Les artifices du capitalisme

Les artifices du capitalisme

Entrevue avec Alain Deneault sur son livre « L’économie esthétique »
 

La réputation du philosophe Alain Deneault n’est plus à faire. Au Québec, comme ailleurs dans le monde francophone, ses différents travaux sont lus, commentés et partagés. Que ce soit pour ses thèses concernant les paradis fiscaux – aussi nommés « législations de complaisance » –, la place privilégiée dont jouit l’industrie minière dans ce minéralo-état que sont le Québec et le Canada, mais aussi ses activités parfois problématiques ailleurs dans le monde, au totalitarisme pervers mis en place par ces nouveaux pouvoirs que sont les multinationales, sa conceptualisation de la médiocratie, du régime de « l’extrême-centre » ou bien pour sa critique de la « Gouvernance », Alain Deneault développe au fil des années une œuvre dont l’accessibilité au public ne fait pas ombrage au sérieux et à la complexité de celle-ci. Alors qu’il aborde divers sujets en se basant toujours sur une approche factuelle et soucieuse de s’ancrer dans le « concret », ressemblant parfois à du journalisme de fond et d’enquête, résumer la pensée de l’auteur en une seule thèse ou théorie peut s’avérer difficile. Or, si l’on considère la pluralité de ses travaux comme différentes manières de montrer en quoi « notre régime est fondamentalement capitaliste »[i] et que « nous sommes dans un régime qui ne veut pas dire son nom, et je pense que le problème et là »[ii], les différentes perches que nous tend Alain Deneault nous permettent, d’une part de nommer le capitalisme et de le voir sous toutes ses dimensions, et d’autre part d’en élaborer la critique. Dernièrement, l’auteur s’est lancé dans la publication d’une série de livres cherchant à restituer la polysémie du terme « économie ». Les deux premiers L’économie de la foi et L’économie de la nature sont tous deux parus en automne 2019. Récemment, la maison d’éditions Lux vient de faire paraitre le troisième de la série; L’économie esthétique. En attendant la sortie des trois derniers qui porteront sur l’économie psychique, conceptuelle, ainsi que sur l’économie politique, nous avons rejoint Alain Deneault pour nous parler de son dernier livre.

Q. Vous dites que l’on doit reprendre l’économie aux « économistes », de là l’objectif des différents opuscules de votre feuilleton théorique sur le sujet. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce projet?

Les spécialistes de l’intendance, depuis la fin du xviiie siècle, ont abusivement associé le propre de l’économie à leur discipline, et se sont arrogé le terme au point de se présenter eux-mêmes comme étant « les économistes ». Or, ce sème d’économie a connu jusqu’à nous une histoire féconde, polysémique et complexe. On le reconnaît tous azimuts, de  la théologie aux mathématiques, en passant par la rhétorique, la critique littéraire, la métapsychologie, les sciences de la nature et la philosophie. Dans maintes disciplines, ce terme économie a dénoté le fait d’ensembles complexes composés d’insondables relations entre de multiples éléments sans qu’il y ait nécessairement, comme c’est le cas dans le champ de l’intendance, d’enjeux monétaires autour de la production de biens et de services en vue d’une consommation rendue possible par un enjeu de circulation et de distribution. Cette approche spécifique de l’économie, celle des sciences de l’intendance, est tout à fait particulière, régionale et même marginale. En outre, économie a signifié ce qu’il en va, dans notre culture, du rapport institué aux objets de croyance, à la complexité des rapports psychiques avec les interdits moraux, à la composition des ensembles vivants, à l’agencement des éléments d’une œuvre d’art… De ce très grand nombre d’acceptions, ma recherche dans le cadre de ce « feuilleton théorique » vise à en dégager une compréhension conceptuelle. En partant de cette observation : si ces usages variés du terme ne procèdent pas de synonymes, et on ne saurait donc en aucun cas les confondre, ils ne relèvent pas de stricts antonymes pour autant. Quelque chose de commun les lie pour que ce soit à chaque occurrence le terme d’économie qui survienne. Et la définition conceptuelle qu’on peut dégager de l’usage du mot, une fois qu’on a pris conscience de ses différentes significations dans une multitude de domaines, permet de nous éloigner de la définition hégémonique que nous ont imposé les sciences de l’intendance abusivement présentées comme « économiques » en propre. Qui plus est, ce travail nous amène même à disqualifier les recours les plus idéologiques à ce terme, soit lorsque des experts en la matière font tout pour assimiler l’économie au capitalisme marchand, destructeur, inégalitaire, stressant, infantilisant et aliénant qui prévaut aujourd’hui. Rien ne saurait favoriser l’association d’un régime aussi délétère à la définition rigoureuse et conceptuelle de l’économie, laquelle porte sur le fait de relations fécondes, bonnes, susceptibles d’éveiller les sens et d’affiner la pensée.  

Q. Que voulez-vous dire par « science » de l’intendance, voire l’intendance – termes pour lesquels vous optez souvent dans ce texte? Est-ce pour vous une autre manière de nommer le capitalisme?

Je renvoie à la catégorie plus adaptée, plus juste et plus humble d’« intendance » tout discours théorique, expert ou profane, portant sur la production de biens, leur consommation et les enjeux comptables qui y sont reliés, qu’on associe aujourd’hui de manière précipitée au propre de l’« économie ». « L’économie », comme l’entretient la doxa dans les médias, les institutions d’enseignement, les universités et conséquemment la population en général, renvoie exclusivement à ce champ régional là. « Ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses », nous dit par exemple l’entrée du Larousse.  Il ne s’agit pas de dénoncer l’existence même de cette discipline ou de s’attaquer à sa légitimité, mais de contester principalement son appellation. L’intendance n’est qu’une façon parmi de très nombreuses autres de penser l’économie. En s’arrogeant le vocable économie, en prétendant en faire sa chose propre, celle-ci fait perdre à la conscience occidentale les nombreuses acceptions qui furent celles de ce mot dans notre histoire. Cela est d’autant plus fâcheux que les sciences de l’intendance sont jeunes – elles se sont appelées officiellement économie politiquescience économique ou en allemand Nationalökonomie – et ont emprunté énormément aux usages des autres disciplines qu’elles  ont ensuite fait oublier. Ce vaste champ de l’intendance qui recouvre aujourd’hui la gestion, le marketing, la comptabilité et l’investissement financier ne cesse d’emprunter à l’économie psychique (fidélisation des clientèles, manipulation des personnels, évolution des marchés boursiers…), à l’économie esthétique (marketing, publicité, idéologie…), à l’économie de la nature (agriculture industrielle, manipulations génétiques) ou encore à l’économie logique (comptabilité, gestion, administration, rhétorique), par exemple; mais c’est en intégrant, étouffant et réduisant ces acceptions comme telles oubliées à son champ extrêmement restreint de considérations. Ôter l’économie aux économistes et ouvrir la question de l’économie aux champs traditionnels qui l’ont enfantée, c’est redonner à la notion une portée qui correspond à son histoire et à sa mémoire. Parmi cette confrérie diversifiée des « économistes », les tenants du  capitalisme, enfin, ne se sont pas contentés de cette restriction, ils ont retourné ce terme de façon orwellienne, lui faisant signifier son contraire, l’économie devenant chez eux l’appellation d’un régime frénétique qui hypostasie l’argent et justifie des phénomènes troublants tels que d’inouïs écarts de richesse à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique, l’épuisement des sources d’énergie et de mines, la sixième extinction de masse et l’ère de l’anthropocène…

Q. Vous commencez votre livre en vous attaquant à celles et ceux qui seraient tenté.e.s  de définir l’« économie » en ayant directement recours à l’étymologie du mot, soit du grec ancien Oikos (maison) et Nomos (loi). Selon vous, cette approche peut faire fi d’un sens beaucoup plus large et complexe. Dans la pensée grecque, l’économie se concevrait plutôt comme un principe supérieur. À quoi ce principe renvoie-t-il?

Il s’agit d’une mise en garde plus que d’une attaque. Très souvent, lorsqu’on cherche à s’affranchir de la façon lourdement idéologique dont on parle d’économie aujourd’hui, on prétend pouvoir faire un saut gigantesque dans l’histoire et retourner d’un trait à la signification d’origine. On nous ressort alors l’expression « loi de la maisonnée », l’oikonomia, formé d’oikos et de nomos ayant signifié cela chez les Grecs. D’une part, je suis persuadé qu’on comprend mieux la portée et la puissance du terme économie lorsqu’on en fait la philologie plutôt que l’étymologie, c’est-à-dire lorsqu’on en suit l’évolution riche et plurielle dans l’histoire plutôt que d’en revenir à son usage premier. C’est là qu’on voit comme les médecins, les rhétoriciens, les théologiens, les naturalistes, les logiciens… s’en sont saisis et en ont amplifié le sens et la puissance. D’autre part, ce qu’on se représente comme étant l’étymologie du mot trahit très souvent une ignorance de l’histoire. La « loi » à laquelle on réfère devenant le synonyme artificiel de règlements applicables à une vie domestique censée se conformer à ce que le sujet libéral occidental vit dans sa réclusion individuelle quand il rentre du travail le soir. C’est complètement méconnaître l’hétérogénéité du sens de ces notions qu’on observe pourtant assez rapidement entre les Grecs et les modernes. Surtout, en relisant Xénophon et Aristote nommément sur la question, puis ensuite Hyppocrate et Denys d’Halicarnasse, on voit comment l’économie n’offre chez eux aucune pierre de touche sémantique, aucun fondement premier sur lequel tout s’appuierait. La maison se distingue de la cité pour des raisons que je rappelle dans mon livre, mais cela de manière tellement complémentaire qu’elle finit par s’y confondre parfois nommément. La loi quant à elle constitue un principe d’organisation tablant sur la modération et la mesure, qui a la maisonnée et le domaine patrimonial pour premier champ d’application, sans que celui-ci ne lui soit exclusif, ni même particulièrement important. Chez Aristote surtout, cette loi se laissera penser à travers une pléthore de comparaisons et de métaphores. Le domaine patrimonial s’organisera à la manière d’une armée soumise à l’autorité de son général, ou à celui des dieux dans leur rapport à Zeus, ou enfin à l’instar d’une composition harmonique en musique laquelle traduit l’ordonnancement en mathématiques… C’est dans cette série de relations, qui ne commence nulle part, que s’organise la pensée de l’économie en tant que régime des associations bonnes.

Q. Vous dites qu’il y a dans le domaine de l’esthétique différentes économies à l’œuvre. Que ce soit au niveau de la création de formes esthétiques, ou bien dans l’analyse de celles-ci, à quels types d’économies peut-on faire si l’on y prête attention?

Chaque moment du feuilleton théorique s’intéresse à un usage avéré du sème économie à un moment de notre histoire. Dans l’opuscule L’Économie esthétique, je fais des sauts depuis les premiers rhétoriciens au ier siècle de notre ère aux structuralistes de la moitié du xxe siècle, en passant par les écrits de différents participants aux débats littéraires et esthétiques. Il m’intéresse de voir comment ont progressé les références à l’économie du récit, à l’économie d’une œuvre, à l’économie esthétique à travers le temps. S’il s’agit à l’époque de Pierre Corneille de respecter les canons de la vraisemblance en ce qui regarde la morale établie, il s’agit ensuite dans la modernité d’établir à même une œuvre les critères de la vraisemblance qui rendront parlante à l’intérieur d’un système particulier telle ou telle référence. Il m’a aussi plu de remarquer que les œuvres littéraires modernes ont souvent évoqué la perte de sens des grands référents symboliques en les comparant continuellement à de la fausse monnaie, ou à de la contrefaçon…

Q. Vous semblez dire que, dans le cas de l’économie de la métaphore, si l’on peut croire que la métaphore sert à faire la démonstration d’un propos, voir illustrer un propos en le complétant avec un élément extérieur, celle-ci viendrait plutôt créer du sens et des unités de langage là où il n’y en a pas. De quelles manières la « science » de l’intendance se sert-elle de ce procédé?

Le cas de la métaphore est exemplaire quant aux usages heuristiques qu’on peut faire de la notion d’économie en esthétique et en linguistique. Si on prend les choses par le petit bout, on peut dire de la métaphore, au regard de la comparaison, qu’elle est économique dans la mesure où elle procède par épargne : elle fait l’économie du « comme » de la comparaison et traduit immédiatement une chose par une autre. Il est implicitement entendu que l’on use d’un référent pour en réalité en dénoter un autre. Mais une autre façon de comprendre la puissance économique du langage est de l’aborder non pas seulement du point de vue des raccourcis qu’il permet, mais de ce qu’il est à même de produire. C’est ce qui intéresse notamment le philosophe Jacques Derrida dans La Mythologie blanche : la puissance de production des métaphores. Celles-ci interviennent dans l’histoire de la langue précisément lorsqu’un terme vient à manquer pour désigner un fait ou un objet sans correspondant lexical. Je suis passé par ce chemin de la métaphore, dans les déplacements en lesquels elle consiste, parce qu’elle procède d’un chiasme : l’économie est l’objet de plusieurs métaphores lorsqu’on en suit le terme dans la production littéraire, tout en étant elle-même un témoignage prégnant de la puissance de production économique à l’œuvre dans le langage.

Q. Vous dites que le capitalisme aurait dès ses débuts mobilisé différentes fictions, pensons ici à la fable des abeilles. Or, alors que ces fictions rendent son imaginaire cohérent, l’idéologie produit un autre procédé fictionnel, soit de lui-même désigner ces fictions comme étant, si l’on peut dire, superficielles. Dans quel but la « science » de l’intendance se place-t-elle elle-même à distance de ces procédés esthétiques qui, pourtant, la constituent fondamentalement ?

Le discours idéologique auquel la science de l’intendance s’abaisse trop souvent – mais heureusement pas toujours – présentera immanquablement l’esthétique comme une façon d’enjoliver et de traduire dans l’après-coup le fait de raisonnements proprement scientifiques et vrais. Or, toutes ces références, toute sa conception, tout l’entregent qu’elle orchestre… ne se laissent guère imaginer sans le concours des forces esthétiques. Il m’a intéressé en particulier de constater que des artistes et les écrivains se voient invités de plus en plus souvent à soumettre l’administration de leurs revues, centres d’art, musées, théâtres et compagnies à des conseils d’administration constitués de banquiers, d’avocats et de comptables qui n’y comprenaient rien, sous prétexte que ces derniers maîtrisaient une science de la gestion censée échapper en tout point aux premiers. Or, les premiers, ces artistes réputés incompétents en la matière, ont au moins une compétence qui n’en finit plus d’embarrasser les experts : l’art de la mise en scène, des artifices et des faux-semblants, qui leur permet de paraître sous un jour enviable socialement, uniquement sur le plan des apparences. S’il est caricatural de s’en tenir à ce seul rapport, il est tout aussi abusif de ne pas en tenir compte du tout. 

Q. Vous avez eu l’occasion de réaliser vos études doctorales sous la direction de Jacques Rancière, notamment au moment de vos études doctorales, et vous semblez avoir conservé certains éléments de sa philosophie politique. Par exemple, dans « Politiques de l’extrême centre » publié chez Lux en 2016, parlant de comment est-ce qu’une politique de gauche se doit de penser le sujet collectif, vous mobilisez Rancière en disant que, selon lui:

« le peuple ne se laisse pas saisir une fois pour toutes par une autorité qui aurait le pouvoir définitif de le traduire, mais qu’il se donne une conscience de lui-même par des formes esthétiques ou des considérations sociologiques nécessairement toujours débattues. »[iii]

Étonnement, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que vous mobilisiez plus amplement Jacques Rancière dans votre livre « l’économie esthétique », vous ne mentionnez que brièvement ce dernier. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette prise de distance quant à sa philosophie esthétique et politique, et, inversement, en quoi vous pourriez rejoindre la pensée de Rancière sur d’autres points ?

Mon travail consiste à suivre, d’un point de vue philologique, l’évolution du sens du concept d’économie dans une variété de disciplines, et en ce qui concerne spécifiquement le champ de l’esthétique, de comprendre la manière dont y ont recouru ceux qui l’ont fait apparaître dans leurs études. À ma connaissance, Jacques Rancière s’arrête à la notion d’économie principalement dans un court texte intitulé « Le Baromètre de Mme Aubain », publié dans le recueil Le Fil perdu (La Fabrique, 2014). La façon dont il en traite m’apparaît déterminante. En prenant à rebours la lecture désormais classique de Gérard Genette et de Roland Barthes sur l’« économie du récit », il parvient à affranchir la notion d’un régime de pensée bourgeois et traditionnel, pour offrir d’importantes clés de lecture de l’évolution du terme, et des modes d’expression qu’il a connus en art. Soyons spécifique : Genette et Barthes s’intéressaient à la façon dont des narrateurs arrivaient à leurs fins dans la proposition d’un récit en élaborant une chaîne causale d’événements constituée de référents vraisemblables. Exemple prosaïque : un personnage doit mourir brusquement. Si on dit de lui qu’il est amoureux, de plus qu’il s’agit d’un mathématicien conséquemment plongé dans ses pensées, il sera donc normal qu’il agisse souvent en étourdi. En traversant la rue, il se fera percuter par une voiture. Rancière a relevé que cette approche de l’économie littéraire, qui consiste à associer le récit à des déterminants étroits, relève d’une poétique ancienne dont se targuait pourtant de se détourner Genette et Barthes qui la défendent, et soutient pour sa part une compréhension de récits renvoyant à une constellation d’éléments générant des situations – il cite en l’occurrence Flaubert, mais on peut très certainement penser au cinéma de Robert Bresson ou au roman JR de William Gaddis. Ainsi, la chose que Genette ou Barthes jugent superflue dans un roman, parce qu’elle coûte trop cher, est là pour rien, ne s’arrime à aucune causalité nécessaire menant à la fin d’une intrigue, témoigne pour Rancière d’une compréhension sociale et historique du monde qui ne repose pas nécessairement sur une telle linéarité, cette linéarité appartenant précisément à des conceptions que ces auteurs ont contestées dans leur œuvre. Étant donné que ma série d’ouvrages se constitue d’opuscules, je n’ai pas eu le loisir de réserver plus de place à Jacques Rancière, mais m’y suis référé en tentant de faire preuve d’économie.

Q. Dans une perspective d’émancipation, comment les personnes travaillant dans le secteur des arts et de la culture, qu’elles soient artistes, organisateur.trice.s culturels, critiques d’art ou autres, peuvent-elles contribuer à démasquer le capital dans ses recours à l’esthétique?

Tenons-nous-en, de la part d’artistes et d’écrivains d’abord, à la production d’œuvres, plutôt qu’à des interventions publiques faites en tant qu’artistes ou écrivains. On remarque dans la modernité plusieurs occurrences – de La Comédie humaine au cinéma de Robert Bresson, en passant par la poésie de Stéphane Mallarmé et Les Faux-Monnayeurs d’André Gide – où le capital, l’argent, les techniques d’investissement, l’appareil judiciaire qui les couvrent, les milieux politiques qui les légitiment… sont dépeints comme les vecteurs d’une vaste supercherie. Dans tous ces cas, les stratagèmes par lesquels les détenteurs de fortune s’érigent comme modèles sociaux apparaissent à la conscience plutôt que de disparaître derrière les artifices de faiseurs d’images. En ce qui concerne les critiques de littérature ou d’art, ils sont à même de repérer explicitement les procédés par lesquels des gens d’affaires laissent des experts en relations publiques les magnifier. J’ai souligné dans ma recherche les méthodes élémentaires que mettent en application les artisans de vidéos présentant Som Seif, le gourou de la société Purpose Investments : la caméra à l’épaule qui nous donne un faux effet de réel, le contrechamp d’auditeurs qui boivent les paroles du maître, le halo des projecteurs qui nous le montrent éclairé, le son remixé qui lui donne une voix transcendante… Ces effets grossiers comptent davantage pour faire valoir la crédibilité du sire que quelque attestation rationnelle sur ses compétences réelles ou supposées.

CRÉDIT PHOTO: Steven Peng-Seng Photography

[i] Entrevue avec Quartier Libre « L’effondrement du capitalisme a commencé » Web; https://www.youtube.com/watch?v=euZI6GvNLE4 , mars 2020.

[ii] Ibid

[iii] Deneault, Alain (2016). Politiques de l’extrême-centre. Canada; Lux, p.68

Violences sexuelles en humour : Pour les prochaines s’attaque au monstre

Violences sexuelles en humour : Pour les prochaines s’attaque au monstre

Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas auront finalement crié assez fort : le milieu de l’humour est en train de se rallier, lentement mais sûrement, à leur mouvement de lutte contre les violences sexuelles nommé Pour les prochaines. Alors que les deux humoristes tentent depuis le mois de mai d’ouvrir la discussion au sujet de la culture du viol en humour, voilà quede gros joueurs de l’industrie joignent leurs forces. Trajectoire d’un mouvement qui s’attaque « à un véritable monstre ».

Tout a commencé au printemps 2019, en plein cœur d’une controverse déclenchée par l’envoi massif d’une liste noire par un groupe appelé Les Anonymes. La liste, en deux parties, révélait des noms d’individus ainsi que des « comportements problématiques ». Alors que plusieurs ont crié à la diffamation, Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas y ont vu un cri de détresse de la part de leurs collègues féminines tentant de dénoncer des gestes et agressions. Les jeunes femmes ont pris leur courage à deux mains et ont rédigé le manifeste de Pour les prochaines, qu’elles ont présenté en conférence de presse. Leur objectif? Rassembler le milieu de l’humour dans la recherche de solutions et la mise en place de ressources tant pour les victimes que pour les agresseurs. Les solutions proposées vont de la formation aux suivis psychologiques à la création de plateformes de discussions, en passant par la mise en place de protocoles de dénonciation clairs dans les milieux de travail.

Après six mois d’efforts, de réflexion et de représentations auprès de l’École nationale de l’humour, de l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH) et de Juste pour rire, le lancement officiel de Pour les prochaines a finalement eu lieu le 25 novembre dernier. Rassemblé au Groove Nation, sur le Plateau-Mont-Royal, un public majoritairement féminin a assisté à un panel de discussion faisant le point sur la situation des violences sexuelles dans le milieu de l’humour et de la culture, ainsi qu’à un cabaret humoristique avec six artistes invité·e·s. Toutes ces activités se sont d’ailleurs déroulées lors de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.

« On est vraiment très heureuses de vous voir ici ce soir, parce que le soutien se fait frileux, et les contrecoups font mal, mais c’est de bonne guerre, la violence et les contrecoups font croire que l’on est en train de combattre quelque chose de réel », a déclaré Audrey-Anne Dugas. Depuis la conférence de presse, les deux humoristes affirment sentir une méfiance à leur égard et avoir essuyé plusieurs refus lorsqu’elles tentaient de se produire en spectacle.

La salle presque comble et la présence de docteure Christelle Paré sur le panel, première agente de recherche embauchée par le groupe Juste pour rire, laissaient croire que le sujet est pris au sérieux par les plus gros joueurs de l’industrie, et qu’elles ne sont plus seules à dénoncer les violences sexuelles. Selon une étude réalisée par docteure Paré, en collaboration avec l’Université Carleton et le Groupe de recherche sur l’industrie de l’humour, 52 % des femmes humoristes disent avoir été victimes de gestes à caractère désobligeant de nature sexuelle dans leur milieu de travail, et 78 % disent avoir été victime de paroles à caractère désobligeant de nature sexuelle1. Les perceptions des hommes et des femmes recueillies lors de cette étude montrent que ce milieu de travail est toujours traversé de stéréotypes prononcés, ce qui fait en sorte que les femmes humoristes sont soumises à davantage de pression. « Quand j’ai fait ma thèse sur le milieu de l’humour québécois en 2011-2012, il y avait encore des gestionnaires de salles qui me disaient qu’une femme n’est pas aussi drôle qu’un homme, qu’une femme devrait vouloir se faire séduire par l’humour d’un homme et pas le contraire », a souligné la chercheuse.

Christelle Paré était accompagnée sur scène de Michaël Lessard, avocat spécialisé en droit des victimes de harcèlement sexuel, et de la chorégraphe Geneviève C. Ferron, qui a dénoncé à maintes reprises les rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans le milieu de la danse. Le panel était animé par Mélanie Lemay, cofondatrice de Québec contre les violences sexuelles, qui a souligné le courage de toutes celles qui dénoncent leurs agresseurs dans le milieu de l’humour. Selon les panélistes, ce milieu est particulier puisque la hiérarchie, la popularité et la réputation y sont des valeurs importantes alors que les humoristes y ont le statut de travailleur·euse·s autonomes. « Il y a un rapport de force qui vient prévenir la dénonciation. Souvent, les personnes qui commettent les gestes sont en position de pouvoir, et c’est d’autant plus concret dans une industrie avec autant de travailleur·euse·s autonomes », a expliqué l’avocat. Par ailleurs, pour Me Lessard, « l’humour tombe dans des creux juridiques : parce qu’il existe des mesures où dans d’autres milieux de travail, si tu es victime d’un acte criminel, tu as droit à 26 semaines de congé. Mais ça, ça n’a aucun sens dans le milieu culturel, prendre 26 semaines de congé de la scène. »

Il a en effet été ardu de convaincre différentes institutions de la spécificité du problème dans le milieu de l’humour puisque plusieurs ressources sont déjà en place pour lutter contre le harcèlement sexuel au Québec. « On a passé les derniers mois à se questionner beaucoup, à se demander il était où le problème, parce que les institutions nous disent avoir des ressources, mais les victimes se sentent quand même démunies et sans recours » a expliqué la porte-parole, Catherine Thomas. Les porte-paroles disent avoir recueilli des dizaines de témoignages à la suite de leur conférence de presse, les poussant à redoubler d’efforts pour sensibiliser leurs collègues humoristes et gestionnaires. 

Dans le milieu, au moment de la sortie de Pour les prochaines, les camps étaient divisés. D’un côté, « tout le monde qui a une carrière ne veut pas s’embarquer là-dedans. Et tous les gens avec des comportements problématiques se sont « hyperbackés » entre eux. C’est souvent des personnes avec des carrières. Ça fait juste mettre en relief à quel point la culture du viol est une culture toxique », explique Catherine Thomas. D’un autre côté, Mélanie Lemay note qu’« il y a beaucoup de personnes à qui on a parlé dans le milieu qui sont très intéressées à s’impliquer, mais qui craignent aussi toutes les réactions ».

« Gangrené par la culture du viol »

Maintenant que plusieurs partenaires ont dit reconnaître la spécificité du problème, Catherine Thomas et Audrey-Anne Dugas se font plus conciliantes. Mais lors d’une première entrevue avec L’Esprit Libre, les porte-paroles de Pour les prochaines ne mâchaient pas leurs mots en affirmant que le milieu de l’humour québécois était « gangrené par la culture du viol »2. Selon elles, cette culture fait en sorte que les violences sexuelles se trouvent trop souvent banalisées par le milieu de l’humour québécois. S’exprimant de diverses manières, elles se glissent insidieusement dans le quotidien des professionnel·le·s du milieu, qu’ils ou elles travaillent sur scène, en coulisse, voir même dans la salle auprès des spectateurs et spectatrices. Le problème est omniprésent et dépasse le milieu de l’humour, reconnaissent-elles, mais il prend une couleur spécifique sur scène et en coulisse.

« Ce que je trouve différent avec le milieu de l’humour, c’est que l’individu est non seulement un individu, mais une entreprise aussi. Donc il y a vraiment beaucoup de gens qui ont intérêt à faire en sorte que cette personne conserve son image du bon gars, du gars drôle. […] Les inconduites sexuelles, c’est une affaire de pouvoir, et dans le milieu de l’humour, la hiérarchie et le pouvoir, c’est excessivement clair. T’es populaire, t’as de l’argent, t’as fait tel show, t’as pas fait tel show. C’est hyper, hyper hiérarchisé », témoigne Catherine Thomas.

Selon les deux humoristes, le milieu professionnel humoristique lui-même a évolué sur des bases permettant d’instaurer des climats de travail désagréables pour certaines femmes. À ce sujet,, Audrey-Yanne Dugasrappelle toute la controverse autour du festival Juste pour rire, créé en 1983 : « L’humour sexiste, c’est tellement présent au Québec. En quelque part, qui a bâti l’industrie de l’humour au Québec? C’est Gilbert Rozon. Et y’avait pas juste lui. Autour de lui, y’a eu tous ses buddys qui ont fait en sorte que c’était ça, l’humour. Même à l’École [nationale de l’humour], ils continuent de faire entrer des individus problématiques. » (NDLR: une première version de cet article attribuait cette citation à Catherine Thomas, alors qu’elle est de Audrey-Yanne Dugas)

Mais il n’y a pas que les blagues sexistes. Pour les prochaines s’inspire en partie de la liste de comportements dénoncés par Les Anonymes pour dresser le portrait du problème qui se construit depuis les débuts de l’industrie de l’humour : effleurements et attouchement non désirés, manipulation dans l’optique d’obtenir des faveurs sexuelles, sollicitation de photos nues, campagnes de salissage, agressions et harcèlement, violences envers des travailleuses du sexe. Le « monstre » auquel s’attaque Pour les prochaines fait bien des ravages, décourageant par ailleurs plusieurs femmes de persister dans le milieu, soulignent les deux instigatrices du mouvement.

Par ailleurs, deux ans après son avènement, le mouvement « Moi aussi » est loin d’avoir réglé les choses, confirment-elles. C’est plutôt un « déplacement vers d’autres victimes » qui se serait effectué. Plutôt que de s’adresser aux humoristes bien établies, les agresseurs viseraient désormais les plus jeunes, ou les membres d’équipes situées plus bas dans la « hiérarchie » de l’humour, telles que les « filles à la porte », constatent Thomas et Dugas.

Réponse collective à un problème systémique

Pour les prochaines appelle à des actions concrètes afin de mieux protéger les personnes qui souhaitent faire un signalement d’agression sexuelle, en plus de désamorcer le système dans lequel les violences sexuelles sont choses du quotidien. Le cœur de leur demande : que le respect envers les femmes humoristes soit inscrit dans « l’éthique humoristique » et que les ressources mises en place protègent les personnes, hommes ou femmes, qui dénoncent des gestes. Pour s’attaquer au problème, elles ont fait appel à la spécialiste Mélanie Lemay, cofondatrice de « Québec contre les violences sexuelles ».

« Il y a des gens aussi qui sont autour, qui sont témoins, je pense à des agent·e·s, à des personnes qui sont sur place pour observer et qui connaissent le comportement des personnes qu’elles et ils côtoient, et donc ça prend aussi des gens qui ont plus de leviers pour dévoiler, parce que ça ne doit pas toujours tomber sur les épaules de la victime », souligne-t-elle.

Mélanie Lemay renchérit en entrevue avec L’Esprit Libre : « Les agressions sexuelles, ça se construit. Ça commence par un climat social. Donc on doit déconstruire un peu la culture qui est autour. Et c’est certain que quelque part, ça doit s’imbriquer aussi dans les espaces qui produisent cette violence-là. » Ainsi, c’est souvent lors des après-show, dans des lieux ou des moments parallèles à la scène qu’ont lieu les comportements problématiques, comme dans les loges, les bars, voire dans un véhicule pour se rendre sur les lieux d’un spectacle : « Si tu te fais pogner les seins dans une loge, si tu fais deux heures de route avec quelqu’un qui met sa main sur ta cuisse, qu’est-ce tu fais? » se demande Audrey-Anne Dugas. Ces gestes qui peuvent sembler minimes en apparence laissent des marques et placent la victime dans une situation où la dénonciation peut être « très compliquée », démontre-t-elle.

Les panélistes rassemblé·e·s au Groove Nation le 25 novembre ont aussi souligné que l’ensemble des représentant·e·s du milieu doivent s’y mettre afin de pouvoir intervenir en cas de comportements problématiques, mais également pour désamorcer cette culture sexiste. « C’est un problème collectif. Si on est tout seul à porter le ballon, on va pas le porter longtemps. C’est une responsabilité partagée de l’industrie. […] [Juste pour rire] a des artistes partout, sur toutes les scènes, c’est difficile d’avoir le contrôle sur tout ce qui se passe, donc si tout le monde ne travaille pas, il va rester des failles », a souligné Christelle Paré. Son embauche est d’ailleurs un signe que l’entreprise est en train de changer, après des mois de controverses au sujet de son ex-président Gilbert Rozon, dont le procès pour viol et attentat à la pudeur débutera en 2020.

Des outils déjà en place?

La directrice de l’École nationale de l’humour, Louise Richer, dit avoir constaté de nombreux malaises depuis que Gilbert Rozon a quitté Juste pour rire, en octobre 2017. Bien qu’elle n’ait pas pu assister au premier évènement de Pour les prochaines, elle se dit tout à fait consciente du problème, et souligne avoir « hâte » d’avoir une conversation au sujet des violences sexuelles. « Pour les prochaines montre que le problème est loin d’être contenu, et qu’on doit se demander quelles sont les meilleures actions à favoriser. D’abord, et ce qui est extrêmement important pour moi, c’est qu’il faut avoir le sentiment que l’École [nationale de l’humour] est un lieu sécurisé où les gens vont se sentir à l’aise d’aller parler de ce qui se passe, ou capables de le gérer. […] Je veux m’assurer que la conversation soit perçue comme étant possible et soit valorisée dans l’espace où nous sommes », a-t-elle expliqué à L’Esprit Libre.

L’École nationale de l’humour s’est par ailleurs dotée d’une nouvelle Politique visant à prévenir et combattre les violences sexuelles3 au mois d’août, en prévision de la rentrée scolaire 2019, conformément à la révision de la Loi sur les normes du travail québécoise qui exige que toute entreprise se dote d’une politique de prévention du harcèlement. La Politique stipule que toute plainte sera reçue par l’ombudsperson de l’École et détaille le type de soutien à offrir et de sanctions à prendre ainsi que des mesures pour prévenir les représailles.

L’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH) s’est aussi déclarée ouverte à la discussion. Cette dernière a rejoint tou·te·s ses membres par courriel au mois de juin pour publiciser sa Politique contre le harcèlement au travail, laquelle ne se trouve pourtant pas dans la section publique de son site Internet. L’APIH fait aussi partie d’un comité réunissant plus de 40 associations du secteur culturel qui se préoccupe du dossier du harcèlement.

Le milieu de l’humour et l’industrie de la culture ont également publié la Déclaration pour un environnement de travail exempt de harcèlement dans le milieu culturel québécois4, une ressource à cet égard nommée l’Aparté5 ayant été mise sur pied. En collaboration avec la clinique juridique Juripop, l’Aparté offre au milieu culturel de l’assistance gratuite et confidentielle au sujet des cas de harcèlement psychologique, sexuel ou de violences au travail. Pour sa part, l’Institut national de l’image et du son (INIS) a créé un site Internet « Il était une fois… de trop », destiné à sensibiliser le public au harcèlement dans le milieu culturel.

Or, malgré ces nouvelles mesures importantes prises par des acteurs de l’industrie, et malgré les dialogues qui se sont tenus depuis la sortie de Pour les prochaines, l’essentiel du travail reste à faire. Selon Mélanie Lemay, beaucoup de ressources sont toujours « inadéquates ». À ses yeux, il faudrait que les personnes en situation d’autorité réussissent à faire en sorte que la responsabilité de la dénonciation ne repose plus seulement sur les épaules des victimes. « Il y a un écart entre s’entendre collectivement pour dire que la violence sexuelle est inacceptable et être sur le terrain ensuite pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’agression », résume-t-elle.

Les porte-paroles expliquent par ailleurs que les mesures disciplinaires et les suspensions contre les personnes dénoncées ont un effet pervers : conscientes des conséquences potentielles sur la carrière de leur agresseur·euse, les victimes peuvent craindre davantage de le dénoncer, voyant d’importantes représailles leur pendre au bout du nez.

Sur ce point, les instigatrices du mouvement, ainsi que Mélanie Lemay, jugent important de « détabooiser » le sujet afin de plutôt encourager certaines personnes à suivre des formations et à parler de leurs gestes problématiques avec des professionnels : « On veut leur donner les outils pour qu’il y ait une responsabilisation, et qu’on puisse vivre en société selon ce qu’on a décidé ensemble dans la Charte des droits et libertés. Il ne faut pas que tout repose sur une judiciarisation, le but est d’aider ces personnes. En leur offrant des ressources, on leur rend service », explique Mélanie Lemay. Il a notamment été proposé de créer un guichet unique pour les dénonciations, d’offrir un financement pour des thérapies et de trouver une solution pour donner aux victimes la possibilité de prendre une pause du milieu sans que ça n’accentue leur précarité financière.

Au-delà de la dénonciation, Pour les prochaines propose donc de tendre la main à l’ensemble du milieu pour que celui-ci éradique le problème des violences sexuelles. Ainsi, Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas souhaitent que leur démarche puisse ouvrir un dialogue et mener à une prise de conscience ainsi qu’à générer de l’aide et du soutien à tous les membres du milieu de l’humour plutôt que d’ouvrir une chasse aux sorcières.

Photo : Mélanie Lemay, de Québec contre les violences sexuelles, avec les humoristes Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas.
Crédit : Pour les prochaines

1 Christelle Paré et François Brouard, Enquête sur le portrait sociodémographique et l’égalité homme-femme chez les créatrices et créateurs d’humour au Québec. Sommaire 2018-2 : Données sur la perception de l’égalité entre les hommes et les femmes, Université Carleton, Groupe de recherche sur l’industrie de l’humour (GRIH), 2018. carleton.ca/profbrouard/wp-content/uploads/humoursommaire2018-2egalitehommesfemmes20180609final.pdf.

2 « La culture du viol, ce sont toutes ces pratiques, mythes, conventions et faits culturels qui banalisent, dénaturent ou favorisent les violences sexuelles dans notre société. On en retrouve des éléments dans les arts, le droit, la politique; dans des phénomènes comme le blâme des victimes et la socialisation genrée » ; Suzanne Zaccour, La fabrique du viol, Montréal : Leméac, 2019, p. 76.

3 École nationale de l’humour, Politique visant à prévenir et combattre les violences sexuelles, Montréal, 2019. enh.qc.ca/wp-content/uploads/Politique-sur-les-violences-sexuelles-ENH_21-aou%CC%82t-2019.pdf

4 Union des artistes, Déclaration pour un environnement de travail exempt de harcèlement dans le milieu culturel québécois, Montréal, 2017. uda.ca/sites/default/files/docs/Pdf/de-claration-harce-lement-2017-12-13vf.pdf

5 Clinique juridique Juripop, L’Aparté : Ressources contre le harcèlement et les violences en milieu culturel, 2019. aparte.ca/

Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Le quotidien des grandes luttes : Regards croisés sur les littératures autochtones

Les littératures autochtones prennent aujourd’hui une place incontestable au sein du paysage littéraire québécois. Qu’il s’agisse de Joséphine Bacon qui a récemment remporté le Prix des libraires 2019 dans la catégorie « poésie » avec son dernier recueil Uiesh, quelque part, de la poésie de Natasha Kanapé Fontaine, de celle de Marie-Andrée Gill, ou encore des romans acclamés de Naomi Fontaine, Kuessipan et Manikanetish, ainsi que Shuni, paru cet automne, les œuvres d’autrices et d’auteurs autochtones émerveillent le lectorat québécois. Ainsi, quiconque désire aujourd’hui se plonger dans l’univers de ces peuples au moyen de la littérature le peut. Si cette dernière permet un dialogue entre différentes cultures, langues et territoires, elle peut aussi servir à recenser la parole de celles et ceux qui subissent le colonialisme depuis longtemps et encore aujourd’hui de différentes manières. Or, à plus petite échelle, et sans être pour autant moins important, il semble que la littérature se pose comme pivot pour s’accrocher, vivre et entrer en contact avec le quotidien des Premiers Peuples. Cet appel à la vie quotidienne, à la banalité, aux petites routines qui peuplent l’existence de chacun·e pourrait être perçu comme une autre manière de concevoir la décolonisation, mais surtout de l’humaniser.

Au Québec, bien qu’on assiste depuis quarante ans à un essor de plus en plus important des œuvres littéraires autochtones, la présence de celles-ci dans les cours de français demeure timide. Inversement, les étudiant·e·s francophones découvrent peu à peu le champ des études littéraires autochtones, mais aussi les potentiels qui s’en dégagent. Or les références théoriques sur la question se font plutôt rares dans la langue de Molière[i]. Pour aider à paver la route, la maison d’édition Mémoire d’encrier s’est tournée vers des textes déjà publiés dans l’autre langue coloniale, l’anglais, pour finalement lancer en 2018 l’ouvrage Nous sommes des histoires : Réflexions sur la littérature autochtone, qui regroupe des textes théoriques universitaires, mais aussi des points de vue d’écrivain·e·s sur leur travail et sur les différentes dimensions que peut prendre celui-ci. Ce fut, d’une part, un travail de recension de ces textes, et d’autre part, un travail de traduction de l’anglais au français. Désormais, le lectorat francophone a accès à des textes lui permettent de constater que la littérature, oui, peut divertir, émerveiller ou choquer. Pour certain·e·s, les lettres et les histoires deviennent parfois aussi des outils de lutte au quotidien.  

Pour mieux explorer ce qui vient d’être mentionné, deux jeunes militantes ont été contactées. Questionnées afin de savoir si la lecture d’œuvres autochtones a pu à certains moments influencer leur parcours et leur travail militant, la réponse fut positive. L’idée qui s’est dégagée de ces entrevues a finalement dévié vers un appel à s’intéresser aux quotidiens des gens issus des communautés autochtones.

Premières lectures 

Jointe par téléphone, la militante métisse Maitée Labrecque-Saganash, se rappelle ses premières lectures. « Mon père m’a appris à lire et à écrire à 3 ans, j’avais genre 3 ans et demi. J’ai commencé à lire tôt. Je gossais vraiment, j’étais assise à la table pis je lisais mon article de journal vraiment tranquillement[ii]. » Elle dit grandir dans une famille ou la culture est très présente et valorisée. D’une mère québécoise, Élaine Labrecque, et d’un père cri, l’homme politique Roméo Saganash, Maitée Labrecque-Saganash est très tôt entourée de livres. « Mes parents avaient des grosses grosses bibliothèques faites sur mesure pour mettre tous leurs livres, pis y’en avait vraiment beaucoup. Mon père avait plein de livres sur Louis Riel, sur les résistances autochtones, sur la convention de la Baie-James, sur l’arrivée des colons en territoire cri[iii]. » Elle raconte avec humour que c’est en posant naïvement à ses parents la question de savoir qui était Louis Riel que ceux-ci lui répondent « Bin Louis Riel y’est comme toi, il est Cri et francophone ». Et elle poursuit : « Mais là, il fallait qu’ils m’expliquent qu’ils l’ont pendu, genre… Comment t’expliques ça à ton enfant, comment t’expliques l’impérialisme canadien et la colonisation à ton enfant? » ajoute-t-elle en riant un peu de la délicatesse d’une telle situation, mais peut-être aussi de la complexité de celle-ci. Et qui dit grandir dans une situation familiale complexe peut aussi vouloir dire identité complexe : « J’pense que mes parents savaient que j’allais avoir une identité compliquée, alors mes parents m’ont amenée tôt dans des musées, à me faire lire, alors j’pense que ç’a toujours fait partie de ma vie, vraiment, les arts[iv]. »

Pour la militante allochtone abitibienne Élise Blais-Dowdy, qui s’implique entre autres à titre de co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’Esker de Saint-Mathieu-Berry où une minière de la compagnie Sayona cherchait récemment à éviter l’examen du Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) pour son projet de mine de lithium, c’est au Cégep que ses contacts avec les littératures autochtones ont débuté. Celle qui, après des études en soins infirmiers, s’est dirigée vers les études autochtones à l’Université de Montréal, se souvient que c’est à la lecture du livre relatant la vie de Dominique Rankin, On nous appelait les sauvages, qu’elle a connu l’effet chamboulant de la littérature. « J’accédais tout d’un coup à un tout autre récit de l’histoire de ma région d’appartenance, l’Abitibi », confie-t-elle. Après ses études dans la métropole, Élise Blais-Dowdy est revenue à s’établir à Val-d’Or, notamment en raison d’un emploi comme agente de recherche à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec. Elle demeure marquée par cette prise de conscience, du « fait que même dans un contexte de proximité [avec les Premières Nations], dans des villes comme Amos et Val‑d’Or, où l’on retrouve une forte présence des membres des Premières Nations, il est possible de vivre sans jamais connaître les réalités historiques entourant notre cohabitation. »

Les mots du quotidien

Une erreur qui guette celui ou celle qui se penche sur les questions autochtones est d’adopter une posture essentialiste et une vision figée de ce que c’est d’être autochtone aujourd’hui au XXIe siècle. Or, s’y intéresser dans un contexte journalistique ou universitaire peut amener l’initié·e à ne s’attarder qu’aux grands enjeux et problèmes liés au colonialisme. Bien que ceux-ci soient très importants et déterminants, ils occultent parfois les particularités et les nuances qui fondent les individus. À cet effet, le partage du quotidien, que permettent entre autres l’écriture et la lecture, se présente comme une autre manière d’aborder les cultures et enjeux concernant les Premières Nations.

Maitée Labrecque-Saganash travaille depuis un peu plus d’un an au Cree Health Board à Waswanipi où elle s’occupe principalement des communications, en cherchant, notamment, à intégrer des savoirs traditionnels aux plateformes Web, ou bien en allant à la rencontre des ainé·e·s pour documenter des histoires relatant « The cree way of life » ( Eeyou pimatsiiwin, en langue crie, Le mode de vie cri, en français)Parallèlement à ces fonctions, elle tient aussi des chroniques dans différents médias, dont le quotidien montréalais Métro. Elle se réjouit d’ailleurs que cette tribune lui permette de rejoindre autant de gens à Montréal et au Québec : « J’pensais pas qu’il y avait autant de gens qui me lisaient. Je suis contente que ces personnes-là, comment je pourrais dire… enjoy my daily, how I talk about my daily life (apprécient mon quotidien, comment je parle de ma vie quotidienne), parce que le quotidien, quand tu es dans une réserve, est tellement différent du quotidien en ville. »  Ainsi, si dans ses chroniques elle traite d’enjeux plus larges, témoigner de son quotidien, parfois sous forme de tranches de vie, n’est pas moins important, au contraire : « Juste le quotidien, comment on est, comment on interagit, les gens s’intéressent à ça, et moi je suis contente que les gens aiment nous connaître de cette façon-là ; comme un peuple actif, comme des individus qui vivent une vie au quotidien, qui ne font pas juste souffrir à la télé, qu’on a une vie quotidienne. On a nos petites routines, nos codes sociaux, on est un peuple qui est présent dans le temps. »

De son côté, Élise Blais-Dowdy, qui dans son parcours académique a été amenée à bonifier sa connaissance des cultures autochtones en lisant des textes plus théoriques ou des essais, croit que même si la dimension humaine demeure présente dans de tels textes « il y a peut-être un risque qu’après avoir lu des récits très militants, proposant des idéaux de décolonisation à atteindre, on se retrouve déçu lorsque l’on se rend compte de la multiplicité des enjeux du quotidien à surmonter » (sous-financement généralisé des services publics, problématiques de logement, insécurité alimentaire, etc.)[v]. Voilà pourquoi la lecture de textes plus littéraires peut s’apparenter à « des rencontres humaines qui n’auraient pas pu avoir lieu autrement »[vi]. La littérature permet-elle d’éviter d’essentialiser les Premières Nations? « Tout à fait », répond sans hésiter la militante, avant d’enchaîner sur une anecdote qui s’est produite lors d’une soirée de contes et légendes présentée au site culturel Kinawit à Val-d’Or. Élise Blais-Dowdy raconte : « Nous avons rencontré Johanne Wabanonik de la communauté de Lac-Simon. Pour cette soirée, Johanne a tout simplement décidé de partager avec nous qui elle était, quel était son rôle dans sa communauté (…) et comment elle vivait au quotidien son identité culturelle. Ce fut un partage humain ancré dans le quotidien qui a présenté les éléments tels que l’interprétation des rêves, l’utilisation de plantes médicinales, la pratique de cérémonies de guérison. Non pas comme des éléments de  »contes et légendes », mais bien comme des pratiques structurantes qui font partie concrètement de la vie de tous les jours de cette personne. »

« Autochtone » mais pas que ça 

Si lors de leurs entretiens, Maitée Labrecque-Saganash et Élise Blais-Dowdy ont été jointes dans le but de discuter de littérature et du lien que cet intérêt pouvait entretenir avec leurs militantismes, le sujet a bien évidemment dévié quelques fois, et ce pour le mieux. L’idée initiale d’aborder l’entrevue strictement en ce sens était en quelque sorte limitée. En parlant d’auteurs ou d’autrices autochtones qu’elle a aimé lire dernièrement, Élise mentionne l’autrice Virginia Pesemapeo Bordeleau : « J’ai aimé lire L’amant du Lac, que j’ai reçu tout simplement comme une magnifique histoire d’amour et de sensualité. Le récit prend lieu autour du lac Abitibi, et lorsque j’ai eu la chance d’aller le voir pour la première fois à partir de l’île Nepawa en Abitibi-Ouest, je me rappelle simplement avoir souri en repensant au roman de Virginia Pesemapeo Bordeleau. Cette lecture a donc eu pour effet d’humaniser un lieu nouveau, et je trouvais tout simplement ça beau et agréable. » L’appréciation de ce roman semble donc s’être faite en deçà de son origine identitaire, comme quoi il est aussi de mise d’apprécier la qualité du texte en soi.

Si pendant qu’elle résidait à Québec ou à Montréal « lire des auteurs autochtones [lui] faisait du bien parce qu'[elle était] loin de chez [elle] », depuis plus d’un an, celle qui habite principalement à Waswanipi, ne vit plus la même réalité. En Eeyou Istchee, son identité crie n’est plus, si l’on peut dire, en situation minoritaire : « Je n’ai plus à la justifier et je n’ai plus à l’expliquer. (…) J’ai juste à vivre mon identité. » De ce fait, elle peut désormais se dire « je suis chez nous. J’ai le temps de lire d’autres choses aussi », ajoute-t-elle, en rappelant, non sans raison qu’elle est « une personne en dehors de [son] identité autochtone aussi ». Dernièrement, elle dit avoir apprécié lire le recueil Even this page is white de l’artiste Vivek Shraya. Une autre de ses lectures du moment est le recueil de la poétesse Clementine Von Radics In a Dream You Saw a Way to Survive qui traite, entre autres, de rupture amoureuse. « Moi aussi j’en ai des heartbreaks, et moi aussi j’ai une vie en dehors d’être autochtone et d’être militante […] J’ai des expériences humaines en dehors des violences coloniales. J’ai aussi des beaux moments dans ma vie […] et être à la maison, ça me permet de développer ces moments-là aussi, et prendre le temps de rire. Alors, ouais, je prends le temps de lire autre chose aussi. »

Au terme de ces échanges sur la littérature et sur les rapports qu’ont pu entretenir ces deux militantes avec celle-ci, il semble que c’est surtout un appel au dialogue et à l’écoute qui se dégage de ces entrevues. Sur ce point, nul ne doute que la littérature peut permettre ces rapprochements.  

[i] Louis-Karl Picard-Sioui. In « Nous sommes de histoires : réflexions sur la littérature autochtones »

CRÉDIT PHOTO: Renaud Camus – FLICKR 

Évènements culturels : en route vers un financement écoresponsable?

Évènements culturels : en route vers un financement écoresponsable?

Dans la difficile recherche de financement qui sous-tend tout événement culturel, pour se dire « écoresponsable », les festivals doivent-ils tourner le dos à certaines industries polluantes et controversées? Portrait de la situation.

Alors que la saison des festivals s’achève au Québec et que plusieurs ont pu en profiter et s’amuser au rythme de leurs artistes favori·te·s, les préoccupations de plus en plus importantes en rapport à l’environnement et à la lutte aux changements climatiques se transposent dans l’organisation même de ces rassemblements collectifs. L’utilisation de verres et de gourdes réutilisables en échange d’une consigne, les services de transports en commun, les stations d’eau potable, la mise en valeur de nourriture et d’alcool locaux, la vaisselle biodégradable, le compostage et le recyclage figurent parmi les mesures mises en place par de plus en plus de festivals au Québec. Or, si, dans certaines facettes de leur organisation, les festivals de musique, et plus largement les évènements culturels, passent au vert, ils continuent de nouer des partenariats avec des industries que certain·e·s qualifieraient de « polluantes et controversées ». Est-ce que le volet financement demeure exclu des considérations environnementales?

Le cas de Rouyn-Noranda

La relation parfois délicate qui peut s’établir entre un évènement culturel et un commanditaire controversé avait déjà été exposée en mai 2019 dans la ville de Rouyn-Noranda en Abitibi-Témiscamingue. En pleine conférence de presse pour le Festival des Guitares du Monde, l’artiste Richard Desjardins a critiqué un commanditaire du festival, soit la Fonderie Horne du géant mondial Glencore. À ce moment, M. Desjardins ne s’est pas gêné pour dénoncer le fait que la fonderie située en pleine ville dépassait de 67 fois la norme provinciale en termes d’émission d’arsenic dans l’atmosphère. Il disait du même coup que « Glencore, la valeur de cette compagnie-là, c’est 17 milliards, elle pourrait bien avoir un peu d’argent pour régler le problème de l’arsenic »[i]. Suite à cette déclaration, les organisateurs du festival ont demandé aux journalistes de ne pas diffuser cette partie de l’entrevue, de peur de déplaire à leur commanditaire[ii]. Or, Glencore n’en est pas à son premier scandale. Ailleurs dans le monde, cette entreprise est liée à des allégations d’évasion fiscale et de pollution, révélées notamment par les Paradise Papers[iii]. Présente aussi dans des pays du sud, par exemple en République démocratique du Congo où elle exploite une grande mine de cuivre et de cobalt (Katanga Mining), Glencore, exploite sa mine au Congo en passant par plusieurs filiales qui seraient situées dans des paradis fiscaux[iv]. De plus, comme le rapporte Radio-Canada, selon les documents issus des Paradise Papers, il y a plusieurs relations d’affaires entre Glencore et Dan Gertler dans les projets de Katanga Mining[v]. Il faut comprendre que le milliardaire Dan Gertler apparait, en raison de ses activités en RDC, « depuis longtemps dans les enquêtes d’ONG comme Rights and Accountability in Development (RAID) »[vi].   Bref, la liste des allégations qui concernent Glencore pourrait s’allonger sur plusieurs pages. L’idée ici est plutôt de soulever le fait que, malgré ces multiples scandales et ce lourd héritage que porte la compagnie, des festivals continuent d’établir des partenariats avec elle. Pensons ici au festival Osisko en lumière qui en a fait son « coprésentateur officiel », ou bien au Festival de musique émergente (FME) qui le présente comme « partenaire », allant même jusqu’à nommer une scène à son nom. D’autres partenariats pourraient être soulevés, par exemple celui avec la compagnie IAMGOLD (aussi « coprésentatrice officielle » d’Osisko en lumière). En août 2019, cette compagnie a été accusée de fraude et de trafic d’or illégal au Burkina Faso[vii]. Dans le passé, comme le rapportent les travaux d’Alain Deneault, IAMGOLD a aussi été mêlée à des cas de pollution causée par ses activités minières au Mali, empoisonnant les sources d’eau potable d’une communauté locale. Le bilan s’est soldé par la mort d’oiseaux, de bétail, mais surtout, par un nombre alarmant de fausses couches pour les femmes de cette région, touchant quatre femmes sur cinq, selon un rapport du ministère de la Santé du Mali[viii].

Malgré les partenariats créés entre ces industries et ces festivals, offrant publicité au premier en échange de moyens financiers aux seconds, les organisations de ces évènements, comme c’est le cas pour le FME et Osisko en lumière, font tout de même des efforts en matière d’écoresponsabilité sur d’autres points. À cet effet, chacun de leurs sites web respectifs présente une section « écoresponsable » dans laquelle les festivals énumèrent les actions entreprises pour réduire leur empreinte environnementale. Par exemple, ces deux festivals mentionnent leur association avec le Groupe ÉCOcitoyen de Rouyn-Noranda (GÉCO) afin d’obtenir de l’aide dans la gestion des matières résiduelles. Cependant, comme en témoigne ce qui vient d’être rapporté, le volet financement est exclu des considérations environnementales. À cet effet, à savoir si la notion d’écoresponsabilité devrait inclure un volet relatif au financement, la directrice générale du FME, Magalie Monderie-Larouche, voit l’enjeu d’un autre œil : « Il y a l’écoresponsabilité dans un festival, mais il y a aussi le lien social que ces entreprises-là ont avec les gens dans la région ». Selon elle, il ne faut pas réduire l’enjeu du financement de telles entreprises qu’à cette problématique : « C’est peut-être des pollueurs, mais pour nous en région, c’est aussi des employeurs, c’est aussi des citoyens corporatifs, ça fait vraiment partie de notre paysage, alors pour nous ce n’est pas que lié à ça. » Concernant plus spécifiquement le scandale de la Fonderie Horne de Glencore, Magalie Monderie-Larouche ne croit pas que ce soit le rôle du FME d’intervenir dans l’affaire : « Je pense que c’est vraiment au gouvernement et à la ville de gérer ça. Ce n’est vraiment pas à nous comme évènement de gérer ces scandales-là. » Dans le même ordre d’idées, questionnée à savoir si un festival devrait faire attention à ne pas nouer de partenariats avec des entreprises controversées à l’échelle mondiale, comme Glencore, par exemple, elle juge que « ce n’est pas notre rôle ». Dans le cas de Glencore et de la fonderie, elle ajoute que « la Fonderie Horne, c’est vrai qu’elle a été achetée par Glencore, mais c’est un partenariat qui existe depuis bien avant et c’est une entreprise qui est quand même dans notre ville depuis bien avant aussi […] C’est un partenaire qui est naturel pour nous à Rouyn-Noranda ».

L’Esprit libre a tenté de rejoindre plusieurs fois le festival Osisko en lumière, mais nous n’avons pas été en mesure d’obtenir leurs commentaires dans un délai raisonnable. Glencore et IAMGOLD n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.

Reconnaitre les efforts

Dans le but d’encourager les virages verts pour les évènements culturels, le Conseil québécois des événements écoresponsables (CQEER) a vu le jour en janvier 2008. Cet organisme à but non lucratif travaille depuis sa fondation avec des organisateurs d’évènements situés partout au Québec. Le CQEER offre différents services, allant de l’offre de formations et conférences, à l’accompagnement et à la conception d’outils pour les organisateurs souhaitant adopter des pratiques plus saines pour l’environnement[ix].

Le CQEER est aujourd’hui l’un des neuf organismes certifiés sous la norme BNQ 9700-253. Ce cadre émis par le Bureau de normalisation du Québec (BNQ) permet à des organismes comme le CQEER d’accompagner des évènements dans un processus de classification. Rencontrée dans son bureau situé à Montréal, Sara Courcelles, conseillère en développement durable au CQEER, explique que ce processus de classification vient évaluer un organisme en le situant sur une échelle de niveaux allant d’un à cinq. Pour obtenir la classification, c’est le groupe désirant être reconnu par cette norme qui doit approcher le CQEER : « Ils viennent vers nous et on les accompagne, on détermine avec eux quelles exigences ils vont être en mesure de remplir ». Une fois cette certification acquise, l’organisme qui l’obtient reçoit une reconnaissance officielle qui salue son travail en matière d’écoresponsabilité, mais profite aussi d’un avantage auprès du public et de ses partenaires. À cet effet, Sara Courcelles note que « le gros avantage au niveau de la norme, c’est [surtout] au niveau des communications, parce que ça se communique très bien ». Il semble aussi que le CQEER ressent un engouement de plus en en plus important envers ses activités et son expertise de la part des évènements. Au sujet de cette tendance, Sara Courcelles affirme sans hésiter que « définitivement, au CQEER, on offre beaucoup de formations aussi, et, dans la dernière année, on a vraiment vu une augmentation des formations qu’on va donner dans les organismes, dans les municipalités, on fait vraiment plus appel à nous ». Cependant, questionnée à savoir si leur cadre de classification en cinq niveaux utilisé pour évaluer et accompagner un évènement se penchait sur le volet du financement, la représentante du CQEER répond que « non, malheureusement ». Par contre, loin d’être fermée à l’idée, Sara Courcelles nous dit que « ça pourrait être une bonne idée d’ajouter un volet sur le financement ».

Quelles responsabilités pour les artistes?

Alors qu’il semble y avoir une prise de conscience environnementale de plus en plus grande de la part des évènements, comme en témoignent les expériences du CQEER, par exemple, qu’en est-il de celles et ceux qui occupent le devant de la scène, à savoir les artistes? À cet effet, des efforts semblent déjà être faits, comme en atteste le projet québécois Artistes Citoyens en tournée (ACT). Lancé par l’artiste Laurence Lafond-Baulne du groupe Milk & Bone, Aurore Courtieux-Boinot qui évolue dans l’évènementiel, ainsi que par Caroline Voyer, directrice du Réseau québécois des femmes en environnement (RQFE) et fondatrice du CQEER, ACT a pour mission de « promouvoir les pratiques écoresponsables dans le milieu du spectacle »[x]. Les objectifs du mouvement sont, entre autres, de « faire prendre conscience aux artistes de leur pouvoir d’action envers l’environnement, de bâtir des outils simples et efficaces afin de réduire l’empreinte environnementale des spectacles et tournées, ainsi que d’accompagner les artistes qui le souhaitent vers une certification afin de faire reconnaitre leur engagement et d’inspirer leur public »[xi]. Par rapport à la certification, un·e artiste ou un groupe, en s’embarquant dans le mouvement ACT, se voit attribuer un niveau de un à trois, en fonction des actions accomplies.

Le mouvement des Artistes Citoyens en Tournée comprend déjà près de 30 artistes solo ou groupes, dont Klo Pelgag, Fuudge, Charlotte Cardin et plusieurs autres.

L’enjeu du financement : une question de cohérence?

Au-delà des efforts réels entrepris par certain·e·s artistes, organisateurs et organisatrices de festivals ainsi que par des organismes comme le CQEER, le volet financement semble exclu de ces considérations. En termes de cohérence, il semble que pour se dire écoresponsable, un festival qui choisit de se tourner vers du financement provenant d’industries polluantes ou controversées doit se préparer à défendre cette prise de position, selon le CQERR : « On conseille aux gens de faire attention, s’ils veulent se dire écoresponsables et qu’ils sont financés par une industrie polluante, ils ouvrent le flanc aux critiques. » De son côté, Marc Nantel, porte-parole du groupe environnementaliste Regroupement Vigilance Mines de l’Abitibi-Témiscamingue (REVIMAT), abonde dans le même sens : « Il est tout à fait à propos qu’un évènement culturel qui désire être identifié comme vert cherche du financement provenant de bailleurs de fonds qui ne sont pas des pollueurs. »

Situation financière délicate

Pour un évènement culturel, le recours à du financement d’entreprises dites polluantes ou controversé témoigne peut-être aussi d’une situation plus complexe. Questionnée à savoir si le CQEER pouvait intervenir au niveau des ententes entre un évènement et un commanditaire controversé, Sara Courcelles affirme que ce n’est pas le rôle de son organisme d’entrer en jeu à ce moment. C’est plutôt au niveau de l’accompagnement que le CQEER peut aider : « Nous, on va conseiller l’évènement sur comment atténuer les possibles retombés négatives de cette association, entre une compagnie et leur évènement. » Par contre, elle est consciente que l’enjeu du financement peut-être plus complexe dans le cas d’un festival en Abitibi : « Je n’irai pas dire à un évènement en Abitibi qui, sans l’appui d’une minière, ne pourrait pas avoir lieu […)] « non, ne prend pas cet argent-là ». »

Pour Marc Nantel du REVIMAT, cette situation est le résultat du « néo-libéralisme [qui] a fait son œuvre au niveau de la gouvernance des évènements culturels ». Selon lui, « ce sont nos gouvernements qui se sont délestés de leur mission d’aider les communautés et de travailler pour le bien commun ». Ce serait donc ce retrait de l’État en termes de financement de la culture qui pourrait pousser les évènements à se tourner vers ce type de partenariats : « Nos gouvernements, soi-disant pour diminuer les impôts des citoyen[·ne·]s, ne cherchent pas à financer ces évènements. Ils laissent donc au privé le soin de s’impliquer. » Le REVIMAT pense que ce sont les fonds publics qui devraient financer un gros pourcentage des couts, et que la balance seulement devrait revenir au secteur privé. Cela permettrait de « montrer clairement que c’est grâce à la collectivité que l’on peut se payer ces évènements », alors qu’en ce moment « les dons sont indirectement assumés par nous par des mesures fiscales avantageuses aux entreprises comme des remboursements d’impôts, des redevances faibles et un pourcentage d’impôts très bas »[xii]. On se trouverait donc dans une situation où les dons et commandites que versent certaines entreprises seraient remboursés par la collectivité sous forme de remboursement d’impôts, alors que celles-ci jouissent déjà d’un très faible fardeau fiscal, toujours selon M. Nantel. À l’heure actuelle, pour très peu de couts, l’entreprise qui finance un évènement culturel obtient beaucoup en échange. Marc Nantel précise que « ce qu’il faut comprendre du financement des entreprises dans les évènements culturels, c’est que ce ne sont pas juste les citoyennes et citoyens qui bénéficient de l’évènement. L’entreprise gagne gros en couverture médiatique et sur son image corporative. Elle gagne aussi sur son influence politique ».

De son côté, l’Association minière du Québec (AMQ) s’est déjà positionnée sur l’enjeu un peu plus tôt cette année. Alors jointe par Radio-Canada concernant la pratique répandue des dons et commandites émis par certaines minières, la présidente de l’AMQ, Josée Méthot, avait déclaré : « On encourage nos membres à avoir de bonnes relations avec les communautés, avec les collectivités où elles opèrent. Ça fait partie de cette relation de bien connaitre et d’aider les gens localement, c’est une forme d’implication également dans la communauté, alors les dons et commandites, c’est à cela que ça sert. »[xiii]

Des solutions possibles?

Des solutions à court terme existent pour les évènements culturels qui se tournent vers des industries polluantes, voire controversées. S’ils ne peuvent cesser de nouer des partenariats avec ces industries, les organisateurs pourraient, par exemple, comme le suggère le CQEER, demander à une entreprise d’« acheter des crédits carbone pour compenser pour les gaz à effet de serre qui sont émis lors les déplacements des festivaliers [et festivalières] ou pour l’organisation » ou bien, autre exemple relatif à l’Abitibi « cette minière-là va payer pour notre classification avec le BNQ ». Le porte-parole du REVIMAT croit aussi qu’un festival pourrait négocier avec une compagnie polluante un partenariat plus écoresponsable. L’organisation pourrait « exiger qu’elles posent des gestes dans le quotidien pour pouvoir se qualifier comme bailleuses de fonds ». Il ajoute qu’une organisation de festival pourrait « exiger qu’une entreprise réduise ses émissions atmosphériques de CO2 de 10 à 20 % ou qu’elle compense ses émissions de CO2 en plantant annuellement le nombre d’arbres [nécessaires] pour annuler ses émissions. Ou encore, exiger que la compagnie fasse des investissements pour réduire ses rejets ».

Il est clair que de plus en plus d’évènements culturels cherchent aujourd’hui à se positionner sur l’enjeu de l’environnement. L’écoresponsabilité est revendiquée par différents festivals, alors que l’attention du public et de différents organismes encourage les organisateurs et organisatrices de ces rassemblements collectifs à réduire leur empreinte écologique. Si l’enjeu du financement demeure central pour tout évènement culturel, une question demeure : est-il possible d’envisager un financement écoresponsable, ou du moins, cela est-il souhaitable? Le débat est lancé.

CRÉDIT PHOTO: Flickr – Patrice Katalyu

[i] Deshais, Thomas « Commandites des grandes entreprises : leviers de développement ou outils de contrôle de la population? », Radio-Canada, 12 juin 2019. https://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1174360/commandites-entreprises-priv…

[ii] Ibid.

[iii] Joncas, Hugo « Glencore, un propriétaire aux mille controverses », Journal de Montréal, 10 septembre 2018. https://www.journaldemontreal.com/2018/09/10/glencore-un-proprietaire-au…

[iv] Harel, Gino « De l’Afrique au Yukon, une mine de controverses », Radio-Canada, 7 novembre 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/paradise-papers/glenc…

[v] Ibid.

[vi] Ibid.

[vii] Agence France-Presse, « De l’or caché dans des convois de charbon », Le Devoir, 8 août 2019. https://www.ledevoir.com/monde/560220/burkina-iamgold-essakane-et-bollor…

[viii] Alain Deneault, « Faire l’économie de la haine : Douze essais pour une pensée critique », Montréal : Écosociété, 2011.

[ix] Conseil québécois des événements écoresponsables, https://evenementecoresponsable.com. Page consultée le 25 août 2019.

[x] Artistes Citoyens en Tournée, http://www.act-tour.org. Page consultée le 25 août 2019.

[xi] Ibid.

[xii] Ibid.

[xiii] Deshais, Thomas « Commandites des grandes entreprises : leviers de développement ou outils de contrôle de la population? », Radio-Canada, 12 juin 2019. https://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1174360/commandites-entreprises-priv…

L’angle mort de la réconciliation

L’angle mort de la réconciliation

(LETTRE OUVERTE) N’est-il pas hypocrite qu’au-delà des excuses publiques, des rapports et des enquêtes, le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec se targuent de vouloir travailler à une réconciliation avec les Premières Nations, tout en appuyant parallèlement certains projets économiques qui vont à l’encontre de leurs volontés?

Actuellement, le conflit opposant la communauté algonquine du Lac Barrière à l’entreprise minière Copper One Inc est révélateur d’une situation où le gouvernement du Québec aura à choisir entre appuyer l’industrie minière une nouvelle fois, ou bien poursuivre sur la voie de la réconciliation en respectant la volonté souveraine de la communauté de ne pas accueillir de tels projets sur son territoire. En effet, les Algonquin·e·s du Lac Barrière s’opposent depuis longtemps à l’exploitation des ressources minières sur leur territoire que la communauté juge incompatible avec son mode de vie. Cependant, loin d’être opposée à tout type de développement, la communauté tente depuis plusieurs années de mettre en œuvre une entente tripartite négociée en 1991 avec le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial. Celle-ci visait à établir une cogestion des ressources et du territoire grâce à laquelle les Algonquin·e·s du Lac Barrière pourraient participer au développement de leur territoire dans des secteurs comme la foresterie, l’hydroélectricité, la chasse et la pêche. Bien que l’entente semble n’avoir jamais été appliquée, l’esprit de celle-ci demeure. Or, depuis que Copper One tente d’utiliser ses claims[i] concernant directement le territoire ancestral de la communauté, cette dernière se sent trahie par le gouvernement. Une situation semblable s’était produite en 2011 lorsque les claims de Copper One avaient été suspendus par le gouvernement du Québec à la suite d’une mobilisation des Algonquin·e·s. Cependant, les claims ont été réactivés au courant de l’été 2016  des Algonquin·e·s. Le 25 janvier 2017, lors d’une journée d’information où plusieurs organismes étaient invités à entendre la communauté sur le conflit qui l’opposait à Copper One, plusieurs membres de la communauté étaient clairs : s’il était porté à terme, ce projet minier affecterait fortement la culture de leur peuple, voire le conduirait à sa perte. Pour eux, les impacts environnementaux qu’engendrerait l’exploitation des ressources non renouvelables par Copper One viendraient directement chambouler leur rapport au territoire. L’utilisation du territoire, tout comme la conservation de celui-ci, est directement liée à leur identité culturelle, mais aussi à leur apprivoisement en nourriture. Sur place, un homme nous confiait même qu’un retour à son territoire et au mode de vie qui lui est attaché lui avait permis de guérir en grande partie des blessures causées par les pensionnats autochtones. Il en découle que si le projet minier de Copper One allait de l’avant, loin de se rapprocher d’une réconciliation, le gouvernement mettrait la table pour un nouvel ethnocide. L’ethnocide se définit par la destruction intentionnelle de l’identité culturelle d’un groupe, pouvant se conclure ou non par la mort des membres de ce groupe[ii].

Est-ce que Copper One Inc et le gouvernement du Québec seraient tous deux complices d’un geste de cette ampleur? Il semble que oui, car si la communauté algonquine du Lac Barrière a répété à plusieurs reprises son opposition totale à la présence de l’industrie minière sur son territoire, Copper One ne semble pas respecter à sa juste valeur la volonté des Algonquin·e·s du Lac Barrière. Pire, Scott Moore, président de la compagnie, va même jusqu’à associer ce refus à de la mauvaise foi[iii], rien de moins. Il est à se demander si les gens de l’industrie, à force de baigner dans ce fourre-tout conceptuel qu’est le principe de l’« acceptabilité sociale » – terme qui semble relever beaucoup plus d’un coup de marketing institutionnalisé que d’un réel engagement à respecter les droits des communautés –, ont conscience qu’il est tout à fait légitime qu’une communauté refuse un projet qu’elle juge incompatible avec ses intérêts. Cependant, il ne faut pas se faire d’illusion. Dans son dernier rapport, « La quête de l’acceptabilité sociale et la maximisation des retombées », le Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société de l’UQAM constatait qu’au Canada, ce concept ne se basait sur aucune assise juridique formelle. Au contraire, sa conceptualisation étant soumise aux rapports inégaux de pouvoir présents dans la société, il se trouve que l’acceptabilité sociale finit par servir l’intérêt des plus puissants et de l’industrie[iv]. On peut d’ailleurs souligner l’honnêteté du ministre des Forêts, Luc Blanchette, sur cette question qui, en plus de spécifier que ce principe n’inclut par un droit de veto, prend soin de nous rappeler que l’acceptabilité sociale, « ce n’est pas une question de consentement ou non, c’est beaucoup plus un rapprochement pour faire du développement de la richesse, mais de façon correcte[v]». Correcte, ni plus ni moins. Pourtant, dans le rapport de la Commission vérité et réconciliation: Appels à l’action, il est écrit que pour travailler à une réconciliation, les entreprises devraient « s’engager à tenir des consultations significatives, établir des relations respectueuses et obtenir le consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones avant de lancer des projets de développement économique[vi]».

Chose sûre, si le gouvernement du Québec tergiverse dans ce dossier, il serait naïf de croire que l’industrie minière prêchera par l’exemple. Interrogée sur le conflit au Lac Barrière, la directrice générale de l’Association d’exploration minière du Québec (AEMQ), Valérie Fillion, est loin d’aller dans le sens du rapport vérité et réconciliation, expliquant tout bonnement que : « C’est le travail du gouvernement de consulter les communautés autochtones. Le travail des entreprises n’est pas de reconnaître des droits et territoires. Il est malheureux de voir les projets pris en otage[vii]». En effet, le gouvernement doit consulter les Premières Nations, mais cette consultation ne doit pas être simplement l’outil d’une fabrication du consentement permettant à l’industrie d’arriver coûte que coûte à ses fins, elle doit reconnaître le droit au refus, tout comme l’industrie doit apprendre à se conformer à cette volonté. D’ailleurs, il serait bien de rappeler à madame Fillion qu’il n’y a pas que des projets qui sont pris en otage dans ces situations, il y a aussi des peuples.

À l’heure actuelle, où en sommes-nous? Il se trouve qu’à la suite d’une conférence de presse présentée le 26 janvier où la communauté rappelait encore une fois son refus, mais aussi son ambition d’invalider en cour la Loi sur les Mines pour son caractère inconstitutionnel par rapport au respect des droits autochtones, le gouvernement du Québec a suspendu à nouveau les titres miniers de Copper One pour une période indéterminée. De son côté, la compagnie entame présentement des recours juridiques contre le gouvernement afin de contester la suspension de ses claims, mais aussi d’obtenir les permis lui permettant de poursuivre ses activités [viii]. Si Copper One venait à obtenir ses permis, il est à prévoir que des affrontements auront lieu. Les Algonquin·e·s n’étant pas prêts à reculer, l’entreprise n’aura d’autre choix que d’entreprendre ses travaux escortés par la police, nous rappelant ainsi sans artifices le versant colonial de ce régime. Le temps passe et le gouvernement devra bientôt trancher : ou bien il respecte la volonté des citoyen·ne·s du Lac Barrière de s’opposer à la présence de l’industrie minière sur son territoire, ou bien il supporte Copper One et maintient hypocritement l’exploitation des ressources naturelles dans l’angle mort du processus de réconciliation.

L’auteur est étudiant en science politique à l’Université du Québec à Montréal.

L’opinion exprimée dans le cadre de cette lettre d’opinion, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.

CRÉDIT PHOTO: Émile Duchesne

[i]  un claim est un titre minier qui s’obtient par désignation et qui offre un droit exclusif à son titulaire d’entreprendre des travaux d’exploration.

[ii]M.T. Martinez-Dominguez, «Oil Politics in the Amazon: From Ethnocide to Resistance and Survival», p.5.

[iii]Deshaies, Thomas. « Lac Barrière: Copper One envisage des recours juridiques». L’Écho Abitibien ( Val-d’Or), 30 janvier 2017, Web.

[iv]Bonnie Campbell et Marie-Claude Prémont. Mutations de la règlementation multi-niveaux et du rôle des acteurs dans la mise en œuvre des ressources minières et de l’énergie renouvelable : La quête pour l’acceptabilité sociale et la maximisation des retombées. Montréal: CIRDIS, 2016, p.24.

[v]Deshaies, Thomas. « L’État ne défendrait pas assez l’intérêt de la population». L’Écho Abitibien (Val-d’Or), 21 janvier 2017, Web.

[vi]Commission vérité et réconciliation du Canada. «Appels à l’action», Winnipeg, 2012, p.12.

[vii]Deshaies, Thomas. « Lac Barrière: Copper One envisage des recours juridiques». L’Écho Abitibien ( Val-d’Or), 30 janvier 2017, Web.

[viii]. «Suspension des claims de Copper One dans le secteur du lac Barrière: la compagnie appellera de la décision». Radio-Canada, 9 février 2017, Web.