La situation des langues minoritaires dans le monde vue par un Québécois : entretien avec Jacques Leclerc

La situation des langues minoritaires dans le monde vue par un Québécois : entretien avec Jacques Leclerc

Par Félix Beauchemin

À la suite de la présentation de la Loi 96, réforme de la fameuse Charte de la langue française (Loi 101), par le gouvernement de François Legault, l’éternel débat sur l’importance de la langue française au Québec s’est de nouveau mis en branle. Mais qu’en est-il des autres territoires linguistiques minoritaires dans le monde et leurs lois? Pour Jacques Leclerc, sociolinguiste, le Québec a beaucoup à apprendre du reste du monde. 

Les citations de l’article sont tirées d’un entretien avec Jacques Leclerc, linguiste.

À première vue, le site Web « L’aménagement linguistique dans le monde »créé par Jacques Leclerc, peut sembler banal. Pourtant, ce projet, parti en 1999, est aujourd’hui une des références en la matière de l’aménagement linguistique dans le monde : « J’ai fait ça il y a à peu près 20 ans, ça a commencé lentement, avec une quarantaine de pays. Puis, avec les années, le monde entier y a passé. » Durant notre entretien téléphonique, il m’était difficile de cacher mon admiration envers la passion et l’effort mit sur ce site, celui-ci regorgeant d’informations détaillées sur plus de 195 États souverains, 200 États non souverains en plus de près de 3000 lois linguistiques traduites en français[i]. À ce jour, 15 000 à 20 000 internautes visitent ce site par jour, pour un total de près de 5 millions par année[ii]. Comme l’explique Jacques Leclerc, linguiste de profession, « tout ce qui concerne la géographie linguistique, l’aménagement linguistique, les lois linguistiques, c’est mon hobby ».  

Cela étant dit, notre entretien était tout d’abord destiné à comparer la situation linguistique québécoise à celle des autres territoires minoritaires du reste du monde. Une comparaison qui permettrait peut-être de dédramatiser la situation dite alarmante du français au Québec[iii].

« Beaucoup de peuples minoritaires à travers le monde envient le Québec, ils aimeraient bien ça être dans notre situation, même si ce n’est pas parfait. »

Des situations comparables au Québec

Parmi les régions linguistiques semblables au Québec, la comparaison de la Catalogne est revenue fréquemment, notamment en raison d’une situation administrative similaire, en plus d’une langue distincte de l’État central, dans ce cas-ci l’espagnol d’Espagne. « Le cas du catalan est intéressant, parce qu’il est à la fois majoritaire et minoritaire, comme nous », faisant référence au fait que le catalan est parlé par une majorité de gens dans la région, mais par une minorité à l’échelle du pays. À ça s’ajoute un combat nationaliste – voire pour l’indépendance politique – qui rejoint les valeurs politiques de ses deux nations. Dans les deux cas, une volonté d’indépendance s’appuie sur la protection du français dans le cas du Québec, et du catalan dans le cas de la Catalogne, généralement négligée par l’État central. 

La langue distincte devient alors un symbole de cette volonté d’autodétermination. Comme le développe Jacques Leclerc sur L’Aménagement linguistique dans le monde, « symbole de l’identité, la langue est le plus puissant facteur d’appartenance sociale et ethnique en même temps qu’un facteur de différenciation et d’exclusion. L’affirmation de soi va de pair avec la recherche de la dominance, mais, ce faisant, la langue dominée entre nécessairement en conflit avec la langue dominante, dont elle veut partager la suprématie. » 

Le problème des minorités linguistiques va donc plus loin que la simple cohabitation: « En réalité, les pays, ou les États non souverains, ont des problèmes quand leur langue n’est pas celle de l’État central. » Le problème résiderait également dans le fait que « le groupe majoritaire n’aime jamais apprendre la langue du minoritaire. Pour eux, c’est comme une [rétrogradation], une humiliation ». 

Parmi d’autres exemples notables, la Corse, collectivité territoriale française : « La Corse a une assemblée délibérante, la Corse peut adopter des lois en autant que ça ne contrevienne pas aux lois françaises. » Ainsi, « les Corses peuvent imposer certaines choses, comme certaines écoles peuvent imposer l’étude du corse à tout le monde. Ça oblige les Français‧es [en Corse] à apprendre le corse, et ça les écœure, les majoritaires n’aiment jamais ça ». 

Quoique moins discutée, une autre comparaison intéressante pourrait être faite avec l’Inde, État qui fonctionne sous un mode fédératif, comme le Canada, et où deux langues officielles doivent cohabiter (l’hindi et l’anglais). Pourtant, « les États [de l’Inde] ont un réel pouvoir, autant que le Québec en a. Ils peuvent choisir la langue officielle qu’ils veulent. Ils ne pourront pas exclure ni l’anglais ni l’hindi, mais ils peuvent rajouter les langues officielles qu’ils veulent ». Il y a donc 22 langues indiennes considérées comme constitutionnelles, celles-ci ayant une présence administrative, scolaire et sociale dans les provinces concernées. Jacques Leclerc en profite pour démontrer l’influence prépondérante du multilinguisme en Inde : « En Inde, normalement, un enfant apprend la langue de son État, s’il y en a deux, il en apprend deux, en plus d’apprendre la langue de l’État central qui est l’hindi ou l’anglais. Il va probablement aussi apprendre la langue de l’État voisin. Autrement dit, un enfant indien apprend généralement trois à quatre langues.  » M. Leclerc se permet donc de lancer une flèche à l’unilinguisme à l’américaine : « L’unilinguisme est assez généralisé dans les deux Amériques. Ou bien c’est l’anglais, ou bien c’est l’espagnol, ou bien c’est le portugais. [Les Québécois‧es], on est les moins unilingues [en Amérique] pour diverses raisons historiques. »

L’Inde peut également se comparer avec le Canada pour une autre raison : la présence de langues mineures et autochtones. Alors que le Canada recense une soixantaine de langues autochtones au pays[iv], l’Inde possède 302 « langues mineures » et plus de 250 – quoique moins bien répertoriées – « langues tribales »[v]. Dans les deux cas, des difficultés s’imposent dans la conservation de ses langues. Au Canada, les dispositions linguistiques destinées à promouvoir certaines langues autochtones ne doivent pas contrevenir au bilinguisme officiel, donnant à cesdites langues un rôle de second plan[vi]. Quant à l’Inde, la présence omniprésente des langues de l’État central, l’hindi et l’anglais, marginalise l’apprentissage de langues non constitutionnelles[vii]. Des encadrements qui poussent certaines langues sous-représentées près de l’extinction. 

Comparaison des lois linguistiques

À sa sortie en 1970, la Loi 101 avait subi beaucoup d’opposition, notamment de la communauté anglophone et italienne québécoise[viii]. La plus récente Loi 96, même si étant plus globalement consensuelle[ix], a tout de même attiré son lot de critiques. Ainsi, comparativement aux lois linguistiques du reste du monde, le Québec est-il si sévère dans la protection de sa langue minoritaire? 

« Dans certains pays, comme en Roumanie, on les oblige à savoir le roumain. Tu vas à l’université en anglais? C’est bien correct, mais tu vas avoir des matières en roumain », explique Jacques Leclerc. 

« C’est comme si on disait que les cours d’histoire [au Québec] seraient en français, y compris dans les cégeps , y compris dans les écoles anglaises. Ça va plus loin que [nos lois]. Nous, on est un peu peureux au Québec. On craint toujours de froisser la population. » 

Comparant encore la situation catalane à celle du Québec, M. Leclerc se permet également de mettre de l’avant une certaine combativité des Catalan‧e‧s en ce qui a trait à leur langue : « Les Catalan‧e‧s se retournent de bord plus vite que les Québécois‧es. Quand l’État central, ou la Cour constitutionnelle, condamnait une loi, les Catalan‧e‧s se retournaient de bord et en votaient une autre. Nous on prend notre trou. Quand la Cour suprême condamne, on ne fait rien. » Ainsi, fidèle à son habitude[x], le québécois se veut plus consensuel que combatif. L’idée du Québec comme un peuple « d’extrême-centre » n’est toutefois pas née d’hier. Comme l’explique Jean-Marc Léger, auteur du livre Code Québec, dans le balado du même nom, « la recherche du consensus ça vient de loin, ça a des conséquences sur une société qui est plus tolérante, une société qui est plus permissive[xi]. » 

La perte d’une langue minoritaire

La situation linguistique du Québec est toutefois « positive » puisque « quand on se compare avec le reste du monde, on est dans une situation quand même intéressante pour notre minorité ». Certaines situations témoignent d’une perte de la langue minoritaire au profit de la langue majoritaire à un rythme bien plus important qu’au Québec. 

Que ce soit dans le cas d’un État central autoritaire comme la Chine vis-à-vis le Tibet : « En Chine, tout est contrôlé par le gouvernement chinois. C’est-à-dire qu’on met en poste des Chinois‧es, et non des Tibétain‧e‧s. Les Tibétain‧e‧s sont là comme le peuple qui subit les forces des Chinois‧es. Ensuite, on s’organise pour les minoriser. » La situation du Tibet est donc extrêmement tendue. 

Comme l’explique M. Leclerc sur L’aménagement linguistique dans le monde, « le Tibet vit sous un régime colonial au moyen duquel les Chinois imposent leurs idées et leurs valeurs, le tout avec un fort patriotisme normalement accompagné de racisme, de dogmatisme, de mépris et d’ignorance. » 

Ce contrôle chinois fait en sorte que les Tibétain‧e‧s « ne peuvent pas adopter des lois pour imposer le tibétain aux Chinois‧es ».

Ce peut aussi être un manque de volonté politique pour le maintien d’une langue : « Tous les pays où on donne libre-choix [de la langue], il y a de sérieux problèmes. » Entre autres, « en Moldavie, on donne le choix d’aller à l’école russe ou à l’école moldave, mais en faisant ça, ils se comportent un peu comme les Québécois‧es le feraient [avec l’anglais], une bonne partie des gens instruits, des gens plus aisés, envoient leurs enfants à l’école russe. Autrement dit, individuellement c’est une bonne affaire. Mais socialement, c’est une catastrophe ». Cette catastrophe est liée à la régression rapide de la langue moldave au profit de celle de l’État voisin, la Russie. 

Des lois sévères pour une plus grande conservation linguistique

De l’autre côté de la médaille, certains États et régions exercent des lois linguistiques plus sévères, leur permettant une préservation linguistique presque parfaite. Parmi ces États, il y a l’Islande, pays dont plus de 90 % de la population ont l’islandais comme langue maternelle[xii]

« Les Islandais‧es, qui sont moins de 200 000 de population, le parlement intervient é–nor–mé–ment sur les questions linguistiques, et ils sont sur une ile, c’est ce qu’on appelle une forteresse linguistique. Leur langue n’est pas en danger et ne le sera jamais. » 

Pourtant, l’apprentissage de l’anglais et du danois est obligatoire, rendant presque la totalité de la population islandaise bilingue ou trilingue[xiii]. De plus, sous les principes du purisme linguistique islandais, la langue islandaise est en constante évolution, ce qui rend la langue dynamique, s’adaptant du même coup aux nouvelles générations[xiv]. Comme l’explique Jacques Leclerc, « contrairement au Québec, les Islandais‧es sont très respectueux de leur organisme linguistique », le Conseil de la langue islandaise (Íslensk málnefnd), qui règlemente justement sur ses différents changements linguistiques.

Quelles leçons à tirer pour le Québec et le Canada?

« Je me souviens il y a quelques années, j’ai été dans la Vallée d’Aoste en Italie, où la langue officielle est l’italien et le français, et puis je me souviens que le président de la Vallée d’Aoste me disait « on aimerait ça nous aussi être comme vous », de pouvoir faire les lois qu’ils veulent », m’explique Jacques Leclerc. Il perçoit donc le Québec comme un peuple « chanceux », notamment en ayant un « pouvoir quasi souverain sur sa langue ». Ceci se distingue d’ailleurs des départements français qui n’ont aucun pouvoir de légiférer sur les questions linguistiques, un problème qui est d’ailleurs visible dans les cinq départements qui constituent la Bretagne, la langue bretonne étant désormais parlée par environ 5 % de la population[xv].

Au-delà du pouvoir provincial de légifération linguistique, M. Leclerc espère aussi un plus grand rôle du gouvernement fédéral canadien : « Le Canada fédéral pourrait certainement s’améliorer aussi. C’est d’un ridicule des fois de consommer les politiques du gouvernement. Juste ce qui s’est passé récemment avec la gouverneure générale, on s’en fout complètement de nous, c’est clair. » Celui-ci fait, du coup, référence à la nouvelle gouverneure générale du Canada, Mary Simon, qui a fait couler beaucoup d’encre pour ses difficultés à s’exprimer en français[xvi]. À l’encontre de ces critiques, d’autres pourraient toutefois se réjouir d’avoir la représentation d’une langue autochtone, dans ce cas l’inuktitut, parlée par près de 40 000 personnes au Canada, au sein d’un des postes les plus prestigieux du pays[xvii]

Le Canada pourrait donc tirer des leçons de différents pays dans le monde, notamment la province autonome de la Voïvodine en Serbie ou encore la Finlande, cette dernière étant « très respectueuse des minorités linguistiques ». Dans les deux cas, un pouvoir spécial est émis aux municipalités afin que celles-ci légifèrent et choisissent leurs propres langues administratives et sociales. Ce type de division municipale pourrait alors aider de nombreuses minorités linguistiques au Canada, dont les Franco-Ontariens : « Si l’Ontario s’en inspirait, elle pourrait faire des choses plus intéressantes pour les francophones, c’est certain. » À cela pourrait s’ajouter d’autres communautés francophones au Canada, les anglophones au Québec, ou sur un plan pancanadien, les langues autochtones. 

***

Le constat : en se comparant avec le reste du monde, la situation du français au Québec « n’est pas une catastrophe ». Toutefois, encore une fois en se comparant, il y aurait également place à « améliorer des choses ». « Si on compare le Canada au Pakistan, le Canada est diablement mieux, mais si on compare le gouvernement canadien avec le gouvernement finlandais, là il y a du chemin à faire », conclut Jacques Leclerc.

Crédit photo : Eli Carrico


[i] Jacques Leclerc, « Historique du Site », 19 janvier 2017, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/monde/historique_du_site.htm.  

[ii] Ibid. 

[iii] La Presse Canadienne, « Deux études de l’OQLF confirment le déclin du français au Québec », Radio-Canada.ca, 29 mars 2021,  https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1780961/declin-francais-quebec-etudes-oqlf.  

[iv] Statistique Canada, « Les langues autochtones au Canada », 23 juillet 2018, https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2011/as-sa/98-314-x/98-314-x2011003_3-fra.cfm.

[v] Jacques Leclerc, « Union indienne », 2 décembre 2017, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/inde-1Union.htm#5_Le_statut_des_langues_.

[vi] Jacques Leclerc, « Les langues et les droits linguistiques des autochtones », 26 septembre 2019, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cndautocht.htm.

[vii] Probal Dasgupta, « La politique linguistique et les langues indiennes moins répandues », Droit et Cultures, vol. 63, no 1, 2012 : 143-160. https://journals-openedition-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/droitcultures/2955.

[viii] Pierre-Luc Bilodeau, « Impacts de la loi 101 sur la culture politique au Québec de 1977 à 1997», Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal – Département d’histoire, 2016. https://archipel.uqam.ca/8719/1/M14347.pdf.

[ix] Lina Dib, « Pas d’unanimité pour une motion du Bloc aux Communes », La Presse, 26 mai 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-05-26/projet-de-loi-96/pas-d-unanimite-pour-une-motion-du-bloc-aux-communes.php.  

[x] Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, Le Code Québec : Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal : Les Éditions de l’Homme, 2016. 

[xi] Jean-Marc Léger, propos recueillis dans « Consensuel : Pour un Québécois, il est urgent d’attendre », Le balado de Code Québec, diffusé par TVA, 6 août 2021. https://www.qub.ca/tvaplus/video/cq-ep02-final-1051365957.

[xii] Jacques Leclerc, « Islande », 12 décembre 2016, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/islande.htm.

[xiii] Ibid. 

[xiv] Ibid. 

[xv] « Langues de Bretagne : combien de locuteurs et quelles attentes ? », France Info, 5 octobre 2018, https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/langues-bretagne-combien-locuteurs-quelles-attentes-1553008.html.  

[xvi] La Presse Canadienne, «Le commissaire aux langues officielles enquêtera sur la nomination de Mary Simon », Le Devoir, 20 juillet 2020, https://www.ledevoir.com/politique/canada/619161/le-commissaire-aux-langues-officielles-enquetera-sur-la-nomination-de-mary-simon.  

[xvii] Radio-Canada, « Des Inuits du Canada se réjouissent pour Mary Simon, la nouvelle gouverneure générale », Regard sur l’arctique, 27 juillet 2021, https://www.rcinet.ca/regard-sur-arctique/2021/07/27/des-inuit-du-canada-se-rejouissent-pour-mary-simon-la-nouvelle-gouverneure-generale/.

Langues autochtones : lutter contre une assimilation subtile

Langues autochtones : lutter contre une assimilation subtile

L’Esprit libre a rencontré Mary-Jane Hannaburg, membre de la communauté mohawk et impliquée au Centre de santé de Kanesatake, pour connaître son point de vue sur certains des enjeux linguistiques qui touchent les communautés autochtones au Québec.

Le taux d’unilinguisme chez les Autochtones du Québec ne cesse de diminuer depuis le recensement de 1986, descendant aujourd’hui sous les 15%, y compris dans les communautés où les langues ancestrales sont bien vivantes. Cette situation est la preuve que l’anglais ou le français s’impose de plus en plus dans les communautés autochtones, particulièrement chez les jeunes.

Bien que le bilinguisme facilite grandement les échanges avec la population majoritaire, dans le contexte québécois, le portrait est alarmant : on a observé que lorsque le taux d’unilinguisme en langue ancestrale était inférieur à 10%, la langue n’est souvent plus transmise aux jeunes, qui apprennent le français ou l’anglais uniquement. Cette dynamique, difficile à renverser une fois en marche, risque de creuser un fossé entre les générations (1). Chez les Inuit par exemple, on peut voir des jeunes de vingt ans qui parlent anglais ou français uniquement, incapables de communiquer avec leurs grands-parents qui, eux, ne parlent qu’inuktitut.

De plus, la langue constitue un repère culturel et identitaire crucial. Pour de nombreux Autochtones, parler la langue ancestrale est un pilier identitaire majeur. En la perdant, on perd une pièce centrale de son identité. Lors de la vague de suicides du printemps dernier, on a d’ailleurs soulevé cet enjeu : les jeunes Autochtones qui ne parlent pas la langue de la communauté et ne vivent pas selon le mode de vie traditionnelle ne se sentent ni Autochtones, ni Québécois.

Mary-Jane Hannaburg, du Centre de santé Kanesatake et membre de la communauté mohawk, a accepté de discuter avec nous des enjeux linguistiques qui touchent présentement les communautés autochtones du Québec.

Q : Il y a onze nations autochtones au Québec. Malgré les différences, est-ce qu’il y a un sentiment d’unité, ou est-ce qu’on devrait plutôt parler de solidarité?

R : Je pense que c’est un peu des deux. C’est un peu de la solidarité parce qu’on appuie les gens. On parle de l’existence d’unité aussi, mais on n’est pas tous pareils. On est différents dans nos langues, on est différents dans nos cultures, dans nos pratiques, mais on a toujours les mêmes valeurs presque : protéger la Terre Mère, protéger les autres, l’environnement, ça c’est les valeurs premières. Et aussi essayer d’améliorer les standards de vie pour les jeunes qui vivent dans la communauté. Sur plusieurs niveaux on tient à la solidarité, mais à d’autres niveaux on est distincts dans nos cultures, nos pratiques, nos croyances. Même les langues sont différentes. Les cris, c’est le cri, les Mohawks parlent une autre langue – c’est le langage mohawk. Dans ce sens-là c’est différent, mais globalement on se tient parce que nos conditions de vie se ressemblent beaucoup. La pauvreté touche toutes les communautés. L’abus d’alcool, la toxicomanie, les problèmes sociaux, psychosociaux, le manque de travail, le manque de chance d’améliorer les vies aussi, ça se ressemble beaucoup.

Q : Quelle place occupent les enjeux linguistiques dans les revendications autochtones actuelles?

R : Honnêtement, c’est une grosse préoccupation. On parle beaucoup de la langue dans les écoles et pas mal de curriculums sont établis en mettant l’accent sur la langue. Je vais parler plutôt pour ma communauté parce que je connais la situation. J’entends plusieurs préoccupations que la langue va disparaître. Mais notre monde a déjà fait des démarches pour essayer de préserver le langage sur des cassettes audio, créer un site web pour apprendre la langue, des cours. Mais tu peux apprendre le langage, mais si tu ne pratiques pas, si tu n’as pas quelqu’un à qui parler dans la langue, c’est perdu, ce que tu as appris, tu vas vite l’oublier. Quand tu es jeune, que tu es petit, tu as plus de chances de retenir la langue. Et pour la retenir, ça prend de la pratique. L’emphase est mise sur rétablir la langue et essayer d’encourager les jeunes à apprendre le langage.

Je pense que pour un enfant dans une école d’immersion où il va parler juste le mohawk, c’est bien, il va apprendre. Et apprendre pas juste la langue. On enseigne beaucoup de choses dans ces écoles-là : les valeurs, la spiritualité, le respect l’un envers l’autre. Les valeurs et l’identité surtout. Mais le langage aussi ça prend beaucoup, beaucoup, beaucoup d’apprentissage, et pour les jeunes c’est correct, c’est comme des éponges, ils peuvent absorber. Mais quand ils reviennent à la maison, ils parlent anglais, ou bien ils parlent français. C’est beaucoup. Mais c’est important aussi parce que c’est à cet âge-là qu’ils peuvent apprendre rapidement, apprendre vite et apprendre bien. Quand tu es plus vieux, c’est un peu plus difficile, c’est un genre de défi. Mais si le monde veut vraiment le faire, ils vont le faire.

J’en connais beaucoup de la communauté qui ont de la misère à apprendre le français. Donc ils disent : « je ne suis pas obligé de l’apprendre. » Mais c’est nécessaire. Je crois qu’au Québec c’est nécessaire. Mais s’ils ne veulent pas apprendre et qu’ils ne font pas d’efforts pour apprendre, on ne peut pas les forcer. On peut demander, on peut espérer, mais on ne peut pas les forcer. Mais ça les limite. Ici, dans cette province, si tu n’as pas le français, essaie d’avoir un travail à l’extérieur de la communauté. On est entourés de francophones, et si tu veux servir la population publique, on a besoin que tu puisses au moins dialoguer avec le client.

Q : Dans le cadre de la Commission Vérité et réconciliation, on a révélé la réalité des pensionnats autochtones, entre autres le mépris des langues autochtones et le fait qu’on empêchait souvent les jeunes qui étaient amenés de force là-bas de parler leur langue maternelle. Il y avait par exemple une femme qui disait qu’elle parlait sa langue quand elle est arrivée au pensionnat, mais on lui a interdit de la parler et quand elle est rentrée chez elle, elle n’a plus jamais voulu parler sa langue. Quand sa mère lui demandait pourquoi, elle disait qu’elle se faisait frapper quand elle la parlait.

R : Oui. Elle se faisait battre.

Q : Comment les peuples autochtones se réapproprient leurs langues et la fierté de les parler après l’expérience des pensionnats?

R : Ça prend du temps. Ça peut prendre du temps. Il faut comprendre ce qu’il s’est passé et aller revisiter les traumatismes et essayer de rebâtir notre fierté, et comprendre que leur méthode c’était d’essayer d’écraser le monde et de les assimiler. Nous [la génération qui a vécu les pensionnats] on a perdu, on n’a pas eu de chance avec ce qu’il s’est passé, mais vous, vous êtes jeunes, vous avez de la chance, on peut changer l’Histoire, […] le niveau de fierté. Et encourager les jeunes à reprendre l’identité, vraiment l’accepter. Parce que quand tu regardes ce qu’il s’est passé, moi j’essaye de ne pas comparer mais de plutôt référer à ce qu’il s’est passé dans l’holocauste pour les personnes juives. Elles ne voulaient pas s’identifier, elles étaient cachées. Mais tu regardes aujourd’hui, la collectivité, la manière qu’ils [la communauté juive] s’aident entre eux-autres. Ils parlent leur langue et ils lisent des livres. C’est encore écrit ; donc ce n’est pas parti.

Aujourd’hui, les peuples autochtones peuvent se regrouper et s’aider entre eux, dans tous les domaines, que ça soit l’économie, l’éducation, la langue… Aller chercher de l’aide, en parler, de ce qu’il se passe. Et c’est important que l’Histoire parle de pourquoi on est rendus à ce point-là. Qu’est-ce qu’il s’est passé. Parce que ça a été subtil. Quand ils voulaient les exterminer [les Juifs], ils ne l’ont pas caché. Il y avait des pays qui savaient, ce n’était pas caché. C’était un plan direct. Mais pour les Autochtones c’était caché, c’était subtil, c’était fait d’une autre manière, et c’était vraiment discret. Mais c’était avec la même mission, le même but. D’assimiler, d’exterminer.

Q : Les francophones à une certaine époque ont été écrasés par les anglophones, et ensuite pour prendre notre place au Québec, on a imposé le français, sans jamais considérer les Autochtones. L’anglais a un statut semi-officiel à cause de l’Histoire, mais pas les langues autochtones. Qu’est-ce que vous en pensez? Est-ce que les francophones oublient d’où ils sont partis?

R : Oui, c’est une erreur, c’est un manque de respect. Ils voulaient juste [qu’il y ait] les anglophones ou les francophones, comme s’il n’y avait pas d’autres peuples qui existaient. Mais là je pense qu’ils commencent à comprendre qu’on est un peuple distinct. Ils commencent à réaliser qu’on ne s’en va pas. Ils ne nous ont pas assimilés jusqu’au point qu’on est disparus. Peut-être que c’est l’intention encore, mais on est encore ici, il y a encore des gens. Il y en a du monde qui parle ojibwé, oui. Il y a en a du monde qui parle cri. On est là, il faut nous respecter. Nous autres on s’est tassés longtemps, longtemps pour d’autres personnes. Maintenant faites-nous de la place, et essayez de nous donner le respect pis notre dignité, n’imposez pas vos lois et votre langue.

Q : Qu’est-ce que vous pensez des termes utilisés en français et en anglais pour parler des réalités autochtones? Par exemple, pendant la crise d’Oka, les journalistes mélangeaient les termes WarriorsAutochtones, etc. Encore aujourd’hui, pour beaucoup, les Premières Nations, les Inuit, les Autochtones, les Métis, les indigènes, c’est la même chose. Est-ce que c’est quelque chose qui vous dérange?

R : Non, ça ne me dérange pas du tout. Ça c’est des termes pour identifier les gens. Nous on sait qui on est. Moi le terme préféré que j’utilise c’est Premières Nations. Je suis un individu des Premières Nations, je suis une femme de nation mohawk.

Je pense que le gouvernement a une liste qui indique les Premières Nations, mais on est catégorisés avec les lois. On est dans une section, sous-section, et catégoriquement, ça s’applique à ça. Comme les pedigrees, les chiens. Si vous êtes en partie chihuahua ou si t’es en partie… Oui, on est la seule population qui s’identifie par les lois du gouvernement fédéral. Mais je ne dis pas que c’est tout mal, parce qu’il y a une certaine protection là-dedans aussi. C’est vraiment mélangeant, c’est vraiment frustrant de comprendre dans quelle catégorie tu tombes, dans quelle catégorie tu vas être. Il peut y avoir une famille qui a la même mère et le même père mais les frères et sœurs ne sont pas tous pareils catégoriquement. Ça dépend quand tu es venu au monde, en quelle année. Parce que si tes parents sont mariés, et que c’est un couple mixte, si ton père est non-autochtone et que ta mère est autochtone, l’enfant né avant le mariage a le statut complet. Si l’enfant avec les mêmes parents est né après le mariage, c’est une autre catégorie, un autre niveau. Tu es moins Indien. Mais tu as les mêmes parents, tu as les mêmes deux parents. C’est vraiment un pedigree. C’est honteux ce que le gouvernement a fait. Moi si j’étais le gouvernement et que j’essayais d’expliquer ça, je mettrais ma tête dans le sable.

(1) http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/Quebec-8Autochtones-droits_lng.htm…épartition_démographique_et_langues_dusage_

CRÉDIT PHOTO: Philippe Clérin