Gouverné par « le cafard » : des épreuves de taille pour le Pakistan

Gouverné par « le cafard » : des épreuves de taille pour le Pakistan

« Si on me donnait un dollar à chaque fois que j’entendais dire que le peuple pakistanais est résilient, je serais sans doute en mesure de rembourser la dette du pays et d’acheter le Cachemire à l’Inde […]

Nous survivons grâce à des sarcasmes si tranchants qu’on pourrait trancher de l’acier comme du beurre. Nous avons fait des armes des euphémismes et des analogies, le résultat d’années de censure et de répression intermittentes. »1« If I had a dollar for every time that I have heard the Pakistani people called “resilient”, I could probably single-handedly bridge our current account deficit while having enough left over to try to buy Kashmir from India.We survive by using sarcasm so sharp it could slice steel. We have weaponised euphemisms and analogies (a skill honed by decades of on-and-off censorship and state repression). »
Source : Zarrar Khuhro, « Pakistan’s dark age: The joke’s on us, and it’s no longer funny », Al Jazeera, 25 janvier 2023. https://www.aljazeera.com/opinions/2023/1/25/pakistans-dark-age-the-jokes-on-us-and-its-not-funny (consulté le 19 mars 2023).
 

Je suis arrivé à Karachi au début mars au petit matin. L’aile, à travers le hublot, avec un clignotant à son extrémité qui projetait une lumière écarlate, ressemblait à un poignard découpant les champignons de smog gras, anthracite et chevelus dans la nuit. La scène prenait des allures de la scène d’ouverture du film d’épouvante Suspiria (1977), de Dario Argento, dans une version tournée au Pakistan. Ces champignons de brouillard et de poussière masquaient de grandes parties de la ville. À l’aéroport, dans une atmosphère glauque et humide, muni de mon visa électronique, j’ai dû faire la queue dans une file pour recevoir de la main d’un agent moustachu impavide un tampon sur visa lui-même, que j’avais imprimé avant de partir, puis dans une autre file pour recevoir le tampon d’entrée, dans mon passeport cette fois, de la main d’un autre moustachu en uniforme. Il ne me restait plus qu’à attendre mes bagages sur le tapis roulant, attente prolongée par de petites pannes de courant qui se produisaient à intervalle régulier, qui émettaient à chaque fois un crépitement électrique. Aussitôt les douanes passées, je me trouvais à l’extérieur de l’aéroport international Jinnah, nommé en l’honneur du fondateur de la première République islamique.

À l’extérieur, l’air semblait chargé de goudron, de poussière, d’essence, de graisse bouillante et d’épices. La ville était, comme d’habitude, un pandémonium, sans centre ou périphérie, comme un filet d’artères bruyantes qui s’étendaient dans l’horizon emboucané. Aucune règle de conduite, les voitures, les camions et les rickshaws zigzaguaient à toute allure les uns entre les autres. En raison de divers problèmes, comme l’approvisionnement en eau2Naeem Khanzada, « Water scarcity hits city ». Tribune, 24 octobre 2022. https://tribune.com.pk/story/2383239/water-scarcity-hits-city (consulté le 19 mars 2023)., le trafic de drogue en provenance de l’Afghanistan3Shehryar Fazli, « Narcotics Smuggling in Afghanistan: Links between Afghanistan and Pakistan ». Serious Organised Crime & Anti-Corruption Evidence Research Program, 2022. https://globalinitiative.net/wp-content/uploads/2022/06/narcotics-smuggling-in-afghanistan-paper.pdf (consulté le 19 mars 2023)., les attentats perpétrés par les talibans pakistanais4BBC News, « Pakistani Taliban attack Karachi police station », BBC, 17 février 2023. https://www.bbc.com/news/world-south-asia-64678923 (consulté le 19 mars 2023). contre les forces de l’ordre et les civil·e·s, sans parler de l’inflation5https://tradingeconomics.com/pakistan/inflation-cpi et de tensions sectaires6International Crisis Group, « A New Era of Sectarian Violence in Pakistan », 2022. https://www.crisisgroup.org/sites/default/files/2022-09/327%20Pakistan%2…, la sécurité s’est grandement détériorée dans les dernières années dans la métropole pakistanaise. Des gardes armés le plus souvent de AK-47 gardent les mosquées pendant la prière, les supermarchés et même les plus petits commerces, probablement tous les établissements qui ont les moyens de se payer ce genre de services. Hassan, un restaurateur interrogé, affirme que la situation de sécurité est devenue intolérable. Sans ces mesures de sécurité draconiennes, il serait impossible de tenir un commerce. « Ne pas avoir d’argent ou si peu, on s’y fait, mais je n’arrive pas à vivre avec l’idée que mes enfants pourraient être tués par des bombes ou des balles perdues à n’importe quel moment ». Le père d’Hassan avait immigré de l’Inde pour ouvrir un restaurant en 1968, depuis devenu célèbre pour ses kebabs de bœuf. Malheureusement, ces derniers temps, il tend à être vide et certaines sections de la salle à manger, faute d’être utilisées, sombrent peu à peu dans la décrépitude. Le propriétaire m’offre quand même de bon cœur de tester ses spécialités. Les pakistanais·e·s ne manquent jamais à leur devoir d’hospitalité et ielles méritent entièrement leur réputation à cet égard. Enfin, surtout pour des raisons relatives à la situation précaire en matière de sécurité, Hassan songe à immigrer aux États-Unis ou dans les pays du Golfe. Il a déjà, par ailleurs, géré un restaurant à Manama, au Bahreïn.

Dans ce texte, nous plongeons dans l’angoisse que vit au quotidien le peuple pakistanais, qui se demande ce qui arrive à leur pays, si ce dernier pourrait encore exister dans les années à venir, si l’armée interviendrait encore ou non. Pourquoi doivent-elles et ils vivre avec le cafard ? En fait, il ne s’agit pas seulement du cafard, mais aussi des cafards, dont la population surpasse indéniablement les quelque 20 ou 25 millions d’habitant·e·s humain·e·s de la ville de Karachi seulement7https://worldpopulationreview.com/world-cities/karachi-population. En fait, comme pour les politiciens, les pakistanais·e·s s’y sont faits. Qu’on essaie de les chasser avec de l’insecticide, qu’on les écrase, qu’on fasse appel aux services musclés des exterminateur·trice·s, ces insectes finissent toujours par trouver le moyen de revenir. On ne les voit pas nécessairement au grand jour, mais la nuit tombée, prenez garde en allumant. On les voit et on les entend prendre la fuite vers les zones d’ombres. La croyance populaire selon laquelle les cafards peuvent survivre aux radiations émises par une bombe nucléaire n’est pas totalement fausse. Le Pakistan est une puissance nucléaire et les mêmes politiciens semblent toujours finir par revenir. Dans cet article, nous analyserons l’interdépendance des récentes crises économique et politique du pays. À la lumière de sources journalistiques et d’entretiens sur le terrain, nous tenterons de jeter un meilleur éclairage sur des enjeux si peu abordés dans les grands médias canadiens.

Au moins, au Canada, nous avons peut-être eu vent de la crise économique qui sévissait et de la panne d’électricité qui avait duré près d’une semaine à certains endroits8Agence France-Presse, « Retour progressif de l’électricité au Pakistan après une panne géante ». La Presse, 23 janvier 2023. https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2023-01-23/retour-…(link is external) (consulté le 10 mai 2023).. Le 23 janvier, le pays avait été plongé dans l’obscurité : commerces, hôpitaux, entreprises de télécommunication, nul n’y a échappé, une fois les batteries à plat et les réservoirs des génératrices vidés. Évidemment, les sarcasmes abondaient sur les réseaux sociaux : « Le pays ne fonctionnait plus, alors il a fallu le redémarrer »9Well the country wasn’t working so we had to turn it off and on again. » Source: Op. cit., note 1. Après l’incident, le ministre de l’Énergie, monsieur Khurram Dastagir Khan, a fini par avouer que le courant avait été coupé temporairement dans une visée de réduction des coûts, le pays étant approvisionné en électricité principalement grâce aux combustibles fossiles. Ces derniers sont importés et le pays doit composer avec la hausse des prix engendrée par la guerre en Ukraine10Murtaza Hussain, « Pakistan on the Brink: What the Collapse of the Nuclear-Armed Regional Power Could Mean for the World ». The intercept, 12 février 2023. https://theintercept.com/2023/02/12/pakistan-economy-crisis-imf/?utm_medium=email&utm_source=The%20Intercept%20Newsletter (consulté le 19 mars 2023).. Malheureusement, le réseau électrique, mal entretenu et laissé en désuétude, n’a pas pu être redémarré aussi rapidement que prévu. Le Parti du premier ministre déchu Imran Khan, le Tehreek-e-Insaf (PTI) n’a pas manqué de souligner le raté, disant que, dans une situation similaire, son gouvernement avait pu restaurer l’approvisionnement en électricité en 12 heures.11Op. cit., note 1.

Au-delà de cet événement récent, le PTI est l’un des joueurs clés dans la politique pakistanaise. Il est un parti de centre droite fondé par Imran Khan, ex-joueur de cricket. Sans être nécessairement révolutionnaire, étant par ailleurs soutenu par l’armée lors de son ascension au pouvoir, il reste que son élection en 2018 marquait une première historique. C’était la première fois qu’un parti autre que ceux qui appartiennent littéralement à deux familles parmi les plus puissantes du pays se retrouvait aux rennes du pays. Ces deux autres partis en question sont la Ligue musulmane pakistanaise (Pakistan Muslim League – PML), fondé par Nawaz Sharif, le frère de l’actuel premier ministre, Shahbaz Sharif, issus d’une riche famille de Lahore, au Punjab12Global Security, « Sharif Family », Gobal Security, 22 août 2019. https://www.globalsecurity.org/military/world/pakistan/sharif.htm (consulté le 19 mars 2023). et le Parti populaire pakistanais (Pakistan People’s Party – PPP), fondé par Zulfikar Ali Bhutto, père de Benazir et grand-père de Bilawal Bhutto, l’actuel ministre des Affaires étrangères. La famille Bhutto est originaire de la province du Sindh13Salman Taseer, Bhutto: a political biography, New Delhi : Vikas Publishing House, 1980., province du Sud-Est du pays. Après avoir pris le pouvoir, le PTI avait fait des efforts considérables pour apporter des changements sociaux et économiques importants, comme le programme Ehsas, qui visait à fournir de l’aide aux secteurs les plus pauvres de la population14Dawn, « “Ehsas”: PM Khan launches ambitious social safety, poverty alleviation programme », Dawn, 27 mars 2019. https://www.dawn.com/news/1472228 (consulté le 19 mars 2023). ou encore un projet de halte de production de charbon pour le remplacer par des formes d’énergie renouvelable15China Pakistan Investment Corporation, « Five Things Imran Khan Has Done To Improve Pakisan », CPIC Global, 25 juillet 2022. https://www.cpicglobal.com/five-things-imran-khan-has-done-to-improve-pakistan (consulté le 19 mars 2023).. Grâce à une gestion plus saine, le pays a également pu connaître une croissance économique d’abord, puis un rétablissement relativement rapide après la COVID-1916Dawn, « Pakistan beats growth target as industries, services guide V-shaped recovery ». Dawn, 10 juin 2021. https://www.dawn.com/news/1628602 (consulté le 19 mars 2023)., et ce, grâce à des mesures comme la diminution des dépenses militaires17Dawn, « Defence budget not increased to provide relief to masses: Qureshi », Dawn, 14 juin 2020. https://www.dawn.com/news/1563308 (consulté le 19 mars 2023)., qui comptait jadis pour presque 30 % du budget du pays18Banque mondiale. https://data.worldbank.org/indicator/MS.MIL.XPND.ZS?locations=PK (consulté le 19 mars 2023). et qui bloquait littéralement son développement économique.

Le parti d’Imran Khan a également fait des efforts considérables pour réduire la dépendance vis-à-vis des importations et réduire la dette du pays19Shahid Iqbal, « CAD shrinks 78pc in 2019-20 ». Dawn, 22 juillet 2020. https://www.dawn.com/news/1570449 (consulté le 19 mars 2023). ainsi que son déficit commercial20Tahir Sherani, « Trade deficit falls by 33.5% during July-Oct of FY19-20 ». Dawn, 2 novembre 2019. https://www.dawn.com/news/1514450 (consulté le 19 mars 2023).. Malheureusement, il est toujours resté tiraillé par des adversaires redoutables, que ce soit la très puissante armée, les partis d’opposition ou encore des mouvements d’extrême droite, violents ou non, qui sont en mesure de mobiliser beaucoup de gens par l’entremise des institutions religieuses. C’est le cas de la Jamiat Ulema-i-Islam-Rehman (JUI-F), parti religieux avec à sa tête le théologien maulana Fazlur Rahman21Umair Jamal, « No, Fazlur Rehman Cannot Protect Pakistanis’ Democratic Rights », The Diplomat, 10 octobre 2020. https://thediplomat.com/2020/10/no-fazlur-rehman-cannot-protect-pakistanis-democratic-rights/ (consulté le 19 mars 2023).. On constate, dans les dernières années, bien que cela ne soit pas l’œuvre du gouvernement en soi, une multiplication des marches de femmes, réclamant leurs droits, une percée dont l’avènement est d’une grande importance22Abid Hussain, « Aurat March: Pakistani women rally seeking safe public space ». Al Jazeera, 8 mars 2023. https://www.aljazeera.com/news/2023/3/8/aurat-march-pakistani-women-rally-across-country (consulté le 19 mars 2023). Dans tous les cas, le peuple pakistanais n’était pas au bout de ses peines.

En fait, il est difficile de savoir ce qui passe vraiment au Pakistan. Même si les médias, auparavant propriété du gouvernement, ont été grandement privatisés sous le règne du général Pervez Musharraf, récemment décédé23Al Jazeera, « Pakistani former President Pervez Musharraf dies aged 79 », Al Jazeera, 5 février 2023. https://www.aljazeera.com/news/2023/2/5/pakistan-former-president-pervez-musharraf-dies (consulté le 19 mars 2023)., le pays ne semble avoir assisté qu’à un passage de médias étatiques assujettis à une stricte censure visant à protéger le pouvoir à des empires médiatiques sensationnalistes, qui tienne davantage de Fox News ou de CNN que de médiums d’information proposant des analyses poussées24Voir : http://pakistan.mom-gmr.org/en/media/tv/(consulté le 19 mars 2023)
https://pide.org.pk/research/the-politics-of-media-economy-in-pakistan/ (consulté le 19 mars 2023)
. On montre des images fortes, on s’engueule, mais on analyse peu. Un ancien représentant en marketing pour un de ces médias, qui avait été embauché au moment de la période de privatisation du début des années 2000, dans un entretien que nous avons eu avec lui, faisait état d’une ambiance de travail très malsaine ou toutes sortes de magouilles se déroulaient en coulisses, comme des pots de vin et du trafic d’influence. Des services sexuels de la part des modèles qui posent pour les publicités devenaient aussi monnaie d’échange pour obtenir un espace publicitaire ou un autre. En bref, ces empires médiatiques sont totalement assujettis à une économie politique de l’attention25Cronin, Michael. 2017. Eco-translation : translation and ecology in the age of the anthropocene. London : Routledge, Taylor & Francis Group, p.20.. Or, ce sont ces mêmes médias, le 14 mars dernier, qui font état d’une situation inusitée. La police, munie d’un mandat d’arrestation contre l’ex-premier ministre Imran Khan, destitué en mars 2022, dans le cadre d’une motion de censure, une première depuis la création du pays26Geo News, « Opposition submits no-confidence motion against PM Imran Khan », Geo News, 8 mars 2022. https://www.geo.tv/latest/403780-opposition-likely-to-move-no-confidence-motion-against-pm-imran-khan-within-24-hours-sources (consulté le 19 mars 2023)., tente de pénétrer dans sa résidence de Lahore. Les motifs de l’arrestation sont le terrorisme et la corruption27Abid Hussain, « What is Pakistan’s Imran Khan accused of? », Al Jazeera, 17 mars 2023. https://www.aljazeera.com/news/2023/3/17/why-pakistan-police-wants-to-ar…(consulté le 19 mars 2023)., accusations qui portent fortement au doute quant à leur bienfondé, mais une foule de partisan·e·s leur bloque le passage menant à une lutte acharnée entre les forces de l’ordre et les manifestant·e·s. La police utilise des canons à eau et des gaz lacrymogènes, les manifestant·e·s ripostent à coups de bâton et en lançant des pierres. Bientôt, dans toutes les grandes villes du Pakistan ont lieu des mobilisations en soutien à Imran Khan, à Islamabad, à Peshawar, à Karachi. En soirée, l’ex-premier ministre apparaît dans une vidéo diffusée en ligne, en simple t-shirt, paraissant épuisé. L’atmosphère était révolutionnaire comme jamais avant depuis le coup d’État institutionnel contre Imran Khan il y a près d’un an28Amber Rahim Shamsi, « Imran Khan crisis: Is Pakistan facing its own January 6 moment? », Al Jazeera, 17 mars 2023. https://www.aljazeera.com/opinions/2023/3/17/imran-khan-crisis-is-pakistan-facing-its-jan-6-moment (consulté le 19 mars 2023).. Son discours est sans équivoque. Il appelle ses partisans à poursuivre la lutte, même s’il devait être assassiné. Cela dit, les chaînes de télévision et les journaux ne nous fournissent qu’une vague idée de ce qui se trame en coulisses. On n’en retient que les mots-clés du jour : terrorisme, corruption, manifestation, théorie du complot, etc.

Nous avons eu la chance de nous entretenir avec un employé de l’armée, dont nous préserverons l’anonymat. Ce n’est pas chose rare de rencontrer de ces fonctionnaires, étant donné les dépenses militaires très importantes, engagées au détriment, des investissements dans les secteurs comme la santé et l’éducation, qui demeurent largement privés, mal réglementés et souvent de bien piètre qualité. Par ailleurs, après le récent changement de gouvernement, le budget militaire aura été augmenté et les dépenses dans la santé et l’éducation, coupées encore davantage29Dawn, « DG ISPR defends army’s budget, says it’s been reduced », Dawn, 14 juin 2022. https://www.dawn.com/news/1694797 (consulté le 19 mars 2023).. Près de la moitié de la population est analphabète30https://www.statista.com/statistics/572781/literacy-rate-in-pakistan/ (consulté le 19 mars 2023). et près de 60 % vivent en milieux ruraux31https://tradingeconomics.com/pakistan/rural-population-percent-of-total-population-wb-data.html (consulté le 19 mars 2023). et subsistent de l’agriculture32https://www.finance.gov.pk/survey/chapters_21/02-Agriculture.pdf (consulté le 19 mars 2023).. Le fonctionnaire en question nous a éclairés, justement, sur ce qui pouvait se passer derrière les coulisses, mais qui échappe totalement au discours médiatique. Selon lui, la crise du gouvernement de PTI aurait été causée par des tensions entre le chef de l’InterServices Intelligence (ISI), les services secrets pakistanais, le lieutenant-général Faiz Hameed33Kamran Yousouf, « Lt Gen Faiz Hameed decides to seek early retirement: family sources », Tribune, 26 novembre 2022. https://tribune.com.pk/story/2388321/lt-gen-faiz-hameed-decides-to-seek-early-retirement-family-sources (consulté le 19 mars 2023). et le chef des armées, le général Qamar Javed Bajwa34Abid Hussain, « The controversial legacy of Pakistan’s outgoing army chief Bajwa », Al Jazeera, 25 novembre 2022. https://www.aljazeera.com/news/2022/11/25/pakistans-army-chief-to-end-his-six-year-long-tenure (consulté le 19 mars 2023).. En effet, le premier ministre Khan entretenait alors de bonnes relations avec les services de renseignement, mais n’était pas vu du bon œil par l’armée, qui voyait non seulement son budget réduit, mais son influence écartée quelque peu des décisions politiques importantes35Ibid.. Les deux puissants leaders militaires ont depuis trouvé leurs remplaçants, le lieutenant General Asim Munir au poste de chef des armées36Abid Hussain, « Who is Asim Munir, Pakistan’s new army chief? » Al Jazeera, 24 novembre 2022. https://www.aljazeera.com/news/2022/11/24/who-is-asim-munir-pakistans-new-army-chief (consulté le 19 mars 2023). et le lieutenant-général Nadeem Anjum à la tête de l’ISI37Rezaul H. Laskar, « Pakistan’s ISI chief emerges from the shadows, roasts Imran Khan for his “lies” », Hindustan times, 27 octobre 2022. https://www.hindustantimes.com/world-news/pak-army-fields-isi-chief-to-counter-imran-khan-he-calls-out-ex-pm-s-lies-101666892378309.html (consulté le 19 mars 2023).
Tribune, « Never wanted to appoint DG ISI as army chief: Imran », Tribune, 6 mai 2022. https://tribune.com.pk/story/2355430/never-wanted-to-appoint-dg-isi-as-army-chief-imran (consulté le 19 mars 2023).
. C’est ce conflit qui aurait fait en sorte, selon notre interlocuteur, que l’armée aurait acheté des membres du parlement pour pouvoir procéder à une destitution du premier ministre38Voir aussi : Samina Ahmed, « A Change of Command and Political Contestation in Pakistan », International Crisis Group, 2022. https://www.crisisgroup.org/asia/south-asia/pakistan/change-command-and-political-contestation-pakistan (consulté le 19 mars 2023)..

Cependant, cet incident nous ramène à des enjeux beaucoup plus importants. En effet, les États-Unis avaient manifesté leur désaccord après une visite du premier ministre en Russie en février 202239Mohan, C. Raja. 2022. « Imran Khan Goes to Moscow as Pakistan Romances Russia ». Foreign Policy, 23 février 2022. https://foreignpolicy.com/2022/02/23/imran-khan-pakistan-russia-putin-india-geopolitics (consulté le 19 mars 2023)., pendant laquelle ce dernier devait potentiellement conclure un accord pour importer du pétrole en roubles. En fait, d’une part, le coût aurait été moindre pour le pays, mais, de manière plus importante, un tel accord aurait pavé la voie à un affranchissement de la dépendance au dollar étatsunien. Ce sont des démarches que de nombreux pays du Sud ont déjà tenté d’entamer, surtout depuis la polarisation autour du conflit en Ukraine40Jha, Somesh. 2023. « Will Russia sanctions dethrone ‘King Dollar’? » Al Jazeera, 7 mars 2023. https://www.aljazeera.com/features/2023/3/7/will-russia-sanctions-dethrone-king-dollar (consulté le 19 mars 2023).. Le Pakistan se rapprochait également de la Chine dans le cadre du China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), qui donnerait à la Chine l’accès à ses ports de mer sur l’Océan indien41Fahd Humayun, « Why was Pakistan’s PM in Russia amid the Ukraine invasion? », Al Jazeera, 3 mars 2022. https://www.aljazeera.com/opinions/2022/3/3/why-was-pakistans-pm-in-russia-amid-ukraine-invasion (consulté le 19 mars 2023). Voir aussi : https://www.britannica.com/topic/China-Pakistan-Economic-Corridor (consulté le 19 mars 2023).. Cela expliquerait aussi que 30 % de la dette du Pakistan soit due à la Chine42Faseeh Magi, « Why Pakistan Is Struggling to Get Another IMF Bailout ». Washington Post, 6 février 2023. https://www.washingtonpost.com/business/energy/why-pakistan-is-struggling-to-get-another-imf-bailout/2023/02/04/3d446f86-a508-11ed-8b47-9863fda8e494_story.html (consulté le 19 mars 2023).. Évidemment les États-Unis et sans doute les autres pays de l’Occident ne pouvaient voir un tel rapprochement d’un bon œil. Par ailleurs, ce genre d’interférence le part des États-Unis entre l’armée et le gouvernement civil n’a rien de nouveau. Cela s’était produit, par exemple, avec le gouvernement de Benazir Bhutto vers la fin des années 1980, qui devait maintenir le budget de l’Armée et laisser à cette dernière la gestion de la politique étrangère pour rester au pouvoir, et ce, conformément à un accord avec Washington43Ahmed Rashid. Descent into Chaos: The United States and the Failure of Nation Building in Pakistan, Afghanistan, and Central Asia. London : Penguin, 2008, p.40. Enfin, si Imran Khan s’affairait scrupuleusement à payer la dette44Op. Cit., note 16., le nouveau gouvernement de Shahbaz Sharif se prépare maintenant à livrer le pays au Fonds monétaire international (FMI)45Al Jazeera, « ‘Beyond imagination’ : Pakistan PM warns of IMF bailout conditions ». Al Jazeera, 3 février 2023. https://www.aljazeera.com/economy/2023/2/3/363 (consulté le 19 mars 2023). en mettant en œuvre, entre autres, une dévaluation de sa monnaie46Al Jazeera et Reuters, « Pakistani rupee hits record low amid IMF bailout delay », Al Jazeera, 2 mars 2023. https://www.aljazeera.com/economy/2023/3/2/pakistani-rupee-hits-record-low-amid-wait-for-imf-fund (consulté le 19 mars 2023)..

Selon notre source anonyme, ruiner le pays ne veut rien dire pour le nouveau premier, du moment qu’il peut continuer de remplir ses comptes de banque à l’étranger47Paul Farrelly et Jason Burke, « Search for the millions Sharif “stole” ». The Guardian, 24 octobre 1999. https://www.theguardian.com/world/1999/oct/24/paulfarrelly.jasonburke (consulté le 19 mars 2023).. De manière générale, les conditions du FMI mettent l’accent sur la conformité du pays au marché international, des mesures d’austérité, un investissement dans les programmes destinés aux victimes des inondations et au plus démuni·e·s (paradoxalement), entre autres, et un assainissement des institutions pour enrayer la corruption, un problème antédiluvien48https://www.dawn.com/news/1733139 (consulté le 19 mars 2023)., et accroître la transparence49https://www.imf.org/en/News/Articles/2023/02/10/imf-staff-concludes-visit-to-pakistan et https://www.imf.org/en/News/Articles/2022/07/13/pr22255-pakistan-staff-level-agreement-on-7th-and-8th-eff-review (consulté le 19 mars 2023)., ce qui semble vouloir dire la privatisation des entreprises étatiques non rentables, avec les conséquences que cela peut avoir, comme un recul en ce qui a trait justement à l’aide aux populations défavorisé·e·s. Une autre mesure serait la hausse des prix de l’énergie, dont les coûts étaient subventionnés par le gouvernement50Mangi, Faseeh. 2023. « Why Pakistan Is Struggling to Get Another IMF Bailout ». Washington Post, 6 février 2023. https://www.washingtonpost.com/business/energy/why-pakistan-is-struggling-to-get-another-imf-bailout/2023/02/04/3d446f86-a508-11ed-8b47-9863fda8e494_story.html (consulté le 19 mars 2023)., ce qui semble avoir été, pour le Pakistan, un moyen de maintenir le couvercle sur la marmite et éviter les explosions de mécontentement qui peuvent secouer le pays.

D’une part, il y a lieu de se demander.  Comment une institution étatsunienne qui s’est montrée hostile au seul gouvernement du pays qui a tant soit peu voulu assainir les finances du pays et limiter la corruption? Pourquoi alors favoriser le retour de leaders dont les antécédents de corruption ont été éprouvés, si le FMI espère réellement accomplir cet objectif. En effet, ce n’est pas la première fois que le FMI doit courir à la rescousse du Pakistan, mais dans bien des cas, le processus a été abandonné en cours de route en raison de l’inaction de l’État pakistanais qui tend à ne pas mettre en œuvre les mesures demandées51Ibid.. C’est la 13e fois depuis les années 1980. Il semble que, du côté pakistanais, on essaie donc de toucher les fonds, possiblement de s’en mettre plein les poches, une pratique qui existe depuis des décennies chez les élites, tout en évitant la grogne populaire. En effet, le gouvernement a aussi tendance à faire des dépenses énormes à la veille d’élections, dont les prochaines sont prévues dans quelques mois, en octobre prochain. D’autre part, il a été aussi été établi que le FMI, malgré ses beaux discours, favorisait une dérégulation des économies du Sud pour favoriser les intérêts des multinationales étrangères52Dufour, Mathieu, et Özgür Orhangazi. 2007. « International Financial Crises: Scourge or Blessings in Disguise? » Review of Radical Political Economics 39 (342)..

En fait, c’est comme si les États-Unis et les organisations qui défendent leurs intérêts souhaitent avoir affaire à des gouvernements corrompus prêts à sacrifier le pays aux intérêts étrangers pour pouvoir perpétuer leur propre cleptocratie et leur train de vie luxueux. Il faut souligner également que la situation de sécurité, sur le plan géopolitique, reste des plus précaires, avec les talibans au pouvoir en Afghanistan, l’instabilité politique et économique générale, sans parler de la bombe atomique détenue par Islamabad53Op. cit., note 9.. Imaginez ce qui se produirait si, ne serait qu’une fraction de la population de 220 millions du Pakistan décidait de se ruer vers l’Europe pour y trouver refuge, compte tenu du fait que le continent est déjà la proie à l’arrivée massive de réfugiés du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Ukraine. L’urgence était telle que, au début février, il ne restait au Pakistan que de quoi payer ses importations pour un mois54Op. cit., note 45., parmi lesquelles, l’importation de pétrole. Pour donner une idée, en 2020, le Pakistan a importé 45, 8 milliards de dollars  des États-Unis de marchandise, mais n’en a exporté que pour 22,3 milliards de dollars, ce qui engendre un déficit commercial de 23,5 milliards de dollars $55https://wits.worldbank.org/CountryProfile/en/PAK (consulté le 19 mars 2023).. Or, le pays aurait déjà cumulé une dette de 370 milliards de dollars56Op. cit., note 9..

Entre temps, l’ex-premier ministre avait été convoqué pour apparaître devant des tribunaux de tout le pays pour 85 chefs d’accusation. Évidemment, comme il ne pouvait paraître partout à la fois, c’est là que le mandat d’arrestation avait été émis contre lui. Le 17 mars, Imran Khan marchait vers la cour de Lahore, entouré de ses partisan·e·s pour obtenir une libération sous caution. En effet, suite aux événements des derniers jours, le gouvernement actuel semblait vouloir conclure cet incident à l’amiable57Hussain, Abid. 2023. « Lahore court grants protective bail to ex-Pakistani PM Imran Khan ». Al Jazeera, 17 mars 2023. https://www.aljazeera.com/news/2023/3/17/imran-khan-to-visit-lahore-court-to-seek-halt-of-arrest-warrant (consulté le 19 mars 2023).. Une telle libération a par ailleurs depuis été accordée58Ibid.. Malheureusement, en date du 10 mai 2023, l’ex-premier-ministre a été arrêté de nouveau à Islamabad et ses partisan·e·s se révoltent et confrontent la police. La communauté internationale retient son souffle alors qu’on frôle une énième fois la catastrophe, le coup d’État ou pire encore59Al Jazeera and News Agencies, « How the world reacted to Imran Khan’s arrest in Pakistan », Al Jazeera, 10 mai 2023. https://www.aljazeera.com/news/2023/5/10/how-the-world-reacted-to-imran-… (consulté le 10 mai 2023)..

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La victoire de la gauche en Colombie : un fait historique

La victoire de la gauche en Colombie : un fait historique

Article rédigé par Shanned Morales

Le 19 juin dernier, la gauche a remporté la victoire en Colombie, ceci étant du jamais vu, car la droite a été au pouvoir depuis la proclamation d’indépendance en 1810. La Colombie a dû faire face à plusieurs épreuves pendant les 212 derniers ans[i], notamment la guerre des Mille Jours, le Bogotazo, la période Escobar et la victoire de la gauche. Est-ce que cette dernière fera un virage à 180 degrés en Colombie?

En ce jour de juin, les Colombien·ne·s attendaient avec impatience les résultats d’une élection qui, selon plusieurs experts, avait de bonnes chances d’entrer dans l’histoire du pays. Après des semaines, voire des mois, d’une campagne électorale riche en émotions, les seules choses qui unissaient un bon nombre de citoyen·ne·s étaient la tension et le vague pressentiment d’un changement politique à l’horizon. Lors de ce second tour de l’élection présidentielle, la polarisation de la société colombienne était plus tangible que jamais. Certain·e·s songeaient à la défaite de la droite, tandis que d’autres craignaient la victoire de Gustavo Petro, candidat de gauche et représentant du Pacte historique.  Les reproches des deux côtés, multipliés par le mandat d’Ivan Duque, président colombien des quatre dernières années, n’ont pas cessé cette journée-là. Les partisans de la droite accusaient ceux de la gauche d’être des communistes endoctrinés par Petro, leur leader  guérillero . La gauche accusait la droite d’avoir accru la tension sociale lors des grèves politiques en avril 2021 et d’avoir brisé les accords de paix. Enfin, les résultats sont annoncés, et le soupçon d’un changement se confirme : la gauche célèbre la victoire et la droite, stupéfaite, se tait. Bien que le nouveau président doive d’abord démontrer sa volonté de réforme ainsi que sa capacité à conduire son pays vers la paix, une lueur d’espoir règne en cette journée d’été.

Le 19 juin 2022, une journée historique : pourquoi la population colombienne a-t-elle voté pour la gauche?

Les dimensions politiques du résultat du scrutin sont immenses[ii] : c’est la première fois dans l’histoire de la Colombie que la gauche est au pouvoir législatif, 11 277 407 Colombien·ne·s ont voté gauche, les autres 10 562 894 ont voté pour la droite. De plus, le nombre de votant·e·s a été plus élevé en 2022[iii] qu’en 2018. C’est 39 002 239 Colombien·ne·s qui ont participé à la journée des élections, ce qui représente plus de la moitié de la population, tandis qu’en 2018, le nombre total de votant·e·s a été de 18 millions. Comment peut-on expliquer ce comportement surprenant et inhabituel de l’électorat? Le 3 août 2022, Christophe Ventura, directeur de recherche de l’institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), a écrit une note de conjoncture[iv] en expliquant  les raisons possibles qui ont poussé les Colombien·ne·s à se décider pour la gauche :

« Comme dans d’autres pays latino-américains, c’est sur ce fond de crise économique et de défiance politique radicalisée, orientée contre un gouvernement sortant sévèrement sanctionné et, au-delà, contre les forces politiques traditionnelles, que s’est dénouée la séquence électorale colombienne. »

Le nouveau président lui-même a également fait un rappel de la situation économique du pays en disant que le peuple colombien était soumis à l’esclavage de la part des milliardaires, notamment les entrepreneurs qui vendent des immeubles à des prix très élevés aux gens pauvres. Enfin, il est possible que les paroles du discours de Petro dans la journée du 1er tour[v] aient convaincu les citoyen·ne·s de voter alors qu’il déclara :

« C’est le moment de la vie, pas le moment de faire un saut dans le vide, le changement est pour la vie, car on vise à classer la Colombie comme une puissance économique mondiale de la vie, il nous reste un million de votes pour remporter la victoire. »

La victoire de son parti alimente le discours héroïque encore plus. En effet, les premières paroles proclamées de Gustavo Petro en tant que président fraîchement élu ont été : « Aujourd’hui, étant un véritable jour historique, nous écrivons l’histoire, ce qui arrive est un vrai changement, un changement fondamental. [vi] En plus, afin de démontrer de l’unité et de l’harmonie, la gauche mise sur l’inclusion de tous les Colombien·ne·s, notamment la communauté afro-colombienne. « Après 214 ans, nous avons un gouvernement du peuple, le gouvernement des sans-noms de la Colombie. », a déclaré Francia Marquez, vice-présidente, lors de son discours le 19 juin dernier. Avant les résultats des élections, Mme Marquez tentait de convaincre les Colombien·ne·s de voter gauche pour vivre pleinement (vivir sabroso). Mais est-ce possible dans l’actuel contexte social et politique de la Colombie? Est-ce que la gauche sera capable de traduire ses paroles en actions concrètes et ainsi tenir ses grandes promesses auxquelles ses électeurs s’accrochent avec tant d’ardeur?

Des défis immenses et des attentes élevées envers Petro

Malgré la situation conflictuelle en Colombie, certains experts en politique sont optimistes sur l’entrée en mandat de Petro. Notamment, Yann Basset, professeur en sciences politiques de l’Universidad Del Rosario[vii] qui affirme : « Petro a une bonne volonté de changement, il a une envie d’aller très vite, il y aura une espèce de lune de miel, mais il devra démontrer sa capacité de gérer le pays.   Quant à Edwin Moreno[viii], diplômé en sciences politiques de l’Université de Sherbrooke et Colombien de souche, il donne son appui au président élu en déclarant : « Le nouveau président de la Colombie représente une gauche démocratique, modérée et progressiste, pareil à Justin Trudeau, premier ministre de gauche du Canada.» Basset et Moreno soulignent qu’afin de pouvoir accomplir les promesses que Petro a faites, il devra mettre en place une réforme fiscale et une réforme politique. Selon Basset, étant donné la situation économique et sociale de la Colombie, il faudra trouver des ressources pour résoudre les problèmes économiques du pays. Moreno signale que les partis d’opposition critiquent l’adoption d’une nouvelle réforme fiscale de 50 millions, mais cette fois-ci est différente, car Petro vise à supprimer les privilèges aux grandes entreprises, et ainsi récupérer 25 millions de pesos, même montant que Duque a déboursé aux dirigeants de ces entreprises lors de son entrée en mandat.

De leur côté, Yann Basset et Christophe Ventura, membres de l’IRIS déclarent que les Colombien·e·s espèrent que Petro puisse accomplir tout ce qu’il a promis pendant sa campagne électorale. « Il doit répondre à la crise économique et sociale postpandémie, il devra mettre en place une politique de protection sociale et avoir des perspectives d’emploi pour les minorités. » De surcroît, Basset et Ventura abordent le sujet du pouvoir des groupes criminels, notamment le Clan du Golfe, un groupe criminel de trafic de drogue, qui a déclenché une grève armée en mai dernier. « Le Clan du Golfe domine les Caraïbes et a paralysé la vie sociale et économique pendant une semaine pour démontrer son pouvoir. », ont-ils ajouté. Selon le journal El Espectador,[ix] cette grève armée a touché 5 régions, 11 départements et 119 municipalités en Colombie, et selon un rapport de la Juridiction spéciale de la Paix (JEP), 150 faits ont touché la population entre le 5 et le 6 mai 2022 dont 12 homicides et la destruction de 80 immeubles.

À une semaine de son entrée en fonction le 7 août 2022, l’ordre social de la Colombie est encore perturbé. Selon la revue Semana [x]en date du 25 juillet, on a dénombré 34 policiers assassinés et 68 autres blessés. Les départements les plus touchés par la tuerie policière sont Antioquia, Cauca, Narino, Cordoba, Sucre, Arauca, Caqueta, Santander et Norte de Santander. Selon les déclarations de Diego Molano, ministre de la Défense nationale[xi], le Clan du Golfe vise à mettre la force publique au pied du mur et à entamer des négociations, ce qui peut se traduire par le déclenchement d’une possible grève armée au fil des prochains jours. « La Colombie ne peut pas accepter qu’on mette un prix sur la vie d’un héros, notamment un policier, ou un soldat, et que cela reste dans l’impunité. », a déclaré Molano lors d’une réunion de sécurité à Sucre, au nord-ouest de la Colombie. De plus, le ministre a présenté les instructions de l’ancien président Ivan Duque, qui consistent à amorcer l’offensive contre les groupes criminels comme le Clan du Golfe. Mais du côté de Petro, il fait appel au pacifisme en demandant au Clan du Golfe : « Arrêtez les tueries, la voie du changement est la vie. » Lors de ses déclarations au Sommet du Pacte historique à Santa Marta, M. Petro a souligné que le Clan du Golfe a la possibilité d’avoir un démantèlement pacifique, mais il affirme que le groupe préfère se venger des dirigeants en tuant des membres du corps policier qui n’ont pas d’implication dans les problèmes du gouvernement.  Entretemps, le ministère de la Défense nationale de la Colombie offre une récompense de 500 millions de pesos colombiens (140,170CAD) pour attraper les responsables. De son côté[xii], Petro propose une solution : « Il faut aborder une politique de pacification, c’est difficile, mais il faut l’aborder, car cela entre en relation avec une nouvelle façon de comprendre le sujet du narcotrafic et de surmonter cette problématique. 

Alors que les partis d’opposition de l’extrême droite tentent de jeter le blâme sur Petro en ce qui concerne la situation conflictuelle du pays, des mouvements de solidarité sont à la défense des droits de la personne, notamment le Projet Accompagnement Solidarité Colombie, un collectif canadien établi au Québec[xiii] qui accompagne les communautés menacées et dénonce la violation de droits fondamentaux. Selon cet organisme, de nombreuses arrestations se sont produites quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle. Il est d’ailleurs écrit dans un article sur leur site Web que « ce type d’arrestation a pour effet de générer la peur et vise à briser la mobilisation sociale, enfreignant un droit fondamental des populations à s’organiser ».

L’accord de paix : un enjeu persistant en Colombie

 Rappelons que le 24 novembre 2016, Juan Manuel Santos, président de l’époque, a signé un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC), qui visait à proposer la paix entre le gouvernement colombien et les FARC. Le but premier était d’inviter la guérilla à déposer les armes et à cesser les attaques contre la population.  Selon Nelson Arturo Ovalle Diaz[xiv], professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa, l’accord de paix comprend des éléments liés à la démocratie, à l’économie et à la justice transitionnelle. Cet accord était d’ailleurs davantage centré sur ce dernier élément :

« La justice transitionnelle prévoit aussi les mécanismes de dédommagement aux victimes du conflit armé, de recherche de la vérité historique, des garanties de non-répétition, ainsi que les instruments de réconciliation entre les divers membres et groupes de la société. » (p. 9).

Malgré que la signature de cette entente envisageât de mettre fin au conflit armé en Colombie, les Colombien·ne·s luttent encore contre la violence. À l’heure actuelle, l’insécurité règne partout en Colombie. Selon Maria Clara Calle Aguirre,[xv] journaliste pour la chaîne de télévision France 24, les accords de paix sont présentement en péril à cause de la réticence du président Duque : « À mi-mandat, le gouvernement d’Ivan Duque est accusé par l’opposition d’entraver la bonne marche des accords. Son parti, Centre démocratique, s’était opposé au référendum sur l’accord de paix d’octobre 2016. », a-t-elle affirmé. L’opposition du Centre démocratique, le Pacte historique qui est le parti politique de Gustavo Petro, président élu, est parti du bon pied en envisageant l’unité du congrès dont quatre des huit partis ont accepté d’y adhérer. Selon des données du journal El Tiempo, le Pacte historique possède 41 sièges au congrès ce qui représente un quart du total de sièges. Selon Ventura et Basset[xvi], le fait que Petro ait contacté Alvaro Uribe Velez, ancien président de la Colombie et chef de la droite, pourrait faciliter davantage les choses, car si les deux parties s’entendent bien, un accord national serait possible et les Colombien·ne·s pourraient enfin retrouver un peu la paix et « vivre au-delà des différences. »

Une victime du conflit armé prend la parole

Lorsqu’on parle de paix, il faut aussi parler de la guerre, du conflit armé qui a tué des milliers de Colombien·ne·s pendant plus de 60 ans.  En Colombie, plusieurs mouvements révolutionnaires notamment les FARC, l’Armée de libération nationale (ELN) et le paramilitarisme ont été créés dans le but de défendre les intérêts de la population et de la protéger de la « guérilla». Néanmoins, le paramilitarisme dont l’objectif était de « protéger » les citoyen·ne·s, est devenu un mouvement clandestin et dangereux :

« Même si l’État soutient ne pas avoir eu de politique officielle d’incitative à la constitution de groupes paramilitaires, il en a la responsabilité par l’interprétation faite de la loi qui les protègent et de ne pas avoir mis en œuvre les mesures nécessaires pour prohiber, prévenir et punir leurs activités. », est-il écrit dans un article[xvii] du site Web Projet Accompagnement Solidarité Colombie.

Selon Gina Carrasquilla, victime du conflit armé[xviii], l’entrée en mandat de l’ancien président Alvaro Uribe Velez, en fonction de 2002 à 2010, a marqué le début d’une période violente dans son village et aux alentours. Lors d’une entrevue avec L’Esprit libre, Mme Carrasquilla a partagé son témoignage des faits de corruption et de violence armée dont elle a été victime dans son village natal :

« Quelques jours avant les élections présidentielles, un chef d’un groupe paramilitaire a convoqué tous les leaders politiques, moi-incluse, pour une réunion dans un gallodrome de mon village, c’est pour cela que je dis qu’Uribe Velez avait un lien avec les paramilitaires. Le chef nous a obligés à voter pour Uribe, mais les gens ne voulaient pas voter pour lui, car tout le monde était partisan du parti libéral, mais monsieur le chef a dit : cela dit, 90 % des votes doivent être en faveur d’Uribe et le restant pour l’autre candidat. », a-t-elle raconté.

Selon elle, depuis l’arrivée des paramilitaires au village, l’enfer a commencé, des centaines de paysans ont été retirés de leur terrain, des centaines de personnes ont disparu ou ont été tuées par le groupe paramilitaire. On lui a posé la question sur le virage à gauche en Colombie, elle semble un peu sceptique, mais elle garde l’espoir que tout change pour le bien. « Je pense qu’il va falloir attendre plusieurs années que tout cela change, mais entretemps, beaucoup de gens vont perdre leur vie. », a-t-elle affirmé. Mais, malgré tout, elle croit qu’il y a une lueur d’espoir. « Avant de mourir, je souhaite que la Colombie puisse enfin retrouver la paix et la justice sociale, j’espère que la sagesse de Petro l’aide à résoudre cette problématique.  J’espère pouvoir retourner en Colombie un jour. », a-t-elle conclu.

De tels témoignages font preuve des grandes attentes du peuple colombien qui pèsent sur Gustavo Petro. Avec sa victoire historique, il n’a franchi que le premier pas vers une nouvelle ère de la politique colombienne. Même si une partie de la population se méfie de la bonne volonté de changement proposé par Petro, davantage de personnes commencent à lui faire confiance.  Depuis son entrée en mandat, le nouveau président est parti du bon pied, notamment avec la restauration des accords de paix.  Selon un tweet de Presidencia Colombia, publié le 21 août 2022, Petro vise à rétablir les accords de paix avec l’ELN en suspendant les arrestations et les extraditions des membres de la table de négociation pour pouvoir discuter des enjeux de l’entente de paix. Mais, au fils des prochains mois, le nouveau président de la Colombie devra proposer une solution à la problématique du narcotrafic et au démantèlement des groupes criminels.  

CRÉDIT PHOTO :  Shutterstock/ Yhaira Rincon  

[i] Wego Planet The Travelers’s guide, «Histoire de la Colombie : de l’ère précolombienne à nos jours », 2 aôut 2022, https://wego-planet.com/fr/histoire-de-colombie/

[ii] Redaccion El tiempo, «Resultados elecciones 2022: Gustavo Petro, nuevo president de Colombia», 19 juin 2022, https://www.eltiempo.com/elecciones-2022/presidencia/resultados-elecciones-en-colombia-2022-en-vivo-boletines-registraduria-681350

[iii] El Tiempo, « Resultados elecciones 2022 : Gustavo Petro, nuevo presidente de Colombia», 19 juin 2022, https://www.eltiempo.com/elecciones-2022/presidencia/resultados-elecciones-en-colombia-2022-en-vivo-boletines-registraduria-681350

[iv] Christophe Ventura, « Colombie : le défis d’une présidence inédite », 03 août 2022, https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2022/07/Note_AFD_Colombie_07-2022.pdf

[v] El Pais, «EN DIRECTO: Gustavo Petro da un discurso en la primera vuelta, elecciones colombianas 2022, El Pais, 19 juin 2022. https://www.youtube.com/watch?v=dtYZZGO9mQA

[vi] France 24,  «Pour la première fois, La Colombie élit un président de gauche, Gustavo Petro. France 24 », 20 juin 2022. https://www.youtube.com/watch?v=IQoVJD2DrqQ

[vii] Yann Basset, propos recueillis par Shanned Morales le 29 juillet 2022.

[viii] Edwin Moreno, propos recueillis par Shanned Morales le 27 juillet 2022.

[ix]  Redaccion Judicial, « Paro Armado: en dos dias hubo 150 afectaciones y 11 departamentos estan en zozobra », https://www.elespectador.com/judicial/paro-armado-segun-la-uia-de-la-jep-en-dos-dias-se-han-registrado-150-afectaciones/

[x] Semana, « La policia esta amenazada por los criminales : bajo el plan pistola los estan masacrando hasta en su casa y en dias de descanso », 27 juillet 2022, https://www.semana.com/nacion/articulo/la-escalada-violenta-contra-la-policia-ya-deja-32-muertos-historias-de-dolor-y-barbarie-contra-los-uniformados/202200/

[xi] MinDefensa Colombia, «Reunion de Seguridad en Corozal, Sucre », juillet 28 2022. https://www.youtube.com/watch?v=pNxy9As1ioE

[xii]  El Tiempo, «Llamado de Petro para que el ‘clan del Golfo’ frene ‘plan pistola’, el Tiempo », 29 juillet 2022. https://www.youtube.com/watch?v=94OQ4Cha7bo

[xiii]  Projet Accompagnement Solidarité Colombie, « Persécutions, stigmatisations et montages judiciaires comme stratégie de répression de la protestation dans le contexte électoral », 15 juin 2022, https://pasc.ca/fr/action/persecutions-stigmatisation-et-montages-judiciaires-comme-strategie-de-repression-de-la

[xiv] Ovalle Diaz, Nelson Arturo, « L’accord de paix en Colombie à la lumière du droit international interaméricain », , Revue générale de droit,  vol.49  Special Issue 2019 : https://doi.org/10.7202/1055488ar

[xv]  Maria Clara Calle Aguirre, « Quatre ans après les accords de paix, la Colombie toujours en proie à la violence »,26 septembre 2020, https://www.france24.com/fr/20200926-quatre-ans-apr%C3%A8s-les-accords-de-paix-la-colombie-toujours-en-proie-%C3%A0-la-violence

[xvi]  Christophe Ventura, Yann Basset, «Quelques perspectives après l’élection du Gustavo Petro », 11 juillet 2022, https://www.youtube.com/watch?v=W8-50a5Dd0Q

[xvii] Projet Accompagnement Solidarité Colombie, «Histoire  et analyse  du paramilitarisme  en Colombie, 30 septembre 2006, https://pasc.ca/fr/article/histoire-et-analyse-du-paramilitarisme-en-colombie

[xviii]  Victime anonyme, propos recueillis par Shanned Morales le 4 août 2022.

Chili: la révolution intersectionnelle

Chili: la révolution intersectionnelle

Cet article est d’abord paru dans le numéro 92 de nos partenaires, la revue À bâbord!

Un texte de Ricardo Peñafiel 

Le 11 mars 2022, Gabriel Boric est assermenté comme Président de la République du Chili avec un agenda politique modéré mais néanmoins féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains et sociaux. Sans appuis suffisants au Congrès, son gouvernement devra compter sur la Convention constituante et, paradoxalement, sur la pression populaire pour mener à bien les réformes nécessaires à la « dénéolibéralisation » du pays. Entre la rue et les urnes, la révolution chilienne avance à pas lents mais fermes.

Parler de révolution pour référer aux changements politiques qui ont lieu au Chili depuis le soulèvement populaire du 18 octobre 2019 (18-O) peut paraître exagéré. Malgré un processus constitutionnel qui mettra sans doute un terme à la Constitution dictatoriale et néolibérale de 1980 et l’élection d’un président issu du Printemps chilien (2011)[i] et d’une gauche parlementaire relativement radicale, peut-on réellement parler d’une révolution en cours au Chili ? Oui, si l’on prend en considération les principales actrices et acteurs de cette révolution, soit les mouvements sociaux – appuyés par une mobilisation massive de plus de 50% de la population dans des manifestations en tout genre – qui ont réussi à promouvoir des changements politiques et culturels beaucoup plus profonds que tout ce que pourra faire le nouveau gouvernement ou l’Assemblée constituante.

« Le néolibéralisme naît et meurt au Chili »

La consigne issue du soulèvement a beau prétendre que « le néolibéralisme naît et meurt au Chili », le gouvernement Boric n’a pas une majorité suffisante au Congrès (des deux chambres législatives) pour faire adopter les réformes nécessaires à un tel démantèlement du néolibéralisme enchâssé dans la Constitution de 1980. En attendant la fin de travaux de la Convention constitutionnelle en juillet, puis leur ratification par plébiscite le 4 septembre 2022, le gouvernement aura beaucoup de difficulté à faire approuver des réformes substantielles. Il continuera à faire face aux attaques incessantes de la droite et du centre ainsi que des médias traditionnels qui, craignant la perte de leurs privilèges, critiquent systématiquement toute initiative du gouvernement autant que de la Constituante.

Néanmoins, après seulement un mois au pouvoir, le gouvernement a déjà abandonné les 139 accusations portées au nom la Loi de sécurité de l’État et a accéléré le processus d’une Loi d’amnistie pour l’ensemble des détenu·es politiques du soulèvement, en plus d’ouvrir une table de discussion pour la réparation des victimes de la répression. Il a également mis un terme à l’état d’exception dans le WallMapu (le territoire du peuple autochtone mapuche) ; a signé l’Accord international environnemental d’Escazú ; a signé la nouvelle loi des eaux, accordant la priorité à la consommation humaine (au-dessus de l’agriculture ou des mines) ; a présenté un projet de loi pour éliminer la dette étudiante et réformer le système de crédit étudiant ; a ouvert les discussions pour une augmentation du salaire minimum et une diminution de la semaine de travail (de 45h à 40h!) ; etc.

La Convention constitutionnelle

Pièce maîtresse de la dénéolibéralisation du Chili, la Convention constitutionnelle est également un acquis direct du soulèvement du 18-O. Le 25 novembre 2019, pour sauver sa peau après un mois de manifestations nationales massives et quotidiennes demandant sa destitution, le gouvernement Piñera signe l’Accord pour la Paix sociale et la Nouvelle Constitution avec la plupart des partis d’opposition. Les manifestations se sont poursuivies avec autant sinon plus d’intensité, méfiantes d’un « accord » signé « entre quatre murs », « dos au peuple », par « les mêmes qui nous ont trahis pendant plus de 30 ans », comme le disent les manifestant·es interviewé·es en décembre 2019 et janvier 2020. Toutefois, Piñera est parvenu à terminer son mandat grâce à l’appui des partis politiques qui ont fini par perdre pratiquement toute légitimité, avec des taux de confiance de 2% en décembre 2019, selon une étude du Centre d’études publiques (CEP)[ii].

La pandémie a finalement contraint le mouvement de contestation à se réarticuler, notamment dans des initiatives pour pallier la faim due au confinement, sans aide étatique, avec des soupes populaires autogérées, regroupées sous la devise « seul le peuple aide le peuple » et autour desquelles s’organisaient des Cabildos Abiertos (Assemblées populaires) délibérant autour de la nouvelle Constitution. La grande majorité (44%) des 155 délégué·es à la Convention constituante viennent d’ailleurs de mouvements sociaux et se regroupent sous des bannières qui évoquent le mouvement de protestation comme Assemblée populaire pour la dignitéLa liste du peuple ou Approbation-Dignité[iii].

Lors du référendum sur le processus constitutionnel du 25 octobre 2020, 80% des suffrages ont approuvé la mise sur pied d’une Convention constituante sans participation des partis politiques. Une majorité presque aussi grande de délégué·es de gauche et d’indépendant·es s’est dessinée lors des élections des délégué·es à la Convention constitutionnelle, les 15 et 16 mai 2021. Cette Assemblée constituante se distingue, entre autres, par sa parité parfaite hommes/femmes, par des places réservées aux Premières Nations et par des mécanismes participatifs qui ont permis à près de deux millions de citoyen·nes de promouvoir des projets d’articles constitutionnels. Très tôt, la Convention a affiché ses couleurs en élisant à sa présidence la professeure de linguistique et militante mapuche pour les droits linguistiques des Premières Nations Elisa Loncón, puis la chercheure en santé environnementale, féministe et déléguée de la liste Assemblée populaire pour la dignité Maria Elisa Quinteros.

Parmi les premiers articles déjà approuvés, on remarque la fin de « l’État subsidiaire » (néolibéral), subordonné à la « liberté » du marché, qui se voit remplacé par un « État social et démocratique […] plurinational, interculturel et écologique […] solidaire [et] paritaire [reconnaissant] comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l’égalité substantive des êtres humains et sa relation indissoluble avec la nature. La protection et garantie des droits humains, individuels et collectifs sont le fondement de l’État et orientent toute son activité ». Parmi ces droits fondamentaux, on remarque également l’apparition de nouveaux droits, sexuels et reproductifs, le droit à l’identité de genre et les droits de la nature, reconnue comme « sujet de droits », engageant entre autres l’État dans une lutte contre les changements climatiques et la dégradation environnementale.

Sur le plan de la structure de l’État, la nouvelle constitution abolirait le Sénat pour le remplacer par une Chambre territoriale chargée d’assurer une représentation territoriale décentralisée (État régional). Les travaux se poursuivent quant aux détails des droits socio-économiques comme l’éducation, la santé, le travail, le logement, la sécurité sociale ou l’eau, qui sont actuellement subordonnés aux « droits » des entreprises privées. De même, pour les droits humains, on parle de la création d’un Bureau de la défense du peuple (Defensoría del Pueblo), de la pleine intégration des engagements internationaux dans la constitution et de la réforme en profondeur de la police (carabiniers), responsable d’une violation systématique des droits humains[iv] notamment durant la répression du soulèvement du 18-O.

« La révolution sera féministe ou ne sera pas »

Ces changements constitutionnels ne seront que de nobles intentions s’ils ne se traduisent pas en lois et politiques concrètes. Devant faire face à la réaction des anciens pouvoirs et cherchant à gouverner de manière « pragmatique », le gouvernement Boric ne pourra pas et ne cherchera pas à faire une révolution. Comme le disait Boric dans son discours de victoire du 19 décembre 2021, « …nous allons avancer à petits pas, mais de pied ferme ». Toutefois, la révolution a déjà eu lieu. Elle a été fomentée par toutes les luttes qui ont précédé le 18 octobre 2019 et par toutes les actions et nouvelles luttes qui l’ont suivi.

D’abord il y a eu les luttes pour les droits humains qui n’ont jamais cessé de se battre pour la justice et contre l’impunité que la postdictature chilienne a voulu imposer comme gage d’une « démocratie stable ». Ensuite, les luttes étudiantes qui, en 2011, sont parvenues à engendrer le plus grand mouvement de contestation globale depuis la fin de la dictature. Les luttes des Mapuches, également, contre l’occupation de leurs terres par des compagnies extractivistes et un état colonial et dont le drapeau est devenu l’un des symboles de la révolte, comme on peut le voir dans l’image ci-contre. Et ainsi de suite, les luttes écoterritoriales se sont jointes à celles pour le logement, en faveur des droits des migrants, pour la diversité, contre les pensions privées (No+ AFP), et à un ras-le-bol généralisé qui ne se battait plus pour une cause particulière, mais contre le système autoritaire, classiste, raciste, machiste, colonial, extractiviste et néolibéral.

On pourrait dire, à la suite de cette consigne de la révolte, que « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Cette révolution est non seulement féministe, mais surtout intersectionnelle. Elle s’inscrit dans la nouvelle vague féministe latino-américaine qui, tout en luttant pour le droit à l’avortement (avec le foulard vert comme symbole) dénonce toutes les violences (Ni una más [Pas une de plus]) et toutes les formes de domination. Après le « Pañuelazo » (grand coup de foulard [vert]) de février 2018, il y a eu le Mai féministe, une longue grève étudiante féministe entre avril et juin 2018, puis la journée de Grève féministe du 8 mars 2019 qui a regroupé plus de 200 000 personnes à Santiago, comme un prélude du soulèvement. La Grève féministe du 8 mars 2020, en pleine révolte, a regroupé deux millions de personnes à Santiago seulement, marquant la reprise du soulèvement après une trêve d’été.

On se souviendra aussi de la chorégraphie féministe « Un violeur sur ton chemin » qui a fait le tour du monde après avoir été créée dans des manifestations féministes de la révolte chilienne. Les féministes chiliennes, organisées notamment autour du Collectif 8 mars, ont déjà réussi à imposer des changements sociaux d’une ampleur révolutionnaire. Le postulat d’égalité à l’origine de leurs luttes et réflexions s’articule à l’ensemble des autres luttes dans un féminisme intersectionnel, éco-territorial, décolonial, queer, pour la défense des droits de toustes, etc.

Le discours féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains du gouvernement et les symboles comme la parité et la représentation autochtone à la Constituante ne sont que le reflet de cette révolution intersectionnelle qui continuera à s’étendre dans l’espace politique en reconstruction autant que dans le social.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/Mediabanco Agencia

[i] Voir à ce sujet le texte du même auteur dans À bâbord!: « Le printemps en hiver », no 43, 2012. En ligne : https://www.ababord.org/Le-printemps-en-hiver

[ii] Centro de Estudios Públicos (CEP), Estudio Nacional de Opinión Pública, n° 84, décembre 2019 [En ligne] [https://www.cepchile.cl/cep/site/docs/20200116/20200116081636/encuestacep_diciembre2019.pdf]

[iii] La dignité est l’un des principaux symboles du soulèvement dont le principal lieu de rassemblement a été renommé « Place Dignité » (Plaza Dignidad).

[iv] Selon le rapport de la Mission québécoise et canadienne d’observation des droits humains au Chili ayant eu lieu du 18 au 27 janvier 2020 et à laquelle l’auteur a participé. Crise sociale et politique au Chili 2019-2020 Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Montréal, Centre international de solidarité ouvrière (CISO), 2020. https://www.ciso.qc.ca/wordpress/wp-content/uploads/Rapport-FR-Mission-DDHHFINAL.pd

Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Élections présidentielles américaines. Donald Trump et la radicalisation du conservatisme américain

Cet article est publié dans le numéro 86 de nos partenaires, la Revue À bâbord!. Un texte de David Sanschagrin, politologue.

Le président républicain Donald Trump, aussi radicalement ignorant, mythomane et raciste soit-il, n’est pas une aberration : il est issu de dizaines d’années de radicalisation du Parti républicain et du mouvement conservateur américain.

La polarisation de la société américaine est un phénomène asymétrique. Depuis les années 1990, le camp républicain est devenu idéologiquement « extrême ». Il récuse une approche basée sur le compromis bipartiste et sur la science, en adoptant plutôt une politique démagogique victimaire et en percevant le centriste Parti démocrate comme un opposant illégitime1.

Radicalisation conservatrice

Cette radicalisation résulte à la fois d’un sentiment de menace existentielle face à une société plus éduquée, mondialisée, libérale et diversifiée, et d’une volonté de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Amérique « traditionnelle » : blanche, chrétienne, patriarcale, non universitaire, rurale et conservatrice. Cette radicalisation s’est aussi nourrie de l’influence grandissante des talk radios et des think tanks conservateurs ainsi que de la droite chrétienne. Plus récemment, le média de masse hyper partisan Fox News2 et la propagation d’idées conspirationnistes grâce aux médias sociaux3 ont accentué cette droitisation. Les médias traditionnels, quant à eux, ne colporteraient que de « fausses nouvelles ». De la sorte, l’électorat républicain est prisonnier d’une réalité alternative, alimentée par le ressentiment.

Cette radicalisation de l’espace médiatique conservateur tire à son tour le Parti républicain vers la droite, rendant impossible tout compromis avec le Parti démocrate.

Politique confuse et instrumentale

Selon le récit populiste et conservateur, des élites progressistes et cosmopolites corrompraient l’Amérique « ordinaire ». Pour mettre fin à leur tyrannie libérale et bien-pensante, un chef rebelle devrait faire le ménage à Washington (« Drain the Swamp ») et rétablir la grandeur de l’Amérique (« Make America Great Again »), en libérant le peuple d’un État fédéral totalitaire.

Or, dans les faits, les républicains sont les promoteurs des intérêts des capitalistes globalistes, lesquels contribuent justement à corrompre la vie publique par un financement politique privé et incontrôlé, en plus de miner l’économie locale, pourtant tant vantée par les conservateurs. Par exemple, les frères milliardaires Koch, très présents dans l’industrie pétrolière, financent la nomination de juges et l’élection d’élus socialement conservateurs et économiquement libertariens. Bref, l’Amérique simple et vertueuse des conservateurs est un mythe et une bonne partie de la base républicaine, de classe moyenne, vote contre ses propres intérêts.

Le Parti républicain ne peut que proposer une politique confuse, incohérente, inconstante et instrumentale. L’unité du Parti, et du mouvement hétéroclite sur lequel il s’appuie, ne peut d’ailleurs se faire que grâce à un ennemi commun : la gauche déphasée.

Trump, l’ancienne vedette de télé-réalité, joue ainsi le rôle du président rebelle, tout en défendant les intérêts des ultra-riches (réduction d’impôts, dérégulation environnementale, etc.), en s’enrichissant personnellement, en corrompant de façon éhontée les institutions publiques (pardon de ses proches conseillers emprisonnés, demande à l’Ukraine de lancer une enquête pour salir son opposant Joe Biden, etc.). Un reportage révélait aussi qu’il pratiquait l’évasion fiscale chronique et était sous enquête pour fraude fiscale4. Trump doit donc se maintenir au pouvoir pour éviter la justice.

Si Trump devait s’attaquer au marais boueux de Washington et restaurer la grandeur de l’Amérique, il a plutôt transformé la présidence en une entreprise privée corrompue et dysfonctionnelle, carburant aux conflits d’intérêts et à la haine raciale.

Malgré ses frasques et son immoralité, Trump a su conserver le soutien du mouvement conservateur, en répondant notamment aux attentes des suprémacistes blancs et des milices (mur à la frontière mexicaine, politique d’immigration raciste, légitimation de l’extrême droite, etc.) et de la droite chrétienne (nomination des juges approuvés par la Federalist Society, un think tank juridique hyper-conservateur).

Toutefois, ses guerres commerciales ont affaibli l’économie du Midwest, qui lui a donné la victoire en 2016. De plus, sa gestion désastreuse de la pandémie a mené à l’accumulation de morts et des chômeurs, dans un pays vouant un culte au travail et liant la couverture médicale à l’emploi. Ces deux phénomènes expliquent en bonne partie l’effritement de son électorat dans les États clés du Midwest (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin), où s’est jouée l’élection de 2020.

Mouvance antidémocratique

En plus de pratiquer une politique de la terre brûlée face aux démocrates, les républicains ont aussi mis en place un impressionnant arsenal antidémocratique pour se maintenir au pouvoir malgré une base démographique blanche déclinante : redécoupage électoral arbitraire et agressif; obstruction parlementaire systématique; limitation du vote des personnes racisées; prise en otage de l’exécutif lors du vote des crédits pour réduire les dépenses sociales, forçant la fermeture du gouvernement en 2013 et 2018; défense du collège électoral, où les États républicains sont surreprésentés; opposition à la régulation du financement politique; nomination de juges partisans et hyper-conservateurs.

Lors de l’élection contestée de 2000, une majorité conservatrice (5 contre 4) à la Cour suprême a donné la présidence à George Bush, en mettant arbitrairement fin au recomptage des voix en Floride. Les républicains ont aussi bloqué la nomination d’un juge modéré, par le président Barack Obama en février 2016, arguant qu’il s’agissait d’une année électorale, pour éviter le virage libéral de la Cour. Or, après le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, en septembre 2020, les républicains ne se sont pas embarrassés du précédent créé en 2016. Entrevoyant la défaite en novembre, ils ont entériné rapidement la nomination de la juge Amy Coney Barrett, alors même que le processus électoral avait débuté. Barrett appartient à une secte catholique rigoriste, est opposée à l’avortement et au mariage gai, nie les changements climatiques et a fait partie de l’équipe juridique républicaine derrière la décision Bush v. Gore (2000), avec deux autres juges de la Cour : Brett Kavanaugh et John Roberts. 

Contrôlant la présidence et le Sénat depuis 2016, les républicains ont ainsi pu nommer trois juges, afin de renforcer la mainmise conservatrice sur la Cour (6 contre 3). De la sorte, les républicains vont pouvoir protéger leurs acquis malgré le retour au pouvoir des démocrates, en bloquant ou en invalidant des lois progressistes (ex. : l’Obama Care) et en renversant des jugements historiques (ex. : Roe v. Wade, sur l’avortement). La Cour suprême, dominée par les conservateurs, est un puissant instrument réactionnaire et antidémocratique.

La suite des choses

Légèrement en avance le soir de l’élection, Trump a revendiqué la victoire et demandé la fin du comptage des votes dans les États du Midwest en invoquant, sans preuve, des fraudes électorales, sachant que ces États allaient lui échapper dès que l’on commencerait à compter les votes par correspondance, majoritairement démocrates. Les républicains ont enclenché plusieurs contestations judiciaires, pour réfuter la victoire de Biden dans ces États clés. De plus, la rhétorique incendiaire du président va nuire à l’acceptation du résultat de l’élection par ses partisans et par les milices d’extrême droite (comme les Proud Boys, à qui Trump a demandé, lors du premier débat présidentiel, de rester sur le qui-vive).

Si Biden a gagné le vote populaire et le collège électoral, le « trumpisme » a démontré sa force et sa pérennité, avec plus de 70 millions d’électeurs (environ 48 % des votes). Biden fera ainsi face à une société profondément divisée et, probablement, à un Sénat sous contrôle républicain. Et, comme Franklin Roosevelt en 1935, il aura devant lui une Cour suprême réactionnaire et devra, peut-être, élargir le banc des juges pour y nommer des progressistes.

Thomas Mann et Norman Ornstein, It’s Even Worse Than It Looks: How the American Constitutional System Collided with the New Politics of Extremism, New York, Basic Books, 2016.

Les gazouillis de Trump sur Twitter sont d’ailleurs influencés par Fox News. Voir Matthew Gertz, « I’ve Studied the Trump-Fox Feedback Loop for Months. It’s Crazier Than You Think », [en ligne], https://www.politico.com/magazine/story/2018/01/05/trump-media-feedback-….

Par exemple, pour QAnon, les élites libérales contrôlant l’État profond seraient des pédophiles sataniques que seul Trump pourrait arrêter. Voir Adrienne LaFrance, « The Prophecies of Q », [en ligne], https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2020/06/qanon-nothing-can-s…

R. Buettner, S. Craig et M. McIntire, « The President’s Taxes », [en ligne], https://www.nytimes.com/2020/09/29/podcasts/the-daily/donald-trump-taxes…?

La politique comme continuation du soin par d’autres moyens. Jacinda Ardern, Trump, Bolsonaro et l’OMS

La politique comme continuation du soin par d’autres moyens. Jacinda Ardern, Trump, Bolsonaro et l’OMS

Cet article est publié dans le numéro 85 de nos partenaires, la Revue À bâbord. Un texte de Alexandre Klein, Université d’Ottawa. 

La menace a été mise à exécution. Après avoir annoncé à la fin du mois de mai que les États-Unis cesseraient toute relation avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Donald Trump a confirmé au début du mois de juillet l’arrêt total de la collaboration de son pays avec l’agence onusienne.

Ce retrait des États-Unis et de leur financement annuel de plus de 550 millions de dollars sur un budget total d’environ 4,8 milliards de dollars marque un coup dur pour l’institution dont le déclin était déjà sensible depuis plusieurs années. Mais il témoigne surtout de la « stratégie » géopolitique « disruptive » du président américain qui trouve son champ d’exercice dans des espaces inhabituels, pour ne pas dire inattendus, dont Twitter reste l’exemple paradigmatique.

Géopolitique du virus

En attaquant l’OMS, Trump vise en effet tant une organisation qui critique sa gestion catastrophique de la pandémie que son rival chinois avec lequel il est en « guerre », notamment commerciale, depuis le début de son mandat. Les deux dimensions sont d’ailleurs intimement reliées puisqu’aux yeux de Trump, l’OMS aurait été trop indulgente à l’égard de la Chine, d’où est parti le Sars-CoV-2 – ce « virus chinois » comme il le nomme – à l’origine de la pandémie qui a paralysé la planète au cours du printemps. L’opposition de Trump à l’OMS s’inscrit donc avant tout dans une politique internationale de déstabilisation du multilatéralisme et une stratégie nationale, qui en est le pendant, de valorisation d’un nationalisme à tendance isolationniste. C’est d’ailleurs parce qu’il défend ces mêmes valeurs que le président brésilien Jair Bolsonaro s’est empressé d’imiter son homologue états-unien en annonçant lui aussi le retrait de son pays de l’organisation onusienne (sans toutefois être passé à l’acte à l’heure où j’écris ces lignes). Mais il semble que cette guerre contre l’OMS engagée par certaines grandes puissances témoigne plus profondément d’un rapport particulier à la santé, un rapport d’ordre militaire et guerrier qui montre aujourd’hui ses limites.

On l’ignore souvent, mais la naissance de l’OMS marquait un tournant dans la compréhension que les pays occidentaux se faisaient de la santé. L’organisation fondait en effet sa raison d’être et son action sur une toute nouvelle définition présentée dans le préambule de sa constitution adoptée à New York en juillet 1946 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité 1». En ouvrant ainsi la santé à des considérations psychologiques, sociales et même politiques, l’OMS rompait avec un discours médical moderne qui l’avait réduite, à mesure de son développement scientifique, à une simple absence de maladie. La santé n’est pas uniquement le résultat physiologique de la lutte que le médecin engage contre la pathologie, elle implique aussi et surtout un vécu, un ressenti et diverses dimensions qui mettent l’accent sur la qualité de vie des personnes. Ce retournement conceptuel n’est pas sans conséquences pratiques : ainsi envisagée, la santé devient moins le résultat d’une guerre contre un virus, une malformation ou un dysfonctionnement physiologique, que le produit d’un souci, d’une attention à soi et à autrui, bref d’une forme de soin (au sens pluriel du care).

La guerre ou le soin

Dès lors, on ne s’étonnera guère de voir que les pays qui fustigent l’OMS sont aussi ceux qui ont tenu un discours particulièrement guerrier face à la COVID-19 (Trump comparant la pandémie à Pearl Harbor, tandis que Bolsonaro appelait son peuple à « affronter » ce virus « la tête haute »). On note d’ailleurs, plus largement, une apparente corrélation entre les pays qui ont mis de l’avant un discours guerrier (et avec lui un nationalisme affiché) et les pays où la pandémie a fait le plus de ravages. C’est le cas de la France dont le président Emmanuel Macron a appelé à la « mobilisation » générale en déclarant « Nous sommes en guerre », mais aussi de la Grande-Bretagne dont le secrétaire à la santé a parlé d’une « guerre contre un tueur invisible », ou encore de l’Espagne dont le chef du gouvernement Pedro Sanchez a annoncé son intention de « gagner la guerre ». François Legault a lui aussi parlé de la pandémie comme de « la plus grande bataille de notre vie ». La chose n’est ni neuve ni surprenante. La métaphore guerrière habite la pensée médicale moderne. L’écrivaine Susan Sontag s’en était d’ailleurs déjà magnifiquement indignée dans son ouvrage de 1978 Illness as Metaphor. Ce qui est plus intéressant ici, c’est de constater l’existence d’une corrélation inverse : les pays avec le moins de cas de contamination ont pour beaucoup tenu un discours différent, plus axé sur le soin que sur la guerre.

La première ministre islandaise Katrín Jakobsdóttir a ainsi rappelé, dès le début de la pandémie, l’importance de mettre son égo politique de côté, de faire preuve d’humilité et d’écouter la science. La chancelière allemande Angela Merkel en a, elle, appelé à la « solidarité commune », tandis que le président Frank-Walter Steinmeier prenait explicitement le contre-pied de ses voisins en affirmant que cette pandémie n’était « pas une guerre », mais « un test de notre humanité ». En Norvège, la première ministre Erna Solberg a pris le temps de répondre aux interrogations et angoisses des plus jeunes au cours d’une conférence de presse spécialement dédiée aux enfants. Certes, ces pays se sont aussi démarqués par la mise en place rapide et massive de mesures de dépistage et de suivi de cas. Mais reste que le ton et le style de gouvernance semblent avoir aussi fait la différence (d’autant que cette approche empathique a pu favoriser la mise en place de larges campagnes de tests plutôt qu’une recherche, par exemple, d’un vaccin à tout prix). L’exemple de Jacinda Ardern, la première ministre travailliste de la Nouvelle-Zélande, est paradigmatique de ce « style de leadership empathique », pour reprendre les mots de Uri Friedman dans The Atlantic2, qui semble avoir fait ses preuves dans la gestion de la pandémie. Une chose est sûre : cette dernière a dessiné une ligne de fracture entre deux types de gouvernance reposant sur deux compréhensions différentes de ce qu’est la santé et par conséquent du rôle que peut y jouer la politique.

Vers une politique du care

Accepter que la santé ne se réduit pas à l’absence de maladie, c’est en effet comprendre que la santé de la population ne se décide pas uniquement dans les hôpitaux et sur les courbes de natalité ou de mortalité, mais dépend aussi d’enjeux sociaux, économiques, politiques et environnementaux plus larges. C’est donc comprendre que la gouvernance de la population ne peut se limiter à sa gestion comme un ensemble biologique, mais doit prendre en compte l’existence et le vécu individuel des personnes. Bref, c’est comprendre que le soin est un souci avant d’être une lutte. Et dès lors, il n’est peut-être pas anodin que les gouvernements qui ont fait preuve de cette approche politique empathique soient tous dirigés par des femmes. Constamment renvoyées dans nos sociétés patriarcales à leur rôle prétendument naturel de soignantes, de celles qui prennent soin, peut-être ont-elles été plus à même d’introduire ce care dans le monde politique où elles sont parvenues, souvent difficilement, à faire leur place. Une chose est sûre, cette politique du care, pour reprendre l’expression de Joan Tronto3, va nous être utile dans notre monde devenu particulièrement vulnérable aux pandémies comme aux dramatiques conséquences du réchauffement climatique. Il est donc temps que la politique, internationale comme nationale, ne soit plus seulement la continuation de la guerre par d’autres moyens, comme l’affirmait Michel Foucault en retournant le célèbre aphorisme de Clausewitz, mais aussi et surtout la poursuite à un autre niveau et avec d’autres moyens de ce travail essentiel de maintien, de perpétuation et de réparation du monde qu’est le soin.

OMS, « Constitution », [en ligne], https://www.who.int/fr/about/who-we-are/constitution

« New Zealand’s Prime Minister May Be the Most Effective Leader on the Planet », [en ligne], https://www.theatlantic.com/author/uri-friedman/

Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, 238 p.