par Rédaction | Juin 30, 2017 | Analyses, International, Societé
Par Emma Nottu
Au lendemain d’une élection présidentielle mouvementée, avec un résultat qui, pour la plupart, est aussi dérangeant que soulageant, la France devient le parfait modèle pour illustrer les conséquences d’un changement dans les valeurs politiques traditionnelles. Il ne faut pas se voiler la face, la distinction conventionnelle gauche/droite[i] n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, il est donc plus que nécessaire de s’interroger sur les raisons qui ont mené vers l’émergence de cette rupture, mais aussi sur les conséquences que peut avoir ce nouvel ordre, dépassant les conceptions traditionnelles de la politique pour s’harmoniser avec une société mondialisée.
Le dégagisme, et après?
Voilà donc le néologisme, remis au goût du jour par Jean-Luc Mélenchon après la primaire de gauche[ii], qui peut caractériser l’esprit électoral de cette présidentielle. S’il fallait le définir, on dirait qu’il « ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais de déloger celui qui le détient, de vider la place qu’il occupe[iii] ». Il est vrai que le résultat de la primaire de gauche a eu quelque chose de surprenant, ayant laissé un lourd impact sur les présidentielles, puisqu’il traduit l’écrasement du Parti socialiste (PS), qui pourtant régnait à l’Élysée. Or, en janvier, pour les électeurs et électrices socialistes, choisir Benoît Hamon, qui a représenté le parti lors de cette présidentielle, c’était écarter Manuel Valls, ancien premier ministre du gouvernement Hollande duquel il fallait absolument se séparer. En effet, l’ancien député frondeur incarnait des valeurs socialistes auxquelles les électeurs et électrices croyaient. Des valeurs qui ont été bafouées lors du dernier quinquennat, constituant ainsi une grosse déception pour beaucoup de Français·es). Cependant, ce comportement dégagiste a davantage fragilisé le parti, qui avait déjà subi les séquelles douloureuses de son quinquennat. Il était nécessaire de couper les ponts avec ce qui s’était passé dans l’ère de François Hollande, qui, pour Philippe Bilger par exemple, a constitué l’un des plus grands désastres de la Ve République[iv]. Il allait donc de soi pour celles et ceux de l’avis de Bilger qu’il fallait écarter la gauche, en lien direct avec cette vision négative du système, pour ces élections. De plus, malgré la divergence entre les idées de Hamon et de Hollande, le PS a été mis à mal.
Une fois l’un des acteurs éliminés, qui donc restait dans la course? Le choix le plus évident semblait celui du candidat des Républicains formant la droite traditionnelle française. À l’origine, si le parti de gauche était défavorisé, c’était celui de droite qui passait, et inversement. Or, ce dernier a vu sa campagne ternie par ses scandales financiers[v], ce qui l’a également empêché d’accéder au second tour[vi]. Ainsi, les deux partis traditionnels se sont retrouvés évincés de cette élection par ce qui apparaît être un malheureux concours de circonstances. Ce hasard a joué en faveur des autres candidat·e·s favori·te·s de cette campagne qui se sont vite retrouvé·e·s en tête des sondages sans pourtant suivre le chemin politique ordinaire.
Une issue de secours?
Cette évolution a tout de même conduit un homme quasiment inconnu au bataillon sur la route de l’Élysée. Grâce à des idées ni trop à gauche, ni trop à droite, des talents d’orateurs liés à une formation qualifiée pour ce métier, ainsi que la chance de s’être retrouvé au bon endroit au bon moment, Emmanuel Macron est devenu président. Et ce, à peine un an après avoir lancé son mouvement En Marche![vii]
À l’opposé, le parti d’extrême droite, dirigé par Marine Le Pen, a connu son meilleur score aux élections présidentielles. Il est intéressant de noter que la montée du populisme est un phénomène présent dans plusieurs pays en Europe[viii], comme l’ont notamment montré les élections aux Pays-Bas[ix]. Le contexte européen actuel joue un rôle clé dans cette évolution politique. Beaucoup de pays ne croient plus en l’Union Européenne (UE) et à son pouvoir d’unité, et ce, surtout depuis la crise grecque[x] dont les lourdes conséquences se font encore sentir au sein de l’Union. Ce contexte a même conduit le Royaume-Uni vers la porte de sortie de l’Europe[xi]. Mais la politique n’est pas la seule responsable de cette déviation.
À notre époque, la mondialisation est omniprésente. Et l’Europe qui, après la guerre, a tenté de s’unir pour devenir une puissance pouvant concurrencer le reste du monde, peine à s’adapter à ce contexte. De plus, l’Euro, monnaie utilisée par la plupart des pays de l’UE, coûte beaucoup à ses pays membres, surtout depuis la crise. L’intérêt de la monnaie unique tend alors à s’effacer peu à peu. Alors, le doute s’installe, autant chez les politicien·ne·s que chez les citoyen·ne·s. La population ne sait plus si elle a réellement son mot à dire et ne se reconnait plus dans ses représentant·e·s politiques. C’est de là que vient la popularité du dégagisme. N’adhérant plus à ces valeurs traditionnelles, les électeurs et électrices se sont tourné·e·s vers quelque chose de nouveau, un message porteur d’espoir pour les élections françaises.
Il est difficile de faire une comparaison avec les différents pays européens pour cet aspect de la problématique, puisque chacun d’entre eux entretient un rapport unique vis-à-vis de l’UE, et que chacun a ses raisons de faire les choix qu’il fait.
Et ailleurs?
Ce phénomène n’est pas propre à l’Europe. La mondialisation apparaît comme une des causes primaires probables de ce changement. Ensuite, c’est le rapport de chaque pays face à ce phénomène économique et culturel qui a une réelle influence. Certains vont accueillir les différents flux de biens et de personnes à bras ouverts pendant une période de temps, ce qui ensuite entraînera des conséquences imprévisibles : par exemple, des divisions ethniques favorisant certains groupes au détriment des autres. Ces conséquences vont par la suite guider les politiques, ce qui peut mener à des tendances plus ou moins isolationnistes. Prenons comme exemple l’élection de Donald Trump, aux États-Unis. Malgré la couverture médiatique positive des deux mandats de Barack Obama et l’opinion publique favorable à la candidate démocrate Hillary Clinton, le candidat du parti d’opposition, qui, il faut dire, sortait lui aussi des sentiers battus, s’est retrouvé contre toute attente à la tête du pays[xii]. Cette élection peut être considérée comme une réaction contre l’afflux de migrant·e·s venant des pays du Moyen-Orient, pays connus pour abriter des minorités d’islamistes radicaux, responsables des attaques terroristes du tristement célèbre 11 septembre, ainsi que les organisations terroristes de l’État Islamique, ayant recruté les terroristes qui ont agi un peu partout en Europe ces dernières années. Si l’on continue dans cette réflexion, la peur est donc créée par association d’idée. Afin de mettre cette idée en perspective, il est important de rappeler que « pour Marine Le Pen, présidente et candidate à la présidence française du Front national, la crise des migrant[·e·]s est un argument de plus pour amorcer à son tour la sortie de la France de l’Union européenne[xiii] ». De fait, la campagne de Donald Trump était axée en grande partie sur l’islamophobie. Dans le même ordre d’idées, l’élection de la chef du Front National (FN) était à craindre, puisque les récentes attaques ayant eu lieu en France auraient pu donner lieu à de lourdes tendances isolationnistes, voire xénophobes.
Cela serait donc une inclination à s’éloigner de ce que l’on craint. Faut-il donc conclure qu’à l’heure actuelle, le peuple est guidé par ce dont il a peur? Peut-être préfère-t-on le confort, plutôt que d’aller vers ce que l’on connaît mal. Élire Emmanuel Macron en France, c’était élire quelqu’un qui restait dans la continuité de Hollande, mais qui s’en distancie suffisamment pour gagner la confiance de ses électeurs et électrices, et qu’elles et ils puissent avoir le sentiment de sécurité nécessaire.
Mais encore, la question de la pertinence de la distinction gauche/droite à notre époque est importante à poser. En effet, cette distinction est née avec la Révolution française[xiv], qui a inspiré les changements politiques dans d’autres pays européens à cette époque. Cette révolution a ensuite mené à différentes interprétations du libéralisme, selon les contextes des différents pays. Or, cette doctrine ne peut plus tenir dans le contexte actuel de mondialisation, puisque cette distinction est avant tout historique, et moins idéologique[xv]. Cela ouvre donc la voie aux partis contestataires, tel le FN de Jean-Marie Le Pen, dont la fille a pris les rennes, puisque ses idées entrent dans une certaine mesure en conflit avec l’opposition binaire historique[xvi]. Il devient donc indispensable de refonder les principes du vivre-ensemble, pour empêcher le peuple de tomber dans une telle dérive idéologique.
À la source des histoires
Même s’il existe une relation entre les tendances électorales et les différents types d’électeurs et électrices, il est tout de même nécessaire que l’électorat ait une image claire de ses possibles choix de vote. Pour ce faire, lire les programmes est essentiel, mais les médias jouent aussi un rôle stratégique, parfois plus important que les acteurs et actrices politiques. Cependant, il est difficile de comprendre le rôle des réseaux d’informations dans l’élection française, puisque malgré la forte inclination à la diabolisation de la candidate du FN, cette dernière est parvenue à accéder au second tour. La peur serait-elle donc plus forte que l’opinion publique?
Pour finir, on peut considérer la plus récente présidentielle française comme marquant une rupture avec les distinctions conventionnelles, pour s’en aller vers quelque chose reflétant la société telle qu’elle est à l’heure actuelle. Elle implique avant tout une forte victoire contre le populisme, ce qui vient redonner de l’espoir à l’UE, encore affaiblie par le Brexit. Beaucoup de pays se retrouveront confrontés aux mêmes difficultés. Ça sera par exemple le cas de l’Allemagne, lors des élections de cet automne, pour lesquelles l’ombre du populisme est également présente. La population aura également le choix entre la continuité ou un renouveau radical. Chose certaine, une page importante de l’histoire est en train de se tourner.
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CRÉDIT PHOTO: vfutscher
[i] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/04/11/31001-20140411ARTFIG0024…, consulté le 2017/04/29.
[ii] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/01/30/qu-est-ce-que-le-…, consulté le 2017/04/29.
[iii] Ibid.
[iv] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/09/05/31001-20160905ARTFIG0009…, consulté le 2017/05/18.
[v] À la fin du mois de janvier, un journal satirique français révélait que la femme de François Fillon, candidat à la présidentielle pour les Républicains, avait été rémunérée depuis une dizaine d’année pour un emploi supposément fictif, à hauteur de 500 000 euros. Plus d’informations ici : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/04/12/tout-comprendre-a…, consulté le 2017/05/18.
[vi] Dans le système français, les élections se font en deux tours. Le premier oppose tous les candidats en lice, et seuls les deux ayant le score le plus élevé accèdent au second tour (à moins que l’un d’entre eux n’obtienne une majorité absolue, c’est à dire 50% des voies plus une).
[vii] https://en-marche.fr/, consulté le 2017/05/18.
[viii] https://www.lesechos.fr/06/02/2017/lesechos.fr/0211778077342_le-populism…, consultée le 2017/06/20.
[ix] http://www.telegraph.co.uk/news/2017/03/16/won-dutch-election-does-mean-…, consulté le 2017/05/19.
[x] Ayant débuté suite à la crise financière mondiale de 2008, la crise Grecque, a plongé le pays dans des dettes énormes. Le gouvernement a répondu en imposant des mesures d’austérité, ce qui a eu un impact sur tous les pays membres de l’UE. Plus d’infos ici : http://www.lemonde.fr/europe/video/2015/09/23/comprendre-la-crise-grecqu…, consulté le 2017/05/24.
[xi] En juin 2016, le Royaume-Uni a organisé un referendum pour savoir si ses ressortissants désiraient sortir de l’Union Européenne. Le “oui” l’a emporté à 51,9%. Plus d’informations ici : http://www.bbc.com/news/uk-politics-32810887, consulté le 2017/05/21.
[xii] Défiant tous les sondages, Donald Trump est élu 45e président des États-Unis le 9 novembre 2016. Plus d’informations ici : https://www.theguardian.com/us-news/2016/nov/09/donald-trump-wins-us-ele…, consulté le 2017/05/21.
[xiii] http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/03/extreme-droite/euro…, consulté ;le 2017/06/20.
[xiv] « La gauche et la droite n’ont d’existence que par rapport au phénomène révolutionnaire » affirme François Huguenin. Plus d’explications ici : http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/04/11/31001-20140411ARTFIG0024…, consulté le 2017/04/29.
[xv] Ibid.
[xvi] Ibid.
par Rédaction | Avr 23, 2017 | Analyses, International
Par Théophile Vareille
(DOSSIER) PORTRAIT DES CANDIDAT·ES À LA PRÉSIDENTIELLE FRANÇAISE (5 de 5)
En cette période électorale, L’Esprit libre vous fait le portrait des cinq candidat·e·s majeur·e·s à la présidentielle française dont le premier tour aura lieu ce dimanche 23 avril.
François Fillon devrait être un homme à terre. « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen? » s’interrogeait-t-il en août passé. François Fillon a été mis en examen en mars1. Cette pique contre Nicolas Sarkozy, alors candidat à la primaire de la droite et du centre, s’est retournée contre François Fillon, au contraire de son électorat. Alors que les accusations pleuvent et que les affaires juridiques font surface les unes après les autres, François Fillon reste à un niveau stable dans les intentions de vote2. Sa base électorale semble ne pas pouvoir s’effriter. Faute aux affaires, on ne parle alors plus du programme de François Fillon. Un programme qui ne paraît pas taillé pour séduire au-delà de son parti, Les Républicains. François Fillon, se retrouve en difficulté dans une élection imperdable pour la droite de gouvernement étant donné l’impopularité du président Hollande.
Cette victoire est aujourd’hui incertaine, car François Fillon est au coude-à-coude dans les intentions de vote avec Marine Le Pen, Emmanuel Macron, et Jean-Luc Mélenchon3. Cette indécision est en partie due à une campagne phagocytée par le candidat. Fin janvier, le Canard Enchaîné, journal satirique réputé en France, affirme que Pénélope Fillon, l’épouse galloise de François Fillon, aurait été rémunérée par son mari, en tant qu’assistante parlementaire, ceci pendant huit ans, à partir de 19984. Rien d’illégal à ceci, mais le Canard avance que Pénélope Fillon n’a jamais travaillé aux côtés de son mari, il s’agirait d’un emploi fictif.
S’en suit un grand déballage sur le passé de celui qui se voulait le candidat de la droiture autant que de la droite, et dont la version des faits évoluera dorénavant avec l’actualité. « En trente ans, mon nom n’a jamais été associé à une affaire ou à un comportement contraire à l’éthique», affirmait-il en novembre 20145. Il aura fallu attendre qu’il se présente aux présidentielles pour en entendre parler. Il est aujourd’hui difficile de garder compte de ces affaires. Sud-Ouest en dénombre six: rémunération de sa femme en tant qu’attachée parlementaire, et en tant que conseillère littéraire auprès de la Revue des deux mondes; rémunération de ses enfants comme collaborateurs parlementaires; prêt de 50 000 euros sans intérêts souscrit auprès du milliardaire Marc Ladreit, propriétaire de la Revue des deux mondes; se faire offrir deux costumes pour une valeur de 13 000 euros; mettre en relation un des clients de sa société de conseil avec Vladimir Poutine6. France Info en ajoute quatre : l’embauche par Marc Ladreit d’une collaboratrice de François Fillon; les activités opaques de sa société de conseil; des «“commissions occultes”» touchées au Sénat; le reversement à leurs parents par les enfants Fillon du salaire qu’ils touchaient de leur père7.
Une campagne prise en otage
Les affaires auront parasité la campagne, et monopolisé l’attention médiatique8. François Fillon se défend et contre-attaque, il dénonce un « assassinat politique », remet en cause l’indépendance et la légitimité de la justice9. Il attise les conspirations en décriant l’existence d’un « cabinet noir », une cellule de renseignement secrète, au sein de l’Élysée, là ou siège le président de la République10. François Fillon fait diversion, il noie l’information sous ces déclarations polémiques. Homme du système, François Fillon se peint pourtant en victime du système. Il se sert des accusations portées à son encontre et des démarches juridiques entreprises pour nourrir dans son bastion un sentiment anti-élites, un esprit de siège.
Celles et ceux qui le soutenaient, d’ailleurs, le lâchent, et l’appellent à se retirer. La campagne de Fillon, vainqueur de la primaire de la droite et du centre en novembre 2016, avec près de trois millions de voix au second tour, repose sur les militant·e·s. Celles et ceux qui l’appuyaient le quittent par centaines, son directeur de campagne y compris11. « I could stand in the middle of Fifth Avenue and shoot somebody and I wouldn’t lose any voters » [Je pourrais me tenir au milieu de la cinquième avenue et tirer quelqu’un sans perdre un seul vote, traduction libre] proclamait Donald Trump en janvier 201612, lucide. François Fillon aujourd’hui n’est plus inquiété par les affaires : il avait promis de retirer sa candidature s’il était mis en examen, il ne l’aura pas fait13. Le dimanche 5 mars 2017, quelques jours après être mis en examen, François Fillon réunit 200 000 personnes, selon lui, 40 000 selon la presse, sous la pluie au Trocadero : « Ils pensent que je suis seul, ils veulent que je sois seul, merci pour votre présence, vous qui avez su braver les intempéries, les injonctions, les caricatures et parfois même les invectives »14.
Quatre décennies de carrière politique
Né le 4 mars 1954 au Mans, François Fillon obtient un diplôme d’études approfondies en droit public en 1976, et débute la même année comme assistant parlementaire du député gaulliste Joël Le Theule, après avoir hésité à entrer en journalisme. L’année suivante, il rejoint le Rassemblement pour la République de Jacques Chirac. En 1981, il est élu député, reprenant le siège de Joël Le Theule, décédé l’année précédente. Il est à 27 ans le benjamin de l’Assemblée générale. Il se lie à Philippe Séguin et son gaullisme social, une ligne politique qui se veut transpartisane. En 1983, il est élu maire de Sablé-sur-Sarthe, et président du conseil général de Sarthe en 1992. Toujours député, il s’est entre temps opposé au Traité de Maastricht, traité père de l’Union européenne. Il entre en 1993 au gouvernement Balladur, cohabitant avec la présidence de François Mitterrand, en tant que ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Aux élections présidentielles de 1995 il choisit le mauvais cheval avec Balladur, contre Chirac, mais reste tout de même au gouvernement, ministre des Technologies, de l’Information et de la Poste. Il est réélu député en 1997.
En 1998, il est élu président du conseil régional des Pays de Loire. En 1999, il apporte son soutien à Nicolas Sarkozy, président par intérim du RPR (ancêtre des Républicains d’aujourd’hui, ndlr) après le retrait de Séguin. Il tente d’accéder à la présidence du parti la même année mais échoue. Il se rapproche alors de Jacques Chirac et travaille avec lui à la création de l’Union pour un Mouvement Populaire, nouvelle machine électorale englobant tous les partis de droite. En 2002, il devient numéro 3 du gouvernement Raffarin, derrière Sarkozy à l’intérieur (le ministère de la police, ndlr), et se retrouve ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité. En 2004, il perd la présidence du conseil régional de la Sarthe à la gauche mais est nommé ministre de l’Éducation nationale. Il est aussi élu sénateur. Il propose une réforme du baccalauréat mais renonce face à une forte mobilisation des lycéens et lycéennes. Il apporte son soutien à Nicolas Sarkozy dès 2005, qui le nomme premier ministre le 17 mai 2007. François Fillon servira pendant cinq ans de faire-valoir à l’hyper-président Sarkozy. En 2012, il concourt à la présidence de l’UMP, mais perd face à François Copé. Dans de forts soupçons de fraude, il va jusqu’à créer son propre groupe à l’Assemblée, avant de se ré-amarrer au groupe UMP (ancêtre des Républicains d’aujourd’hui, ndlr).
En 2016, il est enfin le vainqueur surprise d’une primaire de la droite et du centre qui devait couronner Alain Juppé, représentant une droite modérée contre la droite plus conservatrice de François Fillon. Fillon se fait le candidat de cette droite catholique qui a battu le pavé sous l’étendard de la « Manif pour tous », au début du quinquennat Hollande, contre le mariage entre personnes de même sexe.
Un programme anti-électoraliste
Le programme de François Fillon est ainsi celui d’une droite traditionnelle, conservatrice sur les questions sociétale, libérale et économique15.
François Fillon veut la fin de la semaine de 35 heures; les entreprises décideront du temps de travail. Il désire réduire les charges pour les entreprises et « simplifier » le code du travail. Ce sont 100 milliards de dépenses publiques en moins qu’il prévoit, et 500 000 fonctionnaires non-remplacé·e·s à leur départ, en cinq ans. 500 000 fonctionnaires en moins, sans que les domaines concernés ne soient spécifiés. Il ambitionne aussi de réformer les institutions de l’État, instaurant notamment de « nouvelles règles sur la transparence de la vie publique », dont de meilleurs « mécanismes de contrôle de déontologie » pour les assemblées, et la « publication obligatoire des liens de parenté entre les parlementaires et les collaborateurs ».
L’impôt de solidarité sur la fortune, soit l’impôt pour les plus riches, sera supprimé. Il sera remplacé par un taux d’imposition unique sur le patrimoine de 30%. La taxe sur la valeur ajoutée, taxe indirecte sur la consommation, sera elle augmentée de deux points pour financer les baisses de charges pour les entreprises. La retraite sera repoussée à 65 ans, et le compte pénibilité, permettant de partir en retraite plus tôt pour celles et ceux effectuant un travail contraignant, sera supprimé. Les petites pensions seront révisées à la hausse. Révisées, ses propositions pour la santé l’ont aussi été. Alors qu’il semblait avancer une « santé à plusieurs vitesses », privatisant les « petits soins », l’assurance publique se concentrant sur «les affections graves ou de longue durée », François Fillon est revenu au statu quo. Il ne propose plus que quelques amendements au système de santé français, dont la suppression de l’aide médicale d’État pour les sans-papiers16.
En faveur d’une allocation sociale unique et d’une allocation familiale universelle, François Fillon s’oppose à l’adoption par les couples homosexuels. Il s’oppose aussi à la procréation médicalement assistée pour les femmes en couple ou seules. François Fillon s’engage à avoir un gouvernement paritaire et à faire de l’égalité homme-femme une priorité. Il insiste aussi sur la laïcité, qu’il oppose au communautarisme et qu’il veut appliquer plus grandement, notamment dans le financement des cultes et la gestion des lieux de cultes. Il s’engage à « lutter contre le totalitarisme islamique avec la plus grande fermeté », incluant « au premier chef les représentants du culte musulman ».
Pour l’éducation, Fillon veut y « réaffirmer le sens de l’effort et le respect de l’autorité », mais aussi abroger la réforme du collège, mesure socialiste sous Hollande, et redonner une autonomie aux lycées. Enfin, l’éducation est un vecteur de propagation du roman national, il ne faut pas que l’élève ait « honte » de son pays, honte par exemple de cette « France [qui] n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord », comme l’a déclaré François Fillon lors d’un discours en août dernier17.
Question immigration, François Fillon veut la « réduire au strict minimum », contexte économique oblige. Il souhaite aussi renégocier l’espace Schengen afin de rétablir des contrôles inopinés aux frontières. Il compte « réserver la nationalité française aux étrangers clairement assimilés ». Enfin, il veut « mettre fin à la crise migratoire » au niveau européen.
Lui qui d’ailleurs fait le diagnostic d’un projet européen « à l’arrêt », veut une zone Euro plus forte au sein de l’Union européenne et est contre l’accord de libre-échange avec les États-Unis. Des États-Unis, il voudrait que la France devienne indépendante, se rapprochant de la Russie, dont lui-même est proche à titre personnel. Faisant de la lutte contre le terrorisme international sa priorité, François Fillon avait déclaré lors de la primaire qu’il fallait se « tourner vers les Russes et le régime syrien pour éradiquer les forces d’État islamique ». L’attaque au gaz de sarin d’Assad sur ses citoyen·ne·s l’a mené à réévaluer sa position, mais il conditionne encore un départ d’Assad à l’accord de Moscou18. Il se donne pour objectif à long-terme d’atteindre les 2% du PIB pour le budget de la défense, comme prévu par l’OTAN.
S’il progresse au second tour, François Fillon sera alors favori face à Marine Le Pen, dont la présence y est fort probable. Lui est à la peine dans les intentions de vote, d’habitude précises en France. S’il est défait, il ne bénéficiera pas de l’inviolabilité présidentielle, le protégeant de toute poursuite. François Fillon aura ré-ancré la droite dans sa tradition conservatrice, tout autant qu’il aura durablement mis à mal la crédibilité de la justice et des institutions françaises. Quelle que soit l’issue du scrutin, les législatives suivant la présidentielle, en juin, retiendront sûrement toute son attention, ou du moins celle de son parti : Les Républicains. Le parti y briguera la majorité, alors que les trois formations lui faisant face aujourd’hui, Front National, En Marche ! et France insoumise, n’ont aujourd’hui qu’une très faible ou aucune représentation à l’Assemblée nationale.
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CRÉDIT PHOTO: UMP
(1) Geoffroy Clavel, « “Le général de Gaulle mis en examen” François Fillon président des arroseurs arrosés », Huffington Post, 1er mars 2017, http://www.huffingtonpost.fr/2017/03/01/le-general-de-gaulle-mis-en-exam…, consulté le 18 avril 2017.
(2) Les décodeurs, « Que disent les sondages de la présidentielle 2017 », Le Monde, 12 avril 2017, http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/visuel/2017/04/12…, consulté le 18 avril 2017.
(3) «Présidentielle: ce que les sondages disent à cinq jours du premier tour», France Info, 18 avril 2017, http://www.francetvinfo.fr/elections/sondages/infographie-presidentielle…, consulté le 18 avril 2017.
(4) « Révélations du Canard Enchaîné, Mme Fillon était rémunérée comme attachée parlementaire de son mari », France Inter, 25 janvier 2017, https://www.franceinter.fr/politique/revelations-du-canard-enchaine-mme-…, consulté le 18 avril 2017.
(5) Alexandre Lemarié, « François Fillon, le candidat de “l’honnêteté”, touché en plein coeur », Le Monde, 27 janvier 2017, http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/01/2…, consulté le 18 avril 2017.
(6) Vincent Romain, « François Fillon: les six affaires qui empoisonnent sa campagne », Sud Ouest, 22 mars 2017, http://www.sudouest.fr/2017/03/22/francois-fillon-les-six-affaires-qui-e…, consulté le 18 avril 2017.
(7) Simon Gourmellet, « Les huit affaires qui plombent la campagne de François Fillon », France Info, 1er février 2017http://www.francetvinfo.fr/politique/francois-fillon/penelope-fillon/les…, consulté le 18 avril 2017.
(8) Yohan Blavignat, « Le CSA point en février un temps de parole “anormalement élevé” de François Fillon », Le Figaro, 8 mars 2017, http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/2017/03/08/35003-201703…, consulté le 18 avril 2017.
(9) Clémence Bauduin, « François Fillon dénonce un “assassinat politique” », RTL, 1er mars 2017, http://www.rtl.fr/actu/politique/francois-fillon-denonce-un-assassinat-p…, consulté le 18 avril 2017.
(10) « “Cabinet noir”: François Fillon assure avoir des preuves contre Hollande et promet des poursuites », Le Parisien, 6 avril 2017, http://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/presidentielle-je-pour…, consulté le 18 avril 2017.
(11) « Le compteur des lâcheurs de Fillon », Libération, 9 mars 2017, http://www.liberation.fr/apps/2017/03/compteur-lacheurs-fillon/, consulté le 18 avril 2017.
(12) Reuters, « Donald Trump: ‘I could shoot somebody and I wouldn’t lose any voters’ », The Guardian, 24 janvier 2016, https://www.theguardian.com/us-news/2016/jan/24/donald-trump-says-he-cou…, consulté le 18 avril 2017 .
(13) Geoffrey Bonnefoy, « “Mis en examen, je ne serai pas candidat”: quand Fillon contredit François », L’Express, 1er mars 2017, http://www.lexpress.fr/actualite/politique/elections/mis-en-examen-je-ne…, consulté le 18 avril 2017.
(14) « François Fillon en meeting au Trocadéro: “Je vous dois des excuses” », RFI, 5 mars 2017, http://www.rfi.fr/france/20170305-francois-fillon-meeting-trocadero-excu…, consulté le 18 avril 2017.
(15) François Fillon, « Mon projet pour la France », Fillon 2017, https://www.fillon2017.fr/projet, consulté le 19 avril 2017.
(16) François Béguin, « Sur la santé, François Fillon dévoile un programme plus consensuel », Le Monde, 21 février 2017, http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/2…, consulté le 18 avril 2017.
(17) « Pour François Fillon la colonisation visait à “partager sa culture” », L’Express, 1er septembre 2016, http://www.lexpress.fr/actualite/politique/pour-francois-fillon-la-colon…, consulté le 18 avril 2017.
(18) Alexandre Lemarié, « Syrie : François Fillon continue de regarder vers la Russie », Le Monde, 7 avril 2017. http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/04/0…, consulté le 20 avril 2017.
par Léandre St-Laurent | Nov 7, 2016 | International, Opinions
Malgré le plein déploiement d’un cirque médiatique qui arrive à sa fin, le phénomène Trump reste fâcheux pour tout individu qui cherche à faire sens des courants politiques. Sur le plan idéologique, il est très difficile de définir ce qui constitue l’essence du phénomène. Depuis le début des primaires et de la campagne présidentielle, les journalistes des divers médias dominants se démènent à essayer de saisir le projet de société que Trump défend, d’en saisir la cohérence. À certains égards, cette entreprise est vaine. Trump ne défend pas explicitement de projet sociétal ou de vision perfectionniste et globale du monde social. Avec Trump, nous n’avons accès qu’au déploiement disparate de thèmes. Conséquence alarmante, l’un des deux candidats à la présidence, en plus d’être un outsider anti-establishment, n’a aucun projet explicite et cohérent à offrir quant à ce qu’il voudrait faire de l’appareil politico-militaire de la plus forte puissance au monde. Péril en la demeure. C’est principalement en portant l’attention sur l’inconsistance incendiaire de Trump que les médias prédisent l’implosion de la campagne du candidat, implosion qui n’est jamais arrivée.
Bien sûr, les aspirations du candidat tendent à s’expliciter, depuis la rédaction de la plate-forme du Parti républicain, suite à la Convention de juillet 2016 (1). Les crédos habituels du logos néoconservateur sont affirmés avec force : baisse massive des taux d’imposition et de taxation, désyndicalisation de ce qu’il reste de fonction publique aux États-Unis, engagement d’une lutte juridique quant au statut du mariage homosexuel, possible prohibition de l’avortement. La cohérence du cadrage idéologique n’est toutefois pas évidente. Certains points majeurs des visées de Trump contreviennent drastiquement à ce que l’« exceptionnel conservatisme américain », pour reprendre le terme d’Irving Kristol, grand intellectuel néoconservateur, considère comme mode d’organisation fondamental et traditionnel du pays : la libre circulation des capitaux, ce qui suppose le libéralisme économique. Trump vilipende les accords de libre-échange en ce qu’ils désavantagent certains acteurs économiques du marché américain ainsi que les travailleurs et travailleuses qui y sont soumi-e-s. D’un autre côté, Trump ne défend pas non plus une vision conservatrice anti-libérale de type corporatiste qui revendiquerait un État social organique, imposant une société rigide et segmentée, où tout secteur de la société a un rôle bien précis à jouer – position qui concorderait avec son protectionnisme chauvin. Est ainsi exclue non seulement toute analyse qui ferait de Trump une simple radicalisation du néoconservatisme, mais aussi celle qui interpréterait son projet comme l’affirmation fascisante d’un conservatisme dur que l’on pourrait, par exemple, associer à l’alternative right, mouvance américaine d’extrême droite peu structurée, aux tendances conspirationnistes, prônant un nationalisme blanc et masculiniste, mouvance dite « alternative » face à ce que la droite étatsunienne propose traditionnellement (2). Les aspirations de Trump n’en ont ni la cohérence, ni l’allégeance (3).
Cette difficulté de coller une famille idéologique à Trump ne signifie pas non plus que l’on doive simplement réduire ce qu’il défend à de l’opportunisme politicien et à de la démagogie, sans quoi bien de ses comportements, suicidaires sur le plan stratégique, seraient incompréhensibles. Pour comprendre politiquement ce milliardaire excentrique, il faut le saisir comme l’idéologisation de la figure de l’individu rationnel. La rationalité, ou choix rationnel, doit ici être comprise comme la capacité d’un individu de penser sa propre action en vue de ses propres objectifs (4). Le discours de Trump s’affirme ainsi comme l’acte même de faire un choix rationnel, dans le cas d’une campagne présidentielle, dans le fait même de poser un acte politique victorieux. C’est le choix rationnel lui-même qui est explicitement revendiqué, comme moyen, mais aussi comme fin. Ce que sera l’État américain sous Trump sera ce que Trump jugera rationnel. L’idéologie de Trump, c’est Trump.
Le triomphe de l’individu rationnel
Si Trump apparaît pour certain-e-s comme une avenue raisonnable, c’est parce que nous vivons dans un monde où le fait même d’arriver à nos propres fins est devenu le modus operandi de la vie sociale. C’est ainsi le champ dans lequel une figure comme celle de Trump peut être accueillie qu’il faut analyser, et, par conséquent, la société qui produit ce champ. En 1964, Herbert Marcuse, éminent philosophe allemand, faisait le constat d’un monde industriel affirmant une société « unidimensionnelle », une société qui s’affiche comme dimension unique (5). Cette dimension unique s’explique comme suit : dans cette société, l’industrie pose a priori (indépendamment de toute expérience – dans le cas de l’industrie, indépendamment de toute expérience sociale particulière) une vision scientifique du monde. En d’autres mots, cela signifie que l’industrie contemporaine organise un monde dans lequel la société s’oriente autour de l’édification de pôles où l’exercice d’une science dite « neutre » est possible, et tend à exclure ce qui ne participe pas à cette édification. Pour affirmer et construire ce monde, la pensée valable se doit d’être opérationnelle, c’est-à-dire que ce qu’elle produit se doit d’être conforme à ce qui est effectif dans ce monde scientifique, ce qui inclut également ce qui est effectif sur le plan social. Conséquence majeure : nous assistons à la désintégration de ce que Marcuse nomme la pensée conceptuelle – une pensée qui va au-delà de ce qui, immédiatement, est effectif dans le monde humain, et qui est en mesure de saisir ce qui n’existe que comme potentiel. Restreinte à sa fonction opérationnelle, la pensée se trouve donc soumise à une dimension unique : à ce qui existe dans le moment. C’est au sein de cette matrice conceptuelle qu’œuvre tout individu de notre ère, du moins, en Occident.
Depuis les années 1960, le champ de ce qui est « opérationnel » socialement s’est amplement restreint. Marcuse vivait à une époque d’économie occidentale mixte, où s’équilibraient inégalement socialisme et capitalisme. Depuis la révolution néolibérale entamée à partir de la fin des années 1970 et pleinement affirmée dans les années 1980 (6), ce qui, socialement, ne correspond pas aux lois de l’échange de produits au sein d’un marché capitaliste s’affirme difficilement sur le plan intellectuel, contenu jugé non opérationnel. Le paradigme néolibéral pose une posture épistémologique sceptique face à la théorie sociale. Pour Hayek, probablement le plus grand intellectuel néolibéral, le monde social, qu’il nomme « ordre pratique », est d’une complexité insaisissable pour l’esprit humain individuel. Il y aura toujours un écart majeur entre ce qu’il est possible de rendre concret par la théorie, et ce que cet ordre est dans la réalité. Hayek considère que plus de cerveaux entrent en connexion entre eux, plus l’écart entre théorie et pratique s’amoindrit. À ce titre, Hayek affirme que le moins imparfait des systèmes d’échange de données que l’humanité ait produit est le marché, à travers lequel, par l’entremise du système de prix, les acteurs économiques, par leur pluralité, mettent en commun leurs informations imparfaites.
Conséquemment, la société, en tant qu’économie de marché, ne se pose plus comme un monde d’institutions, de faits sociaux et d’interrelations entre individus, mais comme un champ d’informations et de règles à travers lequel des agents, à titre individuel, font des choix rationnels en vue de leurs objectifs, selon des paramètres de coûts/bénéfices. La politique n’est dès lors plus affaire de projets de société, mais d’édification de règles convenables. Le ou la citoyen-ne n’est plus citoyen-ne, mais contribuable qui fait des choix rationnels. L’individu n’est plus individu, mais « entrepreneur de soi ». Le délitement social que provoque cette vision du monde finit par réaliser ce qu’elle conçoit : une société fragmentée en « agents rationnels ». Le politique ne fait que suivre cette tendance. Dans le contexte du rêve américain et de la compétition féroce qui vient avec, ce rapport à soi n’est que plus vrai.
Ce politique dépolitisé ne saurait non plus se concevoir sans l’hégémonie d’une société de consommation, condition et conséquence du marché, société qui transforme tout acte public en spectacle, le spectacle devant être ici compris comme l’écrivain et cinéaste Guy Debord l’entend : un espace qui se présente comme « détaché », espace qui est l’expression « (…) d’un rapport entre des personnes, médiatisé par des images » (7). Au sein de cet espace médiatisé, les idées et les visions du monde circulent selon les paramètres des structures permettant cette médiatisation, en l’occurrence les structures du marché. Ces représentations circulent donc en tant que marchandises, c’est-à-dire en tant que produits pouvant être échangés entre producteurs et productrices de ces contenus et offerts à un public. La figure de l’individu rationnel est à la fois une image-marchandise qui circule facilement, et à la fois une condition de circulation des idées pour tout individu qui voudrait se frayer un chemin à travers cet univers d’images. Trump est ainsi la conséquence radicale du mode de fonctionnement de la joute politique ainsi que de la manière dont la société du spectacle médiatise l’espace public.
Trump, champion de la domination
Le sociologue Mannheim définit comme caractéristique fondamentale de l’idéologie l’attachement à une particularité sociale réelle posée comme fondement global, voir total de la société. Dans le cas de Trump, c’est le choix rationnel qui est posé comme totalité, le choix rationnel étant lui-même revendiqué comme moteur de politiques publiques. Évidemment, la grande majorité des acteurs du monde politique se revendiquent explicitement eux aussi de leur capacité à faire des choix rationnels, mais c’est toujours en vue d’une certaine vision du monde ou du bien public. Ce choix rationnel est habituellement instrumental. Chez Trump, le but est inclus dans le moyen, et vice-versa.
Savoir si ce cadre idéologique constituera un tournant historique dépend de la victoire ou non du candidat. Indépendamment de l’issue de cette élection, Trump pourrait malgré tout poser comme précédent la normalisation de ce type de figure. À cet égard, le candidat semble déjà avoir radicalisé cette tendance qu’a la société du spectacle à poser le conflit politique comme un match de boxe, où les candidat-e-s assènent et encaissent des coups et dans lequel ces derniers et ces dernières sont évalué-e-s par le public non pas en fonction de ce qu’elles et ils défendent, mais selon leurs capacités à mener le combat. Cette dynamique spectaculaire de l’affrontement n’est certes pas nouvelle quant à l’interaction entre partis politiques, mais Trump constitue un cas particulièrement extrême de la chose, d’où la radicalisation de l’affrontement-spectacle. Ainsi en est-il des derniers mois de cette campagne. Les critiques mainstream anti-Trump ne visent non plus la toxicité du projet politique du candidat, mais plutôt son statut d’agent rationnel. Sont attaqués les prouesses commerciales du personnage, son respect des règles du jeu économique (8), sa connaissance des faits, son caractère présidentiable, la pleine démesure de ses pulsions sexuelles, etc.
Dans cette perspective de domination, tant économique que politique, Trump se présente, lui, comme l’agent par excellence qui sait utiliser sa volonté. Multimilliardaire qui a su s’imposer dans cette jungle économique qu’est l’Amérique. Superstar outrancière du monde du spectacle. Homme à femmes. Taureau fonçant tête baissée dans l’arène politique. Trump se présente comme l’homme d’affaires sans attaches qui sait faire les bons choix. C’est cette capacité, en elle-même, qui constitue son projet politique. Si Trump peut sauver l’Amérique, ce n’est pas dû à un projet quelconque, mais parce qu’il connaît le monde des affaires, qu’il sait faire de l’argent et qu’il est doté d’une faculté unique à s’entendre avec d’autres agent-e-s rationnel-le-s comme lui. Dans cette visée, Trump s’attaque à l’ensemble des représentations traditionnellement érigées par l’establishment politique bloquant cette capacité de domination. Cet assaut ne s’affirme que pour mieux renforcer, par la loi et l’ordre, la coercition institutionnelle, en vidant ce qui reste de vernis démocratique à un régime présidentiel formaté par les aléas de la finance et de la militaro-industrie. L’apparence de liberté démocratique est, pour Trump, ce qu’elle est : une apparence. «The system is rigged. The system is broken [le système est corrompu, brisé] », si brisé que Trump scande à qui veut que les élections sont truquées. Trump est « réaliste ». Mieux vaut cerner l’appareil politique pour ce qu’il est – un univers de mensonge et de violence –, et l’utiliser conséquemment, mais, cette fois-ci, en vue d’objectifs davantage rationnels en ce qui a trait aux intérêts des États-Unis.
Aux vues de la victoire, tous les moyens sont bons. En campagne, l’agir rationnel le plus adéquat est d’écraser l’adversaire, par l’insulte, la diffamation, l’incitation à l’espionnage informatique (9), l’intimidation, voir même la menace. À ce titre, il s’suffit de penser au rapport ambigu que Trump entretient, à la blague, quant à une réaction civile 8 armée de ses supporters contre l’establishement démocrate (10), ou bien de sa menace, en plein débat, de mettre Clinton derrière les barreaux s’il est élu. Dans ses récents retranchements contre Clinton, Trump va jusqu’à délégitimer la mécanique électorale (11).
Pour ce qui est de la gouverne étatique à venir, l’organisation sociale que cette gouverne oriente se doit d’être en diapason avec l’acte de volonté d’un président (Trump) qui fait de l’Amérique un lieu où il fait bon vivre. Ce projet politique radical implique une union organique entre la figure rationnelle posée comme leader charismatique et tou-te-s les autres agent-e-s rationnel-le-s qui, comme Trump, savent ce qui est juste et bon pour ce grand pays que furent un jour les États-Unis et qui peuvent le redevenir. Cette unité n’est possible que par une coercition judicieuse menée avec force, par la loi et l’ordre incarnés en Trump, au mépris, si nécessaire, de la Constitution : sécurisation policière majeure des secteurs pauvres et racisés du pays, torture et crimes de guerre contre les « combattant-e-s ennemi-e-s » (terroristes), censure du contenu perturbant la sécurité nationale (sur internet, entre autres), fichage national des musulman-e-s, interdiction des migrant-e-s arabo-musulman-e-s, édification d’un mur à la frontière mexicaine pour bloquer les migrant-e-s illégales et illégaux.
Évidemment, les États-Unis sont un État de droit, constitué des fameux checks and balances empêchant que s’affirme le pouvoir démesuré du président ou de la présidente. Il y a toutefois un élément majeur du phénomène Trump qui nous empêche de penser le politique selon un découpage traditionnel. Trump n’est pas qu’un candidat. Il incarne un mouvement de masse, et une frange des masses que Trump mobilise a cette particularité d’être excédée, démunie, cynique, fanatisée par le glissement du Parti républicain vers l’extrême droite et, fait important, d’être armée, scénario fort inquiétant. Cette unité forcée implique aussi l’exclusion de celles et ceux qui ne rendent pas l’Amérique grande, bref, celles et ceux dont la rationalité individuelle ne colle pas avec celle édictée par Trump. Il va falloir faire le ménage. Ce ménage, c’est Trump qui peut le faire, en tant qu’il est Trump. It’s time to make America great again.
(1) Voir la plate-forme officielle : https://prod-static-ngoppbl.s3.amazonaws.com/media/documents/DRAFT_12_FINAL[1]-ben_1468872234.pdf. Consulté le 11 octobre 2016.
(2) Pour des précisions quant à ce qui constitue l’alternative right, voir « Trolls for Trump : Meet Mike Cernovich, the meme mastermind of the alt-right ». The New Yorker. 31 octobre 2016
(3) Si certains liens peuvent être établis entre cette extrême droite américaine et le discours de Trump, ce n’est que par la concordance de certains thèmes, et non du fait d’un lien organique entre les deux. À cet effet, voir « Pepe and The Stormtroopers ». The Economist. 17-23 septembre 2016.
(4) Il importe ici de préciser que le choix rationnel n’est pas nécessairement posé comme idéologie. Cette capacité d’ordonner instrumentalement nos propres comportements en vue de préférences individuelles peut aussi se concevoir scientifiquement comme outil d’analyse permettant de faire l’étude comportementale d’un individu œuvrant dans un champ, que ce champ soit politique, économique ou plus largement social, et ce, indépendamment de l’incursion de la rationalité individuelle sur le plan idéologique. Pour un exemple classique du paradigme de l’École des choix rationnels, voir Kenneth A. SHEPSLE, « Rationality : The Model of Choice » dans Analysing Politics, États-Unis, W. W. Northon & Company, 2010, p.14-33.
(5) Hebert MARCUSE, L’homme unidimensionnel, France, Éditions de Minuit, 1968.
(6) Pour des précisions quant à cette période historique, voir les travaux du géographe marxien David Harvey dans David HARVEY, « Brève histoire du néolibéralisme », France, Les Prairies Ordinaires, 2014; ou ceux du journaliste Serge Halimi dans Serge HALIMI, « Le grand bond en arrière », France, Fayard, 2006. L’historien Eric J. Hobsbawm est également fort éclairant : Eric J. HOBSBAWM, « Les décennies de crise » dans L’âge des extrêmes : histoire du cours XXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1999.
(7) Guy DEBORD, « La société du spectacle », France, Paris, Gallimard, 1992, p.10.
(8) Le 1er octobre 2016, le New York Times divulguait l’information selon laquelle Trump n’aurait pas payé d’impôt durant près de vingt ans : David Barstow, Susanne Craig, Russ Buetner et Megan Twohey. 2016. «Donald Trump Tax Records Show He Could Have Avoided Taxes for Nearly Two Decades, The Times Found». The New York Times.
(9) Notamment en ce qui concerne les courriels de Clinton : « Donald Trump appelle la Russie à publier des courriels de Hillary Clinton ». Le Monde. 2016.
(10) Nicke Corsantini et Maggie Haberman. 2016. «Donald Trump Suggests ‘Second Amendment People’ Couls Act Against Hillary Clinton». The New York Times.
(11) « Présidentielle américaine j-23 : Donald Trump instille l’idée d’une élection truquée ». Le Monde. 16 octobre 2016.