par Rédaction | Juin 29, 2020 | International, Opinions
Par Chantale Ismé
Cet article est publié dans le numéro 84 de nos partenaires, la Revue À bâbord(link is external).
L’autrice est chercheuse et militante féministe et communautaire.
Un mouvement social revendicateur d’une grande intensité (lutte contre la corruption, contre la dilapidation des fonds PétroCaribe, contre l’impunité, contre la cherté de la vie, etc.) secoue Ayiti depuis presque deux ans maintenant.
Ce mouvement social, présent tant dans la capitale que dans les villes de province, provoque une explosion sociale qui semblevouloir non seulement renverser le président Jovenel Moïse, mais surtout abattre le système de la double oligarchie, à savoir un ensemble d’institutions étatiques et privées qui contrôle et domine la vie sociale dans l’intérêt du petit groupe restreint et privilégié détenant le pouvoir.
Cette crise aiguë vient exacerber la dégradation de la situation socioéconomique déjà entamée depuis plus d’une décennie. Tous les indicateurs socioéconomiques sont au rouge »: la monnaie haïtienne, la gourde, s’échange actuellement à 100 gourdes pour 1 dollar étatsunien »; l’inflation a atteint un niveau record de 20 %; le déficit budgétaire est estimé à plus de 10 milliards de gourdes; la croissance économique est inférieure à 1 %. En outre, la pauvreté s’est transformée en misère : 77 % de la population vit au-dessous du seuil de la pauvreté ; 60 % de la population est au chômage ; plus d’un million d’Haïtien·ne·s vit avec moins de 50 gourdes par jour et 5,4 millions d’Haïtien·ne·s sont en situation d’insécurité alimentaire. L’espérance de vie n’excède pas 63 ans et la mortalité infantile atteint 80 enfants par 1 000 naissances. À tout cela s’ajoutent les pénuries récurrentes de carburant et d’électricité et la fuite du pays sur de frêles embarcations d’hommes, de femmes et d’enfants prêt·e·s à risquer leur vie pour échapper à la misère, à l’insécurité programmée et à la répression.
Cette situation a un impact énorme sur la « transnation » constituée par la diaspora montréalaise (1), particulièrement sur les couches précaires qui, malgré tout, soutiennent leurs proches en Ayiti. Une situation qui les fragilise encore plus (2). Les couches plus favorisées sont aussi concernées, leurs rêves du retour semblent impossibles, créant ainsi un sentiment d’exil. Les jeunes de la deuxième et de la troisième génération, en plein dilemme identitaire, intériorisent un sentiment d’infériorité, renforcé par l’image d’une Ayiti mutilée, en crise perpétuelle. D’une façon générale, la diaspora, très attachée à sa terre d’origine, ne peut pas retourner au pays à cause de la présence de gangs armés et de kidnappings en série. Elle vit en différé la peur et le stress des familles restées au pays. L’affection des Haïtien·ne·s vivant au Québec pour leur terre d’origine et les liens qu’ils et elles tissent à différents niveaux avec ceux et celles qui y vivent les placent aussi au coeur des réflexions sur les alternatives en Ayiti. La matérialisation de cette participation est ancrée dans la synergie entre la militance politique à l’intérieur et à l’extérieur. Un exemple emblématique est l’implication des jeunes de la diaspora dans l’avant-garde au sein du mouvement petrochallengers, dont Mirambeau qui a lancé le #Kotkòbpetrocaribea. Bien sûr, c’est un débat qui était déjà sur la scène nationale à travers d’autres organisations de l’opposition. La jeunesse animée d’une certaine flamme, forte de son expérience en terre étrangère, apporte d’autres perspectives dans les stratégies de lutte. L’engagement de la diaspora s’effectue à travers des notes de presse (3), l’organisation de panel de discussion, de manifestations, de sit-in devant le consulat haïtien, parfois dans un froid glacial (4). Toutes ces actions, même si elles n’arrivent pas à mobiliser la masse des travailleurs·euses et des cadres, ont un impact particulièrement visible sur les médias sociaux. Par ailleurs, quelques associations régionales investissent dans la revitalisation de leur zone; la communauté universitaire, à travers des institutions comme le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle, apporte son savoir à la modernisation et à l’extension du réseau universitaire à l’intérieur du pays.
En somme, la lutte pour l’émancipation du peuple haïtien est soutenue par sa diaspora sous diverses formes. Toutefois, il faut reconnaître les limites de ces supports qui sont intimement liés aux mouvements de résistance à l’intérieur du pays dont ils font écho. Ainsi, on constate un certain ralentissement des dispositifs de lutte de la diaspora, conséquence d’un reflux apparent des mouvements sociaux évoluant à travers le pays.
1. La communauté haïtienne au Canada, estimée en 2016 à 93 485 personnes, vit essentiellement au Québec, plus spécifiquement à Montréal (81 %).
2. Selon un rapport de la Banque de la République d’Haïti, la diaspora haïtienne a transféré 19,75 milliards de dollars étatsuniens entre 2010 et 2019. Le gouvernement haïtien a prélevé sur les transferts de la diaspora environ 160 millions de dollars en taxes pour le compte dit de l’éducation pour la seule année de 2019, taxes prélevées depuis 2011.
3. Notamment le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO) et Haïti Québec Solidarité.
4. Initiatives de Haïti Québec Solidarité.
CRÉDIT PHOTO: Flickr / CIDH visita Haiti – 2019
par Marie Lefebvre | Août 17, 2017 | Analyses
Entre mars 2011 et juin 2015, il y a eu 7000 arrestations politiques au Québec, dont plus de 3000 lors du printemps 2012, d’après le rapport de la Ligue des droits et des libertés[i]. À l’heure où la Ville de Montréal mène une consultation sur le profilage racial et social, il paraît opportun de revenir sur les conditions de répression en manifestation telles que présentées dans le rapport de la Ligue. En effet, la Ligue met l’accent sur le profilage politique et milite pour sa prise en compte dans la consultation de la Ville. Le profilage politique fait référence à un traitement discriminatoire en vertu de convictions politiques, traitement dont sont victimes notamment certain·e·s manifestant·e·s dans le cadre de manifestations ciblées par l’appareil d’État. Sont mentionnées notamment les arrestations préventives empêchant certain·e·s militant·e·s, détenu·e·s le temps d’un interrogatoire, de se rendre sur le lieu de la protestation. La documentation de la répression policière est prolifique en ce qui a trait au contexte du printemps érable. Les manifestations actuelles au Québec sont relativement moins nombreuses depuis, elles sont moins médiatisées également, mais qu’en est-il du rôle politique de la police aujourd’hui ?
Mesurer la répression policière demeure difficile, en l’absence de statistiques ou d’indicateurs fiables et applicables à toute manifestation. C’est face à l’intensité de la répression politique en pleine période de contestation sociale que la Ligue des droits et des libertés s’attelle à cette tâche lors des manifestations de 2011 à 2014[ii]. En l’espace de trois ans, la Ligue a recensé 185 événements pour lesquels il y a eu 5895 arrestations ou détentions. Arrestations de masse, profilage politique, brutalité policière, infiltration policière dans les manifestations, la répression policière adopte de multiples formes, comme le souligne le rapport intitulé « Manifestations et répressions : points saillants du bilan sur le droit de manifester au Québec ». Au-delà de ce constat, le rapport dénonce le caractère arbitraire des interventions policières répressives. En ce qui concerne la question de l’itinéraire, il n’existe aucun lien logique entre la divulgation ou non de l’itinéraire et la répression d’une manifestation. En 2013 et 2014, « 23 manifestations sans itinéraire ont été réprimées au moyen d’armes de toutes sortes et d’arrestations individuelles ou collectives par encerclement, parfois avant même que la manifestation ne débute. En contrepartie, 116 manifestations sans itinéraire […] n’ont donné lieu à aucune intervention policière [iii]». De plus, ce ne sont pas moins de 83% des constats d’infraction remis à Montréal en vertu du règlement P-6 qui n’ont pas donné suite à une condamnation entre 2012 et 2015. Le cadre législatif et réglementaire qui permet de départager les manifestations « légales » des manifestations « illégales » est donc instrumentalisé afin de réprimer de manière arbitraire l’exercice du droit de manifester. Dans l’entrevue qu’elle a accordée à L’Esprit libre, Lucie Lemonde, co-autrice du rapport, professeure au Département des sciences juridiques de l’UQAM et ancienne présidente de la Ligue des droits et libertés mentionne que « [l’]on applique le règlement de façon différente à cause de ce que tu es, ou de ce qu’on pense que tu es. Les manifestations étudiantes, anarchistes, anticapitalistes, anticolonialistes, pacifistes et écologistes sont les premières visées. Toutes les autres manifestations ne subissent pas le même traitement ». Le rapport conclut sur une escalade d’arrestations et d’interventions policières brutales au cours de l’année 2015, alors que ce sont les manifestant·e·s qui sont stigmatisé·e·s dans les médias et par les politicien·ne·s pour la violence des mouvements sociaux[iv].
Si l’état de la répression en manifestation a été relativement bien documenté jusqu’en 2015, ce n’est pas le cas des manifestations actuelles. Moins nombreuses, elles font peu d’éclat dans le paysage médiatique. Malgré tout, la situation des journalistes indépendant·e·s fait régulièrement l’objet de débats[v]. Par la brutalité dont fait preuve la police – et notamment le SPVM – à leur égard[vi], c’est le statut de journaliste qui leur est refusé lorsqu’ils et elles couvrent les mouvements sociaux[vii]. On peut alors s’interroger sur l’absence de couverture médiatique des manifestations actuelles : est-elle due aux difficultés que rencontrent les journalistes pour participer aux manifestations? Cependant, Lucie Lemonde tempère ces constats actuels. Elle est formelle : « Il n’y a plus d’arrestations de masse depuis notre rapport en 2015. » Même en ce qui concerne les manifestations du 1er mai de même que les manifestations contre la brutalité policière, si auparavant « il y avait plus de policiers et policières lourdement armé·e·s que de manifestant·e·s », aujourd’hui, « en 2016-2017, un tel déploiement policier n’a pas eu lieu lors de ces manifestations-là ». Alors, à moindres manifestations, moindre répression policière?
Ces affirmations semblent malgré tout paradoxales si l’on remonte quelques temps en arrière et que l’on prend en considération les remaniements qui ont été effectués dans le fonctionnement du SPVM au cours de l’année 2015, avec la nomination de Philippe Pichet et ses méthodes issues de l’antiterrorisme. William Ray, journaliste à CUTV et co-fondateur de 99%media, propose une voie de réponse qui, sans remettre en cause les conclusions de Lucie Lemonde, nuance pourtant l’absence de répression conformément à une clé de lecture sur laquelle il s’est également exprimé dans le cours d’une entrevue accordée à L’Esprit libre. « La première grosse manifestation à Montréal après l’arrivée de Pichet à la tête de la SPVM, contre la brutalité policière, n’est absolument pas réprimée par la police. Ils laissent marcher les jeunes, et le font encore de même depuis! C’est en fait un changement de tactique : au même moment, en 2015, les black bloc deviennent beaucoup plus violent·e·s qu’au cours des 5 dernières années. » Pour William Ray, il y a là une corrélation qui s’explique par la stratégie d’infiltration des policiers et policières en civil dans les manifestations. Elles et ils agiraient comme agents provocateurs et agentes provocatrices au sein des manifestations, exacerbant les tensions avec les lignes policières. Cette nouvelle tactique, soulignée dans le rapport de la Ligue des droits et des libertés[viii], aurait pour objectif de redorer l’image du SPVM dans l’opinion publique et de rejeter le discrédit sur les manifestant·e·s. C’est ce qui expliquerait l’absence d’intervention musclée de la part de l’institution policière. Démenties par la police municipale[ix], ces affirmations sont pourtant confirmées par plusieurs témoignages concordant, photographies à l’appui, en ce qui concerne la manifestation du 18 décembre 2015[x]. Cette stratégie entre en adéquation avec le profil et l’expérience policière de Philippe Pichet en matière de contrôle des foules. Elle s’expliquerait par ailleurs d’autant plus par le contexte actuel : les recours sont nombreux par les manifestant·e·s des luttes sociales de 2012-2015 vis-à-vis de l’offensive judiciaire et des violations de droits alléguées, « attaquées de plusieurs fronts » selon Lucie Lemonde . En outre, brutaliser les journalistes en les repoussant lors des manifestations permet alors à la police de contrôler la couverture médiatique et le message des mobilisations et ainsi d’établir une perspective unilatérale sur les mouvements sociaux, en l’occurrence celle du Service de police. Selon Stéphane Berthomet, chroniqueur et ancien policier, cette stratégie lutterait contre « la perte de confiance dans la police chez une population non marginalisée, à risque de marginalisation. Elle rétablirait dans l’opinion publique la vision des policiers et policières comme agent·e·s de la paix sociale [xi]».
Agent·e·s de paix sociale, les policiers et policières exercent malgré tout par l’infiltration une répression plus pernicieuse car bien moins mesurable que les coups d’éclats propres à la période 2012-2015. Les policiers et policières s’infiltrent en civil pour mieux surveiller, assurer des arrestations ciblées et maîtriser les dynamiques de la manifestation, notamment sa dispersion souvent délicate. Or, les marges de manœuvre sont grandes, et le pas entre étouffer et favoriser les violences militantes semble facile à franchir, ce qui remet en cause le droit de manifestation et à travers celui-ci, la démocratie. En définitive, ces méthodes orchestrées et généralisées depuis 2015 au SPVM se rapprochent de beaucoup de celles qui ont conduit la GRC à être démise de ses fonctions dans les années 1970 sur les questions de sécurité nationale[xii] pour avoir infiltré le FLQ au point d’être tenue pour responsable de 80% des actes imputés à l’organisation[xiii]. Espérons qu’une commission se penchera davantage sur ces questions afin de rendre visibles les violences policières qui sont aujourd’hui commises en toute impunité.
CRÉDIT PHOTO: William Ray
[i] Chicoine-MacKenzie, L., Filion, N., Fortin, V., Khelil, L., Lemonde, L., Dominique Morin, A., Poisson, J., 2015. « Manifestations et répressions. Points saillants sur le droit de manifester au Québec », Ligue des droits et des libertés, p.8
[ii] Ibid.
[iii] Chicoine-MacKenzie, L., Filion, N., Fortin, V., Khelil, L., Lemonde, L., Dominique Morin, A., Poisson, J., 2015. « Manifestations et répressions. Points saillants sur le droit de manifester au Québec », Ligue des droits et des libertés, p.12
[iv] « Les médias les ‘démonisent’ en occultant leur motivations politiques et la teneur de leurs activités », Ibid., p.26-27.
[v] Van Vliet, S., 2016. « Plein feux sur le traitement musclé des journalistes par la police dans le cadre des manifestations au Québec », Association des journalistes indépendants du Québec. En ligne, publié le 3 mai 2016, https://ajiq.qc.ca/plein-feux-sur-le-traitement-muscle-des-journalistes-…, consulté le 20 juin 2017.
[vi] Pour une rétrospective des faits saillants, on peut consulter le rapport de Ray, W. 2015, « Violent police repression in Montréal ». En ligne, publié le 9 janvier 2015, https://stormhavendotme.files.wordpress.com/2016/06/violent-police-repre…, consulté le 12 juin 2017.
[vii] Buck, A. 2016, « Montreal police making improvements, but there is still work to be done », Canadian Journalists for free expression. Publié le 17 mai 2016. En ligne, http://www.cjfe.org/montreal_police_making_improvements_but_there_is_sti…. Consulté le 15 juin 2017.
[viii] « Des groupes [de militants] se disent également préoccupés par l’infiltration policière dans les mouvements sociaux et dans les manifestations », Chicoine-MacKenzie, L., Filion, N., Fortin, V., Khelil, L., Lemonde, L., Dominique Morin, A., Poisson, J., 2015. « Manifestations et répressions. Points saillants sur le droit de manifester au Québec », Ligue des droits et des libertés, p.22
[ix] Agence QMI, 2015. « Le SPVM dément avoir recours à des agents d’infiltration dans les manifs », Le journal de Montréal. En ligne, publié le 21 décembre 2015, http://www.journaldemontreal.com/2015/12/21/le-spvm-dement-avoir-recours…, consulté le 1er juillet 2017.
[x] Van Vliet, S. 2016. « Des policiers masqués responsables de violences lors d’une opération d’infiltration chaotique », Ricochet. En ligne, publié le 25 janvier 2016, https://ricochet.media/fr/890/des-policiers-masques-responsables-de-viol…, consulté le 5 juillet 2017.
[xi] Moore, M., Ray, W., 2015. « Violent police repression in Canada – your rights under attack », CUTV. En ligne, publié le 27 janvier 2015, https://www.youtube.com/watch?v=O0HYGWyLmIs. Consulté le 15 juin 2017.
[xii] Aujourd’hui, la GRC s’est appropriée à nouveau ce domaine d’action par le biais de l’organe bureaucratique INSET (Equipe Nationale Intégrée de la Sécurité).
[xiii] Brodeur, J.-P., 1980. « La crise d’octobre et les commissions d’enquête », Criminologie, vol. 13, no. 2, p.79-98.