En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 3

En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 3

Depuis fin juin, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyé·e·s par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.

Le 7 novembre 2021, les Havelockois·e·s sont appelés aux urnes à l’occasion d’élections municipales. Pour la première fois depuis son arrivée à la mairie d’Havelock en 2005, Denis Henderson fait face à un concurrent, Stéphane Gingras[1], géographe et environnementaliste, issu de la mobilisation citoyenne contre le projet d’usine d’asphalte du Groupe Chenail.

Après quelques jours de flou et un recomptage, l’opposant du maire sortant remporte la mise sur le fil, avec une avance de moins de dix votes sur celui-ci. La moitié du conseil municipal est en même temps renouvelé à la suite de ce scrutin ayant mobilisé 67,7 % de la population du village[2] ; une participation qui contraste avec la moyenne provinciale de 38,7 %[3].

Pour Pascale Bourguignon, citoyenne engagée contre le projet d’usine d’asphalte, ce changement de garde ne doit rien au hasard. « Je pense que s’il n’y avait pas eu le projet d’usine, on n’en serait pas arrivé là », explique-t-elle, lors d’une rencontre avec l’Esprit libre, à Havelock, le 16 novembre 2021. En face d’elle, Michel Ménard, autre citoyen largement mobilisé, abonde dans le même sens : « Il s’est enfargé avec sa propre corde ! […] C’est ça qui a mené aux résultats de l’élection ».

Les deux résident·e·s du village montérégien ne cachent pas leur joie à la suite de la défaite de M. Henderson. Comme plusieurs autres, il et elle se sont largement mobilisé·e·s au cours de la campagne électorale ; distribuant des tracts afin de faire tomber un maire vivement critiqué depuis juillet et le début de la polémique entourant le projet du Groupe Chenail.

Pascale Bourguignon déclare d’ailleurs avoir découvert que le sort de cette affaire aurait pu être bien différent si la population ne s’était pas mobilisée en urgence. « On a la preuve que le 5 juillet, Henderson devait voter la résolution qui aurait permis à Chenail de s’installer et qu’il s’est retourné quand il a vu la foule devant la Mairie. Ça s’est joué à un jour près. Heureusement qu’on l’a su une semaine précédente ».

L’attitude de M. Henderson vis-à-vis de sa population et sa façon d’interagir avec celle-ci avait maintes fois été décriée ces derniers mois. On a notamment reproché à la Ville de ne jamais avoir mis sur pied de site internet, ce qui a finalement été fait par la nouvelle administration. « On était obligé[·e·]s de se relayer tous les jours pour passer voir s’il y avait des papiers affichés sur la porte de l’hôtel de ville, sinon on n’en avait aucune idée », déplore Pascale Bourguignon.

C’est en tout cas une page que veut tourner le nouveau maire, Stéphane Gingras, qui affirme à l’Esprit libre au mois de mars que l’imputabilité et la transparence sont les deux axes sur lesquels il veut bâtir sa politique municipale : « On publie un bulletin chaque mois ou toutes les décisions du conseil sont imprimées noir sur blanc. On a un nouveau site internet, une page Facebook, etc. ».

Il affirme surtout qu’il lui est cher de rompre avec ce qu’il désigne comme la « culture d’entreprise » en usage à la Mairie d’Havelock : « Plusieurs choses étaient louches dans cette administration, souligne Stéphane Gingras. M. Henderson se baladait avec une carte de crédit de la Municipalité, alors que c’est écrit dans la Loi que le maire n’a pas le droit de dépenser un sou de la Municipalité […] Je pense que ce n’était pas de la malveillance, mais plutôt de la méconnaissance de la loi et des rôles et responsabilités de chacun[·e·]. C’est ça qui est à retravailler au niveau de la Municipalité », confie-t-il.

Dès son arrivée, le successeur de M. Henderson s’est attelé à la tâche d’enrayer définitivement le projet chancelant du groupe Chenail, en faisant voter une modification du règlement de zonage afin de « restreindre les usages au niveau de la carrière », rachetée en février dernier par le groupe Atwill-Morin, une entreprise spécialisée dans la restauration d’immeubles patrimoniaux.[4]

Le Groupe Chenail, de son côté, a déposé un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure du Québec en septembre dernier afin d’établir la conformité définitive du projet au règlement de zonage de la Municipalité[5].

Il estime être dans son bon droit et ne baisse pas les bras, malgré l’élection d’un nouveau maire sur la base de l’opposition à son projet. Lors d’un entretien avec l’Esprit libre au mois d’avril, Marie-Josée Surprenant, porte-parole du Groupe Chenail, s’est dite surprise et personnellement touchée à la suite du revers accusé fin juillet 2021 et la fermeture du dossier de l’usine par la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) : « C’est moi qui avais monté le dossier de A à Z ».

« On n’a rien à cacher, poursuit-elle. Rien n’a été fait de façon illégale. On a demandé si le zonage était conforme et on nous a répondu que oui […] L’inspectrice était quand même venue voir l’usine. Ils [la Municipalité] ont pris les mesures, etc. ». Mme Surprenant affirme que les nouveaux propriétaires de la carrière sont favorables au projet d’usine et précise que le Groupe Chenail n’est pas « contre » la Municipalité de Havelock : « On demande juste à savoir la vérité dans ce projet-là ».

De son côté, le nouveau maire de Havelock, qui a exercé le métier d’inspecteur municipal dans le passé, affiche un certain optimisme quant à l’issue du processus judiciaire : « M. Chenail amène la Municipalité en Cour supérieure du Québec sur la base qu’il y avait un mémo d’une inspectrice municipale qui lui disait que c’était correct d’aller de l’avant. Sauf qu’[un mémo], ce n’est pas un permis ou quoique ce soit du genre. Ce n’est pas suffisant en Cour. Je ne crois pas que M. Chenail aura l’oreille du juge dans ce dossier-là ».

Chacune sûres de leurs forces, les deux parties demeurent dans l’attente du jugement de la Cour Supérieure du Québec, qui selon Mme Surprenant, n’arrivera sûrement pas avant l’automne. Témoin lointain de cette procédure, la population locale qui s’est mobilisée comme rarement auparavant, devra encore patienter un peu avant de récolter, ou pas, les fruits de son activisme.

Pascale Bourguignon, villageoise engagée contre le projet du groupe Chenail, s’adressant à ses concitoyen·ne·s, le 12 juillet 2021. Michel Ménard, autre figure centrale de la mobilisation, enregistrant l’évènement. (Arthur Calonne)

Pour relire les premières parties:

CRÉDIT PHOTO: Arthur Calonne

[1]«  Stéphane Gingras vise la mairie de Havelock », INFOSuroit.com, 1er octobre 2021, https://www.infosuroit.com/stephane-gingras-vise-la-mairie-de-havelock/

[2] Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation, Résultats des élections municipales 2021, https://www.mamh.gouv.qc.ca/organisation-municipale/democratie-municipale/statistiques-et-archives-des-resultats-des-elections-municipales/elections-municipales-2021/resultats-des-elections-municipales-2021/?mun=Havelock&v=69005

[3] Éric-Pierre Champagne, « Le faible taux de participation inquiète Élection Québec », La Presse, 12 novembre 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-11-12/elections-municipales/le-faible-taux-de-participation-inquiete-election-quebec.php

[4] Mario Pitre, « Havelock : Les Carrières Ducharme changent de mains », Journal Saint-François, 2 septembre 2021, https://www.journalsaint-francois.ca/havelock-les-carrieres-ducharme-changent-de-mains/

[5] Mario Pitre, « Havelock: Groupe Chenail veut connaître la conformité de son projet d’usine d’asphalte », Journal Saint-François, 2 septembre 2021, https://www.journalsaint-francois.ca/Havelock-Groupe-Chenail-veut-connaitre-la-conformite-de-son-projet-dusine-dasphalte/

En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 2

En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 2

Depuis fin juin, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyé·e·s par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région.

De la résignation au soulagement

Huit jours après la rencontre de la brasserie Livingston, le conseil municipal de Havelock organise une séance extraordinaire. Pascale Bourguignon et trois autres membres de la mobilisation sont sur les lieux. Pressé de formuler sa position quant au projet du Groupe Chenail, le conseil vote une résolution destinée à la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ). Une résolution qui laisse l’opposition sur sa faim.

Au lieu de s’opposer au projet, comme il l’avait promis plus tôt dans les colonnes du Gleaner, le conseil se contente de déclarer qu’il ne (le) recommande pas. La réponse des citoyens est immédiate et l’appel à une seconde manifestation devant l’hôtel de ville de Havelock, le 2 août suivant, est lancé.

« Malheureusement le point sur lequel reposait notre espoir de stopper la construction de l’usine, soit que le conseil municipal devait fournir à la CPTAQ un avis de non-conformité n’est désormais qu’un demi-succès. Effectivement, la mairie a finalement voté contre l’usine, tout en restant complaisante avec le promoteur (…) Il y a de fortes chances, que de ce côté-là, la bataille soit perdue. Dans l’immédiat, devant la mollesse de la mairie, notre nouvelle carte est de pousser celle-ci à poursuivre le Groupe Chenail sur le non-respect des règlements de zonage », peut-on y lire. 

Quelques jours après cet affront, Michel Ménard, rejoint par téléphone, se montre pessimiste quant à l’issue de l’affaire : « Ça sent mauvais… Ils [et elles] sont déjà installés […] Comme citoyen[·ne·]s, on est pris[·e·] s à s’organiser à la dernière minute contre quelqu’un qui est bien préparé : c’est une tâche colossale », déplore-t-il. Comme tant d’autres, il est frustré par l’attitude de la Ville, et l’impuissance, clamée ou réelle, de celle-ci face au Groupe Chenail : « La Ville était au courant depuis un sérieux bout de temps […] Si la Municipalité ne peut pas gérer ce qui se passe sur son territoire, où est-ce qu’on s’en va ? ».

Le 2 août, une nouvelle manifestation est organisée, à 19 h, devant la mairie de Havelock, où le conseil municipal est rassemblé à l’occasion d’une séance annoncée à huis clos.

Devant la porte de la mairie, le maire Henderson invoque devant quelques manifestant·e·s, des motifs de santé publique, alors que le récent passage en zone verte permet, à ce moment, aux citoyen·ne·s d’assister de nouveau aux conseils municipaux [ii]. Parmi les personnes venues se masser devant M. Henderson, Pascale Bourguignon fulmine. Elle rappelle qu’elle et trois autres représentant·e·s de la mobilisation ont assisté, deux semaines auparavant, à une séance extraordinaire du conseil. 

Plus d’une centaine de personnes se réunissent pour la seconde fois en deux mois devant l’Hôtel de Ville de Havelock, le 2 août 2021, pour s’opposer à l’installation d’une usine d’asphalte bitumineuse à Havelock. (Adèle Surprenant)

On veut entendre ce que vous allez vous dire (…) On est en zone verte, ça n’a pas de sens ! », s’indigne-t-elle. « On est en démocratie, Monsieur (…) On veut savoir des choses ! », lance une autre femme. Mais le maire est inflexible. « Regardez, je reviens vous voir tantôt (…) Je vais parler au conseil, voir comment les choses peuvent se faire », répond-il en se retranchant dans l’édifice. 

La foule d’environ 150 personnes ne se décourage pas. Pancartes colorées à la main, elle reste aux portes de l’hôtel de ville, bien décidée à faire pression sur les élu·e·s et accrochée à la promesse faite par le maire d’aller à leur rencontre par la suite. 

Les manifestant·e·s implorant le Maire, Denis Henderson, de les autoriser à assister au Conseil Municipal, le 2 août 2021. (Adèle Surprenant)

De longues minutes s’écoulent et toujours aucun signe de celui-ci. Les manifestant·e·s se déplacent aux fenêtres de l’édifice pour attirer l’attention du conseil municipal, entonnant des slogans et tapant dans leurs mains : rien n’y fait. 

Vers 20 h 30, la plupart des personnes arrivées une heure et demie plus tôt sont encore là. La porte de l’édifice s’ouvre. Des conseiller·e·s font entrer Michel Ménard, et seulement lui, à l’intérieur de la mairie, sans en expliquer le pourquoi. Le geste entraîne une vague de confusion dans l’assemblée. « Ils sont peut-être en train de le cuisiner », s’inquiète Pascale Bourguignon. 

Michel Ménard, seul citoyen autorisé à pénétrer l’édifice à titre de représentant de la mobilisation, écoutant attentivement les membres du Conseil Municipal. (Adèle Surprenant)

À travers les fenêtres latérales de l’hôtel de ville, on aperçoit le chroniqueur radio écouter attentivement les paroles des élu·e·s. La foule est perplexe : quelque chose d’important est en train de se passer. 

Une vingtaine de minutes plus tard, alors que les manifestant·e·s commencent sérieusement à s’impatienter, la porte s’ouvre à nouveau. Michel Ménard sort, seul, une lettre à la main. Tous les regards se tournent vers lui. Un frisson de fébrilité traverse la foule au moment où il se saisit du porte-voix. 

« La CPTAQ a procédé, dans une résolution datant du 28 juillet, à la fermeture du dossier de l’usine, jugé irrecevable en raison de sa non-conformité au règlement de zonage municipal de Havelock, annonce-t-il, provoquant un éclat de joie. 

Sourire discret aux lèvres, Michel Ménard savoure cette petite victoire avec un brin de retenue : « Le Groupe Chenail et les Carrières Ducharme pourraient trouver une façon de présenter à nouveau leur projet sous une autre forme. Ça ne veut pas dire qu’ils partiront pour autant, ajoute-t-il. C’est clair qu’il y aura d’autres étapes, mais c’est un pas dans la bonne direction. Il faut maintenir la ligne dure, rester vigilants, suivre les étapes et revenir au besoin ». 

Soulagé·e·s de la décision de la CPTAQ, les citoyen·ne·s de la région regagnent leurs domiciles avec l’impression d’avoir gagnée une bataille décisive. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’ils et elles prennent la mesure de leur influence sur ce verdict.

Pour lire la suite:

En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 1

En Montérégie, une mobilisation villageoise inédite / Partie 1

Depuis l’été dernier, les citoyen.ne.s de Havelock, un village montérégien peuplé d’un peu moins de 750 habitant·e·s, se mobilisent contre l’implantation d’une usine d’asphalte mobile sur le chemin de Covey-Hill, une route étroite réputée et appréciée des cyclotouristes. Appuyés par leurs voisin·e·s des villages de Hemmingford ou de Franklin, les Havelockois·e·s sont monté·e·s au front pour repousser l’offensive du Groupe Chenail inc., un promoteur bien connu dans la région pour sa forte activité dans la région. Conservé·e·s dans l’ignorance et alerté·e·s seulement par une fuite au début de l’été 2021, ces résident·e·s se sont organisé·e·s dans l’urgence afin d’entamer un combat périlleux contre un projet qu’ils et elles jugent menaçant pour l’environnement, leur qualité de vie, et l’attractivité de la région. 

Un projet mystérieux…

« C’était une fuite », répond Pascale Bourguignon, souriante, lorsqu’on lui demande comment les concitoyen.e.s de Havelock ont eu vent de l’existence et de l’avancement du projet du Groupe Chenail. Originaire d’Aix-en-Provence dans le Sud-Est de la France, Mme Bourguignon a émigré au Québec il y a près de 30 ans. Lorsque ses enfants ont quitté le domicile familial, elle a décidé de s’établir avec son conjoint à Havelock, à la recherche de plus d’espace et de calme. Artiste visuelle de métier, elle est l’une des principales instigatrices de la mobilisation du 5 juillet.

Le projet du Groupe Chenail a été présenté une première fois, en 2019, à la Municipalité régionale de comté du Haut-Saint-Laurent (MRC), qui l’avait jugé non conforme au schéma d’aménagement régional. Lors de la seconde présentation devant l’instance régionale, l’année suivante, le Groupe Chenail a changé de stratégie et fait jouer un nouvel atout : l’invocation d’un précédent juridique. Celui-ci autoriserait la « transformation » des ressources extraites par la Carrière Ducharme, et rendrait envisageable l’implantation de son usine. L’argument semblait alors avoir fait mouche. Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal expérimenté de la région, a cependant expliqué dans le journal local, The Gleaner[i]qu’aucun permis n’avait été délivré par la MRC, qui “n’est pas un organe décisionnel”, rappelle-t-il.

« On a eu une semaine pour réunir les gens », explique-t-elle lors d’une réunion citoyenne organisée le 12 juillet 2021. Ce soir-là, des dizaines de personnes sont rassemblées à quelques kilomètres à peine des carrières Ducharme, où le Groupe Chenail inc., une entreprise d’excavation, de pavage et de transport de matériaux, a déjà installé en grande partie son usine d’asphalte mobile, une structure rouge écarlate dont les images circulent sur le groupe Facebook « Défense protection Covey-Hill ».

Malgré l’ambiance bon-enfant de cette chaude soirée d’été, impossible de ne pas discerner de l’inquiétude dans les discussions entre les citoyens qui ne s’étaient pour beaucoup jamais côtoyés auparavant. Un grand nombre étaient présent·e·s une semaine plus tôt, devant l’hôtel de ville de Havelock, où un rassemblement d’une dimension et d’une ferveur inédite pour un village de cette taille a eu lieu. Une manifestation organisée sur le pouce par une poignée de résident·e·s inquiété·e·s par les conséquences de l’implantation d’une usine d’asphalte au beau milieu de leur cadre de vie.

Le 5 juin : une soirée fatidique 

Lorsque Denis Henderson, maire de Havelock depuis 2006, sort du conseil municipal sept jours plus tôt, il se retrouve nez à nez avec plus d’une centaine d’habitant·e·s de la région en colère. Il leur lit un communiqué de presse expliquant que la Ville a accusé réception de la demande du Groupe Chenail pour son projet : l’installation durable d’une usine mobile d’asphalte sur le terrain de la Carrière Descharmes, afin d’exploiter les agrégats générés par cette dernière.

Peu convaincue, la foule soumet le maire à un véritable interrogatoire auquel celui-ci n’est visiblement pas préparé. Il tente de faire redescendre la tension en rappelant qu’un certain nombre d’autorisations, notamment auprès de la Commission de protection des terres agricoles du Québec (CPTAQ) et du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), sont des conditions sine qua non au développement du projet. 

« Et si les autorisations sont accordées ? », lance quelqu’un dans l’assemblée. « Nos règlements permettent-ils de dire non ? », répond M. Henderson : un aveu de faiblesse qui génère l’exaspération de son auditoire. Pour beaucoup, le lien de confiance envers la mairie est brisé et le besoin de se mobiliser entre citoyen·ne·s paraît évident. Une page web pour tenir tout le monde au courant des informations liées au projets émerge, des pétitions sont lancées et une nouvelle réunion est organisée quelques jours plus tard, sur la terrasse de la brasserie Livingston de Franklin.

Neuf jours plus tard, le conseil municipal de Havelock, prenant acte de la mobilisation citoyenne, durcit le ton dans une déclaration publiée dans le journal local, The Gleaner : « Bien que le conseil municipal de [Havelock] ait l’obligation de faire respecter la loi, [s]a position […] est [unanime et] claire : il s’oppose à l’installation d’une usine d’asphalte sur le chemin Covey-Hill à Havelock ». Plus loin, le conseil rappelle que le sort de cette affaire réside principalement dans les mains du ministère de l’Environnement et de la CPTAQ. Dans le camp des opposant·e·s, on attend une prise de position officielle. 

De la stupeur à l’engagement

Présent lors de la réunion citoyenne du 12 juillet 2021, Luc de Tremmerie, un inspecteur municipal qui a œuvré longtemps dans la région et qui soutient la mobilisation, se saisit du micro. Il dévoile devant ses concitoyen·ne·s un constat alarmant : « À partir du moment où un projet est conforme au règlement de zonage [municipal], qu’il détient un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement et un avis de conformité de la CPTAQ, la municipalité n’a plus grand-chose à faire. Si elle veut s’y opposer, elle doit engager des poursuites judiciaires, mais nos municipalités rurales n’en ont généralement pas les moyens, et habituellement, c’est le promoteur qui remporte la mise ».

La Brasserie Livingstone, à Franklin, où se déroule la réunion citoyenne du 12 juillet 2021.

(Arthur Calonne)

Pour les villageois·e·s, la réglementation municipale ne permet pas un tel projet. Des nuances dans l’interprétation de celui-ci sont pourtant portées par le Groupe Chenail, qui, lui, se considère légitime à s’établir sur la carrière. Interlocutrice des deux parties, la mairie se fait discrète, ce qui irrite grandement les membres de la mobilisation, qui se sentent pour beaucoup trahis. Et pour cause, le projet n’avait jusque là jamais été évoqué par l’équipe de M. Henderson.

Luc De Tremmerie est remercié pour son aide jugée précieuse, et rend la parole. D’autres personnes se saisissent du micro : la plénière est ouverte. De celle-ci émergent des inquiétudes, des frustrations, mais aussi des réflexions, des propositions et des messages d’espoir. L’idée de rédiger un mémoire destiné aux institutions régionales émerge. Une véritable organisation se dessine.

Luc de Tremmerie, inspecteur municipal ayant œuvré longtemps dans la région, mettant son expérience au service de la mobilisation, le 12 juillet 2021. (Arthur Calonne)

En marge de la réunion, Pascale Bourguignon fustige la malléabilité de la réglementation : « Les normes qui permettent ça sont tellement lâches, que ces gens-là peuvent très bien s’implanter là, sans qu’on puisse faire beaucoup (…) Il faut que nous cherchions à trouver les failles qu’on peut exploiter, parce que la mairie ne fera pas ce travail ». 

Perche et enregistreur à la main pour documenter tous les épisodes d’une saga annoncée, Michel Ménard se réjouit de voir tant de personnes à cette réunion. Âgé de 55 ans, ce chroniqueur radio réside depuis quatre ans sur le chemin de Covey-Hill, en face de l’entrée de la Carrière Ducharme. Enthousiaste, il reste cependant lucide, car le combat s’annonce long et ardu. « Je crains qu’on ne se dilue un peu en cours de route, mais j’ai hâte de voir ce qui va ressortir de tout ça. Je pense que l’urgence est là », confie-t-il. 

Grace Bubeck, une autre citoyenne de Havelock, s’inquiète de l’augmentation de la circulation des poids lourds sur la route, très étroite : « Il y a déjà trop de camions qui ne sont pas censés passer chez nous. Le chemin ne supporte pas leur poids », fait-elle remarquer. Il s’agit là d’une des craintes le plus souvent évoquées par les protestataires, avec celle de contamination des nappes phréatiques, et d’un risque accru d’incendies. 

Après une heure et demie de discussions et d’organisation en comité, tout le monde regagne son chez-soi. C’est la première fois depuis probablement des décennies qu’Havelock connait un tel émoi collectif. L’opposition est formidable et la confiance n’est pas de mise, mais la volonté de résister, elle, est bien présente.

Pour lire la suite:

NDLR: L’ancien maire de Havelock, Denis Henderson, est décédé le 3 mai 2022, à l’âge de 67 ans

La MRC Brome-Missisquoi face à une crise du logement fatidique

La MRC Brome-Missisquoi face à une crise du logement fatidique

La crise du logement à Montréal fait les manchettes depuis plusieurs années déjà. Or, le phénomène ne se circonscrit pas à la dimension de la métropole. La région de Sutton, dans les Cantons-de-l’Est, connait depuis un certain temps une pénurie de logements abordables, mais également des bouleversements dans la composition démographique et sociale de l’agglomération. Propulsées par la démocratisation récente de la location à (très) courte durée, ces tendances se sont accentuées ces dernières années, et encore davantage depuis le début de la pandémie. Elles inquiètent les expert·e·s et une partie de la population locale, qui voit son cadre de vie s’embourgeoiser au point de ne plus le reconnaître et de craindre pour sa subsistance.

Les régions aussi victimes d’une fièvre immobilière

Un exemple flagrant de cette dynamique est le cas de la MRC Brome-Missisquoi. Cette contrée réputée splendide fait le pont entre les centres urbains de Montréal et de Sherbrooke. Les touristes s’y pressent en nombre et à longueur d’année pour profiter de la nature et d’activités variées, entre monts, vignobles et lacs. Situés à peine à une cinquantaine de kilomètres l’un de l’autre, les domaines skiables de Sutton et Bromont sont parmi les plus fréquentés de toute la province.

Habitante de cette région, Myriam Simard, professeure retraitée de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), s’intéresse aux thèmes de ruralité et d’immigration en milieu rural. Comme beaucoup, elle est stupéfaite devant la hausse en flèche des prix des propriétés sur le marché immobilier. Une tendance qu’elle observe dans d’autres régions les plus touristiques et bucoliques du Québec, et qui n’est pas sans conséquence.

« Je lisais des articles sur ce qui se passait à Montréal, et je croyais que les villages étaient à l’abri de ça, confie-t-elle. Les prix ont tellement augmenté avec la surenchère que la population locale voit ses jeunes s’en aller plus loin, dans des villages qui sont moins chers, mais c’est difficile de trouver ces villages, car ça a augmenté partout. ».

Véritable catalyseur de cette hausse, l’exode urbain s’est accentué ces dernières années, et encore davantage depuis le début de la crise sanitaire, à la suite de l’avènement du télétravail. Ce mouvement d’individus provenant de la grande région de Montréal vers les milieux ruraux a également modifié le visage de ceux-ci, au désespoir de nombreux·ses citoyen·ne·s qui ne se reconnaissent plus dans les mutations que connait leur milieu de vie. 

« Il n’y a pas de logements abordables pour les familles. »

L’arrivée de cette population généralement plus fortunée que la moyenne dans la MRC Brome-Missisquoi, et particulièrement dans la région de Sutton, a des répercussions certaines sur le marché immobilier local qui, comme celui de la région montréalaise, est en proie au phénomène de surenchère immobilière. À Sutton, les solutions sont toutefois moins nombreuses pour les familles comme celle de Stéphanie, une jeune mère au foyer de deux fillettes de deux et quatre ans, et ce, même lorsqu’elles étendent le rayon de leurs recherches. « Il n’y a pas de logements abordables pour les familles », tonne-t-elle.

Dans la région depuis 2015, Stéphanie a dû quitter le bas de duplex dans lequel sa famille vivait, à Cowansville, et pour lequel elle déboursait 690 $ par mois. En cause, le rachat de l’immeuble par une nouvelle personne retraitée qui l’a ensuite réquisitionné pour son usage personnel et celui de son fils. « Ce duplex aurait pu loger deux familles de trois enfants. Au lieu de ça, il est habité par une personne retraitée et une personne dans la cinquantaine qui est célibataire », déplore-t-elle.

Après ce départ forcé, Stéphanie et son conjoint, qui travaille à Dunham, ont eu toutes les difficultés du monde à trouver un logement dans les environs. Frustrée par l’abondance de résidences secondaires — vides la plupart du temps — et par l’essor de la location à court terme, la jeune mère s’est également plainte du manque d’habitations destinées aux jeunes familles parmi les projets immobiliers récents. Plus généralement, elle dénonce la réticence des propriétaires à louer leurs appartements à cette clientèle. 

« Les familles ne sont pas les bienvenues du tout. On s’est déjà fait dire clairement que l’appartement qu’on visitait ne convenait pas aux enfants : c’est de la discrimination! […] Trouver un logement avec des enfants, c’est rendu aussi difficile que si on avait des chiens », ironise-t-elle. 

Après plus de deux mois passés chez le père du conjoint de Stéphanie, la jeune famille a finalement trouvé une solution. « On n’a pas eu le luxe de choisir. Le premier propriétaire qui nous a dit oui, on a signé. » Le couple s’estime chanceux d’avoir trouvé ce petit appartement, pourtant, il ne crie pas victoire, car avec la venue d’un troisième enfant attendu pour le mois de décembre, il faudra bientôt trouver plus grand. 

« Je pourrais trouver à Montréal quelque chose de mieux que ce que j’ai ici, avec le même budget. »

Frédérique a quitté Montréal pour s’installer dans les Cantons-de-l’Est il y a cinq ans. Peu après son arrivée, elle a mis sur pied un centre d’escalade qui emploie 15 personnes à Bromont. « Pour être honnête, c’est vrai que je participe un peu à la gentrification, au sens où je débarque avec mes concepts hipster montréalais », concède-t-elle d’entrée de jeu lors d’une entrevue téléphonique avec L’Esprit libre

Cependant, depuis son arrivée, son statut de néo-rurale ne l’a pas empêchée d’éprouver des difficultés semblables à celles que Stéphanie a vécues. Selon elle, le manque de logement dans la région est une occasion pour les propriétaires de louer des logements, parfois accessoires et non réglementaires, à des prix très élevés. « On est un peu à leur merci, car il y a si peu d’options pour se loger […] Je pense qu’en ce moment, je pourrais trouver à Montréal quelque chose de mieux que ce que j’ai ici, avec le même budget », confie la jeune entrepreneure. 

Elle évoque notamment son expérience dans une « cabane » dans laquelle elle a vécu à Brigham, un village situé à 20 minutes de voiture à l’est de Bromont. Dans ce village qu’elle qualifie comme n’étant « pas le plus glorieux », elle payait tout de même 700 $ de loyer par mois pour un logis mal isolé, sans eau potable et où elle a dû installer elle-même l’eau chaude et internet. 

Elle souligne également le fait que dans la plupart des cas, les personnes qui quittent Montréal pour la vie rurale sont réticentes à s’installer dans les blocs-appartements situés dans des « banlieues-dortoirs » comme Cowansville. Comme nombre de ces personnes-là, Frédérique affirme s’être souvent retrouvée à louer des logements sans contrat, où les locataires sont « à la merci » des locateurs et locatrices. « Les propriétaires ne veulent pas signer des baux parce qu’ils ont plus ou moins le droit d’avoir un appartement à cet endroit-là […] Dès que tu veux quelque chose plus proche du “trip d’être en région”, généralement, il n’y a pas de bail ou bien ce sont des ententes qui peuvent changer sur un une cenne, et tu n’as aucun recours. » 

Elle pointe aussi du doigt l’essor de la location à court terme, à laquelle de plus en plus de propriétaires ont recours, car elle est très rentable dans les régions touristiques : de l’huile sur le feu dans un contexte de crise du logement à Montréal, New York, Barcelone, comme à Sutton. L’ex-Montréalaise croit qu’une réglementation plus mordante aux niveaux provincial et municipal est nécessaire pour contrôler ce qu’elle considère comme un « business en soi » pour beaucoup de propriétaires qui achètent des propriétés et les louent exclusivement aux touristes, à des prix très élevés. En cinq ans, Frédérique a été plusieurs fois victime des conséquences de ce phénomène, qui rend encore plus difficile l’accès au logement pour les habitant·e·s de la région.

«À Bromont, je voulais habiter dans une petite cabane que le propriétaire voulait me louer 775 $ par mois, rien d’inclus. Comme il n’y avait pas de bail, il a attendu le jour où je suis arrivée avec toutes mes affaires pour me dire qu’il voulait aussi louer la cabane en Airbnb une fin de semaine sur deux, et que je devais partir ces jours-là, sous peine de voir monter mon loyer à 1200 $ par mois. Je ne pouvais pas payer ça, donc je suis repartie avec mes affaires », relate Frédérique, qui précise que dans des cas de figure comme celui-ci, l’option Airbnb est à la fois plus légale et plus rentable pour les propriétaires, qui n’ont généralement pas le droit de créer des logements secondaires sur leur terrain. 

Déséquilibre démographique et modèle de développement déficient 

Cette difficulté à trouver du logement abordable pour les jeunes vient aggraver une autre problématique, adressée depuis longtemps dans les régions : le vieillissement de la population. « Les régions rurales connaissent un plus fort vieillissement de la population, surtout celles de villégiature, parce que les retraités urbains y transforment leur maison secondaire en maison permanente. Ces gens-là demandent des services, mais ceux qui les fournissent ne trouvent plus de logement à cause de l’embourgeoisement et la flambée des prix », explique Myriam Simard, professeure retraitée de l’INRS, qui s’inquiète pour l’équilibre démographique, économique et social de la région.

Cette situation alarme également Anne-Marie Courtemanche, qui a vécu huit ans à Sutton, où elle s’est considérablement engagée pour un meilleur accès au logement abordable. Désillusionnée, elle a finalement décidé de partir s’installer en Gaspésie. « Je n’aime pas du tout ce que Sutton devient, je ne m’y vois pas vieillir », confesse-t-elle, lors d’un entretien téléphonique avec L’Esprit libre. Elle dénonce un modèle de développement qui priorise l’arrivée de personnes fortunées au détriment de travailleur·euse·s que l’on qualifierait pourtant aujourd’hui d’essentiel·le·s. 

« Il n’y a aucun modèle de communauté viable qui se base uniquement sur la richesse et le tourisme. Dans n’importe quelle microsociété, pour que ça fonctionne, ça prend des électricien[·ne·]s, des charpentier[·ère·]s, des caissier[·ère·]s, etc. Que va-t-on faire? Importer ces employé[·e·]s par autobus et les reconduire dans un autre milieu parce qu’ils [et elles] ne méritent pas de vivre à Sutton? C’est assez indécent comme proposition », s’indigne-t-elle. 

Avant même d’arriver à Sutton, Mme Courtemanche s’est impliquée dans le groupe fondateur d’un projet gouvernemental de logement abordable sur la rue principale. Une véritable traversée du désert de plus de huit ans qui a participé à nourrir son désarroi. Après avoir fait des pieds et des mains pour faire valider le projet, le groupe a finalement réussi à obtenir gain de cause et un feu vert à la construction d’un lot de 18 unités pour des jeunes familles et des individus aux moyens réduits. « Dix-huit logements, on s’entend que c’est loin de régler le problème », relativise Anne-Marie Courtemanche. 

Pour sortir de cette impasse, il faudrait, selon elle, redéfinir le cadre réglementaire municipal et notamment modifier les règlements de zonage et d’urbanisme pour permettre l’éclosion de projets à la fois écologiques et économiques. Parmi eux, des jumelages entre jeunes familles et personnes âgées isolées dans de grandes maisons, la redivision de ces grandes propriétés en multilogements, ou encore la construction de mini-maisons, etc. 

Mais ces projets se heurtent aux intérêts des grands propriétaires. « Les gens qui ont des moyens et qui disposent de propriétés qui valent cher sont très réticent·e·s à voir de tels assouplissements des règlements, car pour eux, cela rime avec une baisse de valeur des propriétés environnantes », explique Anne-Marie Courtemanche, qui affirme que la volonté et les compétences politiques, qu’elle juge actuellement insuffisantes chez les décideur·euse·s, sont indispensables pour sortir du bourbier.

CRÉDIT PHOTO: Patrick Cormier/FLICKR

Accès aux plans d’eau : La population québécoise est toujours insatisfaite

Accès aux plans d’eau : La population québécoise est toujours insatisfaite

Avec l’envolée des températures en période estivale, un débat semble revenir chaque année sur la table. Que ce soit en milieu rural ou en région métropolitaine, la population québécoise se plaint de ne pas avoir assez d’accès aux rives du fleuve Saint-Laurent, aux rivières et aux lacs : un paradoxe lorsque l’on prend en compte le nombre gigantesque de plans d’eau à l’échelle de la province, soit plus de trois millions. Malgré les revendications insistantes de la population et une volonté politique affichée de les satisfaire, cet accès aux berges demeure particulièrement restreint au Québec.

Les récents gouvernements du Québec ont fait un point d’honneur de favoriser les activités récréotouristiques aquatiques, dans une perspective de développement économique. Cette volonté s’est traduite notamment par l’adoption de la Politique nationale de l’eau de 2002[i]mais également de la Stratégie québécoise de l’eau 2018-2030. On retrouve en introduction de ce document[ii] un propos de l’ancienne ministre libérale du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Isabelle Mélançon, qui souligne l’importance de l’eau dans la construction identitaire de la province : « Elle façonne nos paysages et définit nos influences sociales et économiques. Si l’eau est à l’origine de la vie, elle est aussi à la source de notre identité [iii]», écrit-elle.

François Legault et son administration ne cachent pas leur vieille ambition de vouloir tirer le maximum du Saint-Laurent, notamment en créant une sorte de Silicon Valley le long du fleuve[iv]. Ce plan semble se concrétiser depuis l’annonce le 17 juin dernier par la Coalition Avenir Québec d’une nouvelle vision maritime[v] avec une enveloppe de 927 millions de dollars, pour faire du fleuve un « pilier de la relance économique » et « une plaque tournante de la logistique et du transport des marchandises en Amérique du Nord »[vi]. Le développement économique et surtout portuaire étant au centre des projets proposés à travers cette stratégie, l’accès à l’eau comme simple service à la population pourrait une fois de plus, être mis de côté.

Une mauvaise nouvelle pour les citoyen·ne·s, qui subissent des étés de plus en plus chauds, comme l’explique Paule Halley, avocate et professeure à l’Université Laval de Québec, où elle enseigne le droit de l’environnement : « C’est un dossier qui revient constamment, ça souligne bien le fait qu’il y a une préoccupation des gens qui va en grandissant. Avec les changements climatiques, ça va être important, car les plans d’eau sont des îlots de fraîcheur. ». Lors d’un entretien avec L’Esprit libre, Mme Halley explique que le problème de l’accessibilité à l’eau découle de décisions prises à l’époque de l’industrialisation, plus précisément en 1856, avec l’adoption de l’Acte pour autoriser l’exploitation des cours d’eau et de la force hydraulique. « À ce moment-là, on a donné accès en priorité à l’industrie. Le bord de l’eau a été détruit et remplacé par des quais, des installations industrielles ».

Des plages rares et difficilement accessibles

Résidente de Québec, l’avocate évoque la Plage du Foulon qui, l’été, regorgeait de monde jusqu’à la fin des années 1960, mais qui n’a pas résisté à la croissance de la circulation automobile. « Maintenant, c’est du remblai. On a mis une marina, un chemin de fer, des conteneurs », se désole-t-elle. « C’est la marine marchande qui a voulu agrandir ses installations portuaires et ça se fait un peu au détriment de la population qui investit quand même beaucoup pour restaurer la qualité des eaux ».

À Montréal, même si certaines plages urbaines comme celles de Verdun permettent aux habitant·e·s de la métropole de se baigner, l’accès à l’eau n’est pas garanti dans une proportion suffisante, ce qui pousse généralement les métropolitain·e·s à se déplacer jusqu’aux plages d’Oka, de Cap-Saint-Jacques ou encore de Saint-Zotique, des lieux qui ont vu leur capacité d’accueil diminuer en raison des consignes sanitaires liées à la pandémie de COVID-19. Faute d’installations, l’accès à la baignade demeure chose rude pour les quatre millions d’habitant·e·s de la région métropolitaine de Montréal.

« Contrairement aux idées reçues, les gens sont prêts à se baigner dans l’eau du fleuve si on leur garantit que la qualité de l’eau est appropriée, ce qui est le cas dans la vaste majorité des cas. Il y a une demande pour ça », assure en entrevue avec L’Esprit libre Rémi Lemieux, chef d’équipe au bureau de projet de la Trame verte et bleue à la Communauté métropolitaine de Montréal, un organisme pour qui l’accès à l’eau constitue une préoccupation importante. Pour lui, le problème réside dans la privatisation à outrance des berges. « On se désole que tant de kilomètres privatisés ne soient pas accessibles au public », lance-t-il.

La population victime des erreurs du passé

L’aménagement du territoire est une compétence municipale et pour mettre la main sur ces surfaces, les municipalités souhaitant bâtir des aménagements publics pour donner à leur population un accès aux cours d’eau doivent passer par le rachat des propriétés privées qui s’y trouvent : un défi considérable. « Avec la grande valeur des propriétés sur le bord de l’eau, si tout est construit, c’est difficile d’acheter le terrain en négociant. Souvent, il faut passer par l’expropriation et ce sont des coûts importants », dit M. Lemieux.

Certaines municipalités telles que Verdun possédaient déjà de grandes propriétés le long des cours d’eau et ont pu librement aménager leurs berges, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Cependant, comme l’explique Rémi Lemieux, pour qui « nous payons assurément pour nos mauvaises décisions du passé », des arrondissements comme Lachine ou Rivière-des-Prairies ne cachent pas leurs ambitions de racheter les terrains sur le bord du Saint-Laurent et la ville de Montréal compte bien se servir de son droit de préemption, qui lui confère un accès prioritaire aux terrains, lorsqu’il y a une vente, pour réaliser des projets destinés au public. C’est peut-être là le signe d’une prise de conscience et d’une volonté de « reconquête » des berges, après des décennies de laisser-aller et de privatisation des berges.

La loi garantit un droit à tou·te·s de se baigner ou de naviguer sur les plans d’eau de la province, à condition d’y accéder légalement, ce qui n’est pas toujours le cas. Une incohérence pointée du doigt par Annie Poulin, professeure en génie de la construction et membre du groupe de recherche HC3 – Hydrologie Climat & Changement Climatique, à l’École de technologie supérieure de Montréal (ETS) : « Ça ne semble pas avoir été réfléchi dans le passé, et j’espère que ce le sera dans le futur, car si le cours d’eau est bordé de propriétaires riverains, l’accès au public est compromis », souligne-t-elle lors d’une entrevue en visioconférence avec L’Esprit libre, en évoquant les difficultés grandissantes des pêcheur·euse·s et des plaisanciers et plaisancières à pratiquer leurs activités.

La clé entre les mains des municipalités

« Les associations de pêche se plaignent […] Quand l’accès existe, il faut souvent défrayer des coûts assez importants. Sur une saison complète de pêche, ça devient dispendieux pour pratiquer une activité sur des plans d’eau auxquels on devrait avoir accès », poursuit Mme Poulin. Cette distinction entre le droit d’usage et le droit d’accès peut en effet amener certaines personnes à débourser jusqu’à plusieurs centaines de dollars par jour pour exercer leurs activités récréatives, lorsque l’accès à l’eau ne leur est pas carrément interdit, car réservé aux résident·e·s de la municipalité. Triste comble pour ces individus puisque le Code civil québécois stipule que les ces plans d’eau n’appartiennent pas aux municipalités[vii].

Les montants fixés par celles-ci ont d’ailleurs augmenté dans les dernières années pour plusieurs raisons comme le souci de tranquillité des résident·e·s ou la peur de voir les eaux être contaminées par des espèces exotiques envahissantes venant de l’extérieur. Cependant, les municipalités auraient, selon Rémi Lemieux, intérêt à favoriser un meilleur accès aux plans d’eaux placés sous leur juridiction, malgré les défis que cela entraînerait. « Je suis persuadé que la mise en valeur du patrimoine naturel, c’est au gain des municipalités, même fiscalement parlant : on a souvent vu que les valeurs foncières augmentent quand on offre davantage de services, martèle-t-il, la population le demande et je crois que le rôle des municipalités, c’est de répondre aux besoins de leurs citoyen·ne·s. Tout le monde a à gagner à aller dans ce sens-là ».



Crédit photo : Unsplash/Dave Ellis

[i] L’eau, la vie, l’avenir : politique nationale de l’eau, Québec (Province). Ministère de l’environnemen (1998-2005), Environnement Québec, 2002, (https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/42450)

[ii] Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. Stratégie québécoise de l’eau 2018-2030. 2018. 80 pages. [En ligne]. http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/eau/strategie-quebecoise

[iii] Ibid. 

[iv] Paul Journet, « François Legault rêve d’une Silicon Valley québécoise », La Presse, 19 octobre 2013. https://www.lapresse.ca/affaires/economie/quebec/201310/19/01-4701332-francois-legault-reve-dune-silicon-valley-quebecoise.php

[v] La Presse canadienne, « Le gouvernement Legault présente sa nouvelle vision maritime », Radio-Canada, 17 juin 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1802454/strategie-fleuve-saint-laurent-developpement-regions-emplois

[vi] Ibid.

[vii] François Brissette et Annie Poulin. «Les Québécois ont de moins en moins accès à leurs plans d’eau. Voici quoi faire pour que ça change », La Conversationhttps://theconversation.com/les-quebecois-ont-de-moins-en-moins-acces-a-leurs-plans-deau-voici-quoi-faire-pour-que-ca-change-143494