il est tout de même possible et utile, voire nécessaire d’envisager tous les scénarios possibles afin d’être à la hauteur des circonstances et de mieux préparer la suite des choses.

Éloge du souverainisme de gauche

Le Grexit agit présentement comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de tout gouvernement le moindrement contestataire qui voudrait remettre en question la logique intransigeante de la zone euro. Pour renverser la donne et faire du Grexit une arme politique au service du « parti des débiteurs » contre le « parti des créanciers », il faut d’abord regarder ce que renferme la possibilité du national contre l’idéologie européiste qui exclut systématiquement cette alternative. D’une part, il suffit de regarder l’architecture institutionnelle de l’Union européenne (dont le traité de Maastricht, l’orthodoxie monétariste de la BCE, la composition technocratique de la Commission européenne et le traité de Lisbonne) pour constater que le néolibéralisme européen n’est pas un accident de parcours qui pourrait être corrigé par un simple changement des gouvernements des États membres et du Parlement européen. Comme le résume le philosophe et économiste français Frédéric Lordon, « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, elle l’est bel et bien constitutionnellement »[iii].

Toute une série de politiques publiques, budgétaires, fiscales et économiques sont ainsi exclues a priori par des règles rigides enchâssées dans des traités fondateurs qui ne peuvent être réformés que par l’unanimité des 28 pays membres de l’Union européenne. C’est pourquoi la souveraineté politique et économique des États membres est largement limitée par un cadre qui demeure largement hors de la portée du contrôle démocratique des peuples. Bien que le « retour au national » ne soit pas une fin en soi, il :

« a pour immense vertu de « déconstitutionnaliser le problème », c’est-à-dire, envoyant promener les traités, de rapatrier instantanément dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire les questions stratégiques –banque centrale, place des marchés de capitaux, formes du financement des déficits et des dettes– qui en sont exclues. Du jour au lendemain, on peut à nouveau parler de choses qui avaient été soustraites à la discussion et figées en règles intangibles! Qui ne voit l’effet politique par soi extraordinaire de cette rupture-là ? Évidemment, nul ne peut préjuger du résultat de la discussion, mais que la discussion puisse de nouveau avoir lieu, c’est ça l’événement! […] Le capital, qui aura été le premier militant de l’ »éloignement », sait très bien qu’il serait alors la première victime de ce « rapatriement », et ceci du seul fait qu’il serait de nouveau possible de parler de tout ce qu’il pensait avoir conjuré. »[iv]

La question sociale et la question nationale sont donc intimement liées, en Europe comme au Québec. La première question renvoie aux contradictions du système économique et monétaire, tandis que la seconde concerne la capacité des peuples à se gouverner eux-mêmes. Si « l’européisme de gauche » correspond ici à la gauche fédéraliste qui croit à la réforme du cadre canadien malgré quelques égarements néolibéraux et conservateurs des gouvernements fédéraux, le « souverainisme de gauche » considère que le cadre constitutionnel n’est pas démocratique et réformable, que l’indépendance politique et économique constitue un moment essentiel d’une lutte internationale et qu’il faut donc refonder des alliances entre les peuples sur de nouvelles bases.

Il faut également distinguer le souverainisme de droite du souverainisme de gauche, le premier insistant davantage sur le rôle central de la nation  le second étant basé sur les exigences de la souveraineté populaire :

« Les tenants de la « souveraineté nationale », en effet, ne se posent guère la question de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de côté, ils y répondent « tout naturellement » en tournant leurs regards vers le grand homme, l’homme providentiel –l’imaginaire de la souveraineté nationale, dans la droite française, par exemple, n’étant toujours pas décollé de la figure de De Gaulle. L’homme providentiel donc, ou ses possibles succédanés: comités de sages, de savants, de compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiés, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui revient « légitimement » de conduire le grand nombre.

La souveraineté de gauche, elle, n’a d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. En vérité, il ne devrait pas y avoir lieu conceptuellement de faire cette différence de la nation et du peuple […], mais les habitudes lexicales ont été ainsi prises dans le débat politique que le premier terme renvoie bel et bien à tout un univers de droite et qu’il n’est pas autre chose en son fond qu’un souverainisme gouvernemental, quand le second est de gauche en tant qu’il n’efface pas les mandants derrière les mandataires, et se pose par là comme souverainisme démocratique. Le souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une restauration (légitime) des moyens de gouverner, mais exclusivement rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels la « nation » est invitée à se reconnaître –et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit peu exigeant. »[v]

Ces distinctions mettent en évidence le fait que le jeu politique n’est réductible ni à l’axe gauche/droite, ni au clivage souverainisme/fédéralisme. Derrière le problème central de l’austérité, la question grecque révèle un antagonisme plus profond entre la souveraineté populaire et nationale d’une part et la globalisation financière de l’autre, soit la démocratie contre le « parti de Wall Street », selon les termes de David Harvey. Malgré tout, le présent gouvernement de coalition en Grèce admet une certaine diversité idéologique, la position majoritaire de Syriza endossant l’européisme de gauche, les treize députés du parti des Grecs indépendants (ANEL) le souverainisme de droite, et l’aile gauche de Syriza le souverainisme de gauche.

Misère et richesse du Grexit

Si la ligne de parti de Syriza n’est pas eurosceptique, son aile gauche affirme que l’alternative à l’austérité exige toutefois de sortir des sentiers battus en proposant un plan de transition hors de la zone euro. Elle se rapproche à ce titre du parti anticapitaliste, communiste et écologiste Antarsya (qui signifie « mutinerie » en grec), lequel soutient le Grexit, l’annulation de la dette, la nationalisation sans compensation des banques et des grandes industries et un plan de transition écosocialiste pour relancer l’économie. Il s’avère que la majorité du peuple grec n’est pas en faveur du Grexit, raison de plus pour exposer clairement ce qui en ressortirait en ouvrant un réel débat public sur le sujet et en lui présentant un plan de transition désirable, viable et réaliste. L’échec de la stratégie de Tsipras consiste moins à avoir tenté de négocier avec les « partenaires européens » (ce qui est légitime) que d’avoir écarté systématiquement l’éventualité du Grexit et la nécessité d’élaborer un plan B en cas d’échec de l’hypothèse initiale. Il est clair que Syriza n’aurait pas pu prendre le pouvoir avec un programme ouvertement eurosceptique, mais cela ne dispense pas la gauche d’adopter une stratégie flexible en fonction des scénarios possibles. Ce n’est pas le Grexit qui est catastrophique, mais le fait de ne pas s’y préparer alors que les circonstances historiques l’exigent.

Cela nous ramène à la question stratégique suivante: comment faire du Grexit non pas un épouvantail à faire avaler des mesures d’austérité mais une arme politique au service d’un projet de transformation sociale? La ligne de crête entre réformisme radical et pragmatisme gestionnaire peut être résumée par cette maxime de Benoît Malon: « Sachons être révolutionnaires quand les circonstances l’exigent, mais soyons réformistes toujours ». Être révolutionnaire signifie ici renoncer à l’austérité en échange d’un rééchelonnement de la dette pour sauver du temps et préparer le saut hors de la zone euro dans une perspective de « démondialisation internationaliste ». Cette stratégie est préconisée par divers économistes, philosophes, militants et théoriciens comme Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis et Costas Lapavitsas[vi]. Un retour planifié à la drachme, laquelle serait d’abord réintroduite sous forme de monnaie virtuelle, permettrait de redonner à la Grèce la maîtrise de ses politiques monétaires, fiscales et économiques, la dévaluation de cette monnaie rendant son économie plus compétitive pour l’industrie touristique et les exportations. Malgré tout, il ne faut pas oublier de mentionner la baisse importante du pouvoir d’achat pour les produits de base importés, ainsi que des perturbations économiques importantes à court terme.

« Il va de soi également, et ce serait malhonnête de le cacher ou de le minimiser, qu’un bouleversement de cette ampleur a plus que sa part de chaos, de difficulté économique, probablement de régression transitoire du niveau de vie matériel. De cela il faudra avertir et ré-avertir: il n’y a pas de promesse de prospérité instantanément restaurée dans cette trajectoire-là, plutôt le contraire même, mais, comme il sied à une promesse d’une autre nature, celle d’une souveraineté politique et économique reconquise, cette dernière n’étant pas la moindre, on devrait même dire qu’elle est à conquérir tout court, et qui mieux est au cœur du « réacteur » –la finance et la banque!– condition préalable à son extension à toutes les sphères économiques productives. »[vii]

Un « creux de transition » est donc à prévoir, c’est-à-dire que les intérêts matériels des classes moyennes et populaires seront assurément affectés durant une certaine période de temps, avant que l’économie grecque soit relancée sur de nouvelles bases, améliorant substantiellement les conditions de vie de la majorité sociale. Toute la question est de savoir quelle sera la durée et l’ampleur de cette période de transition, laquelle dépend à son tour de la forme que prendra le Grexit et de nombreux autres facteurs difficiles à cerner. L’idéal serait une sortie ordonnée de la zone euro, voie privilégiée par certains économistes comme Lapovitsas et Durand : « Une sortie négociée est le scénario le plus probable, et le plus souhaitable. Pour les premiers mois au moins, il faudrait que la BCE s’engage à maintenir une parité précise entre l’euro et la nouvelle devise. Une monnaie dévaluée de 30 % devrait être un niveau juste et soutenable. Ce serait le compromis le plus raisonnable pour tous les Européens. »[viii]

Or, le manque de préparation de Syriza conduit tout droit à la possibilité d’une sortie désordonnée de la zone euro (« Grexident »), laquelle pourrait être beaucoup plus violente et imprévisible. Si certains y voient l’effondrement potentiel de l’économie grecque, laquelle est déjà largement en panne, d’autres y perçoivent plutôt une occasion historique à ne pas louper, notamment en faisant du défaut complet sur la dette souveraine une arme politique redoutable. S’agit-il d’une logique du pire? Sans doute, mais si ce scénario devient inévitable, il sera nécessaire d’agir en conséquence pour transformer cette crise financière en opportunité de changement radical. Comme le souligne Lordon avec un ton mordant :

« C’est le propre de la domination que le désastre est le plus souvent la meilleure chance des dominés. La fenêtre de ce désastre-là, à l’inverse de celle de 2008, il ne faudra pas la manquer. Une fois de plus, il faudra rappeler les effrayés à la conséquence. En situation de surendettement historique, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine. […]

Au prix sans doute d’attrister le Parti de la Concorde Universelle, il faut donc rappeler qu’un ordre de domination ne cède que renversé de vive force. Ce peut être d’abord, dans l’ordre d’un arsenal de riposte bien graduée, la force de la ruine financière. C’est précisément ce dont il est question dans le projet de faire du défaut une arme politique. Tous ces messieurs de la finance et leurs imposantes institutions y finiraient immanquablement en guenilles. C’est-à-dire adéquatement « préparés » pour être aussitôt ramassés à la pelle et au petit balai. Rappelons que les banques faillies sont par définition des banques qui ne valent plus rien, des entreprises dont la valeur financière est tombée à zéro. C’est précisément à ce prix que la puissance publique se proposera alors de les récupérer –et voilà que l’indispensable nationalisation, premier pas (et sûrement pas le dernier!) pour mettre enfin un terme au désordre de la finance libéralisée, ne nous coûtera même pas le taxi pour renvoyer les banquiers à une retraite précoce, sans chapeau, bonus ni stock-options, faut-il le dire. »[ix]

La morale de l’histoire

Pour Lordon, il s’agit de renverser la stratégie du choc et la logique d’austérité des banquiers en faisant de la sortie de l’euro notre stratégie du choc et amorcer la sortie du capitalisme. Cela représente sans doute une forme d’optimisme révolutionnaire (ou de catastrophisme éclairé!), mais il n’en demeure pas moins que les ruptures sont possibles dans l’histoire et que nous devons étudier leur fonctionnement lorsque celles-ci surgissent afin de ne pas manquer le bateau. D’où la pertinence de cette célèbre maxime de Rahm Emanuel repopularisée par Philip Mirowki dans son livre sur la crise financière de 2008: « Never let a serious crisis go to waste »[x].

Par ailleurs, il faut surtout éviter le piège de la nécessité historique, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire qui exclut le rôle des acteurs, de la contingence et des bifurcations imprévisibles. Le meilleur exemple du rôle clé des décisions politiques –qui peuvent parfois changer le cours de l’histoire– se trouve dans les récentes confessions de l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui explique les raisons de sa démission surprise le lendemain du référendum grec. Quel scénario aurait vécu la Grèce si le réformisme radical de Varoufákis avait supplanté le pragmatisme gestionnaire de Tsipras? Une décision de cabinet peut tout changer. La sortie stratégique de l’euro étant écartée, ce sera l’austérité ou la sortie involontaire (Grexident) qui décidera de la suite de l’histoire.

« L’ancien ministre grec des Finances a révélé avoir démissionné après avoir été mis en minorité sur sa ligne dure prévue face à la BCE. […] Il a révélé lundi avoir en fait perdu à quatre contre deux lors d’une réunion de cabinet après la victoire du non au cours de laquelle il prônait une ligne dure. Yánis Varoufákis a également affirmé au magazine britannique qu’il avait prévu « un triptyque » d’actions pour répondre à la situation que connaît la Grèce aujourd’hui, et notamment à la fermeture des banques, pour éviter une hémorragie de l’épargne: « émettre des IOUs » (phonétiquement « I owe you » je vous dois », des reconnaissances de dettes en euros); « appliquer une décote sur les obligations grecques » détenues par la BCE depuis 2012 pour réduire d’autant la dette, et « prendre le contrôle de la Banque de Grèce des mains de la BCE ». Cela laissait, selon lui, entrevoir une possible sortie de la Grèce de leuro, mais avec la certitude, explique-t-il, qu’il n’y avait de toute façon aucun moyen légal de la pousser dehors. Le tout pour faire peur et obtenir un meilleur accord des créanciers, selon lui. « Mais ce soir-là, regrette-t-il, le gouvernement a décidé que la volonté du peuple, ce ‘non’ retentissant, ne devait pas être le déclencheur de cette approche énergique (…) au contraire cela allait mener à des concessions majeures à l’autre camp ». »[xi]

Cette simple anecdote témoigne d’une vérité essentielle de l’action politique: si nous ne maîtrisons pas l’ensemble des circonstances historiques, la stratégie et la vertu (sagacité) comptent pour beaucoup. Plusieurs seront sans doute désenchantés par l’action politique, la capitulation du gouvernement grec envoyant un message comme quoi peu importe le parti au pouvoir, celui-ci sera toujours récupéré par le système, y compris la gauche radicale. On pourrait donc tirer la conclusion facile que ce ne sont pas nos gouvernements qui dirigent mais la finance internationale, même la victoire écrasante d’un « Non » référendaire n’étant pas en mesure de changer le cours des choses. Cela n’est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus: l’échec de Syriza s’explique notamment par la pression extrême de l’oligarchie financière et de la caste politique européenne, mais également par une erreur stratégique sur la question de l’euro et les mauvaises décisions qui en ont découlé.

Somme toute, s’il est exagéré d’affirmer, comme le Parti communiste grec (KKE), que Syriza représente « la réserve de gauche du capitalisme », il est sans doute vrai que la ligne stratégique de Tsipras représente « la réserve de gauche de l’européisme » et que le parti devra envisager un plan B très prochainement. Paradoxalement, le pari qui aura permis à Syriza de prendre le pouvoir sera également celui qui fera probablement tomber le gouvernement de gauche radicale, comme quoi la quadrature du cercle est un atout dans la joute électorale, mais un handicap dans l’exercice effectif du pouvoir. Chassez les contradictions et elles reviennent au galop.

Dernier fait intéressant à noter: le « programme Thessalonique » de Syriza garde toute sa pertinence sur le plan social et économique, celui-ci se fourvoyant seulement sur l’hypothèse d’une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro. Cela confirme une fois de plus le fait que la gauche n’est pas généralement habile pour jongler avec la question nationale, la souveraineté sur le plan politique, fiscal et monétaire étant pourtant un élément crucial pour lutter efficacement contre l’austérité. À l’inverse, le sort de Syriza devrait intéresser davantage le mouvement souverainiste québécois, qui reste étonnamment peu bavard sur la question grecque, son regard étant davantage tourné vers l’Écosse ou la Catalogne. Or, ces trois expériences historiques mêlent étroitement la question sociale et nationale, chacune à leur façon. Toutes ces luttes pour l’émancipation expriment la nécessité d’articuler une véritable souveraineté populaire et nationale en faveur d’un projet de société fondé sur les valeurs de justice sociale, de liberté politique et de démocratie.

[i] Ce plan prévoyait un taux de TVA unifié à 23 % sauf pour les produits alimentaires de base (13  %) et 6  % sur les médicaments, les livres et le théâtre; la mise en place d’organes indépendants de supervision de la politique budgétaire; 0,5 points de PIB d’économie sur les services de santé; des économies de 0,25 à 0,5 % du PIB sur les retraites dès 2015 et 1 % à partir de 2016; des ajustement des salaires et de l’emploi public de manière à diminuer la masse salariale en proportion du PIB tout en décompressant la distribution des salaires; une libéralisation tous azimuts du marché des produits (lignes de bus, etc.) et des professions « protégées » (notaires, ingénieurs, etc.); les privatisations acceptées en 2014 sous le précédent gouvernement étant arrivées à leur terme.

[ii] http://www.theguardian.com/business/2015/jul/12/greek-crisis-surrender-f…

[iii] Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014, p.44

[iv] Ibid., p.148-149

[v] Ibid., p.229-230

[vi] Cédric Durand, (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, Paris, 2013.

[vii] La malfaçon, p.126-127

[viii] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090715/les-voies-du-grexit

[ix] La malfaçon, p.115-116

[x] Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, New York, 2013

[xi] « Grèce: Yánis Varoufákis révèle les raisons de sa démission surprise », Libération, 13 juillet 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/07/13/varoufakis-revele-les-raiso…

Faut-il abolir les partis politiques ?

Faut-il abolir les partis politiques ?

Toute personne qui souhaite changer le monde sera confrontée tôt ou tard à l’épineuse question du pouvoir politique, c’est-à-dire à la réflexion sur les meilleurs moyens pour transformer les institutions de la société. Se posera alors le problème complexe de l’État et des instruments démocratiques susceptibles de le contester, l’orienter, le transformer radicalement ou même l’abolir tout simplement. Si les mouvements sociaux tels que les grèves sont généralement privilégiés par les organisations politiques qui souhaitent attaquer le pouvoir établi de l’extérieur (altermondialistes, anarchistes, etc.) les courants associés à la social-démocratie et au socialisme révolutionnaire insistent sur la nécessité d’articuler les luttes sociales extra-parlementaires et l’organisation d’un parti qui serait en mesure de porter les revendications de la rue aux urnes afin de changer fondamentalement le rôle de l’État.

Or, la profonde crise de légitimité de la démocratie représentative alimente le sentiment d’aliénation politique et ses diverses manifestations: séparation croissante des élus et du peuple, perte de confiance, cynisme, corruption, apathie, abstentionnisme, populisme conservateur, etc. Ces facteurs affectent lourdement l’avenir de tout parti de gauche digne de ce nom, et donc la possibilité même de changer le système par la voie démocratique. De nouvelles perspectives radicales, comme celle de Roméo Bouchard, proposent même d’établir une « véritable démocratie » en associant l’abolition des partis, le tirage au sort des représentants et l’assemblée constituante. Cette famille politique, que nous pouvons nommer rapidement « souveraineté populaire », remet ainsi en question le principe même du parti en tant qu’élément essentiel d’une stratégie de transformation sociale.

Les inquiétudes de l’anti-partisme

L’« anti-partisme » propre aux théories de la souveraineté populaire considère généralement que les partis agissent comme des factions qui séparent les citoyens du pouvoir politique en détenant un monopole radical sur la représentation démocratique. Même si leur objectif est de favoriser la participation citoyenne et la coordination d’intérêts sociaux au sein de l’État, leur comportement effectif amène une confiscation du pouvoir qui empêche les individus d’exercer leur citoyenneté, témoignant ainsi de leur contre-productivité (1). Pour Roméo Bouchard, « [n]otre système politique repose sur des partis qui se battent entre eux pour le pouvoir. En principe, ils sont censés permettre l’expression de la diversité des attentes de la population par rapport à son gouvernement; dans les faits, ce sont des machines de guerre dont l’objectif premier est de permettre à un groupe de s’emparer du pouvoir. Intermédiaires quasi obligés entre le citoyen et ses institutions démocratiques, les partis politiques sont les grands responsables du détournement de notre démocratie et de l’usurpation du pouvoir par les groupes d’intérêts privés. » (2) Comment s’opère ce revirement de situation, dans lequel le moyen se substitue à la finalité?  Roméo Bouchard énumère quelques mécanismes, dont la proximité entre la politique et l’argent, la ligne de parti, la dictature de l’image et le financement électoral. Or, il semble mettre parfois l’ensemble des partis dans le même panier en omettant des différences de taille essentielles pour comprendre l’organisation réelle des formations politiques. En effet, les phénomènes de corruption liée à l’argent, à la ligne de parti et à l’électoralisme caractérisent avant tout les « grands partis » qui sont historiquement proches du milieu des affaires, contrôlés par une tête dirigeante, faiblement démocratiques, et peu soucieux de développer un projet de société centré sur la participation citoyenne, l’écologie et la justice sociale. En va-t-il de même pour un « petit parti » comme Québec solidaire, qui n’aspire pas à gouverner à tout prix mais à transformer la société? Le fait qu’il soit appuyé sur les mouvements sociaux et les milieux populaires, et qu’il soit majoritairement composé d’hommes et de femmes qui n’ont pas du tout les traits de carriéristes, de technocrates et de politiciens professionnels, contrairement aux autres partis, amène-t-il une différence qualitative, une dynamique spécifique qui le prémunirait contre certaines dérives? S’agit-il plutôt d’une question de temps et de taille, tout parti, aussi bien démocratique et intentionné soit-il à sa naissance, devant inéluctablement devenir une organisation bureaucratique qui imitera le comportement des « grands partis » ? Autrement dit, y a-t-il une différence de degré ou de nature, une distinction relative ou essentielle entre ces deux types d’organisations politiques? Roméo Bouchard semble pencher pour la première option, reprenant l’argument de René Lévesque selon lequel tout parti serait appelé à se pervertir des suites de l’usure du temps et du pouvoir. « Encore faudrait-il que les partis politiques aient une vision. De nos jours, leurs programmes consistent avant tout en une salade de mesures populaires plus ou moins incontournables, calquées sur les sondages d’opinion. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tous les partis en viennent à se ressembler. Une fois au pouvoir, ils sont prêts à tous les compromis pour y rester. Même le PQ a fini par diluer son objectif politique, et ce serait sans doute le cas de Québec solidaire s’il devenait un concurrent sérieux. René Lévesque croyait que tout parti politique n’était au fond qu’un mal nécessaire, un de ces instruments dont une société démocratique a besoin lorsque vient le moment de déléguer à des élus la responsabilité de ses intérêts collectifs. Mais les partis appelés à durer vieillissent généralement assez mal… Tout parti naissant devrait inscrire dans ses statuts une clause prévoyant qu’il disparaitra au bout d’un certain temps. Une génération? Guère davantage » (3).

 La loi d’airain de l’oligarchie

Avant de sauter aux conclusions, il faut replacer l’analyse critique du fonctionnement des partis politiques à l’intérieur d’une sociologie générale des organisations. Tout d’abord, le mal qui semble propre à la sphère politique concerne en fait l’ensemble des organisations sociales (ONG, syndicats, écoles, hôpitaux, Églises, entreprises privées, sociétés d’État, etc.) qui dépassent une certaine taille. Ce phénomène semble même se retrouver dans le monde animal, comme le démontre le biologiste J.B.S Haldane dans son essai intitulé Être de la bonne taille. Il y souligne, entre autres, que la taille d’un animal détermine largement l’équipement qu’il doit posséder. Par exemple, vu la petite taille des insectes, ils n’ont pas besoin d’un système circulatoire pour acheminer l’oxygène jusqu’aux cellules : ils peuvent l’absorber par diffusion. Les animaux de plus grande taille doivent eux être munis d’un système pour pomper l’oxygène et le distribuer dans les cellules. […] Haldane nous présente un principe intéressant : les animaux ne sont pas gros parce qu’ils sont complexes ; ils doivent plutôt être complexes parce qu’ils sont gros. Ce principe, semble-t-il, s’applique aussi aux établissements, administrations publiques, entreprises et autres organisations de toutes sortes. » (4) La croissance semble donc porter en elle-même le besoin d’une division du travail nécessaire au bon fonctionnement d’organisations de plus en plus grosses et complexes. Mais cette dynamique circulaire de complexification progressive nécessaire à la gestion de la croissance qui alimente à son tour la complexification ne se produit pas de manière continue. La complexification ne découle pas d’une lente transformation graduelle ; elle « saute » par paliers et survient par des effets de seuil, c’est-à-dire lorsqu’un changement quantitatif amène subitement une différence qualitative ou de nouvelles propriétés insoupçonnées. La rationalité organisationnelle a toujours existé à différents degrés à travers les sociétés et les âges, mais elle n’est devenue le principe structurant de la vie sociale et politique qu’à un moment relativement récent de l’histoire de l’humanité. Max Weber analyse à ce titre le processus de modernisation, à savoir la rationalisation générale de la société découlant de l’organisation du travail et l’apparition de la bureaucratie, celle-ci étant caractérisée par des règles strictes, une division des responsabilités et une forte hiérarchie. L’un de ses élèves, Robert Michels, étudia le fonctionnement des partis politiques au début du XXe siècle et leur forte tendance à la bureaucratisation, qu’il baptisa « loi d’airain de l’oligarchie ». « Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie. Dans chaque organisation, qu’il s’agisse d’un parti, d’une union de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d’une façon très prononcée. Le mécanisme de l’organisation, en même temps qu’il donne à celle-ci une structure solide, provoque dans la masse organisée de graves changements. Il intervertit complètement les positions respectives des chefs et de la masse. L’organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée. » (5) Il y aurait ainsi une sorte de « loi naturelle » s’appliquant à toute organisation qui devrait tôt ou tard se professionnaliser, assurer une division technique du travail et favoriser la centralisation du pouvoir, minant ainsi de l’intérieur toute tentative de démocratisation. Néanmoins, nous pouvons douter de la pertinence explicative de ce concept, qui met l’accent sur la destination supposée de toute organisation (l’oligarchie) sans montrer comment s’opère concrètement la transition vers l’« état final » du système. En d’autres termes, la loi d’airain présuppose ce qu’il s’agit d’expliquer, à savoir comment la bureaucratisation devient possible, à quel moment, par quels mécanismes et quelles contradictions. La bureaucratie est un fait social, institutionnel et historique, et non un phénomène naturel et universel. La loi d’airain de l’oligarchie revient ainsi à ériger un principe métaphysique qui occulte le fonctionnement pratique des organisations, en considérant celles-ci comme des forces impersonnelles et objectives qui nous dominent de l’extérieur. La critique du fétichisme des partis se transforme en fétichisme de la bureaucratie, qui apparaît dès lors comme un pouvoir mystérieux et supra-humain qui serait hors de notre portée. S’il existe assurément des tendances lourdes favorisant la bureaucratisation, existe-t-il tout de même des contradictions, des contre-tendances et d’autres facteurs qui relativiseraient l’inéluctabilité de ce phénomène social? En reprenant l’attitude de Karl Marx vis-à-vis de la mystification de la « loi d’airain des salaires » de Lasalle dans la critique du Programme de Gotha, pourrions-nous essayer d’aller plus loin que le simple constat dogmatique selon lequel les partis sont tous voués à devenir identiques? « De la loi d’airain des salaires, rien, comme on sait, n’appartient à Lasalle, si ce n’est le mot « d’airain », emprunté aux « lois éternelles, aux grandes lois d’airain » de Goethe. Le mot « airain » est le signe auquel se reconnaissent les croyants orthodoxes. » (6)

Le système partisan comme isomorphisme institutionnel

Si la vision classique inspirée par les travaux de Max Weber et Robert Michels expliquait la bureaucratisation comme étant le résultat direct de la rationalisation et de l’efficacité des organisations, les théories néo-institutionnalistes apparues dans les années 1980 mettent de l’avant les multiples processus par lesquels les organisations deviennent de plus en plus similaires (isomorphisme), sans toutefois devenir plus efficaces. Pour comprendre la dynamique des organisations, il faut toujours les situer à l’intérieur d’un espace institutionnel constitué d’éléments culturels comme des valeurs, des normes, des règles, des croyances, etc. La théorie proposée par Di Maggio et Powell (7), l’isomorphisme institutionnel, cherche à expliquer comment différentes organisations finissent par se ressembler et à se comporter de la même manière. Le concept central est celui de champ organisationnel, celui-ci étant défini comme l’ensemble des organisations faisant partie d’une même sphère de la vie institutionnelle. Si nous prenons l’exemple du système partisan, les organisations qui opèrent à l’intérieur de ce champ se composent de personnes particulièrement intéressées par la vie politique (militants, politiciens, intellectuels, organisateurs), elles partagent des ressources similaires (financement public par les élections, campagnes de recrutement et de dons, outils de communication, etc.) et elles visent un même public (les électeurs d’une communauté politique donnée). Les partis opèrent donc dans un même champ, ils sont interconnectés par la vie parlementaire et l’actualité politique, ce qui contribue à augmenter l’homogénéité dans la structure, la culture et les activités de ces organisations. Ainsi, ce qui explique le processus de convergence dans le mode de fonctionnement des partis, ce n’est pas d’abord des caractéristiques internes à l’organisation (comme la bureaucratisation liée à la taille du parti), mais des propriétés externes ou relationnelles découlant du fait qu’ils opèrent dans un même champ organisationnel (le système parlementaire). Si la démocratie interne est un facteur qu’il ne faut pas négliger, il est important de comprendre les multiples mécanismes responsables de l’isomorphisme institutionnel pour éviter que le pouvoir politique corrompe les partis avant même qu’ils aient pu réaliser leur projet. Di Maggio et Powell distinguent trois types d’isomorphisme : normatif, mimétique et coercitif.  

1)      L’isomorphisme normatif se développe via la professionnalisation des membres du parti, la standardisation des cursus éducatifs (sciences sociales et politiques, communication, administration, marketing, finance, etc.) et des réseaux professionnels (militants, économiques, associatifs, politiques, médiatiques, etc.). Comme les membres qui aspirent à la direction du parti doivent se conformer aux règles de l’organisation, cela a tendance à augmenter l’homogénéité de la tête dirigeante, d’autant plus que celle-ci doit garder une unité d’action. Si celle-ci cherche à gagner une certaine crédibilité publique, elle aura tendance à recruter des experts, ce qui renforcera l’isomorphisme par la diffusion de valeurs et de normes similaires.

2)      L’isomorphisme mimétique survient dans un contexte d’incertitude et de rationalité limitée, les différentes organisations ayant tendance à s’imiter mutuellement pour être perçues comme étant plus légitimes. L’utilisation d’autobus lors de campagnes électorales, le recours à des agences de marketing ou l’utilisation de notions vagues et de signifiants vides (gouvernance, développement durable, création d’emplois) sont autant de manifestations de ce phénomène. Si le pôle communicationnel représente un élément névralgique de ce type d’organisation, sa croissance rapide par rapport aux autres instances du parti aura tendance à favoriser le mimétisme propre à la sphère médiatique. L’isomorphisme mimétique concerne moins la composition sociale de l’organisation que l’espace public ou le champ discursif à travers lequel le parti cherche à se faire entendre.

 3)      L’isomorphisme coercitif renvoie à la pression exercée par l’État (via les règles parlementaires et le financement public des partis politiques), aux attentes culturelles de l’électorat (opinion publique) et aux pressions de différentes organisations (patronales, syndicales ou autres) qui tentent d’imposer leurs revendications. L’isomorphisme coercitif repose sur l’influence politique, les promesses et les menaces, les rapports de forces et les stratégies mises en place pour gagner ou se maintenir au pouvoir. Di Maggio et Powell notent que des organisations initialement participatives peuvent rapidement se hiérarchiser pour obtenir davantage de fonds, la forte pression de l’environnement institutionnel représentant un obstacle majeur au maintien de structures égalitaires et démocratiques.

Un exemple d’isomorphisme coercitif se retrouve dans la nouvelle loi sur le financement public des partis politique. Celle-ci augmente le montant versé par chaque vote de 1,50$ à 2,50$, donnant ainsi un incitatif financier à maximiser le nombre de voix lors des élections. Le rôle d’un parti est évidemment de gagner toujours plus d’appuis dans la population, mais il aura maintenant une récompense matérielle directe pour cette participation. La quête d’un appui moral pour un projet de société fait place à la recherche de gains financiers découlant du vote populaire ; voting is money. Les partis gagnants seront ceux qui auront atteint un certain seuil de viabilité financière, les autres ne pouvant même pas se faire rembourser la moitié de leurs dépenses électorales s’ils ne remportent pas 15% des suffrages. L’accroissement des inégalités entre la ligue des grands et des petits sera ainsi accentué, récompensant mécaniquement les partis puissants et pénalisant les plus faibles. Pour les partis de grande ou moyenne taille, la loi permettra d’obtenir davantage de ressources financières pour faire croître l’organisation, ce qui exercera une pression pour financer une structure de fonctionnement toujours plus coûteuse et performante. Comme la loi autorise aujourd’hui un montant maximal de 100$ par membre, elle crée un incitatif économique à augmenter la quantité de membres sans égard à la qualité de ceux-ci. La croissance de militant(e)s devient facultative, la pression financière amenant des objectifs quantitatifs de croissance qui ne font pas de différences entre les membres actifs et passifs. La loi favorise donc l’émergence de partis de masse (contrairement aux partis de notables qui seront pénalisés en partie), qui demandera davantage de ressources en termes d’énergie et de temps pour assurer le recrutement et la rétention des membres. Cette dynamique organisationnelle engendrée par l’isomorphisme coercitif de la loi électorale fera apparaître une classe salariée autour du pôle parlementaire et communicationnel qui disposera de davantage de ressources, et d’une classe de membres ordinaires et bénévoles dans les associations locales et consultatives du parti. La séparation entre la tête dirigeante et la base ne vient donc pas de la mauvaise volonté de certaines personnes mais d’une logique structurelle et financière qui impose certaines contraintes au parti. Il s’agit évidemment d’une tendance et non d’un fait accompli, et c’est pourquoi il est crucial d’examiner ces pressions normatives, mimétiques et coercitives qui poussent un parti à devenir, souvent malgré lui, un peu plus comme les autres.

Prédictions et stratégies de démocratisation

La théorie de l’isomorphisme institutionnel amène une série de prédictions quant au comportement des organisations situées dans un même champ. Il s’agit évidemment de tendances sociales et non de lois mécaniques, à la manière du champ magnétique, c’est pourquoi il est possible d’envisager des mécanismes de neutralisation visant à limiter les effets de l’isomorphisme normatif, mimétique et coercitif. La compréhension des règles qui nous déterminent permet ainsi de nous rendre plus libres, non pas au sens d’une acceptation passive du champ organisationnel, mais d’une stratégie active de démocratisation interne de l’organisation en vue d’une transformation des institutions. Si nous acceptons l’hypothèse qu’une insurrection ou une révolte armée ne permettrait pas de conquérir ou d’abolir l’État ni d’instaurer une société juste et démocratique et qu’il s’avère impossible de gagner une majorité parlementaire par la présentation de candidatures indépendantes, ce qui ferait abstraction du système des partis et des diverses contraintes de l’action politique, alors nous devons nécessairement repenser la forme institutionnelle d’un parti réellement démocratique devant opérer dans un champ organisationnel hostile à la démocratie. Autrement dit, même si nous voulons fonder un nouvel État basé sur la démocratie directe, le tirage au sort et une assemblée constituante, il faut encore un parti pour gagner la légitimité politique nécessaire à un changement institutionnel d’une telle ampleur.

a)      Plus une organisation est dépendante d’une autre, plus elle tendra à lui ressembler dans sa structure, son climat et ses comportements. Si la loi électorale sur le financement des partis politiques vise à limiter la dépendance du parti vis-à-vis des gros bailleurs de fonds (milieux d’affaires, syndicaux, etc.), il faut s’interroger sur l’articulation entre les composantes internes de l’organisation. Par exemple, le parti ne doit pas devenir dépendant des ressources de l’aile parlementaire ou d’organisations externes, car dans ce cas l’expertise et les orientations stratégiques deviennent l’apanage de professionnels non élus dissociés du travail des militant(e)s et des autres membres du parti (isomorphisme normatif).

b)      Plus la centralisation de l’approvisionnement en ressources est grande, plus l’organisation tendra à ressembler à celles dont elle dépend. La centralisation du financement, des communications et de la stratégie est une caractéristique très répandue dans les partis politiques. Plus l’organisation devient présente dans l’arène parlementaire, plus la tête dirigeante a tendance à suivre les impératifs de ce champ organisationnel et à concentrer ses ressources pour être capable d’agir dans un contexte d’incertitude et l’urgence de l’action. Même s’il est nécessaire de préserver un certain degré de centralisation pour assurer la coordination des activités du parti (unité d’action), il faut établir de nombreux dispositifs de décentralisation des décisions, du financement et des communications locales afin que les associations de la base ne soient pas systématiquement dépendantes du comité central.

c)      Plus la relation entre les fins et les moyens est incertaine, plus l’organisation tendra à ressembler aux autres organisations qui lui paraissent prospères. Il en va ainsi des outils communicationnels qui permettent de promouvoir le projet politique dans l’espace public, notamment dans le cadre d’une campagne électorale. Le marketing et l’utilisation de méthodes visant à donner une crédibilité à l’organisation en imitant le comportement des « grands partis » viennent parfois remplacer l’objectif de l’action politique, à savoir la transformation de la société.

d)     Plus les buts de l’organisation sont ambigus, plus l’organisation tendra à ressembler aux autres organisations qui lui semblent prospères. C’est pourquoi il est primordial de définir clairement les contours du projet politique afin d’éviter les formules floues de « projet de société » ou de « pays de projets ». Il s’agit évidemment d’une tâche complexe, mais les grands axes du projet à long terme ne peuvent pas se réduire à des plans de communication de campagnes électorales ou à la somme des propositions adoptées dans le programme. Si le parti n’a pas une conscience claire de son rôle historique, de ses objectifs et de sa stratégie, la population pourra encore moins comprendre ce qu’il en ressort. Il en découlera la tentation d’imiter les autres formations afin de gagner une légitimité analogue, notamment sur le plan économique.

e)      Plus l’organisation fait appel à des collaborateurs issus d’un cursus académique pour les fonctions dirigeantes, plus l’organisation tendra à ressembler aux autres organisations du même champ. L’isomorphisme normatif découlant de la professionnalisation peut être limité par la concertation entre différents types d’expertise : professionnelles et profanes, savoirs experts et savoirs citoyens. Le recours à des experts de la société civile ne doit pas se faire en vase clos et parallèlement au travail de membres bénévoles, qui représentent en quelque sorte les « experts internes, amateurs et citoyens du parti ». La démocratie participative découle d’une capacité à articuler les initiatives de la base et les actions du centre par la combinaison des logiques bottom-up et top-down. Si la tête dirigeante a toujours plus de pouvoir que la base, c’est justement la raison pour laquelle il faut reconnaître des pouvoirs réels à celle-ci afin que le processus bidirectionnel ne devienne pas unidirectionnel.

f)       Moins il y a de modèles organisationnels alternatifs qui semblent possibles, plus le champ organisationnel aura un taux élevé d’isomorphisme. La relative homogénéité des structures et formes organisationnelles des partis politiques québécois augmente la probabilité de ressemblance dans leur mode de fonctionnement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différences importantes dans le degré de bureaucratisation des divers partis, mais il serait préférable d’observer des exemples de mouvements sociaux, de réseaux de mobilisation et de formations politiques à l’échelle internationale pour s’inspirer de nouvelles pratiques démocratiques et méthodes d’organisation. Des modèles innovants sur la scène politique espagnole et catalane (Podemos, Guanyem Barcelona, Canditatura Unitat Popular) pourraient servir à renouveler l’action politique hors du cadre partisan traditionnel.

Somme toute, si l’isomorphisme institutionnel représente une tendance lourde, la présence d’alternatives de nouvelle génération témoigne du fait que la bureaucratisation n’est pas une fatalité de l’univers politique et que la question de la légitimité pouvoir étatique tel que nous le connaissons reste ouverte. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut ou non abolir les partis, mais de déterminer quel genre d’organisation politique permettrait de transformer les institutions de telle sorte que les partis traditionnels deviendraient obsolètes. La réflexion sur le projet politique doit donc laisser place à celle sur la méthode comme tremplin du dépassement de l’éternelle opposition entre l’espace politique et la sphère citoyenne, l’État et les mouvements sociaux, le parti et l’auto-organisation.

(1)   Les concepts de monopole radical et de contre-productivité ont été inventés par le philosophe Ivan Illich pour décrire et critiquer le fonctionnement des outils et des organisations de la société industrielle. Lorsqu’un moyen technique devient trop efficace, il crée un monopole et empêche l’accès aux moyens plus lents. Lorsque les grandes institutions des sociétés industrielles atteignent un seuil critique, elles s’érigent parfois en obstacles à leur propre fonctionnement.
(2)   Roméo Bouchard, Constituer le Québec. Pistes de solution pour une véritable démocratie, Atelier 10, Montréal, 2014, p.39
(3)   Ibid., p.45
(4)   Jane Jacobs, La question du séparatisme. Le combat du Québec pour la souveraineté, VLB éditeur, Montréal, 2012, p.121
(5)   Robert Michels, Les Partis Politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Paris 1914, p. 23-24
(6)   Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Les Classiques des sciences sociales, 1875, p.38 http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/critique_progr_gotha/pr…
(7)   Paul J. Di Maggio, W. W. Powell, « The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields ». American Sociological Review, vol. 48, no.2, p.147–160

Les indépendantistes et la question fédérale

Les indépendantistes et la question fédérale

L’objet de ce texte découle d’une question apparemment fort simple mais qui s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue : en tant qu’indépendantiste écosocialiste, pour qui devrais-je voter aux prochaines élections fédérales ? Sur le plan personnel et idéologique, ma sensibilité politique est relativement bien représentée à l’échelle provinciale par Québec solidaire, un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste, altermondialiste et indépendantiste. À l’échelle fédérale par contre, l’unité philosophico-pratique de la question sociale et nationale se retrouve scindée en deux formations foncièrement différentes : le Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD) et le Bloc québécois. Pour plusieurs raisons que j’expliquerai sous peu, aucun de ces deux partis ne peuvent défendre adéquatement un projet de société et un projet de pays réellement transformateur. L’un et l’autre ne peuvent représenter l’expression politico-institutionnelle de la lutte pour l’émancipation sociale et le combat pour la libération nationale. Devant cette contradiction, je vais essayer de montrer que l’abstentionnisme et le mythe de la convergence des mouvements sociaux représentent une impasse, et que la seule solution à long terme réside dans la création d’une nouvelle alternative politique inspirée des plus récentes expérimentations des luttes populaires en Europe.

Tout d’abord, le NPD, parti fédéraliste et « social-démocrate », a effectué un important recentrage depuis la mort de Jack Layton et le leadership de Thomas Mulcair, qui a d’ailleurs appelé à voter pour la droite (Parti libéral du Québec) lors des dernières élections provinciales. Si l’objectif est de renverser le gouvernement conservateur en 2015 par le vote stratégique, les libéraux (PLC) et les néo-démocrates seraient, grosso modo, des options largement équivalentes. De plus, les libéraux ont par le passé réussi à polariser davantage le débat entre fédéralistes et souverainistes, de sorte qu’il serait utile de manière machiavélique, de voter pour Justin Trudeau. Ce dernier incarnerait d’ailleurs la boutade de Marx, à savoir que «  tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Évidemment, loin de moi l’intention cynique d’appuyer ironiquement un chef opposé à mes valeurs éthiques et politiques. Dans ce cas, le NPD serait-il un moindre mal ? À regarder de près le projet de création d’une filière provinciale de cette formation politique, le NPD-Québec, qui viendrait concurrencer directement Québec solidaire, il serait absurde d’appuyer un parti mollement progressiste qui ne remet pas en cause le néolibéralisme et les institutions parlementaires déficientes, et qui viendrait menacer directement l’unification des forces progressistes québécoises. Outre ces intérêts corporatistes, il semble peu probable, de toute façon, qu’un gouvernement néo-démocrate majoritaire puisse améliorer substantiellement les choses à l’échelle canadienne. Les deux contradictions fondamentales, à savoir le capitalisme et la domination fédérale sur le peuple québécois et les Premières Nations, ne seraient pas remises en question. Le NPD suivrait alors la trajectoire historique de l’ensemble des partis de centre-gauche, qui appliquent des mesures d’austérité et des politiques néolibérales parce qu’ils sont incapables de remettre en question les règles du jeu de la finance mondiale, la cage de fer du modèle de développement dominant qui essaie de concilier de manière schizophrénique croissance économique et préservation de l’environnement.

Le volontarisme du Bloc

En rejetant le capitalisme vert et à visage humain prôné par le NPD, ainsi que son « fédéralisme coopératif » qui admet sur le bout des lèvres le droit à l’autodétermination des peuples tout en prônant une forte unité canadienne, il reste alors le Bloc québécois. Ce parti représente-il une alternative crédible à l’échelle fédérale ? D’une part, ce parti organiquement relié au Parti québécois, et prônant la défense des intérêts nationaux dans les institutions parlementaires canadiennes, fut créé dans le but de « préparer le terrain de l’indépendance » et d’offrir une tribune pour diffuser l’idéologie nationaliste et souverainiste. L’élection récente de Mario Beaulieu à la tête du parti est représentative à cet égard : bien que certains y voient un risque électoral à cause de la ligne dure de son discours et de sa volonté d’investir pleinement la lutte idéologique en faveur de l’indépendance, cela n’est pas un problème en soi, bien au contraire. La question réside dans la manière dont le projet d’émancipation nationale doit être porté pour recevoir un large écho populaire dans les circonstances historiques du XXIe siècle.

Or, c’est précisément là que le bât blesse : Mario Beaulieu ne renouvelle pas le discours indépendantiste, mais fait preuve d’un volontarisme qui ne remet pas en question les contradictions du mouvement souverainiste traditionnel. La forme de nationalisme prônée par le nouveau chef, qui fut d’ailleurs appuyé par une dynamique équipe militante (composée de plusieurs jeunes issus d’Option nationale et d’organisations de la société civile), représente au mieux un retour aux sources de l’idéal de René Lévesque, au pire une caricature d’une idéologie qui peine à se réinventer. Malgré l’importante crise du mouvement souverainiste qui laisse théoriquement aux jeunes la possibilité de changer les choses et de transformer ces deux partis de l’intérieur, la question fondamentale demeure la suivante : s’agit-il de vieux vin dans de nouvelles bouteilles, ou de nouveau vin dans de vieilles bouteilles ? Malgré la bonne volonté de la nouvelle génération souverainiste, le « sang neuf » ne semble pas accompagné d’une transformation radicale de l’esprit, car la stratégie classique reste fondamentalement inchangée.

De plus, l’insistance sur la question identitaire et linguistique, manifestée par certaines déclarations controversées de Beaulieu, et la centralité de la lutte contre la « québécophobie » n’augurent pas un réel élargissement de la cause souverainiste aux minorités culturelles et à de nouveaux groupes de la population. Je ne veux pas ici nier l’importance de redéfinir l’identité québécoise et de préserver la langue française, qui demeurent somme toute précaires à l’heure de la mondialisation. Mais l’enjeu linguistique est intrinsèquement polarisant, et ne représente pas une bonne perspective stratégique pour fonder le projet d’indépendance et rallier une large unité populaire qui dépasserait la simple majorité francophone. La lutte linguistique, prise isolément, représente une position défensive et réactive, et non un large projet d’émancipation qui permettrait de fonder la Nation québécoise sur une nouvelle base sociale et politique. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord la conservation ou la restauration de la culture québécoise menacée par les forces dissolvantes de l’anglicisation, du multiculturalisme, des droits individuels, etc., mais sa reconstruction par l’émergence de nouvelles valeurs collectives de solidarité qui traversent les clivages traditionnels, en vue de fonder une nouvelle République en Amérique du Nord.

D’un point de vue pragmatique, le Bloc québécois pourrait éventuellement reprendre vie par quelques sièges supplémentaires au Parlement canadien et redonner un peu d’espoir au mouvement souverainiste qui peine à se rebâtir. L’objectif à court terme n’est donc pas de faire peser réellement les intérêts du Québec à l’échelle fédérale, mais de ralentir le processus de décomposition d’un mouvement en profonde désorientation. L’important est de ne pas lâcher, de continuer à croire à l’idéologie souverainiste, coûte que coûte. Celle-ci considère la question nationale comme une priorité politique absolue, les questions sociales, économiques, écologiques ; et les questions autochtones étant subordonnées, voire sacrifiées, à l’éventuel salut par l’indépendance. Le problème est qu’on hiérarchise encore les luttes populaires en croyant que les intérêts nationaux ne sont pas traversés par d’importantes contradictions : les intérêts de Québecor et des employé.es en lock-out ne sont pas les mêmes, ceux de Pétrolia et des municipalités en lutte pour préserver leur eau potable non plus. Au fond, le Bloc québécois ne se soucie guère des intérêts pour les classes populaires du reste du Canada, pourvu que les « intérêts québécois », supposément uniformes, soient pris en compte. Cette forme de corporatisme national alimente paradoxalement la « québécophobie » qui est dénoncée par ailleurs, alors qu’il faudrait prôner une solidarité entre peuples québécois, canadien et autochtones contre l’État pétrolier et impérialiste canadien.

Une alternative populaire ?

Compte tenu qu’il est peu probable que le Bloc québécois fasse un virage à gauche en mettant sur un pied d’égalité la question sociale et nationale, ou que le NPD fasse preuve d’ouverture à l’égard du projet indépendantiste et retourne aux valeurs du socialisme démocratique, le changement politique à l’échelle canadienne semble être bloqué. Je me retrouve donc, comme une majorité de progressistes indépendantistes et de personnes qui en ont marre du système démocratique actuel, qui ne croient plus aux promesses des grands partis vieillis et bureaucratisés, dans une position d’orphelin politique. Devrais-je faire un compromis, c’est-à-dire choisir entre des valeurs qui me tiennent à cœur et qui sont incarnées séparément (et de manière insatisfaisante !) dans deux formations politiques distinctes, la souveraineté (Bloc) ou la justice sociale (NPD) ? Devrais-je renoncer à me compromettre et plutôt voter blanc, pour le Parti communiste du Canada, ou le Parti Rhinocéros ? L’abstention ou le vote de contestation sont-ils une solution ?

Devrait-on plutôt miser sur les mouvements sociaux, se retrancher sur la société civile en voie de reconstruction, et espérer une convergence des luttes qui a été amorcée lors du Forum social des peuples (lequel eut lieu pour la première fois à Ottawa du 21 au 24 août 2014) ? Le mouvement Idle no more, les luttes écologistes et citoyennes contre les projets d’oléoducs, les syndicats en guerre contre Harper à l’échelle canadienne, tous ces acteurs dispersés et divisés par la langue, des référents culturels distincts et la force des classes dominantes, pourront-il se sortir de leur isolement respectif, et entamer un réel dialogue qui pourrait déboucher sur de nouvelles alliances ? Si cela est possible, et doit être minimalement essayé afin de donner une chance aux classes subalternes et aux peuples opprimés de se reprendre en main, resterons-nous enfermés dans un espace de discussion sans débouché politique concret ? Comment dépasser ce qui se passe trop souvent avec le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, où les échanges fructueux peinent à se traduire dans une pratique effective en dehors de ces moments de « tourisme militant »? Doit-on bouder les urnes fédérales, ou plutôt bien essayer de s’appuyer sur les luttes sociales pour proposer un projet politique global qui pourrait être construit et élaboré différemment à de multiples échelles locales et nationales ?

Pourrait-on créer une alternative politique à l’image de Québec solidaire, c’est-à-dire un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste et altermondialiste à l’échelle pan-canadienne, qui reconnaîtrait pleinement les projets d’auto-détermination des peuples québécois et autochtones ? La forme du parti politique traditionnel serait-elle adaptée à une telle ambition ? Serait-il utopique de se lancer dans un projet de la sorte, compte tenu des forces fragiles de la gauche québécoise et canadienne, qui peinent déjà à obtenir un appui suffisant dans leurs milieux respectifs ? Ce projet ambitieux, voire téméraire, qui aurait du être écarté d’emblée par souci de réalisme politique, doit être néanmoins envisagé sérieusement comme une solution possible. Et si la réponse était : « Oui nous le pouvons ! » ?

L’exemple de Podemos

Je rendrai ici l’exemple de la formation politique espagnole Podemos, une alternative aux partis de gauche traditionnels qui a remporté 8% des voix lors des dernières élections européennes de mai 2014, et ce, seulement après quatre mois d’existence. À quoi ce nouveau venu doit-il son succès ? Tout d’abord, Podemos émane du mouvement des Indignés, de l’initiative de groupes anticapitalistes et d’un réseau militant proche de la télévision web indépendante La Tuerka, fondée par un jeune professeur charismatique en sciences politiques, Pablo Iglesias.

 « Son fonctionnement favorise la participation politique du peuple, organisant des élections primaires ouvertes, l’élaboration d’un programme politique participatif, la constitution de plus de 400 cercles et assemblées populaires dans le monde entier. Podemos obtient ses ressources exclusivement de contributions populaires, refusant tout prêt bancaire, et toute sa comptabilité est publique et accessible en ligne (podemos.info). Tous ses représentants seront révocables, et soumis à la stricte limitation de leurs mandats, leurs privilèges et leurs salaires. » (1)

La particularité de ce parti « nouveau genre » ne réside pas dans son projet de société, mais dans son modèle d’organisation souple et horizontal. Il représente une innovation politique qui dépasse la séparation traditionnelle entre le parti et les mouvements sociaux, en traduisant les pratiques de démocratie participative et délibérative des grandes contestations populaires amorcées en 2011 sur le plan institutionnel. Selon Pablo Iglesias, ce qui différencie Podemos de ses concurrents comme Izquierda Unida :

 « ce n’est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l’instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c’est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n’est pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos eurodéputés pour s’en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une professeur de secondaire, un scientifique, etc.) ». (2)

Quelles leçons doit-on tirer pour l’articulation de la gauche pan-canadienne et le projet d’indépendance ? D’une part, il faut sortir du carcan des vieux partis politiques, qui sont non seulement démodés sur les plans du discours et de l’idéologie, mais qui représentent des véhicules archaïques et déconnectés des nouvelles pratiques d’organisation citoyenne et populaire. Il ne faut pas d’abord axer notre attention sur l’élaboration du programme, mais sur la structure démocratique, souple et horizontale, qui pourra faire naître une volonté collective dans de multiples localités du Canada, du Québec et dans les communautés des Premières Nations. Il faudra évidemment dépasser le fossé culturel entre des traditions et des sociétés fort différentes, et nouer de nouvelles relations à partir des rencontres qui ont émergé lors du Forum social des peuples.

Or, ce fossé n’est pas infranchissable, et il ne serait pas impossible de développer rapidement un programme commun opposé à l’État pétrolier et militaire canadien, soucieux de reconnaître pleinement le droit à l’auto-détermination des peuples. Encore une fois, l’exemple de Podemos est éclairant car il encourage, contrairement au reste de la gauche espagnole qui demeure largement fédéraliste, la lutte pour l’indépendance nationale du peuple catalan. Il est donc possible d’articuler les questions sociale, écologique et nationale, à condition de dépasser la vieille dichotomie entre la social-démocratie centralisatrice et le nationalisme classique du mouvement souverainiste. Il ne faut pas seulement une coalition abstraite entre des peuples qui cohabitent dans un État unifié qui les domine, mais un souci réel pour l’auto-détermination des communautés, pour la décentralisation du pouvoir et pour les liens de solidarité entre les Nations qui peuvent se gouverner elles-mêmes. Telle est l’essence du rapport concret entre indépendantisme et internationalisme à l’échelle canadienne.  

(1) http://www.contretemps.eu/interventions/appel-international-nous-souteno…
(2) http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-pode…