Totalitarisme 3.0 : (1/3) La Technique

Totalitarisme 3.0 : (1/3) La Technique

De vieux mots porteurs d’un sens éclairant pour aujourd’hui ressurgissent parfois des dictionnaires poussiéreux. Leur mobilisation est polymorphe et ne se laisse pas fixer par la photographie de l’esprit analytique. Tel est actuellement le cas du terme « totalitarisme » qui ressurgit des cendres dans lesquelles la mort de l’URSS l’avait plongé. Sa résonance est un renouveau; les discussions qui l’invoquent indiquent une époque nouvelle qui demeure inscrite en continuité avec les calamités du XXe siècle.

Ce texte s’inscrit en réponse à « La montée du terrorisme : une croisade contre les masses désunies » de Julien Gauthier-Mongeon et « Totalitarisme 2.0 » de Sarah B.Thibault publiés par L’Esprit libre[i]. Il vise à alimenter le débat en cours en offrant une autre perspective sur le sujet. On avait d’ailleurs reproché à Hannah Arendt d’avoir cristallisé à son époque le sens du concept « totalitarisme [ii]». Cet article sera le premier d’une série de trois portant sur ce concept. Il tentera d’élaborer une définition alternative du totalitarisme sous le signe de la technique. Le second se penchera sur la transformation historique des modes d’organisations sociales totalitaires. Enfin, le troisième texte portera sur le potentiel totalitaire d’Internet.

Les totalitarismes du XXe siècle pensés par après

Les totalitarismes du siècle dernier ont ravagé la surface de la Terre. Aujourd’hui, on en retient principalement une quantité phénoménale de morts – les camps d’extermination, les guerres, les goulags – ainsi que l’iconographie extrêmement prégnante des idéologies étatiques unitaires et des cultes de la personnalité. Pourtant, une question demeure inaudible, bien que cruciale : et si on ne se souvenait que des effets secondaires du totalitarisme?

La Shoah, les génocides, tout comme le lancement de missiles atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, sont le résultat de rapports sociaux qu’il faut interroger. « C’est quand sévit la mort que le miracle de l’obéissance éclate aux yeux[iii]. »  Ces millions de morts n’ont été possibles qu’en fonction d’une situation sociale particulière. Cette configuration sociale est le réel totalitarisme. En effet, au-delà des uniformes ou de la propagande, le totalitarisme doit avant tout être défini à partir d’une organisation sociale singulière menant à la totalisation. On n’insiste pas assez sur la notion de totalité centrale au concept. La dictature, contrairement au totalitarisme, s’exerce sur la société en tant que tout : c’est le schéma de la pyramide où un petit nombre surplombe toute la société. Le totalitarisme s’exerce dans la société en faisant de celle-ci une totalité, c’est-à-dire en fragmentant le tout social et en le réorganisant de sorte que la domination s’insère dans les liens et dans les interactions sociales. Autrement dit, le totalitarisme est l’accomplissement d’un mouvement de totalisation sociale qui était déjà en germe avant le XXe siècle et dont le résultat est la domination entière de la totalité.

L’horreur des phénomènes observés au XXe siècle ne doit pas oblitérer notre volonté de compréhension. L’interrogation demeure : quelles sont les causes sociales profondes de telles organisations sociales ? Et si les racines du totalitarisme n’avaient pas alors été arrachées et continuaient à pousser insidieusement? Et si la totalisation de la société était possible à travers d’autres formes de contrôle[iv]?

Alors, la bête continuerait son avancée par l’entremise d’une violence et d’une terreur inconnues dans leur douceur. Notre regard serait endormi par la certitude de la victoire passée.

L’épouvantail totalitaire

Disons-le, penser le totalitarisme uniquement à partir des modèles du XXe  siècle mène à un écueil. Olivier Moos en a trop bien décrit la récupération par le discours néo-orientaliste à l’encontre des islamistes pour que l’on cherche à analyser lesdits « djihadistes » à partir de ce concept[v].  Le mot « totalitarisme » ne servirait plus alors que d’épouvantail. Il désignerait l’Autre, la dictature ou l’organisation sociale basée sur la collectivité, que ce soit dans les films de science-fiction dystopique ou dans ses soi-disant incarnations nord-coréenne ou islamistes. Bref, dans son utilisation contemporaine, l’étiquette « totalitaire » ne sert généralement plus que de repoussoir légitimant le modèle des dites « démocraties » libérales.

Cela dit, deux considérations s’imposent : a) s’il faut reconnaître la monstruosité totalitaire vécue au XXe  siècle, la cristalliser dans son horreur ou dans une idéologie personnalisée nous empêche d’en voir les structures quotidiennes et leurs rapports particuliers au social nous instruisant réellement sur le totalitarisme. b) Afin d’éviter la réification sur les versions nazies, fascistes et soviétique dans l’axe de la mythologie du vainqueur libéral, il semble nécessaire, tel que l’entreprend Sarah B. Thibault, de renverser le discours sur le totalitarisme envers notre propre société.

L’essence du totalitarisme

C’est en ce sens que le livre La logique totalitaire de Jean Vioulac me semble pertinent. Ce philosophe français contemporain y analyse le totalitarisme à l’aune du XXIe siècle sans le restreindre à la forme politique qui constituerait pour lui davantage les dérives d’un processus global plus profond. Ainsi,  philosophiquement, le totalitarisme se définirait au sens strict comme pouvoir systémique de la totalité[vi]. Sur un motif heideggerien, l’auteur décrit l’épopée de la logique occidentale jusqu’à sa crise actuelle dénonçant son caractère intrinsèquement totalitaire depuis les fondements mêmes de la métaphysique en Grèce antique. C’est en ce sens – et là est tout l’intérêt de ce texte – qu’il est possible de concevoir un mode de totalisation sociale qui ne soit pas étatique.

En effet, si j’avais à mettre le doigt sur ce qu’il y a de plus totalitaire à notre époque, je pointerais sans hésitation dans la même direction que Vioulac : non pas vers l’islamisme, non pas vers le capitalisme, mais vers la technique.

Alors que Vioulac en vient à s’interroger sur les modes de diffusion du pouvoir et les dispositifs lui permettant de s’étendre et d’agir à distance, il tombe sur la technique[vii]. Dans un premier temps, Vioulac présente les techniques de mobilisation comme conditions de possibilité du totalitarisme, c’est-à-dire ce qui permet à la volonté totalitaire d’assurer son emprise totale. En ce sens, la technique apparaît comme un moyen. Or, rapidement, il apparaît que la technique n’est pas neutre puisqu’elle transforme radicalement les rapports sociaux où elle s’insère. En raison de cette transformation radicale que la technique implique, celle-ci ne peut plus alors être considérée comme un simple moyen[viii]. Qui plus est, « la totalisation technique, nous dit Vioulac, – en tant qu’elle est accomplissement de la totalisation métaphysique – est l’essence même du totalitarisme[ix]. »

Afin d’entreprendre la critique de la totalisation technique, Jean Vioulac tourne notre regard vers l’œuvre de Günther Anders. Dans ses lettres envoyées au fils d’Eichmann, le journaliste philosophique met en garde ce dernier : l’effondrement du troisième Reich n’impliquait pas la fin du totalitarisme. Il déclare : « On considère le totalitarisme comme une tendance d’abord politique, comme un système d’abord politique. Cela me semble faux. Ma thèse est au contraire que la tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la machine et provient originairement du domaine de la technique[x]. » Ainsi, pour Anders, nous fonçons tout droit vers un totalitarisme technique qui en était la réelle essence, le moteur de son mouvement[xi].

La Méga-machine

Dans ses lettres, Anders explique que la technique n’est pas uniquement l’essence du totalitarisme en raison de la forme actuelle prise par notre monde. Ce n’est pas uniquement parce que celui-ci est de plus en plus recouvert de machines (métalliques ou sociales) qu’il est totalitaire. Il faut plutôt interroger un des principes fondamentaux inscrits au cœur même de la technique : la performance maximale. Le totalitarisme est l’essence de la technique, car en son cœur se trouve ancré sans remède un désir de totalisation.

Chaque machine vise la plus grande productivité. Son mot d’ordre qui est devenu le nôtre est la performance. Qui plus est, elle recherche continuellement la maximisation de la performance. Chaque obstacle à cette performance, chaque pause ou accroc dans la production est perçue comme une défaite.

Mais une machine n’est jamais une chose isolée. Elle ne se suffit pas en soi. Elle dépend de ce qui l’entoure. Si l’on pense à une machine simple, disons au hasard un métier à tisser, son mode de fonctionnement apparaît de façon inhérente comme vulnérable à son environnement. Elle dépend d’un travail humain constant autant pour l’activer que pour la nourrir, tout comme elle dépend de ressources pour la fournir.

Se soumettre aux aléas du hasard la condamne à la rouille. La seule façon d’assurer son efficacité est d’inclure dans son processus l’environnement qui lui était indépendant, de faire de l’extérieur un appendice, ou du moins une donnée calculable agissant de façon coordonnée. « Et ce dont elles ont besoin, explique Günther Anders, elles le conquièrent. Toute machine est expansionniste[xii]. » Soit la machine intègre un élément en son sein, soit elle se coordonne avec celui-ci. Le résultat de la coordination de deux machines devient une plus grosse machine éliminant le hiatus entre les premières. Une laveuse et une sécheuse de maison sont complètement indépendantes et les vêtements risquent de croupir longtemps dans la laveuse si un humain les y oublie. Par contre, dans une buanderie industrielle les machines de lavage-séchage sont interconnectées et les vêtements passent directement de l’une à l’autre.

Le principe de maximisation de la performance entraîne une constante imbrication des machines les unes aux autres. Toute autre machine, toute machine différente, car singulière, apparaît distancée, voire en compétition avec la première. Chaque machine est mue par une volonté d’expansion continuelle qui lui permettrait d’intégrer tous les ingérables de son environnement, tout ce qui échappe à son contrôle ou pourrait lui être nuisible. Et ainsi de suite : un plus grand ensemble apparaît vulnérable à ce qui l’entoure désormais et il doit alors soumettre ce nouvel environnement à son fonctionnement.

Le stade ultime de ce développement est la méga-machine, la réunion de toutes les machines et de leur environnement. Autrement dit, il s’agit d’une méta-organisation régissant tous les sous-appareils. L’utopie de toute machine est de subordonner entièrement le monde à soi, de relier à elle toutes les autres machines : de devenir un appareil régissant tous les appareils. Le rêve des machines, c’est la machine en tant que machine-monde : bref, la méga-machine.

Il ne s’agit pas uniquement d’un combat entre machines pour l’accès à l’être-machinique suprême. Il y a là avant tout une conquête du monde dont l’objectif final est une domination totale. « Ce que souhaitent les machines, nous dit Anders, c’est un état où il n’y aurait plus rien qui ne soit à leur service, plus rien qui ne soit  » co-machinique  » : ni  » nature « , ni  » valeurs supérieures  » et (puisque nous ne serions plus pour elles que des équipes de service ou de consommation) ni nous non plus, les humains[xiii]. » Au royaume des machines, dans la méga-machine, il n’y aurait plus rien d’autre que des pièces de machine. Ainsi il en irait du monde : le devenir monde des machines impliquerait le devenir machine du monde. « Et cela : le monde en tant que machine, c’est vraiment l’État technico-totalitaire vers lequel nous nous dirigeons[xiv]. »

Totalitarisme 3.0 : (2/3) Des vieux aux nouveaux totalitarismes

Totalitarisme 3.0 : (3/3) La fin de la méga-machine

CRÉDIT PHOTO: Victor

[i] Gauthier-Mongeon, Julien. « La montée du terrorisme : une croisade contre les masses désunies ». Revue l’esprit libre. 25 janvier 2016. http://revuelespritlibre.org/la-montee-du-terrorisme-une-croisade-contre… et B.Thibault, Sarah. « Totalitarisme 2.0 ». Revue l’esprit libre. 4 novembre 2015.  http://revuelespritlibre.org/totalitarisme-20

[ii] Žižek, Slavoj. Vous avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion. Trad. Delphine Moreau et Jérôme Vidal. Éditions Amsterdam, Paris, 2004, p.13

[iii] Weil, Simone. Méditation sur l’obéissance et la liberté. (Hiver 1937-38)

[iv] La question est entre autre posée en ces termes par Cédric Lagandré dans son ouvrage La société intégrale aux p.15-16.

[v] Partant de l’analyse menée par Edward Saïd dans Orientalism, Olivier Moos étudie les transformations actuelles des discours à l’encontre de l’islam(isme). Pour celui-ci, on peut observer un déplacement du discours dominant au tournant des années 90 identifiant les mobilisations à référents islamiques comme premier ennemi de l’ordre mondial. Un tel discours récupérerait son contenu de l’orientalisme moderne et du discours dirigé contre l’URSS. — Moos, Olivier. Lenine en Djellaba, critique de l’islam et genèse d’un néo-orientalisme. 2012. Integrity research & consultancy, Paris, 260 p.

[vi] Vioulac, Jean. La Logique totalitaire : essai sur la crise de l’Occident. Paris. Presses Universitaires de France (PUF). 2013. 495 p. (p.29-30)

[vii] Technique : On entend généralement par le terme « technique », un ensemble de moyens, savoir-faire ou outils, permettant d’atteindre un but. De la sorte, il existerait plusieurs techniques particulières situées dans un contexte social et historique. C’est ce qui permet de dire, notamment dans À Nos Amis, qu’il y a des « techniques culinaires, architecturales, musicales, spirituelles, informatiques, agricoles, érotiques, guerrières, etc. ». (Comité invisible, À Nos Amis. p.122) Cette définition qui fait de tous les comportements humains un objet technique – à mon sens, une idée inhérente à l’idéologie techniciste – permet avant tout une distinction avec la « technologie ». Le second terme prend tout l’odieux de notre misère contemporaine : en tant que système des techniques, la technologie consisterait en notre expropriation des savoirs et techniques acquis à travers l’histoire humaine au profit de la machine. Toutefois, cette distinction ainsi que la vision causale (moyen-fin) de la technique ne permettent pas de comprendre la nature réelle de la technique. Dans ce texte, le terme « technique » désigne un principe qui cherche à se réaliser dans le monde. Ce principe tend à assigner à tous les êtres vivants et non-vivants le rôle de ressources en vue de leur éventuelle mobilisation. On ne peut pointer aucune entité physique et dire « Voilà la technique ». Il s’agit d’un processus transformant l’interaction entre les humains et ce qui les entoure en une relation instrumentale. Autrement dit, la distinction technique/technologie représente deux moments d’un mouvement plus fondamental.

[viii] Moyen : Un moyen consiste en un tiers parti qui vient s’insérer entre un sujet et une fin. Il permet d’atteindre la fin, mais ne modifie ni la fin, ni le sujet, ni quoi que ce soit dans le processus. Autrement dit, il est neutre. On dit souvent que telle ou telle technique est neutre, qu’elle est un simple outil qui peut être bien ou mal utilisé. Ce paragraphe du texte s’oppose à cette idée. Pour moi, la technique se présente comme un moyen, mais n’en est pas un, car elle transforme radicalement l’ensemble de la société. Dès son utilisation, elle a un impact social profond qui dépasse la logique moyen-fin. Les machines, nos objets électroniques, ne sont pas de simples outils auxquels on peut donner n’importe quelle intention. Une machine singulière a une fonction, mais l’ensemble des machines est intrinsèquement mu par un principe de performance maximale. Ce principe est le moteur de la totalisation technique.

[ix] Vioulac, Jean. op.cit. p.459

[x] Cette citation de Günther Anders me vient d’Erich Hörl. « The unadaptable fellow ». Tumultes, numéro 28-29, 2007. p.352

[xi] Adolf Eichmann était un haut fonctionnaire du régime nazi, en particulier responsable de la logistique de la solution finale. Après la guerre, il s’enfuira jusqu’en Argentine où il sera capturé par le Mossad en 1960. Jugé en Israël, son procès passera à la postérité intellectuelle notamment à travers la controverse entourant la série d’articles écrits par Hannah Arendt sous le titre Eichmann à Jérusalem où elle énonce le concept de « la banalité du mal ». À partir d’un point de vue similaire à celui d’Arendt, Günther Anders écrira deux lettres ouvertes à l’un des fils d’Eichmann, Klaus, ayant publiquement rejeté la justice qui avait condamné son père. Dans ces lettres, l’auteur présente le constat que Klaus Eichmann n’est pas seul dans sa situation et qu’à notre époque nous sommes toutes et tous des enfants d’Eichmann. Notre monde est plus que jamais eichmannien et plus que jamais se pose le problème de l’absence de responsabilité du mal quotidien. – Anders, Günther. Nous, fils d’Eichmann. 2003 (1988). Éditions Payot et Rivage. 169 p.

[xii] Ibid. p.92

[xiii] Ibid. p.94

[xiv] Ibid. p.96

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

Par Émile Duchesne

« C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. »

            -Adam Smith

             Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)

« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et la communion. Ensuite, on donne parce qu’on y est forcé[-e], parce que le [ou la] donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [ou à la donatrice]. »

            -Marcel Mauss

             Essai sur le don (1924)

L’oeuvre phare d’Adam Smith Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations se présente comme un moment fondateur de l’économie classique tout comme un projet normatif du libéralisme. Dans cet ouvrage, Adam Smith postule la naturalité de la faculté d’échange chez l’être humain et ce pour expliquer et légitimer l’émergence de la société marchande et libérale. Aujourd’hui, ce « mythe du troc » est érigé en véritable mythe fondateur de nos sociétés de marché par les économistes néoclassiques. Or, les preuves ethnographiques nous montrent qu’aucune société n’a structuré ses échanges autour du principe du troc (par exemple, j’échange mon poulet contre une douzaine de tes œufs) (1). Cette façon de penser la vie économique, propre à la société marchande européenne, a structuré les interactions entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s et a considérablement transformé le mode de vie de ces derniers et de ces dernières. Cette transformation amena son lot de mutations à l’intérieur de la vie symbolique et économique amérindienne tout comme elle stimula l’émergence de mécanismes de protection envers le marché.

L’argument d’Adam Smith

Pour Smith, la division du travail est le résultat d’un « penchant naturel » des êtres humains au troc et à l’échange. Cette propension naturelle trouve son fondement dans une sphère non économique, c’est-à-dire dans la faculté langagière et l’échange de parole. L’échange est une faculté typiquement humaine dans la pensée de Smith : aucun animal n’est capable d’une telle chose. L’animal est l’exemple privilégié de l’indépendance individuelle; il n’a pas besoin de l’aide de ses semblables. En revanche, l’être humain a continuellement besoin de ses confrères et consœurs pour assurer sa subsistance. Pour ce faire, il doit cependant s’adresser à leur « intérêt personnel » afin de mobiliser leur aide.

Chez Smith, la coopération humaine n’est pas gage d’humanité mais bel et bien d’un certain égoïsme; la plupart des besoins humains sont comblés par traité, échange ou achat. Ce modus operandi est à l’origine de la division du travail. Par « calcul d’intérêt », l’être humain se spécialiserait naturellement. En se généralisant, cette spécialisation finit par donner à l’échange une certaine certitude : savoir que l’on peut écouler facilement le surplus de son travail contre le surplus du travail d’un autre spécialiste encourage chaque personne à se spécialiser davantage. Ceci jette les bases d’une division du travail complexe comme celle connue dans les sociétés que Smith désigne comme « civilisées ».

Par contre, pour Adam Smith, la division du travail n’est pas le résultat de prédispositions naturelles des individus à certaines activités productives. Elle serait plutôt le fruit de l’habitude et de l’éducation. La propension à l’échange chez l’être humain reste la cause fondamentale de la division du travail. Sans ce penchant naturel à l’échange, les produits de la division du travail ne peuvent être mis en commun pour contribuer à la « commodité commune » des êtres humains.

Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde

La façon dont Adam Smith décrit le troc chez les sociétés dites « primitives » renvoie très clairement aux sociétés amérindiennes du Nouveau Monde. Ses exemples comprennent des chasseurs, des arcs, des flèches, des castors, des cerfs, etc. On peut excuser certaines lacunes de Smith par le fait qu’il ne possédait à l’époque pas beaucoup de données de qualité sur la vie économique des sociétés amérindiennes. Mais même les témoignages d’explorateurs allaient dans le sens de Smith. Lahontan, lieutenant du régiment de Bourbon qui séjourna 10 ans en Nouvelle-France de 1683 à 1693, écrivait alors : « Il n’y a que les marchands qui trouvent leur compte, car les Sauvages des Grands Lacs du Canada descendent ici presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu’ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et milles autres marchandises » (2).

Il va sans dire que le témoignage de Lahontan va dans le sens des propos de Smith. Ce que Lahontan décrit est littéralement une économie de type « j’échange ton poulet contre une douzaine de mes œufs ». Par contre, on peut voir les choses d’un autre oeil: les Européen-ne-s utilisaient le système monétaire pour mener à bien leurs échanges, contrairement aux Amérindien-ne-s. Or, les Européen-ne-s voyaient les échanges économiques d’un point de vue strictement marchand. Il est raisonnable de penser que ce mode d’échange a été imposé, consciemment ou non, aux Amérindien-ne-s ou qu’il a tout simplement structuré les relations économiques entre les deux peuples d’une façon plus ou moins naturelle.

Comment, alors, les sociétés amérindiennes voyaient-elles ces échanges? Comment était organisée leur vie économique ? Entre autres auteur-e-s, Denys Delâge s’est penché sur les relations entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s en Nouvelle-France en axant son travail sur la Huronie. Dans la société huronne telle qu’elle existait au moment du contact avec les Français-es, il n’existait pas de marché : « Les biens circulent exclusivement à l’intérieur des réseaux de partage et de redistribution […] C’est dire qu’il n’y a pas de transactions commerciales » (3). Delâge reprend ici la théorie de Marcel Mauss pour décrire la vie économique des Huron-ne-s. Le don y prend une place centrale et constitue un élément structurant des relations sociales. « Le [ou la] donataire est redevable à l’esprit du donateur [ou de la donatrice] » (4).

La société huronne était au centre d’un réseau d’échanges qui mettait en contact des sociétés allant de l’Arctique jusqu’au golfe du Mexique. Ainsi, les Huron-ne-s échangeaient leurs propres produits et servaient également d’intermédiaires d’échange entre différentes sociétés. Fait important, lorsqu’un-e Huron-ne découvrait une nouvelle route permettant de mener des échanges, le droit d’usage de cette route lui était assuré à elle ou lui et à son lignage. Les échanges extérieurs étaient à la fois matériels et symboliques tout comme ils consistaient en des activités économiques et politiques. Par ailleurs, on ne faisait des échanges qu’avec les groupes avec qui l’on était en paix. Ces alliances étaient réitérées rituellement avant que tout échange ait lieu. Lors de ces transactions économiques, ce sont « des représentant[-e]s d’une collectivité qui se rencontrent et non des individus » (5).

L’arrivée des Européen-ne-s et l’implantation du commerce des fourrures vint déstabiliser les réseaux d’échange amérindiens. Delâge problématise la question par le concept d’échange inégal. Les deux sociétés qui se font face possèdent des moyens de production inégaux : on a d’un côté des sociétés qui vivent de chasse et d’agriculture avec une division du travail relativement simple et de l’autre, des sociétés manufacturières où la division du travail atteint un degré de complexité élevé. En bref, « quand de part et d’autre la productivité est inégale, l’échange est lui aussi inégal » (6). De plus, la finalité des échanges n’est pas la même. Les sociétés amérindiennes recherchaient strictement des valeurs d’usage pouvant faciliter leur travail de tous les jours (fusil, hache, pelle, farine, etc.). Les Européen-ne-s, de leur côté, agissaient dans une logique stricte de capitalisation : le fameux A-M-A’ de Marx (échange d’Argent contre Marchandise et ensuite échange de la même Marchandise contre plus d’Argent) (7).

La convoitise pour les produits européens fut telle qu’elle bouleversa complètement l’organisation de la vie économique des sociétés amérindiennes. Chez les Huron-ne-s, la règle du droit d’usage d’un lignage sur une route de commerce fut abolie car elle mettait trop de pouvoir aux mains d’une minorité d’individus. Désormais, les routes commerciales seraient supervisées par les chefs et tou-te-s les Huron-ne-s y auraient accès. Pour contrer l’émergence d’un pouvoir trop grand aux mains des chefs, on renforça les normes de redistribution et de partage. D’autre part, la traite des fourrures eut pour effet d’accroître la division du travail entre peuples amérindiens. Les Amérindien-ne-s délaissèrent ainsi certaines activités productives comme l’horticulture, la cueillette et la pêche au profit de la chasse et de la trappe afin de s’assurer un approvisionnement en marchandises européennes. Ces marchandises étaient alors inconditionnelles à la vie en Amérique. Par elles se gagnaient les guerres et s’assuraient une partie de la subsistance. « Plus les sociétés amérindiennes produisent pour le marché, plus elles se spécialisent et plus elles réduisent leur autarcie » (8).

Clastres, Polanyi et le combat contre l’émergence de l’Un

« Dans le pays du non-Un, où s’abolit le malheur, le maïs pousse tout seul, la flèche rapporte le gibier à ceux [et celles] qui n’ont plus besoin de chasser, le flux réglé des mariages est inconnu, les [humains], éternellement jeunes, vivent éternellement. […] Le Mal, c’est l’Un ».

            -Pierre Clastres

            La société contre l’État (1974)

Dans La société contre l’État, Pierre Clastres démontre avec brio comment les Guaranis du Paraguay sont des sociétés contre l’État, c’est-à-dire qu’elles et ils refusent l’unification politique autour d’une figure unique. Clastres parle littéralement d’un processus constant de « conjuration de l’Un, de l’État » (9). L’Un est un élément important des croyances religieuses des Guaranis et représente la source créatrice du Mal. Cette conception de l’Un s’oppose à celle qu’en avaient les Grec-que-s ancien-ne-s : « On trouve chez les premiers [et premières] insurrection active contre l’empire de l’Un, chez les autres au contraire nostalgie contemplative de l’Un » (10). Il y a donc un conflit fondamental entre les conceptions occidentales et amérindiennes du monde. La relation métaphysique qui relie l’Un au Mal chez les Guaranis en cacherait une autre plus subtile selon Clastres : l’Un serait l’État.

Comprendre que les conceptions de l’Un des sociétés amérindiennes et de l’Occident sont en conflit fondamental amène à élargir le constat de Clastres à la sphère économique. Les sociétés amérindiennes pourraient-elles être, en plus d’être des sociétés contre l’État, des sociétés contre le marché? Il faut néanmoins revenir à la société libérale de marché pour éclairer cette hypothèse. L’encastrement de la société dans le marché représente pour la société libérale l’émergence de l’Un : c’est-à-dire qu’en retirant de la société les modalités d’institutionnalisation économique que sont la réciprocité et la redistribution, le marché se trouve à subsumer toutes les relations sociales en son sein.

Supprimer ces modalités d’institutionnalisation représente une attaque en règle contre les procès économiques traditionnels des sociétés amérindiennes; procès qui sont encastrés par le biais de mythes et de pratiques sociales institutionnalisées. Il est inévitable qu’un processus cherchant à structurer l’ensemble des rapports sociaux par une seule modalité d’institutionnalisation de l’économie crée de l’instabilité. L’introduction de rapports marchands dans les sociétés amérindiennes avec l’arrivée des Européen-ne-s a, on le sait, bouleversé leur mode de vie. Par contre, les sociétés amérindiennes ont déployé des pratiques sociales et un discours leur permettant de contrer l’influence des rapports marchands au sein de leurs propres sociétés. Certaines de ces pratiques pourraient faire d’elles des « sociétés contre le marché ».

Comme il a été dit plus tôt, les sociétés amérindiennes n’avaient pas une propension « naturelle » à troquer et à faire des échanges sur le modèle du marché. Si aujourd’hui elles participent au marché, on ne peut pas dire qu’il y a eu encastrement total de la société amérindienne au sein du marché. Les sociétés amérindiennes ont refusé et ont modifié certains éléments du marché tout comme elles ont accepté plusieurs de ses facettes par choix ou par imposition. L’exemple des Huron-ne-s, qui ont renforcé leurs normes de redistribution et de partage suite à l’arrivée des Européen-ne-s, en représente un bon exemple. Les sociétés amérindiennes ont aussi su conserver une certaine distance par rapport au marché à travers des justifications symboliques et mythologiques.

Autre exemple, dans le film Le goût de la farine de Pierre Perrault, un aîné innu chante une chanson pour deux hommes effectuant le rituel de matutishan (soit les tentes à suer). Dans la chanson, l’aîné appelle à l’abondance de viande de caribou et à ce que rien ne brime les Innus à l’intérieur des terres (c.-à-d. dans la forêt). Dans l’univers symbolique des Innu-e-s, la forêt est associée à l’abondance et à la liberté en opposition à la côte (où ont été installées les réserves) qui est associée à la privation de liberté et à la pauvreté. Certains mythes innus, comme celui de Carcajou (11), structurent les relations entre Autochtones et Europée-ne-ns : les premiers et premières continueront de poursuivre leur nourriture tandis que les second-e-s la produiront. Carcajou confiera aux Européen-ne-s la responsabilité de donner de la nourriture aux Innu-e-s lorsque celles-ci et ceux-ci seront affamé-e-s. Ce mythe est une justification symbolique de l’assistance gouvernementale (qui auparavant était donnée aux Innu-e-s sous forme matérielle, souvent de la farine) et représente une façon pour les Innu-e-s d’échapper à un encastrement au marché. De l’avis de Josée Mailhot (12), aujourd’hui, les principes de partage et de réciprocité sont encore bien vivants dans les communautés innues : « Les différences de richesses entre les individus sont d’ailleurs peu visibles à Sheshatshit, car le vieux principe innu qui oblige à partager assure à la famille élargie une certaine participation aux avantages matériels dont jouit un[-e] de ses membres et cela, avec ou sans l’accord de l’intéressé[-e]. »

Conclusion

L’idée d’Adam Smith selon laquelle le troc et l’échange marchand feraient partie intégrante de la nature humaine et qu’ils structureraient l’agir économique de toutes les sociétés humaines se révèle très tendancieuse. Nulle part dans le monde il n’a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait strictement sur ces bases (13). À travers l’exemple des sociétés amérindiennes, il a été possible de prouver que le troc et l’échange marchand n’y étaient pas présents avant l’arrivée des Européen-ne-s. Mais encore, ces sociétés ont déployé diverses pratiques sociales et justifications symboliques afin de réduire l’incidence des rapports marchands dans leur organisation sociale et ce avant, pendant et après la colonisation européenne. L’entreprise de Smith se révèle donc être un projet normatif issu de la société marchande libérale. Encore aujourd’hui, cette position naturalisante fait autorité dans les sciences économiques et dans la conscience collective. Un renversement de cette position serait souhaitable et permettrait d’élargir l’univers des possibles pour nos sociétés marchandes occidentales.

(1) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.

(2) Lahontan (1983). Lahontan : nouveaux voyages en amérique septentrionale. L’Hexagone, Montréal : p. 82

(3) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 64

(4) Ibid p. 65

(5) Ibid p. 68

(6) Ibid p. 91

(7) Marx, Karl (2014). Le capital. Presses universitaires de France, Paris : chapitre IV.

(8) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 130

(9) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 186.

(10) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 147

(11) Savard, Rémi (1971). Carcajou et le sens du monde : récits montagnais-naskapi. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi : p. 120.

(12) Mailhot, Josée (1993). Au pays des Innus : les gens de Sheshatshit. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal : p. 93.

(13) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.