Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.

Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.

Voici la réponse du professeur de journalisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Patrick White au texte : Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

Parler d’Intelligence Artificielle (IA) en journalisme n’est pas irresponsable. Ne pas en parler le serait.  

Comme professeur de journalisme et journaliste depuis plus de 30 ans, je suis à même de constater l’importance de plus en plus vive des technologies de l’information dans le travail au quotidien des reporters. En 1995, on riait d’Internet. On parlait d’une mode. En 2020, il faut donc parler franchement de l’IA.  

Un journaliste aujourd’hui fait le boulot de quatre personnes en 1990. Le multitâches est une réalité du marché du travail et oui cela représente un défi pour toutes et tous. Ceci amène des enjeux de santé mentale dans les rédactions.  J’en ai été témoin à titre de patron pendant plus de 15 ans et j’ai reçu des témoignages à ce sujet encore récemment.

Je n’ai pas de boule de cristal mais il est clair que l’IA jouera un rôle dans les salles de rédaction au Québec un jour, et j’ai voulu sensibiliser le public à cet enjeu important. Pour le moment, l’IA a un rôle totalement marginal ici mais le plus récent livre de Francesco Marconi Newsmakers: Artificial Intelligence and the Future of Journalism montre que 8 à 12% du travail dans les rédactions  pourrait être effectués par des logiciels d’IA, comme dans le cas de courts textes sur des résultats sportifs, trimestriels ou autres tâches routinières. Ou encore pour détecter des tendances dans des grands ensembles de données, identifier des fausses nouvelles, mieux gérer les archives et aider à modérer des milliers de commentaires.

Les mises à pied récentes d’éditeurs chez MSN au Québec et au Royaume-Uni ont créé un choc véritable. Ces éditeurs, qui ne produisaient pas de contenu original, ont été remplacés par des robots. Ça fait réfléchir.

Est-ce que l’IA menace certaines tâches journalistiques? Sûrement. Est-ce que l’IA pourra amener un plus grand virage vers le contenu de qualité? Oui je le crois. Est-ce que l’IA va faire disparaître le travail de journaliste? Assurément non.  Plus que jamais, le ou la journaliste justifie son existence en faisant le tri des infos dans un contexte d’infodémie et de désinformation. Le journaliste va demeurer essentiel pour l’analyse et l’explication des faits, pour les grands reportages, les dossiers, les entrevues, la vérification des faits, les enquêtes, l’analyse de données, etc. L’humain va demeurer au centre du travail journalistique. La technologie peut aider le traitement de données et donner des pistes de sujets aux reporters.

Je suis bien d’accord avec M. Lamoureux que «l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information» est le plus grand danger qui guette les journalistes. Les médias sociaux ont créé une énorme pression additionnelle sur le système de production des nouvelles depuis l’arrivée de Facebook en 2005. Le journalisme s’accélère depuis le télégraphe par ailleurs. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

J’ai toujours indiqué être un partisan du journalisme de qualité, qui passe par les contenus à valeur ajoutée (longs formats, balados, documentaires, etc) et je m’inscris en faux avec vos affirmations pessimistes.

L’accélération du cycle d’écriture est une réalité mais on réussit tout de même à  privilégier une certaine «lenteur» des contenus dans un grand nombre de médias comme RadRadio-Canada, QuébecorL’ActualitéLa PresseLe Devoir et The Globe and Mail.

M. Lamoureux erre complètement lorsqu’il affirme qu’il y a peu ou pas d’avenir en journalisme. Personne n’a jamais parlé ici d’une partie de plaisir et les étudiants savent que la crise des médias est permanente. On le dit que c’est dur, ce métier. Les ateliers sont là pour le faire vivre aux étudiants. On ne dore pas la pilule, au contraire, comme dit Jean-Hugues Roy, mon prédécesseur. Il y aura toujours des postes stables à Radio-Canada, au Devoir, au HuffPost, à La Presse, et chez Québecor. Mais oui, il y a aussi bien de la précarité, de la pige, des postes de surnuméraires ou sur appel. Comme dans tous les secteurs de la société. Et oui il faut combattre cette précarité. Notamment en demandant à Ottawa et à Québec qu’ils exigent des multinationales du numérique (qui font des milliards en partie grâce à l’information produite ici) de faire percoler leur richesse vers les journalistes du Québec.

Personnellement, je suis assez optimiste quant à l’avenir des journalistes au Québec. Près de 70% des finissants du programme de baccalauréat en journalisme de l’UQAM se trouvent un emploi dans leur domaine. Nous recevons des offres de stages et d’emplois pour nos étudiants à toutes les semaines. Il existe vraiment une belle collaboration des écoles de journalisme avec les employeurs en ce moment. Le programme de journalisme à l’UQAM va développer à partir de septembre une formation plus poussée en journalisme d’enquête et nos cours de journalisme de données sont du même niveau que celui des grandes écoles américaines. En radio, en télé, en presse écrite et en journalisme multimédia, nous préparons nos finissants et finissantes à devenir des reporters «à la tête bien faite» comme disait Montaigne.

Somme toute, je suis confiant de la vitalité de notre journalisme au Québec avec ou sans IA. Les technologies de l’information demeurent un outil mais représentent aussi un danger pour la profession. Je fais confiance à l’être humain pour faire les bons choix.

Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

Intelligence artificielle : un point de vue irresponsable de la part du directeur du programme de journalisme de l’UQAM

L’auteur est doctorant en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Le printemps dernier, Patrick White, le nouveau directeur du programme de journalisme de l’UQAM, a publié un texte dans La Presse +1, mais aussi dans The Conversation2, faisant l’éloge de l’intelligence artificielle et de son application au monde des médias. L’argument du professeur en journalisme, ici fortement inspiré de l’idéologie du libéralisme, est simple : le journalisme ne s’adapte pas assez vite à l’évolution des nouvelles technologies. En impliquant l’intelligence artificielle dans la production des nouvelles, les médias pourraient réorienter les journalistes vers le travail complexe à valeur ajoutée, comme les enquêtes ou les longs formats, et les libérer à l’inverse du travail routinier maintenant pris en charge par les robots et les algorithmes. 

« L’IA peut permettre également aux journalistes d’épargner beaucoup de temps », dit l’ancien rédacteur en chef du Huffington Post Québec. Or, cette idée trop simple ne prend pas du tout en compte le lien entre la forme actuelle du capitalisme et le monde du travail et se doit d’être critiquée. 

Le libéralisme ne pense pas la technique

Le libéralisme est l’idéologie la plus influente du champ de recherche des études médiatiques, ce biais étant particulièrement présent dans les universités américaines3. Si la pensée libérale comporte certains avantages, comme par exemple assigner un rôle positif aux journalistes qui se voient comme des chiens de garde de la démocratie, elle a aussi plusieurs défauts : elle est incapable de penser ni la matérialité des médias ni la technique et encore moins l’influence des machines sur les conditions de travail. 

Dans La richesse des nations, Adam Smith écrit que l’innovation technologique venait tout simplement de la division du travail. C’est en se divisant les tâches que les travailleurs et les travailleuses pouvaient se spécialiser dans leur domaine et ainsi développer les technologies nécessaires pour faciliter leur travail. 

Or Adam Smith et ses disciples qui sévissent encore aujourd’hui oublient qu’en contexte capitaliste, la technologie n’est jamais développée dans les mains des travailleurs et des travailleuses. Elle n’est même jamais appliquée pour faciliter leur travail, au contraire disent les auteurs et les autrices critiques, la technique n’est pas neutre et a toujours comme rôle premier d’intensifier et d’accélérer la production4. Dans le cas du journalisme, la technique d’écriture de la pyramide inversée qui vise à prioriser les informations jugées les plus importantes et un style d’écriture bref et dépourvu d’émotions, par exemple, a été créée spécifiquement pour augmenter le rendement des reporters sur le terrain qui devaient écrire plusieurs articles par jour pour répondre au développement du télégraphe5

Pour une critique sociale de la technique

Comme l’écrit Harry Braverman dans son livre classique de la sociologie du travail Travail et capitalisme monopoliste6, l’histoire du capitalisme depuis le 19e siècle est une histoire de dépossession du savoir artisanal par la classe dominante. En appliquant une stricte organisation scientifique du travail, d’abord dans les usines, puis dans les bureaux (le taylorisme), les capitalistes ont séparé la conception de l’exécution, la première étant réservée aux gestionnaires et aux contremaîtres et la deuxième aux travailleurs et aux travailleuses devant effectuer des tâches de plus en plus simples et parcellisées. 

Cette séparation historique entre le travail manuel et le travail intellectuel a aliéné les travailleurs et les travailleuses, ceux-ci ne devant qu’accomplir une liste de tâches sans jamais pouvoir penser ou adapter le processus de travail. En ce sens, la technique, quand elle est développée par des gestionnaires et non par le personnel, a toujours pour objectif d’augmenter le rendement du travail et par conséquent, à stimuler les profits des grandes entreprises, en baissant les coûts de production. 

Contrairement à ce que M. White affirme, le plus grand danger guettant les journalistes et, surtout, la qualité de leurs conditions de travail n’est donc pas le fait de ne pas assez encadrer les algorithmes, ce qui pourrait produire des situations de biais ou des fausses nouvelles, mais bien l’accélération en temps réel de la production et de la circulation de l’information créée précisément par le recours systématique aux algorithmes et aux techniques d’automatisation.  

Le problème est que M. White, loin de condamner l’accélération du cycle d’écriture, a tendance à la saluer. Dans un autre article7 paru sur l’intelligence artificielle en septembre 2019, celui-ci loue les mérites du service d’automatisation des nouvelles de Bloomberg News qui vise à publier de courts articles produits par des algorithmes. « L’intelligence artificielle permet non seulement à Bloomberg de publier ses nouvelles plus rapidement, au bénéfice des courtiers en valeurs mobilières, mais également d’automatiser la traduction de milliers d’articles dans de nombreuses langues étrangères. […] Les progrès technologiques de cette agence d’information financière n’ont pas manqué de m’impressionner », écrit-il. 

Or la chercheuse Mel Bunce a bien souligné dans une étude parue en 20178 que les conditions de travail proposées par les services d’information financière (Reuters, dans son cas) sont exécrables. Les journalistes sont forcés par leurs gestionnaires de publier en temps réel les nouvelles concernant les divers marchés financiers. Ceux-ci doivent trouver des histoires qui « move the market  (bougent les marchés) », ce qui déprime nombre d’entre eux. 

En effet, Nicole S. Cohen a aussi bien démontré dans ses entrevues avec de jeunes journalistes numériques9 que les salles de rédaction les plus adaptées aux nouvelles technologies ne sont pas des paradis du travail où les reporters réalisent du travail à valeur ajoutée. Au contraire, ces environnements sont extrêmement précaires et aliénants. Les journalistes se voient dans l’obligation de produire cinq, six, sept articles par jour, sans compter les fréquentes réécritures d’une dépêche avec de multiples liens multimédias qui vise à attirer le plus de clics possibles. Les outils créés par les algorithmes affichent en temps réel la performance des articles créant des sentiments de rivalité parmi les journalistes.

S’organiser contre le pouvoir instrumental de la technique

Ces conditions de travail éprouvantes poussent de plus en plus de jeunes journalistes vers l’épuisement professionnel10. En ce sens, comme l’affirme Cohen dans son livre Writers’ Rights : Freelance Journalism in a Digital Age11 publié en 2016, les luttes journalistiques les plus urgentes sont avant tout des luttes syndicales pour la réduction des longues heures et l’autonomie éditoriale face aux algorithmes et à la marchandisation de l’information. Les exemples ne manquent pas : plus de 60 salles de rédactions nord-américaines se sont syndicalisées dans les cinq dernières années12 (ViceGawkerVoxBuzzFeed). Ils sont les exemples à suivre. 

Il faut dire la vérité aux futurs journalistes, et cela dès l’université : vous n’aurez pas de poste stable, ce ne sera pas une partie de plaisir, vous ne dormirez pas beaucoup et les défis seront énormes. Le 30 mai dernier, Microsoft a licencié 27 journalistes alimentant le portail MSN13, dont plusieurs Canadiens et Canadiennes, au profit d’un programme d’automatisation des articles, sans parler des pigistes précaires qui ont perdu nombre de contrats. En pleine pandémie, ce type de précarisation est cruel. Pendant ce temps, le nouveau directeur du programme de journalisme à l’UQAM signe paradoxalement des articles où il fait l’éloge de l’intelligence artificielle pour le futur du métier. 

Ce point de vue libéral ne représente pas la réalité. Bien au contraire, une récente enquête de Vice14 concernant les nombreux jeunes journalistes qui fuient le métier après seulement quelques années d’expérience illustre très bien la réalité aliénante qui atteint beaucoup de journalistes lors de leur entrée sur le marché du travail. Nous méritons de meilleures analyses pour résoudre ce problème. Il faut surtout cesser de considérer la technique ou l’innovation technologique comme étant neutre, mais bien au service de ceux qui la mettent en branle. 

 

1 Patrick White, « Les robots vont-ils remplacer les journalistes? », La Presse, 1er mai 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-05-01/les-robots-vont-ils-remplacer-les-journalistes 

2 Patrick White, « L’intelligence artificielle à la rescousse du journalisme », The Conversation, 16 avril 2020. https://theconversation.com/lintelligence-artificielle-a-la-rescousse-du-journalisme-135387 

3 Barbie Zelizer, « On the shelf life of democracy in journalism scholarship », Journalism, vol. 14, no. 4, 2013 : 459–473. doi:10.1177/1464884912464179 

4 À partir des propos de Marx dans Le Capital portant sur l’intensification du travail et la plus-value relative, il est possible de tracer toute une histoire de penseurs et de penseuses critiques du lien entre la technique et le capitalisme. Parmi ceux-ci les plus contemporains sont par exemple : Hartmut Rosa, Bernard Stiegler, Andrew Feenberg, Jodi Dean ou Jean Vioulac. Comme le dit d’ailleurs Vioulac dans son livre Approche de la criticité : « toute approche de la technique moderne (l’automatisme) est insuffisante qui n’envisage pas sa connexion structurelle avec le capitalisme (l’autovalorisation) et réciproquement ; toute approche de la démocratie moderne (l’avènement des masses) est insuffisante qui n’envisage pas son rapport structurel avec le dispositif industriel (la production de masse) » (Vioulac, 2018, p. 30). 

5 Henrik Örnebring, « Technology and journalism-as-labour: Historical perspectives », Journalism, vol. 11, no. 1, 2010 : 66. doi:10.1177/1464884909350644 

6 Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976. 

7 Patrick White, « L’intelligence artificielle et ses impacts sur les pratiques journalistiques », Patwhite.com, 5 septembre 2019. https://patwhite.com/lintelligence-artificielle-et-ses-impacts-sur-les-pratiques-journalistiques 

8 Mel Bunce, « Management and resistance in the digital newsroom », Journalism, vol. 20, no. 7, 2017 : 890–905. doi:10.1177/1464884916688963. 

9 Nicole S. Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, vol. 7, no 5, 2019 : 571-591. https://doi.org/10.1080/21670811.2017.1419821

10 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, no 1, 2011 : 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188 

11 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016. 

12 Cultural Workers Organize, « Digital media unionization timeline », 19 août 2020. https://culturalworkersorganize.org/digital-media-organizing-timeline/ 

13 Radio-Canada. « Microsoft licencie ses journalistes et les remplace par des robots », Radio-Canada, 30 mai 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707839/microsoft-nouvelles-msn-edge-intelligence-artificielle-licenciement-journalistes 

14 Justine Reix, « Arrêter le journalisme pour apprendre à vivre », Vice, 11 août 2020. https://www.vice.com/fr/article/935gba/arreter-le-journalisme-pour-apprendre-a-vivre

Le journalisme est-il un métier aliénant ?

Le journalisme est-il un métier aliénant ?

Si le métier de journaliste est souvent présenté comme une aventure exaltante permettant d’éviter la banalité du quotidien, il n’est pas à l’abri de la division aliénante du travail, de l’automatisation et de l’exploitation du travail non payé.

« Lorsque nous nous trouvons sur le terrain, nous avons la sensation de vivre pleinement, totalement. Débarrassé du quotidien et de ses entraves1 ». Ces paroles tirées des entrevues qu’ont effectuées les chercheur·e·s Florence Le Cam et Denis Ruellan avec des reporters de guerre illustrent très bien l’aura romantique qui entoure encore aujourd’hui la profession de journaliste. Questionné·e·s sur les raisons qui les poussent à exercer ce métier, les correspondant·e·s répondent que celui-ci permet d’apprendre tous les jours, de rechercher la vérité, de rencontrer des personnes inspirantes et d’être au cœur des événements. Le journalisme est une « hypervie2 » concluent les chercheur·e·s, car il procure la sensation d’une vie immergée et totale.

Or, un paradoxe fondamental ronge le journalisme : comment un métier si exaltant peut-il pousser autant de gens vers le surmenage (burnout)? Le 5 décembre 2019, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a ouvert son infolettre hebdomadaire en annonçant la création d’un Programme d’Aide aux Membres, un service de soutien (juridique, financier, nutritionnel) confidentiel fourni aux journalistes souffrant de détresse psychologique. Il existe très peu de chiffres sur l’état des lieux au Québec, mais les recherches nord-américaines le prouvent : depuis les dix dernières années, les journalistes sont plus que jamais en surmenage3, plus malades, et consomment davantage d’alcool et de drogues de performance. Dans une enquête réalisée en 2011 par Scott Reinardy, 25 % des reporters interrogé·e·s avaient l’intention de quitter le métier dans les cinq prochaines années4. Les femmes sont parmi les plus stigmatisées, notamment à cause de la conciliation travail-famille impossible et du plafond de verre.

Au sujet des causes pouvant provoquer ces surmenages, les psychologues s’en tiennent souvent à des arguments relevant d’une inégalité dans l’accès aux ressources. En effet, le journalisme est un métier de moins en moins bien payé et de plus en plus précaire, surtout pour les non-permanent·e·s. Les pigistes ont vu leur revenu moyen diminuer de 30 % depuis 30 ans5. De nombreuses salles de rédaction ont également été victimes de coupures dans les dernières années6. Mais il serait trop facile de s’en tenir à l’accès aux ressources. J’argumenterai dans ce texte que pour comprendre réellement les causes de surmenage des journalistes (je me concentrerai ici sur les journalistes travaillant dans des salles de rédaction), il faut avant tout examiner le processus de travail journalistique et la manière dont il est rongé par les impératifs capitalistes. Pour ce faire, il faut envisager ses pratiques comme une « aliénation ».

Aliénation des travailleurs et travailleuses du milieu culturel

Il peut paraître bizarre d’appliquer le mot aliénation au journalisme qui semble à première vue un métier si original et créatif. Quand on pense au mot aliénation, c’est l’image des travailleurs et des travailleuses d’usine qui nous vient à l’esprit. Ce n’est pas un hasard, Marx se référait principalement aux ouvriers ou et aux ouvrières dans ses textes. Pour lui, il était clair que l’aliénation provient à la fois de la propriété privée, mais aussi de la division du travail et du machinisme7. En effet, l’histoire de la division du travail dans les usines est celle d’une parcellisation et d’une dépossession du savoir artisanal. Avec le développement de l’organisation scientifique du travail, les capitalistes ont retiré le contrôle du processus de travail de la main des ouvriers et des ouvrières pour la mettre dans celles des gestionnaires et des contremaîtres. C’est la séparation entre la conception et l’exécution ou plus simplement entre le travail intellectuel et manuel. A suivi ce qu’on a appelé le taylorisme8, le fait de mesurer à la minute près les mouvements et les tâches de chaque travailleur et travailleuse pour augmenter la productivité. Un phénomène encore présent aujourd’hui, par exemple dans les hôpitaux où les tâches de chaque infirmière sont minutées et calculées (la méthode Lean9).

Or, diront les journalistes, nous ne travaillons pas dans une usine. Nous sommes libres. Nous faisons partie de la classe créative. C’est vrai, et c’est pourquoi les journalistes, tout comme les artistes, ont historiquement été à l’abri de l’organisation scientifique du travail. Il est impossible de fabriquer un article (encore moins un recueil de poésie) comme on fabrique une boîte de conserve. Les patrons ont donc traditionnellement laissé beaucoup d’autonomie aux journalistes au point de la conception du contenu, tout en resserrant l’élastique aux points de circulation et de distribution10. Concrètement, cela veut dire que les reporters sont libres de travailler comme ils et elles veulent, les rédacteurs et rédactrices en chef libres de choisir les sujets les plus importants, mais ils et elles n’ont aucun droit de regard sur la vente de leurs produits. Il suffit d’effectuer une recherche rapide sur les conflits de travail dans le milieu journalistique pour réaliser qu’une bonne partie d’entre eux concernent le droit d’auteur, c’est-à-dire la capitalisation sur la distribution de l’article et non sur sa conception. Le lock-out au Journal de Montréal en 2009-201011 concernait exactement ce point : assouplir le droit d’auteur des journalistes de Québecor pour réutiliser les contenus sur toutes les plateformes (le phénomène de convergence).

Automatisation et intensification du travail

Outre les conflits de travail sur le droit d’auteur, le cheval de Troie des technologies numériques est au cœur des transformations qui ont ébranlé l’autonomie et la liberté des journalistes. Trois phénomènes sont ici absolument essentiels : les réseaux sociaux, les outils de mesure d’attention du public et l’intelligence artificielle. Au sein du milieu journalistique, on croit souvent, à tort ou à raison, que la technologie est complètement à notre service. Lors d’une conférence sur les liens entre le journalisme et le capitalisme organisée à l’automne 2019 par l’Université populaire de Montréal (l’UPop), un étudiant m’a demandé si ces technologies ne pourraient pas délivrer les journalistes du travail répétitif pour leur permettre de se concentrer sur le travail plus complexe, par exemple les enquêtes ou les portraits. Mais on oublie souvent ce que les auteurs et les autrices critiques nous répètent depuis longtemps : en contexte capitaliste, les machines servent avant tout à accélérer et intensifier la production12. Pas à nous en libérer.

À ce sujet, l’un des journalistes qui est devenu le plus critique à l’égard de sa profession est certainement Mickaël Bergeron. Le désormais responsable du contenu pour un organisme de prévention prend de plus en plus la parole dans l’espace public pour dénoncer les dérives du métier :

Aujourd’hui, il y a une accessibilité à l’information, aux archives, aux contacts, qui aide énormément dans la production. Par contre, considérant que la technologie a quand même aidé à faciliter la production, et bien les hautes directions en ont abusé et ça a ouvert la porte au fait d’augmenter le nombre de tâches. Le journalisme fait peut-être maintenant en une heure ce qu’il faisait en trois-quatre heures », dit celui qui a pris une pause du métier à la suite d’un burnout

Les technologies numériques ont avant tout accéléré la productivité. Si un journal papier pouvait produire trente-quarante articles par jour, des médias numériques mettent en ligne aujourd’hui des centaines, voire des milliers d’articles par jour (Vice News s’est déjà vanté de publier 6 000 articles par jour13). Cela met énormément de pression sur les journalistes numériques qui doivent produire parfois cinq, six, ou sept articles courts par jour, tout en alimentant les réseaux sociaux.

C’est sans parler des outils de mesure d’attention du public qui aliènent particulièrement la fonction éditoriale du journaliste. Traditionnellement, c’est le rédacteur ou la rédactrice en chef et ses adjoint·e·s qui choisissent les nouvelles à traiter et leur degré de priorité. Ce tri relève de l’instinct et des habitudes : c’est par ses nombreuses années d’expérience que le rédacteur ou la rédactrice peut dire qu’un sujet est plus d’intérêt public qu’un autre. Or, l’arrivée de nombreuses applications pour mesurer la performance des articles en temps réel a complètement dépouillé les journalistes de ce savoir situé. Aujourd’hui, des sites web comme Chartbeat, Google Analytics, Omniture ou Parse.ly14 suivent des articles et fournissent des statistiques aux gestionnaires sur le temps de lecture, le profil des gens qui les consultent, les types de nouvelles qui les intéressent, combien de temps ils restent sur la page, s’ils lisent l’article au complet, juste le titre, le premier paragraphe, etc. Ainsi, des salles de rédaction numérique affichent en temps réel le graphique de la performance des articles de l’ensemble des journalistes, créant des sentiments de rivalité et d’impuissance parmi les reporters (des primes sont parfois accordées aux journalistes qui ont rejoint le plus de gens). Les gestionnaires se servent ensuite de ces outils numériques pour décider quels sujets doivent être priorisés et sous quel angle. Des médias en arrivent donc à un stade où les décisions éditoriales sont prises par des algorithmes, ces derniers uniformisant les contenus et éliminant complètement la prise de risque dans les choix de sujets. 

Mais une fois que les machines peuvent décider du contenu du journal, une fois que l’intelligence artificielle peut produire certains articles, notamment sur des fluctuations boursières et des résultats sportifs, les journalistes sont dépouillé·e·s de leur savoir qui leur permettait de résister à l’organisation scientifique du travail15. Si on sait que tel type d’article produit tel nombre de clics, on peut très bien le produire à la chaîne. On peut même, et c’est un cas extrême, délocaliser la production de cet article dans des fermes à clics16 où on exploite des travailleurs et travailleuses, ce qui fragilisera encore plus l’autonomie des journalistes. Comme me l’a mentionné la journaliste pigiste Rose Carine Henriquez, l’autrice d’un article sur la santé mentale dans la dernière édition du journal Le Trente : « On se sent comme des bêtes… On est interchangeables en fait ». Le journalisme n’est plus cet homme-orchestre du travail culturel possédant des connaissances irremplaçables, il est divisé, spécialisé à l’extrême et parcellisé. Dans les salles de rédaction numérique, des journalistes ne sont parfois payé·e·s que pour partager et brander des contenus sans jamais sortir sur le terrain. Une foule de nouveaux noms est associée à ces postes : gestionnaire de communauté, producteur multiplateforme, éditeur de partenariat, éditeur de contenu, etc. Le rôle de ces nouveaux journalistes est non pas d’écrire, mais bien de développer des stratégies de visibilité sur le web, de partager du contenu et des photos sur les réseaux sociaux et surtout de développer le public de leur média. Ainsi, chaque article devient un mini-centre de profit à partager au maximum, désenchassé du journal ou de son support qui lui donnait auparavant sa valeur17.

Travail non payé

Si l’intensification de la productivité est une loi capitaliste essentielle, la réduction des coûts de production en est une autre. C’est ici que l’exploitation du travail non payé entre en jeu. L’arrivée d’une économie post-fordiste (qui suit notre période qualifiée d’État providence) au détour des années 2000 a favorisé la précarisation et la flexibilisation du travail. C’est l’ubérisation de l’économie : au lieu d’embaucher des employé·e·s à temps plein sur une période indéterminée, les nouvelles entreprises embauchent des contractuel·le·s pour travailler sur des projets à la pièce, les technologies se chargeant de maintenir la structure. Ce fonctionnement diminue énormément les coûts de production.

Ce contexte touche particulièrement les nouveaux et nouvelles journalistes. Combien de diplômé·e·s se cassent les dents en tentant d’entrer dans la profession pour ne trouver que des emplois intermittents ou surnuméraires? Ce phénomène impose le travail non payé : la ou le futur reporter ne peut se permettre de ne rien faire, elle ou il doit se mettre à jour, entretenir ses sources, ses profils sur les réseaux sociaux, se faire un portfolio à l’extérieur des grandes organisations. Toutes ces tâches sont du travail bénévole ensuite récupéré par les entreprises. Si certaines personnes néolibérales ont pu saluer le déclin des grandes institutions qui favoriserait l’apparition des journalistes-entrepreneur·e·s, ce déclin affecte en réalité la santé mentale de journalistes déjà précarisé·e·s par l’attaque au point de conception de la division machinique du travail et de l’automatisation.

En effet, pour réussir, les jeunes journalistes doivent être connecté·e·s en permanence, en plus d’être dispersé·e·s, commencer plusieurs initiatives en même temps, tout en s’investissant émotivement dans des projets bénévoles. Leur journée de travail ne s’arrête jamais. Pire, leur vie devient une façon de travailler. Mickaël Bergeron aborde la question de la séparation entre le temps de travail et le temps de loisir :

C’est difficile de décrocher et encore plus maintenant avec les technologies. Les réseaux sociaux sont là, ou nos patrons ou nos collègues aussi, on peut recevoir un retour d’appel en tout temps. Nous [les journalistes], en théorie on a punché off, mais l’information ne s’arrête pas. C’est un problème que je remarque chez beaucoup de journalistes. Parfois, certain[·e·]s — que je trouve audacieux et audacieuses — décident d’éteindre leur cellulaire, mais en même temps c’est dangereux parce qu’on ne sait jamais quand il va se passer quelque chose. C’est un peu aliénant, parce qu’il faut tout le temps que tu sois prêt[·e], en stand-by ».

Tous ces facteurs aliénants, autant la division du travail ou l’automatisation que l’accélération des rythmes de vie et l’exploitation du travail non payé, remettent en question l’idéal romantique de la ou du journaliste qui promet une vie exaltante au cœur de l’action. Mais il n’est pas trop tard pour s’organiser. Comme le dit Rose Carine Henriquez : « On n’est pas des robots. Dans les prochaines années, il va falloir faire quelque chose pour la santé mentale. C’est la société qui est malade. Ce n’est pas juste le journalisme, c’est le rapport au travail au complet qui serait à revoir. »

Comme le dit Nicole Cohen dans son livre sur les luttes syndicales des journalistes numériques : « If journalism is to have a future, it must be organized18 ». [Si le journalisme souhaite avoir un avenir, il doit être organisé]. Pour elle, cette organisation doit avant tout provenir de luttes syndicales des journalistes mêmes. De multiples gains sont possibles : de meilleurs salaires, des horaires plus stables, mais aussi des lois contre le harcèlement sexuel et la discrimination raciale à l’embauche. De manière plus structurelle, des luttes pour changer la propriété des médias – vers des coopératives ou des OBNL – sont également possibles pour sortir de la marchandisation de l’information. Plus généralement, les journalistes peuvent aussi s’allier aux autres travailleurs et travailleuses créatives et réclamer une forme de salaire universel ou un revenu contributif. Il en va de notre santé mentale : travailleurs et travailleuses de l’information, unissez-vous et réclamez des changements avant qu’on vous brise définitivement.

1 Florence Le Cam et Denis Ruellan, Émotions de journalistes. Sel et sens du métier, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2017, p. 74.

2 Ibid., p. 125.

3 Jasmine B. MacDonald, Anthony J. Saliba, Gene Hodgins et Linda A. Ovington, « Burnout in journalists: A systematic literature review », Burnout Research, vol. 3, n° 2, 2016, pp. 34-44. doi.org/10.1016/j.burn.2016.03.001

4 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, n° 1, 2011, pp. 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188

5 Hugo Pilon-Larose, « Journaliste, un métier de plus en plus précaire », La Presse, 28 août 2019. www.lapresse.ca/actualites/politique/201908/27/01-5238864-avenir-des-med…

6 Nathaëlle Morissette, « Groupe Capitales Médias : une industrie en crise », La Presse, 20 août 2019.

7 Voir le livre : Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris : Gallimard, 1932.

8 Une des meilleures analyses historiques du Taylorisme se retrouve dans le livre suivant : Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.

9 Étienne Boudou-Laforce, « La méthode Lean, ou comment déshumaniser les services de santé au Québec », Huffington Post, 19 août 2013. quebec.huffingtonpost.ca/etienne-boudou-laforce/methode-lean-sante_b_3761879.html

10 Dans cette partie de l’argumentation, je m’inspire énormément du texte suivant : Nicole Cohen, « Cultural Work as a Site of Struggle: Freelancers and Exploitation », TripleC: Communication, Capitalism & Critique, vol. 10, n° 2, 2012, pp. 141-155. doi.org/10.31269/triplec.v10i2.384

11 Lia Lévesque, « Il y a 10 ans, le lockout au « Journal de Montréal » était décrété », Le Devoir, 23 janvier 2019. www.ledevoir.com/culture/medias/546226/il-y-a-10-ans-le-lockout-au-journ…

12 Harry Braverman, op. cit., p. 142.

13 Nicole Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, 7(5), 2019: p. 580.

14 Ibid., p. 578.

15 Nicole S. Cohen, « From Pink Slips to Pink Slime: Transforming Media Labor in a Digital Age », The Communication Review, vol. 18, n° 2, 2015, pp. 108-109.

16 Ibid., p. 113.

17 Nicole S. Cohen, op. cit., 2019, p. 583.

18 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016, p. 3.

Extinction de voix de Marie-Ève Martel, un état des lieux des médias régionaux au Québec

Extinction de voix de Marie-Ève Martel, un état des lieux des médias régionaux au Québec

Malgré son bilan accablant de la presse régionale, Marie-Ève Martel,  journaliste fidèle à La Voix de l’Est, propose dans son essai une vision gorgée d’espoir pour la sauvegarde des journaux de proximité. Elle invite tout un chacun à se responsabiliser : journalistes, citoyen·ne·s, politicien·ne·s, acteurs et actrices économiques.

Le constat établi par Marie-Ève Martel n’est pas un scoop. Lire le titre et la quatrième de couverture de son essai pourrait inspirer une lassitude, tant le sujet est connu. Pourtant, Extinction de voix : plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale  paru le 2 octobre 2018, appartient aux rares ouvrages à traiter de la presse régionale. Depuis plusieurs années au Québec, les fermetures de journaux font les manchettes et politicien·ne·s comme citoyen·ne·s regardent sans mot dire la lente et inévitable disparition des journalistes régionaux.

Au-delà de ses collègues, la journaliste de La Voix de l’Est entend sensibiliser tout le monde à l’importance du combat pour la sauvegarde des titres de presse régionaux. Le maintien des journaux locaux est une responsabilité commune, selon elle. Elle estime que l’information est un bien public et qu’il est de la responsabilité de toutes et tous de la valoriser et de protéger les titres de presse, régionaux et aussi nationaux. Il revient au gouvernement de protéger la liberté de presse, à la population de demander des médias plus forts, et à ces derniers de redéfinir leur mission et leurs valeurs.

Marie-Ève Martel reconnaît aisément qu’elle idéalise le métier, acceptant que ses pair·e·s et ami·e·s lui reprochent de voir le monde en rose. Elle leur rétorque pratiquer le journalisme qu’elle aime, nous a-t-elle précisé lors du lancement de son ouvrage à Montréal. Car c’est par passion qu’elle travaille au quotidien de Granby, mais aussi qu’elle fait cet état des lieux des médias régionaux.

 « Acteurs de changements »

Le mot « plaidoyer » a été bien choisi dans le sous-titre tant le ton de l’essai est engagé et résolu. Avant de dresser un état des lieux des titres régionaux, Marie-Ève Martel a en effet estimé crucial d’expliquer les différents rôles social, politique, démocratique, culturel, économique, mémoriel, humanitaire et utilitaire des journalistes de l’information locale.

À travers des exemples concrets et de nombreuses sources, elle explique qu’elles et ils donnent une voix aux inaudibles, surveillent les pouvoirs, sont les historien·ne·s de l’instant et une vitrine des petites entreprises locales, et aident à la formation d’une « opinion plus éclairée » ainsi qu’à la mobilisation autour de projets communs. L’information locale encourage indirectement les citoyen·ne·s à voter, défend-elle en s’appuyant de plusieurs sources et études. Elle a aussi une fonction d’agenda. Parmi le flot d’évènements, les journalistes sélectionnent ceux qui feront les nouvelles et ceux qui seront oubliés.

Lac-Mégantic, juillet 2013. Les médias ont été de véritables « partenaires » dans la reconstruction de la communauté, en tant que présence rassurante et porte-voix des élu·e·s, selon la citation[i] de Colette Roy-Laroche, alors mairesse de la ville. Un exemple qui démontre l’importance des médias régionaux.

 « Les journalistes sont des acteurs [et actrices] de changement, a-t-elle déclaré durant la soirée de lancement à Montréal. [Elles et ils sont] le miroir des communautés qu’[elles et] ils desservent » et des garants de leur identité, prône ainsi Marie-Ève Martel dans son ouvrage[ii]. Par son travail, la journaliste est convaincue de participer au sentiment d’inclusion de la population à la vie politique, économique et culturelle. Diminuer le nombre de journalistes en région, c’est diminuer l’esprit de communauté et faire en sorte que la population ne sait plus ce qui se passe là où elle vit, a-t-elle expliqué lors de son lancement à Montréal.

L’une des conséquences visibles et alarmantes de cette situation est l’affaiblissement de la couverture des conseils municipaux et autres instances démocratiques. Au Canada, elle aurait diminué de plus du tiers en dix ans, selon un rapport[iii] du Forum des politiques publiques intitulé Attention aux espaces vides — Quantification du déclin de la couverture médiatique au Canada publié le 2 septembre 2018. Une réalité qui menace la démocratie et favorise non seulement la méconnaissance des citoyen·ne·s quant aux actions des élu·e·s, mais aussi les manœuvres et abus de pouvoir.

Dérives journalistiques et entraves aux médias

Espoir et passion n’ont pas enlevé tout sens des réalités à Marie-Ève Martel. Avec presque une dizaine d’années passées dans le métier, elle n’a pu échapper aux restrictions budgétaires, aux différentes formes de complaisances et de pressions ou à la précarité. Cette expérience offre au lecteur un essai complet ponctué d’exemples concrets et précis, donnant ainsi un panorama du quotidien d’un·e journaliste régional·e.

Le chapitre consacré aux entraves aux médias permet de comprendre en détail comment elles peuvent être volontaires ou non, totalement arbitraires, administratives ou institutionnelles, commerciales, mais aussi médiatiques. Les journalistes de presse locale sont soumis·es aux mêmes diktats de rapidité, d’ubiquité et souffrent des mêmes pressions économiques que leurs collègues des grands médias.

Dans sa préface, le journaliste Michel Nadeau rappelle d’ailleurs que les médias ne garantissent pas la démocratie, ils y participent et la favorisent. La corruption et les échanges de services sont inévitables. Le nombre réduit de journalistes ainsi que la proximité des rédactions et des patron·ne·s de presse avec les différent·e·s acteurs et actrices économiques et politiques en région amènent régulièrement à travailler avec ses ami·e·s[iv].

À l’inverse, il existe aussi un rapport de force entre journalistes et responsables politiques. Les élu·e·s locaux et locales méconnaissent le travail des journalistes et estiment que leur travail est de rendre compte positivement des actions et de la ville. Pots-de-vin, pressions et censure en découlent. En témoigne l’expérience personnelle de Marie-Ève Martel, sans doute la plus marquante, tant la journaliste a été blessée : « Ce jour-là, j’ai eu mal à ma liberté de presse », a-t-elle écrit. En décembre 2013, les pressions du maire de Granby, soutenues par le vote des présents, ont fini par l’exclure d’une rencontre publique mensuelle avec les citoyens.

Parmi les autres exemples d’entraves et de dérives abordés dans l’essai : les problèmes d’accès à l’information, les censures injustifiées, les réglementations municipales, les manipulations par le financement, la méconnaissance des acteurs et actrices politiques et des acteurs et actrices privé·e·s vis-à-vis des médias et des journalistes, la corruption des patron·ne·s de presse, les conflits d’intérêts. Sans oublier un système législatif à revoir pour empêcher ces dérives, garantir la liberté de la presse, imposer une transparence des institutions, le libre accès aux informations et la protection des sources.

Car au-delà des journalistes et des titres de presse, ce sont les sources ainsi que les  informateurs et informatrices qui en pâtissent. Dans une importante partie du livre, la journaliste déplore en effet les attaques des acteurs et actrices politiques et commerciaux envers les sources. Ces dernières affaiblissent la confiance entre les journalistes et leurs informateurs et informatrices en plus d’effrayer les sources potentielles, pourtant cruciales.

L’attrait du web

Si dans le livre le progrès technologique et l’avènement d’Internet sont dépeints comme catalyseurs de la crise des médias, il a été démontré que cette dernière a débuté bien avant. La baisse de confiance de la population et la pression économique et politique opéraient déjà dans le secteur avant que les réseaux sociaux se démocratisent[v].

Selon les recensements de 2005 et de 2015 de Statistique Canada[vi], le nombre de journalistes a baissé de 10 % en 10 ans. En retirant Montréal des données, la diminution atteint 16 %, dénonce la journaliste. Les premiers touchés ont été les salles de nouvelles locales, mais aussi, et surtout, les correspondant·e·s et collaborateurs·trices basé·e·s dans les régions et travaillant pour les grands médias tels que Le Soleil.

D’après l’enquête NETendances 2017[vii] du Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO), Internet serait le principal médium d’information pour 90 % des 18-34 ans. Le lectorat vieillit, les jeunes délaissent le format imprimé, entre autres à cause de la gratuité et de la rapidité de l’information produite et diffusée sur le web. Plus qu’Internet, ce sont les médias sociaux qui happent[viii] publicité et public, la consommation de l’information étant en grande mutation. « 43 % des adultes québécois consultent les nouvelles sur les médias sociaux », rapporte l’autrice[ix]. En 2017, les publicités fédérales sur Facebook et Twitter ont plus de triplé en un an pour atteindre 6,5 millions de dollars, quand seulement 1,9 million était versé aux quotidiens[x].

Comme le souligne Marie-Ève Martel, les titres régionaux souffrent d’une baisse d’intérêt du public. Attiré par les médias sociaux, dont les algorithmes contribuent à cibler les informations visibles et à conforter les croyances de chacun·e à travers des bulles informationnelles, un individu n’aura plus d’intérêt à payer pour une information qu’il peut obtenir gratuitement et qui le touchera plus. Cette migration dévalorise l’image des journalistes et de l’information traitée, mais aussi pousse de plus en plus à écrire pour attirer des lecteurs et lectrices et faire du profit. Cette quête du scoop et des titres racoleurs pousse à bâcler le travail journalistique et entraîne la publication de fausses nouvelles. Un phénomène encore aggravé par les médias numériques comme Google et Facebook[xi].

Que la population délaisse les journaux pour les médias numériques diminue l’attrait des annonceurs pour la presse[xii]. Moins il y a de lecteurs, moins il y a de consommateurs, moins la publicité rapporte[xiii]. La migration du public vers le numérique entraîne avec elle le marché de la publicité. La presse est le médium souffrant le plus de cette migration des annonceurs : entre 2005 et 2014, les revenus publicitaires des journaux quotidiens et communautaires canadiens ont baissé de 29,5 %, selon Médias d’info Canada[xiv].

Outre les acteurs privés et les lecteurs et lectrices, les gouvernements provincial et fédéral et autres instances démocratiques ont leur part de responsabilité dans la chute des revenus publicitaires. Municipalités, institutions et autres acteurs privés délaissent l’imprimé pour le numérique. Marie-Ève Martel rapporte que la publicité du gouvernement a baissé de plus du trois quarts dans les médias imprimés, alors qu’elle a triplé dans le secteur numérique.

La crise de la presse prend toute sa dimension lorsque l’on considère que la publicité représente 80 à 90 % des revenus de la presse écrite, rapporte la journaliste dans son ouvrage. L’étude du Forum des politiques publiques citée précédemment met en avant la coïncidence entre la fermeture des titres, la baisse de la couverture journalistique et la chute des revenus publicitaires et issus des abonnements.

« Comment espérer poursuivre la mission d’informer quand celle-ci est constamment compromise par les résultats financiers? », se demande[xv] Marie-Ève Martel en avouant que toutes les stratégies sont bonnes pour survivre. En effet, si le fondement du journalisme est d’informer la population, la variable économique a ajouté une dépendance supplémentaire au lectorat : il faut plaire pour vendre et survivre.

Quelles solutions?

Début 2018, le gouvernement de Justin Trudeau annonçait l’octroi de 50 millions de dollars sur cinq ans à la presse locale. Peu de détails ont été dévoilés, mais la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) expliquaient dans un communiqué de février 2018 redouter que cet argent soit inaccessible aux médias les plus fragiles.

Une déception partagée par Marie-Ève Martel. Elle déplore aussi l’inaction du gouvernement fédéral dans la régulation des activités des GAFAM[xvi] qui engrangent les profits. Il manque une aide concrète pour soutenir les médias qui en ont besoin. Un soutien, ne serait-ce que temporaire, le temps que le titre trouve une solution à long terme. Mais sous quelle forme? 

Dure et exigeante, la journaliste de La Voix de l’Est estime aussi que les gouvernements fédéral et provincial doivent faire plus d’efforts quant à la publicité et la revalorisation de l’imprimé. Parmi les idées émises dans le dernier chapitre du livre, elle propose un fonds québécois des médias et un crédit d’impôt remboursable en fonction des coûts investis à la production de l’information, faisant des petites publications les égales des géants.

Les médias doivent aussi être les propres acteurs de leur sauvegarde. La presse régionale a besoin de retourner aux fondements du journalisme, loin de la seule recherche du profit. Ce serait pour elle un moyen de susciter l’intérêt populaire et donc de ramener les annonceurs privés et publics. En témoignent les collaborations internationales de journalistes telles que le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qui a révélé les scandaleux Panama Papers en 2016 et les Paradise Papers l’année suivante.

Une partie importante des idées détaillées par Marie-Ève Martel pour aider la presse régionale et in extenso la presse dans sa totalité concerne l’éducation. Non seulement éduquer les citoyen·ne·s, mais aussi les autorités, maires et conseillers et conseillères au rôle des médias, à la communication avec les journalistes et au décèlement des vraies et des fausses nouvelles. Si de telles formations existent déjà (le programme Actufuté, des ateliers pour le 2e cycle du secondaire, ou les formations de la Fédération québécoise des municipalités [FQM]), elles doivent être démocratisées.

Une meilleure connaissance du rôle des médias et du travail des journalistes amène de meilleures relations avec les autres acteurs et actrices, ainsi qu’une plus grande confiance. Avec une telle valorisation, la qualité de l’information sera améliorée et la démocratie, mieux défendue. Tel est le plaidoyer de Marie-Ève Martel. La presse est nécessaire, clame-t-elle à travers cette recension détaillée avec révolte et espoir. Deux mots qui ont définitivement mû chacune de ses phrases.

CRÉDIT PHOTO: https://pixabay.com/fr/journaux-kiosque-journal-1654012/

[i] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Pages 34-35.  

[ii] Ibidi. Page 31

[iii] Forum des politiques publiques. 2018. Attention aux espaces vides — Quantification du déclin de la couverture médiatique au Canada. Paru le 2 septembre 2018.

[iv] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Page 89.

[v] Pour en savoir plus : lire sur le journalisme de marché et la marchandisation de l’information dépeints dans les travaux de Pierre Bourdieu et de Julia Cagé, notamment.

Bourdieu, P. 1997. Sur la télévision. Paris, Liber-Raisons d’agir.

Cagé, J. 2015. Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie. Paris, Seuil. Coll. La république des idées. 128 p.

[vi] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Annexe B, page 201.

[vii] CEFRIO. 25 juillet 2018. Enquête NETendances 2017. Lien consulté le 3 octobre 2018 < https://cefrio.qc.ca/fr/enquetes-et-donnees/netendances2017-fiches-gener…

[viii]       Cette migration impacte aussi l’État, qui récupère par l’argent en impôts et taxes que les GAFAM produisent pourtant au sein du pays.

[ix] Martel, M.-E. 2018 Extinction de voix. Page 65.

[x] Ibidi. Page 69.

[xi] Ibid. Pages 82-83. 

[xii] Cabrolié, S. 2009. « La double vente du journal quotidien ». Dans Vatin, F. (dir.). Évaluer et valoriser : une sociologie économique de la mesure. Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Coll. Socio-logiques. 306 p.

[xiii] Débute alors un cercle des plus vicieux : la migration des annonceurs motivée par celle du public affaiblit les titres de presse. Ils ont de moins en moins d’argent pour fonctionner, payer leurs journalistes et l’information perd en qualité. Ce qui conforte le public dans son choix du numérique.

[xiv] Médias d’infos Canada. 2015. Page consultée le 19 octobre 2018 :  

<https://nmc-mic.ca/sites/default/files/Net%20Advertising%20Volume%20Repo…

[xv] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Page 71.

[xvi] GAFAM est un acronyme formé par les initiales des « géants du web » Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

Des médias indépendants joignent leur voix aux journaux qui en appellent à un soutien de l’État

Des médias indépendants joignent leur voix aux journaux qui en appellent à un soutien de l’État

Et demandent à être inclus dans le débat

(LETTRE OUVERTE) Nous sommes des médias indépendants, certains imprimés, d’autres en partie numérique, d’autres 100% numériques. Nous appuyons les journaux qui, réunis au sein d’une coalition en septembre, en ont appelé à une aide d’urgence de l’État pour faciliter leur transition vers le numérique. Mais tout en appuyant cette Coalition, nous soutenons que cet appel à l’aide doit être élargi à d’autres médias.

Ce n’est pas parce que, au contraire d’eux, nous avons déjà les deux pieds dans le numérique que nous sommes en bonne santé. Nous sommes de petits médias, indépendants des conglomérats. Nos revenus publicitaires sont maigres et peu d’entre nous avons des abonnés payants. Plusieurs d’entre nous ont développé une formule de membrariat novatrice, mais nous avons également besoin d’un soutien financier pour pérenniser notre approche et permettre l’essor véritable de nos médias.

Les tumultes des dernières décennies ont occasionné une reconfiguration du paysage médiatique et le Québec est toujours l’un des endroits au monde où la concentration et la convergence des médias sont les plus importantes. Ainsi, un petit nombre de propriétaires possèdent presque l’entièreté des médias, ce qui ne peut qu’être un obstacle à l’expression d’une diversité des points de vue. Dans l’état actuel des choses, il est difficile pour les médias alternatifs, indépendants et communautaires de survivre et encore plus d’émerger.

Et pourtant, certains d’entre nous produisons plus de contenu journalistique inédit chaque semaine que certains des médias représentés dans la coalition. Si nous sommes plus que d’accord sur le rôle historique des médias dans nos sociétés, il ne faut surtout pas oublier qu’il est tout aussi important que les lecteurs puissent avoir accès à une diversité de sources de qualité pour mieux s’informer. En effet, tous les médias ont leur ligne éditoriale et une culture particulière qui leur est propre. La multiplicité des médias et de leurs approches journalistiques favorise la diffusion d’une pluralité de points de vue, ce qui est essentiel à tout débat démocratique sain. Il ne faudrait donc pas se contenter d’aider seulement les médias écrits déjà bien établis. Certes, supportons-les dans leur transition, mais n’oublions pas que le paysage médiatique québécois manque de diversité depuis déjà longtemps. Saisissons donc aussi cette occasion pour pallier à un déficit démocratique non négligeable.

Si nous sommes plus que d’accord sur le rôle historique des médias dans nos sociétés, il ne faut surtout pas oublier qu’il est tout aussi important que les lecteurs puissent avoir accès à une diversité de sources de qualité pour mieux s’informer.

Nous appuyons la plupart des demandes, aussi bien celles du Devoir le 25 août que de la Coalition pour la pérennité de la presse d’information le 27 septembre : par exemple, une intervention sur différents domaines comme le crédit d’impôt pour l’embauche de journalistes, une reconnaissance pour avoir accès à des programmes pour la mutation des activités vers le web, la possibilité de faire partie des programmes pour PME (et OBNL) pour le marketing web et la formation numérique du personnel. Bien entendu, la façon dont ces aides seraient distribuées resterait à discuter, afin de ne pas nuire à l’indépendance journalistique des médias. Nous croyons nous aussi que l’État québécois doit reconnaître le rôle distinctif et essentiel des médias dans la culture québécoise. Et nous assistons nous aussi avec inquiétude à la fuite des revenus publicitaires vers Facebook ou Google.

Nous croyons nous aussi que l’État québécois doit reconnaître le rôle distinctif et essentiel des médias dans la culture québécoise.

Mais ces demandes doivent aussi s’appliquer aux médias indépendants de l’écrit et du numérique. Peut-être faudra-t-il établir des critères quant au type de médias qui pourrait se qualifier de journalistique. Mais ces médias «admissibles» ne peuvent pas se retrouver exclusivement parmi les journaux quotidiens et hebdomadaires. Une aide financière d’une durée de cinq ans, comme le suggère la Coalition, nous permettrait d’investir durablement dans le numérique, et surtout de nous concentrer sur ce que nous faisons de mieux : du journalisme.

Gabrielle Brassard-Lecours, Ricochet

Josée Nadia Drouin, Agence Science-Presse

Christiane Dupont et Philippe Rachiele, JournaldesVoisins.com

Mariève Paradis, Planète F

Ainsi que :

Stéphane Desjardins, Pamplemousse.ca

Nathalie Desrape, Ensemble

Nelson Dion, Journal Mobiles

Pierre Dubuc, L’Aut’Journal

Nicolas Langelier, Nouveau Projet

Audrey Miller, L’École branchée

Michel Préville, Québec Oiseaux

Marc Simard, Le Mouton Noir

Emiliano Arpin-Simonetti, Revue Relations

Claudine Simon, Les Alter Citoyens

Thomas Deshaies, L’Esprit Libre