L’hostilité de Donald Trump envers la Chine semble devenue une nouvelle habitude du président américain. Mais les dernières réactions des États-Unis à l’endroit de l’application TikTok, les débats sur l’infrastructure 5G, et la montée des inquiétudes face à la domination monopolistique des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), démontrent les tensions de l’économie numérique qui ébranle la plus grande puissance du monde. Et si les récentes manifestations du capitalisme contemporain, notamment dans sa version états-unienne, étaient l’incarnation la plus récente de l’impérialisme américain? Avant d’étayer cette hypothèse, voici quelques éléments de définition.
Qu’est-ce que le capitalisme algorithmique?
Par capitalisme algorithmique1, j’entends un nouveau stade du capitalisme qui a émergé dans la première décennie du XXIe siècle. Si l’expression « capitalisme numérique » est plutôt floue et remonte aux années 1980-1990 (avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’Internet et la « société en réseaux »), l’émergence du « capitalisme algorithmique » coïncide avec l’arrivée des médias sociaux, les téléphones intelligents, l’économie de plateforme, le big data, la diffusion des algorithmes et le machine learning. Shoshana Zuboff utilise l’expression « capitalisme de surveillance » pour désigner cette reconfiguration du capitalisme, mais l’adjectif « algorithmique » permet de mettre l’accent sur l’extraction des données (data is the new oil), le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA) et la généralisation du « pouvoir algorithmique » comme mode de régulation des pratiques sociales. Alors que plusieurs théories critiques considèrent que nous sommes encore au stade du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé, l’hypothèse du capitalisme algorithmique considère qu’une nouvelle configuration du capitalisme a déjà pris le relais, en intégrant la rationalité néolibérale dans une dynamique encore plus englobante : la logique algorithmique.
Les manifestations concrètes de ce nouveau régime d’accumulation sont nombreuses: hégémonie des GAFAM sur les marchés boursiers et l’économie mondiale, apparition du digital labor (microtravail, travail à la demande dans léconomie collaborative, travail social en réseau2 ), technologies addictives, surveillance de masse, « 4e révolution industrielle », automatisation des inégalités sociales par les algorithmes, renforcement de l’extractivisme et de la consommation énergétique par les infrastructures numériques, dont la 5G qui vise à propulser l’Internet des objets3, l’IA et le cloud computing.
Reconfigurations de l’impérialisme américain
Par « impérialisme américain », je reprends ici par commodité la définition de Wikipédia : « L’impérialisme américain est une expression utilisée pour désigner, de manière critique et polémique, l’influence des États-Unis dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels à l’échelle mondiale.»4 Quel est le lien entre l’impérialisme et le capitalisme algorithmique? Mon hypothèse est que pour comprendre la forme particulière que prend l’impérialisme américain depuis les années 2000-2010, il ne faut pas seulement regarder du côté du Pentagone, Wall Street ou encore Hollywood, mais nous tourner vers la Silicon Valley, Google, Apple, Facebook, Instagram, YouTube, Uber, Airbnb, Netflix et compagnie, qui sont aujourd’hui devenus les vecteurs d’une nouvelle « culture globale ».
Alors que « l’américanisation du monde » dans la deuxième moitié du XXe siècle s’est diffusée par les industries culturelles (musique, films) et l’exportation de grandes marques (McDonalds, Coca-Cola, Nike, etc.), le XXIe siècle est davantage marqué par la diffusion de « styles de vie » basés sur les médias sociaux, le iPhone, les influenceurs, les valeurs, codes et références culturelles du web 2.0, qui peuvent se décliner en une variété de langues et particularités nationales, régionales et locales. C’est donc la « siliconisation du monde »5 qui représente aujourd’hui l’archétype de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire la suprématie d’un mode de vie particulier sur le reste du globe.
Cette analyse de l’aspect culturel du capitalisme algorithmique ne doit pas être négligée, ou considérée comme une simple « superstructure » qui émanerait de « l’infrastructure » numérique capitaliste. Elle est l’incarnation d’une forme de vie particulière qui peut être analysée comme telle, bien qu’elle soit toujours liée à des dimensions technologique, économique et politique qui l’influencent de façon dynamique. Cet impérialisme culturel est représenté par l’hégémonie de la Silicon Valley sur la « culture digitale » de notre époque.
La « nouvelle guerre froide »
Cela dit, qu’en est-il de la relation entre l’impérialisme militaire, politique et économique des États-Unis et le capitalisme algorithmique? Disons d’emblée que c’est l’impérialisme technologique qui peut avoir diverses ramifications sur les plans militaire, politique et économique. À mon avis (ce n’est qu’une simple hypothèse, car je suis relativement profane en matière de relations internationales), l’impérialismepolitique des États-Unis est sans doute l’aspect le plus éloigné du capitalisme algorithmique. Avec l’arrivée de Donald Trump, il semble même y avoir un clash complet entre le « néolibéralisme progressiste » de la Silicon Valley, lequel désigne un mélange de valeurs progressistes (diversité, ouverture, écologie, etc.) et de logique économique individualiste, puis le « populisme réactionnaire » du président6. Mais cette contradiction sur le plan politique se combine à une convergence d’intérêts sur le plan économique et militaire, le développement des algorithmes, la robotique et l’intelligence artificielle étant particulièrement utiles pour assurer la suprématie militaire et économique des États-Unis sur l’échiquier mondial. Si les États-Unis sont actuellement en train de perdre leur « leadership moral » à cause des errances débiles du président Trump, ils demeurent encore en position dominante sur les autres plans… pour le moment.
Or, c’est aujourd’hui la Chine qui apparaît comme le prochain hégémon potentiel sur la scène internationale. Si son influence économique comme « grande puissance industrielle » n’est plus à démontrer, c’est maintenant sur le plan technologique que la Chine pourrait dépasser les États-Unis dans la prochaine décennie. Notons ici que la Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lorsque AlphaGo a battu le joueur Lee Sedol 4 à 1 dans une partie de Go. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire (2019), l’investisseur chinois Kai-Fu Lee raconte comment la Chine a décidé de se lancer à pleine vitesse dans la course à l’intelligence artificielle.
« Les capital-risqueurs, les géants de la technologie et le gouvernement ont brusquement inondé les start-up de capitaux, provoquant une accélération sans précédent de la recherche et des créations d’entreprises. […] Quant au gouvernement central, moins de deux mois après que Ke Jie eut déclaré forfait dans la dernière partie qui l’opposait à AlphaGo, il a présenté un plan ambitieux visant à développer le savoir-faire en intelligence artificielle. […] L’ambition avouée est de faire du pays, d’ici à 2030, le leader mondial de l’innovation en intelligence artificielle sur le plan de la recherche, des technologies et de leurs applications. »7
Rappelons ici que le capitalisme algorithmique existe actuellement sous deux principales formes: le capitalisme de surveillance mâtiné de libéralisme culturel de la Silicon Valley, puis le capitalisme autoritaire à la chinoise, lequel combine le système totalitaire du crédit social et le capitalisme d’État. Alors que l’impérialisme technologique américain est représenté par l’acronyme GAFAM, la Chine a aussi son BATX pour désigner ses Géants du numérique qui sont entrés dans le palmarès mondial des plus grandes entreprises: Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
Cette « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine ne prend plus la forme de la course à l’espace ou de la course aux armements nucléaires qui opposa les Russes aux Américains jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique; la compétition féroce pour la supériorité technologique entre grandes puissances est aujourd’hui centrée sur le développement des machines algorithmiques. Cette tension grandissante entre les États-Unis et la Chine se manifeste par différents incidents impliquant des compagnies technologiques, à l’instar de Huawei (lutte pour le contrôle de l’infrastructure 5G), ou encore TikTok, un média social de propriété chinoise qui est devenu hyper populaire auprès des jeunes depuis son lancement en septembre 2016. Le fait que les États-Unis ont annoncé vouloir bannir TikTok dans la semaine du 3 août 20208, pour empêcher une potentielle collecte de données personnelles par Pékin, alors que les éants de la Silicon Valley font de même depuis une décennie, démontre qu’il s’agit avant tout d’un enjeu géopolitique.
Dimensions de l’impérialisme algorithmique
C’est pourquoi, en résumé, nous devrions analyser les enjeux entourant le bannissement de TikTok à travers la lunette de l’impérialisme américain, qui tente de garder son hégémonie à l’ère du capitalisme algorithmique. L’analyse critique du capitalisme algorithmique comme système économique, ou encore comme moteur de l’hégémonie culturelle, doit ainsi être combinée à une analyse plus globale des nouvelles formes de l’impérialisme au tournant des années 2020. À ce titre, la définition classique de l’impérialisme formulée par Lénine en 1917 offre un bon point de départ un siècle plus tard :
« Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé quelle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », dune oligarchie financière; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »9
Pour actualiser cette définition, nous pouvons dire que l’impérialisme du XXIe siècle, comme « stade suprême du capitalisme algorithmique », repose sur les cinq piliers : 1) domination des monopoles numériques (GAFAM-BATX) sur l’ensemble de la vie économique; 2) fusion du capital industriel, financier et numérique, et création, sur la base du « capital algorithmique », fondé sur l’accumulation de données et de la puissance algorithmique; 3) exportation d’applications et d’algorithmes (au lieu de la production de simples marchandises) comme moteur d’accumulation; 4) formation de réseaux transnationaux de plateformes numériques se partageant le monde; 5) fin du partage territorial du globe et des sphères de l’existence humaine (y compris la vie quotidienne)10 entre les plus grandes puissances capitalistes.
Le procès des GAFAM
Cette définition provisoire de l’impérialisme algorithmique devra être approfondie, nuancée et modifiée au besoin, mais elle permet tout de même de mettre en lumière certains événements de l’actualité. Par exemple, la récente audition des PDG de Apple, Google, Amazon et Facebook devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine visait à condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’hégémonie des GAFAM est à la fois l’expression de l’impérialisme américain, mais aussi une menace pour le principe sacro-saint de la libre concurrence capitaliste.
Comme le note un article du Devoir : « Les patrons ont pu faire valoir leurs arguments, surtout lors des propos liminaires, les parlementaires ne leur laissant qu’assez peu la parole lors de la séance de questions et réponses. Tous en appellent à la fibre patriotique des élus. Leurs sociétés, « fièrement américaines », dixit Mark Zuckerberg, doivent leur succès aux valeurs et lois du pays — démocratie, liberté, innovation, etc. « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays », insiste le jeune milliardaire. Les GAFA mettent aussi en avant leurs investissements, les créations d’emplois aux États-Unis, et assurent favoriser la concurrence et faire face à une concurrence féroce. »11
Bien sûr, les membres de la commission ont mis en évidence le fait que Mark Zuckerberg et autres dirigeants des GAFAM enfreignent les lois antitrust12 de différentes façons. La stratégie qui consiste à faire vibrer la fibre patriotique des États-Unis, pour que les élus sceptiques expriment de la compassion face à la « concurrence féroce » à laquelle sont soumis les géants du numérique, montre ici que la Chine apparaît comme le grand ennemi aux valeurs anti-américaines qui pourrait un jour dominer le monde. Doit-on pour autant penser que les États-Unis sont sur le point d’appliquer les lois antitrust pour démanteler les GAFAM? Nul ne le sait encore, mais il faut garder en tête que les États-Unis sont confrontés à leur potentiel déclin face à la Chine, et que des actions trop robustes du côté des GAFAM pourraient nuire à leurs intérêts économiques, géopolitiques et militaires à moyen et long terme. Jean-Robert Sansfaçon montre bien ce dilemme dans sa dernière chronique :
« Cela dit, à l’exception de quelques élus plus sensibles à l’importance d’une réelle concurrence et du respect des droits des usagers, la majorité des représentants au Congrès restent fermement solidaires de leurs entreprises à succès malgré la critique. Et même si le président Trump promet de les mettre au pas après avoir lui-même vu ses fausses nouvelles censurées, il n’en reste pas moins leur plus grand défenseur lorsqu’elles font l’objet de poursuites judiciaires ou fiscales à l’étranger. Combien de milliards ces multinationales ont-elles pu rapatrier à taux d’imposition réduit grâce à la réforme fiscale de Donald Trump, en 2017? Malgré des critiques bien senties, les élus américains sont d’abord soucieux de l’importance pour l’Amérique de maintenir sa domination sur le monde numérique face au concurrent chinois menaçant, tant sur le plan économique que militaire. »13
Démanteler l’oligarchie
Somme toute, l’impérialisme américain basé sur l’hégémonie des grandes plateformes du capitalisme algorithmique représente l’un des principaux enjeux de notre époque. La lutte contre l’impérialisme algorithmique devrait être une priorité tant pour la gauche, soucieuse de justice sociale et économique, que pour le mouvement indépendantiste, qui milite pour la souveraineté populaire et nationale.
Cela dit, des réformettes sociales-démocrates ou la simple souveraineté politico-juridique d’un État indépendant ne sauraient faire le poids face à l’oligarchie des GAFAM, l’impérialisme américain et la montée rapide du capitalisme autoritaire chinois. Seule une perspective internationaliste et résolument anticapitaliste peut orienter nos réflexions, actions collectives et réformes radicales pour viser le démantèlement du capitalisme algorithmique.
1 L’expression « capitalisme algorithmique » a été utilisée pour la première fois par Michael A. Peters dans son texte Algorithmic capitalism in the Epoch of Digital Reason (2017). http://www.uta.edu/huma/agger/fastcapitalism/14_1/Peters-Algorithmic-Capitalism-Epoch.htm. Moi et mon collègue Jonathan Martineau sommes en train d’écrire un livre qui propose une théorisation plus complète de cette reconfiguration du capitalisme, lequel devrait être publié en 2021. Notre conception du capitalisme algorithmique recoupe celle du AI-capitalism analysé par Nick Dyer-Whitehford, Atle Mikkla Kjøsen et James Steinhoff dans Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Pluto Press, London : 2019.
2 Pour une analyse détaillée du digital labor, voir Antonio Casilli. En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil : Paris, 2020.
3 L’Internet des objets désigne l’interconnexion croissante entre l’Internet, les objets physiques (électroménagers, voitures, etc.) et les environnements humains (maisons intelligentes, villes intelligentes), laquelle accélère la circulation de données entre le monde matériel et le monde numérique.
10 Les plateformes numériques et les algorithmes prennent une place toujours plus grande dans nos vies de tous les jours, notamment pour communiquer avec nos ami·e·s via les médias sociaux, ordinateurs et téléphones intelligents. De plus, l’arrivée de l’Internet des objets multipliant les biens physiques branchés sur le réseau (lits, brosses à dents, réfrigérateurs, voitures, etc.) fait en sorte que la logique algorithmique se déplace du « monde en ligne » vers le « monde réel », en faisant sauter la distinction entre les deux.
12 Les lois antitrust, apparues vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, sont des lois visant à réduire la concentration du pouvoir économique de trusts ou monopoles, comme les empires de John Rockefeller et Andrew Carnegie dans les domaines du pétrole et de l’acier par exemple. Microsoft a fait l’objet d’une poursuite judiciaire et d’une application de loi antitrust en 2001.
Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en mars 2013, le durcissement de la législation envers toute forme de dissidence sur la Toile – et plus largement à l’endroit de la société civile – semble révéler une certaine « tentation totalitaire du régime[i] » et donne un aperçu de « la nouvelle ère[ii] » annoncée par le président chinois en clôture du 19e congrès du Parti communiste.
La nouvelle révolution culturelle de l’Internet chinois
Le 24 octobre dernier, les délégué·e·s présent·e·s au congrès du Parti communiste chinois (PCC) ont confié un deuxième mandat d’une durée de cinq ans au président Xi Jinping en plus d’inscrire noir sur blanc dans la charte du PCC les grandes lignes de sa pensée[iii], le plaçant ainsi de facto aux côtés de Mao Zedong, père de la République populaire de Chine (RPC). Depuis l’arrivée au pouvoir en 2013 de celui que plusieurs surnomment Xi Dada (tonton Xi), le gigantesque dispositif de surveillance et de censure d’Internet – connu sous le nom de Grande Muraille électronique, ou de cybermuraille – n’a cessé de voir ses prérogatives étendues et ses outils de censure renforcés[iv].
La campagne de « purification d’Internet[v] » lancée au printemps 2014 est, à ce titre, un exemple parmi tant d’autres de cette volonté de l’État chinois d’accroître son arsenal législatif sur la Toile afin de lutter contre tout contenu jugé immoral ou illégal. Officiellement présentée comme étant l’occasion d’identifier et de supprimer les contenus à teneur pornographique, cette campagne provoqua de nombreuses réactions parmi les internautes né·e·s au lendemain des événements de Tian’anmen. Plusieurs moquèrent le rigorisme de cette nouvelle mesure et osèrent faire le rapprochement avec la Révolution culturelle maoïste des années 1950 en déclarant : « Finalement, nous aussi nous aurons notre Révolution culturelle[vi]. »
Aujourd’hui, cette révolution est en marche et l’État chinois semble peu enclin à plaisanter avec le contrôle de son cyberespace. De fait, c’est dans le contexte d’une cristallisation de la répression exercée par l’appareil sécuritaire que le 7 novembre 2016, le parlement chinois a adopté une loi obligeant les entreprises étrangères à coopérer afin de « protéger la sécurité nationale[vii] », tout en resserrant les règles liées à l’activité des internautes. Cette mesure rejoint d’ailleurs la longue liste de lois qui, depuis 2013, visent à renforcer la mainmise du pouvoir chinois sur la toile et par là même, étendre son contrôle sur la société civile.
Éloigner l’extérieur pour mieux contrôler l’intérieur
Historiquement, la Grande Muraille électronique semble s’inscrire dans une certaine continuité de la logique politique adoptée par le pouvoir chinois qui consiste à préserver sa légitimité politique à travers un contrôle systématique de sa population. Effectivement, d’un point de vue historique, le pouvoir central chinois a constamment cherché à fonder, à ériger, voire à édifier son pouvoir sur une structure, à la fois concrète et symbolique, une structure qui protège en même temps qu’elle enferme : le mur. C’est du moins la théorie du sinologue américain Owen Lattimore qui, en 1937, avançait l’idée selon laquelle « la construction de murs semble s’inscrire dans l’identité collective chinoise dès ses débuts »[viii]. Ce « réflexe du mur[ix] » qui consiste à édifier des murailles – dont la Grande Muraille de Chine est en soi l’expression la plus concrète – afin de préserver l’intégrité de l’empire[x] serait, selon cette lecture, le fruit d’une longue tradition d’un pouvoir qui a continuellement cherché à éloigner l’extérieur pour mieux contrôler l’intérieur. À cet égard, la cybermuraille semble donc être une forme de réactualisation moderne de cette doctrine politique millénaire présente sous les différentes dynasties ayant dirigé la Chine.
Le contrôle d’Internet comme logique de conservation du pouvoir
Si en 2018, à l’heure de l’extension rapide du Web chinois – 772 millions d’internautes recensé·e·s au 1er février 2018[xi] contre 5000 en 1995[xii] – les autorités tendent à accroître leur emprise sur l’Internet en développant massivement les capacités de la cybermuraille, c’est que le pouvoir cherche aujourd’hui avant tout à évacuer toute source potentielle d’instabilité intérieure, alors même que la Chine entend désormais jouer le rôle de leader de premier plan sur la scène internationale. Néanmoins, malgré l’apparent sursaut autoritaire constaté ces dernières années, le développement des mécanismes de contrôle de l’Internet n’est pas nouveau et a commencé bien avant l’ascension au pouvoir du président Xi Jinping[xiii]. En effet, la Grande Muraille électronique, qui ceinture aujourd’hui le réseau chinois, a d’abord été pensée et conçue à la fin des années 1990 comme un dispositif de surveillance et de contrôle susceptible de préserver la légitimité d’un régime faiblissant et en proie à un « sentiment d’insécurité persistant[xiv] » depuis le soulèvement populaire de la place Tian’anmen au printemps 1989.
Symptôme chinois emblématique de l’effondrement du communisme comme « système de valeur[xv] » à l’aube des années 1990, Tian’anmen a eu pour effet d’inciter le PCC à revoir son modèle de gouvernance ainsi qu’à repenser sa logique politique. C’est d’ailleurs durant cette période de forte instabilité que le Parti décida de mettre son destin en jeu en favorisant le développement de nouveaux secteurs de croissance économique susceptibles de raviver le nationalisme et de saper les critiques adressées au régime[xvi]. Ainsi, dès son apparition en 1994, Internet fut rapidement considéré par le gouvernement chinois comme un outil au fort potentiel économique et stratégique[xvii] devant faire l’objet d’un développement strictement encadré par l’État. Son développement exponentiel lors des deux années qui suivirent obligea le pouvoir à prendre conscience de l’importance d’assurer l’étanchéité du réseau vis-à-vis de l’influence étrangère – perçue comme « déstructurante et déstabilisatrice[xviii] » – au risque de voir s’effriter la stabilité politique chèrement retrouvée depuis la répression sanglante de Tian’anmen.
La cybermuraille comme vaste dispositif de surveillance de masse
Conçue au départ comme un mur d’enceinte virtuel ayant pour objectif de ceinturer l’ensemble du réseau chinois et d’en contrôler les points d’accès[xix], la cybermuraille fut donc peu à peu érigée comme un immense dispositif voué à capter et récolter les données présentes sur la Toile tout en préservant l’intégrité du régime contre d’éventuelles pressions extérieures. C’est donc essentiellement à des fins de régulation et de contrôle qu’à partir de 1996, le ministère de la Sécurité publique (MSP) lança, avec l’aide de plusieurs firmes étrangères, le vaste projet de Bouclier d’or (Jin Dun) – à l’origine de la Grande Muraille électronique – sorte de gigantesque pare-feu informatique intégré directement au réseau chinois. Parmi les entreprises ayant participé à l’élaboration de ce projet, on retrouve une société canadienne aujourd’hui disparue, Nortel Networks. Celle-ci avait alors activement participé au développement des capacités de traçage et de filtrage du dispositif en concevant l’outil Internet Personnel ayant pour tâche de rendre possible l’identification des abonné·e·s en établissant un lien direct entre leur adresse IP (Internet Protocol) et leur véritable identité[xx].
D’un point de vue technique, la Grande Muraille s’apparente donc aujourd’hui à un dispositif informatique dont l’objectif principal est la surveillance de masse. Autrement dit, comme l’explique André Mondoux, professeur à l’École des médias de l’UQAM, comme tout dispositif de surveillance de masse, la cybermuraille implique une collecte massive de données (big data) en vue d’anticiper et de gérer les flux d’informations présents sur le réseau[xxi]. Véritable tour de contrôle d’Internet, le fonctionnement de la Grande Muraille électronique repose principalement sur des outils de traçage, de « filtrage et de blocage[xxii] » visant à maîtriser la circulation de l’information[xxiii] par le suivi et l’altération des processus informatiques impliquant les adresses IP, les filtres DNS et les URLpermettant l’accès à certains sites présent sur le World Wide Web (www).
Cyberpolice, responsabilisation pénale et autocensure
En plus de bénéficier d’une architecture informatique extrêmement sophistiquée, le dispositif de surveillance mis en place par le gouvernement chinois s’appuie également sur une « patrouille policière de surveillance permanente[xxiv] », composée d’environ 50 000 fonctionnaires chargé·e·s d’écumer le web à la recherche de propos séditieux. À cela s’ajoute également un système électronique de délation en « temps réel » prenant la forme de deux mascottes virtuelles en uniforme nommées Jinging et Chacha. Couramment utilisé, ce système vise à « encourager la participation [des] internaute[s] au contrôle de l’Internet[xxv] » qui, d’un simple clic, peuvent alerter les autorités pour toute infraction aperçue sur la Toile[xxvi]. Aussi, en plus d’assurer une censure intégrale des contenus jugés illégaux ou inopportuns, l’État chinois procède également à une forme de « canalisation de l’opinion publique[xxvii] » grâce à la collaboration active de centaines de milliers de militant·e·s du PCC surnommé·e·s wu mao dang, responsables d’inonder les espaces de discussion virtuels de commentaires favorables au régime[xxviii].
Cette surveillance aussi active que massive exercée par l’appareil sécuritaire de l’État chinois se résume en une sorte de panoptique faisant constamment planer le doute quant à l’éventualité d’être épié·e ou dénoncé·e. Ce « système de responsabilisation[xxix] » destiné à encadrer et orienter le comportement des usagères et usagers ainsi que des fournisseurs d’accès à Internet est fondé sur l’autocensure de quiconque formule, véhicule ou héberge des propos jugés « subversifs[xxx] » ou contrevenant à la loi. Depuis 2013 et l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la loi prévoit d’ailleurs une peine allant jusqu’à trois ans de prison pour toute publication de rumeurs ou de messages « délictueux » vue plus de 5 000 fois ou partagée plus de 500 fois[xxxi] sur Weibo, populaire site de microblogues semblable à Twitter.
En outre, les autorités chinoises médiatisent abondamment les arrestations de cyberdissident·e·s, tout en maintenant le flou sur la ligne à ne pas franchir, renforçant ainsi l’autocensure des fournisseurs d’accès à Internet, ainsi que des internautes[xxxii], par « principe de précaution[xxxiii] ». Certaines prises de position telles que « signer une pétition en ligne, appeler à la réforme, critiquer ouvertement le gouvernement, faire référence aux événements de Tian’anmen, soutenir la secte Falungong ou les dissident·e·s politiques[xxxiv] » demeurent toutefois lourdes de conséquences. À l’heure actuelle, la principale difficulté rencontrée par les internautes chinois·es soumis·es à une « législation et une répression sévères[xxxv] » réside ainsi essentiellement dans le fait que « le champ des sujets inabordables ou sensibles[xxxvi] » est encore particulièrement étendu et peu balisé. En l’occurrence, tout sentiment contestataire exprimé au sein de l’espace public est passible de sanctions et est la plupart du temps durement réprimé. Dans ce contexte, le seul fait de manifester ou de participer à une grève relève de « formes d’engagement très avancées[xxxvii] ».
Vers une société de contrôle ?
La tendance observée ces dernières années révèle que la crispation du régime sur la question de la surveillance d’Internet coïncide généralement avec l’existence de contextes sociopolitiques particuliers. Les années 2008 et 2009 sont d’ailleurs assez révélatrices de ces pratiques cycliques d’un pouvoir cherchant à accroître ses capacités de surveillance et de censure lors d’événements susceptibles de le déstabiliser. Durant cette période, la Chine a successivement détrôné les États-Unis comme premier pays en nombre d’internautes[xxxviii], réprimé durement de violentes émeutes au Tibet au début du mois de mars 2008[xxxix], accueilli à Pékin les premiers Jeux olympiques de son histoire, en plus d’étouffer un nouveau soulèvement populaire de la minorité ouïghoure au Xinjiang à l’été 2009[xl]. Ces événements ont mis une pression politique et médiatique énorme sur le pouvoir et ont incité le président d’alors, Hu Jintao, à resserrer l’emprise de l’État sur les médias[xli] tout en augmentant considérablement les outils mis à la disposition des organes de sécurité et des corps policiers du pays.
Par conséquent, au cours des derniers mois et notamment en prévision du 19e congrès du PCC d’octobre dernier, le gouvernement chinois a logiquement redoublé d’efforts afin que soit respecté le « nouveau corpus[xlii] » de lois sécuritaires, entérinant de fait « un encadrement accru de la société civile et une persécution assumée des voix critiques[xliii] ». L’entrée en vigueur le 1er février dernier d’une nouvelle loi interdisant aux citoyen·ne·s chinois·es l’usage de VPN (Virtual Private Network) – à l’instar de la Russie ayant interdit leur l’utilisation depuis le 31 juillet 2017 – tend à démontrer encore une fois la volonté de l’État chinois d’accroître son contrôle sur la Toile. Cette nouvelle mesure, qui vise à empêcher tout contournement de la Grande Muraille par les internautes, semble être en parfaite adéquation avec la mise en place progressive d’une société de contrôle étendue et très sophistiquée, usant des dernières avancées de l’industrie du big data et de l’intelligence artificielle pour étendre son emprise sur les derniers interstices ayant pu échapper à son regard.
Crédit photo: Dominik Vanyi
[i] Brice Pedroletti, 27 décembre 2017, « Comment Xi Jinping a réinventé la dictature », Le monde.
[ii] Ibid.
[iii] Ibid.
[iv] Séverie Arsène, 2017. « L’opinion publique en ligne et la mise en ordre du régime chinois », Participations, vol. 1, n° 17, p. 50.
[v] Dulu Meiti, 7 mai 2014, « Chine. Au nom de la lutte contre la pornographie », Courriel international.
[vi] Ibid.
[vii] Ludovic Ehret (AFP), 7 novembre 2016.,« La Chine adopte une loi pour mieux surveiller Internet », Le Devoir.
[viii] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 90.
[ix] Ibid., p. 91.
[x] Ibid., p. 92.
[xi] AFP, 1er février 2018, « La Chine compte plus de 770 millions d’internautes », La Presse, Pékin.
[xii] Frédérick Douzet, 2007, « Les frontières chinoises de l’Internet », Hérodote, vol. 2, n° 125, p. 128.
[xiii] Op.cit., Séverine Arsène, p. 48.
[xiv] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 105.
[xv] Ibid., p. 104.
[xvi] Ibid., p. 104.
[xvii] Ping Huang et Michèle Rioux, 2015, « Gouvernance de l’Internet – vers l’émergence d’une cyberpuissance chinoise ? », Monde chinois, vol. 1, n° 41, p. 81.
[xviii] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 93.
[xix] Entrevue téléphonique réalisée le 23 janvier 2018 avec Olga Alexeeva, professeure d’histoire à l’UQAM, spécialiste en géopolitique de la Chine.
[xx] Ibid., p. 103.
[xxi] Entrevue téléphonique réalisée le 22 janvier 2018 avec André Mondoux, professeur à l’École des médias de l’UQAM, spécialiste des technologies de l’information, de la surveillance et des idéologies.
[xxii] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 102.
[xxiii] André Mondoux, 22 janvier 2018.
[xxiv] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 101.
[xxv] Ibid.
[xxvi] Ibid.
[xxvii] Op.cit., Séverine Arsène, p. 44.
[xxviii] Op.cit., Marie-Hélène Pozzar, p. 101.
[xxix] Ibid., p. 100.
[xxx] Ibid., p. 101.
[xxxi] Brice Pedroletti, 16 octobre 2017, « L’Internet chinois en voie de glaciation », Le Monde.
[xxxii] Op.cit., Frédérick Douzet, p. 130.
[xxxiii] Ibid., p. 135.
[xxxiv] Ibid., p. 135.
[xxxv] Ibid., p. 130.
[xxxvi] Ibid., p. 130.
[xxxvii] Op.cit., Séverine Arsène, p. 37.
[xxxviii] Op.cit., Huang Ping et Michèle Rioux, p. 81.
[xxxix] Op.cit., Séverine Arsène, p. 43.
[xl] Ibid., p. 43.
[xli] Ibid.
[xlii] Op.cit., « Comment Xi Jinping a réinventé la dictature », Le Monde.
« On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c’était le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. » – Montesquieu, De l’esprit des lois
Cette citation nous semble aujourd’hui bien lointaine, issue d’une époque naïve qui envisageait la modernité économique comme une force de progrès, transformant les hommes en êtres apaisés et endiguant les pulsions violentes. Le commerce, en engendrant une forme d’interdépendance entre les peuples, rendrait caduque la guerre, vue comme une action qui irait contre les intérêts de chacun en nuisant aux échanges.
Ce début de XXIe siècle nous offre une contradiction saisissante avec cette conception issue des Lumières. Séparée de la France de Montesquieu par plusieurs océans et une poignée de siècles, la mer de Chine méridionale connaît de nos jours une période de tensions sans précédent entre plusieurs puissances commerciales. Dans un monde globalisé, où les États sont effectivement devenus interdépendants, le contrôle des routes commerciales s’est transformé en enjeu majeur. Ces dernières années, l’accroissement de la présence militaire dans la région fait peser le risque d’un conflit.
Essayer de comprendre les enjeux qui structurent ce conflit semble parfois tenir, pardonnez le mauvais jeu de mots, du casse-tête chinois. Dans cet article, nous tenterons d’effectuer un panorama succinct de cette question, en allant, au travers de cercles concentriques, du plus local vers le plus global.
Une décision historique
Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage, siégeant à La Haye aux Pays-Bas, rendait une décision historique[i] dans le conflit entre la République populaire de Chine et les Philippines, faisant la une des journaux du monde entier[ii]. Depuis le mois d’avril 2012, les deux États s’affrontaient au sujet d’un minuscule atoll situé au large de l’île de Luçon : le récif de Scarborough. Les Philippines considéraient qu’elles disposaient sur ce récif, méconnu jusqu’alors, d’une souveraineté absolue. Mais durant ce mois d’avril 2012, des pêcheurs chinois s’y aventurèrent et la marine philippine tenta de les intercepter, marquant le commencement d’un conflit qui dure encore aujourd’hui. Ces pêcheurs purent échapper à la poursuite, défendus par des navires de surveillance chinois. Peu après, la marine chinoise a pris le contrôle du récif, entraînant sa possession de facto par la république communiste. En 2016, peu avant que la Cour permanente d’arbitrage rende son verdict, des navires chinois étaient encore repérés autour du récif[iii].
Depuis 2012, le récif de Scarborough n’a cessé d’envenimer les relations politiques entre les deux États. Cette dispute autour d’une poignée de rochers a déclenché une réaction en chaîne d’expressions nationalistes. On pourrait presque s’amuser devant le concours de plantage de drapeaux auquel se sont adonnés les ressortissants des deux pays, qu’il soit mené par la chaîne de télévision chinoise Dragon TV ou par des manifestants-es philippins-es[iv]. Des manifestations de plusieurs centaines d’activistes ont ainsi été constatées à Manille[v].
Il faut dire que les déclarations des dirigeants des deux États n’ont pas aidé à neutraliser les rancœurs. L’ancien président philippin, M. Benigno S. Aquino III, a ainsi comparé l’attitude chinoise à l’invasion de la Tchécoslovaquie par Adolf Hitler en 1938[vi]. Son successeur, le sulfureux Rodrigo Duterte, a même affirmé durant la campagne électorale qu’il n’hésiterait pas à grimper sur un jet-ski et à se rendre sur les territoires contestés pour y planter fièrement un drapeau philippin[vii].
Le président Aquino a cependant recherché une réponse au conflit par le biais du droit international en déposant une requête devant la Cour permanente d’arbitrage. Le 12 juillet 2016, après quatre années de lutte, David a finalement triomphé de Goliath, le titan chinois subissant une rebuffade sans précédent. L’arbitrage a été rendu selon une disposition spécifique de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) statuant qu’en cas de mésentente concernant la procédure de règlement d’un conflit, l’arbitrage devra le régler[viii]. La Chine a refusé de participer à la procédure entamée par les Philippines, rejetant dès le départ son fondement.
Cette décision inédite s’inscrit dans le cadre plus vaste de l’affirmation de la souveraineté chinoise en mer de Chine méridionale. Pour quelles raisons une cour d’arbitrage internationale s’est-elle donc penchée sur un conflit autour de quelques cailloux ? C’est ce que nous allons voir.
Une ligne et un traité
La « ligne en neuf traits ». Un nom étrange, surprenant, qui malgré son caractère abscons dénote une volonté sans faille d’affirmation par un État aux velléités hégémoniques de sa domination sur l’espace sud-asiatique. Une revendication qui pourrait mener la région au chaos.
La « ligne en neuf traits » est une délimitation en pointillés (ou plutôt en neuf traits, littéralement) qui englobe entre 85 et 90 % de la mer de Chine méridionale. Cet espace inclut donc le récif de Scarborough, mais aussi les îles Spratleys, les îles Paracels et les îles Pratas, toutes au centre de conflits territoriaux. La ligne a été mise en avant pour la première fois en 1947 par le gouvernement de la République de Chine[ix]. La République populaire de Chine, proclamée en 1949 après la victoire des communistes, n’a fait que reprendre le concept. Celui-ci se base sur l’idée que la Chine dispose de droits historiques sur cet espace, incluant les terres, les fonds marins et les eaux qui le composent[x]. La Chine disposerait ainsi de droits de pêcherie, d’exploitation des ressources naturelles et, éventuellement bien que non affirmé, de la possibilité d’imposer des droits de passage.
La revendication chinoise est très faible juridiquement, l’argument historique n’étant pas valable. Par comparaison, on pourrait imaginer l’Italie revendiquant la souveraineté sur la majorité de la Méditerranée sur la base de sa domination par l’Empire romain. L’absence de base légale est donc très pénalisante. La Cour permanente d’arbitrage, en rendant son verdict, a totalement rejeté l’existence d’une telle délimitation en réaffirmant la primauté du droit international.
Tout se complexifie lorsqu’on aborde le droit international et plus précisément l’application d’un traité particulier: la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette convention, élaborée à partir de 1958 et définitivement achevée par sa signature à Montego Bay en 1982, est venue définir le régime juridique applicable concernant la détermination de la souveraineté des États sur les océans. Par exemple, la convention définit les eaux territoriales comme la mer s’étendant jusqu’à 12 miles marins des côtes d’un État. Au-delà se situe une zone contiguë, large de 12 miles marins également. La zone économique exclusive (ZEE), élément crucial dans le conflit, s’étend jusqu’à 200 miles marins à partir de la ligne de base d’un État (la limite entre le domaine émergé et le domaine maritime d’un État)[xi]. Une ZEE permet à un État de détenir un droit souverain en ce qui concerne l’exploitation des ressources au sein de cet espace. La possession des récifs de Scarborough, même si ce sont de simples rochers, permettrait donc un certain contrôle au sein de la ZEE qui les entoure, par exemple la concession de droits de pêche.
La Chine, en ratifiant la convention de Montego Bay, a par conséquent accepté ses dispositions établissant les droits souverains des États, dispositions qui sont en contradiction totale avec les revendications de la « ligne en neuf traits ». La Cour permanente d’arbitrage a donc dû trancher ce conflit entre droits historiques et droit issu de la conclusion d’un traité.
La réponse de la Cour permanente d’arbitrage est bien sûr allée dans le sens des Philippines, rejetant le concept de « ligne en neuf traits » du fait d’un manque de fondement juridique. De plus, le tribunal a statué que le récif de Scarborough n’était pas une île, ce qui aurait ouvert la voie à une ZEE de 200 miles marins, mais en réalité de simples rochers, uniquement dotés d’une ZEE de 12 miles marins[xii]. Le tribunal a par ailleurs décidé que les récifs Mischief et Second Thomas, également inclus dans la requête, faisaient partie de la ZEE des Philippines. La Chine y avait effectué plusieurs constructions afin de marquer sa souveraineté; la cour exigea leur démantèlement.
Cette décision, qui pourrait potentiellement avoir des implications majeures, s’inscrit dans un contexte tendu. Endiguer les ambitions de la Chine est devenu une priorité pour les États de la région, et même au-delà.
« L’impasse mexicaine »
On compare souvent la mer de Chine méridionale à un mexican standoff, ou « impasse mexicaine » dans la langue de Molière, cet archétype de séquence cinématographique le plus souvent observée dans le genre western. Durant une telle scène, un ensemble de personnages armés se mettent mutuellement en joue, aucun ne se risquant à appuyer le premier sur la détente. Chaque État fourbit ainsi ses armes, montrant ses muscles et bombant le torse, afin d’intimider l’adversaire et d’affirmer ses droits. Aucun n’a encore osé appuyer sur la détente, mais la situation n’en est pas moins inquiétante. La plupart des États impliqués entretiennent un conflit larvé avec la Chine, les récifs de Scarborough, les îles Spratleys et les îles Paracels étant au centre des convoitises.
Il faut avouer que les enjeux sont colossaux. Le montant des marchandises traversant la mer de Chine méridionale représente, au bas mot, environ 5 billions de dollars[xiii] et plus ou moins un tiers des chargements de pétrole de la planète. Dans ce cadre, on comprend parfaitement qu’une Chine aux volontés hégémoniques envisage un contrôle absolu sur la région. D’autant plus que cette mer contiendrait des ressources pétrolières faramineuses. La Chine a d’ailleurs par exemple commencé des explorations dans les îles Paracels au travers de la China National Offshore Oil Corporation, troisième compagnie pétrolière du pays. Il faut bien sûr souligner qu’elle a totalement fait fi des réclamations et revendications du Viêt Nam.
Cette « impasse mexicaine », avec un ensemble de pays penchés autour d’un trésor le couteau entre les dents, mène à la militarisation de la région. Ce serait un travail titanesque de tenter de recenser tous les efforts de militarisation effectués par les États bordant la mer de Chine. Ce qui inquiète particulièrement la communauté internationale ces derniers mois est la construction d’îles artificielles par la Chine sur les récifs contestés. Dans un article datant du 27 octobre 2015, le New York Times s’est attelé à faire un recensement des zones concernées[xiv]. La Chine a ainsi construit des bâtiments militaires, des ports et même des pistes d’atterrissage. Ces constructions garantissent à la Chine un contrôle des zones concernées, lui permettant d’envoyer des patrouilles afin d’encadrer la région. Ces actions ont des conséquences écologiques particulièrement importantes, les Chinois draguant les fonds marins et les acheminant au travers de tuyaux sur les récifs émergés, ravageant la flore marine locale. Ces travaux, d’une ambition sans égale, soulèvent une inquiétude grandissante au sein de la communauté internationale. La Cour permanente d’arbitrage a par ailleurs condamné ces actions, affirmant que la Chine n’avait pas le droit de créer des îlots artificiels dans le territoire souverain des Philippines. La république communiste semble donc menacer un équilibre fragile en mer de Chine méridionale.
D’autant plus qu’un acteur extérieur à la région est venu s’imposer comme un joueur majeur : les États-Unis. Depuis 2012, une politique de réorientation stratégique a été établie par le président Barack Obama. On a alors parlé de « pivot asiatique ». L’idée était ainsi de se désengager du Moyen-Orient et de considérer l’Asie du Sud-Est comme le cœur stratégique de la politique étrangère américaine. Cela devait passer, entre autres, par le renforcement des alliances locales afin de contrebalancer l’hégémonie régionale de la Chine[xv]. Pensons par exemple à l’accord de partenariat transpacifique, aussi connu sous le nom de Trans-Pacific Partnership Agreement (TPP). Cet accord, en créant un espace de libre-échange entre les États-Unis et un certain nombre de pays de la région (Malaisie, Singapour, Viêt Nam, Japon et Brunei), permettrait de peser contre les multiples initiatives chinoises, que ce soit la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (sorte de FMI à la chinoise) ou bien le projet de nouvelle route de la soie dont le président Xi Jinping a fait son cheval de bataille.
Revenons toutefois à nos affaires. Les États-Unis s’impliquent militairement en mer de Chine. Même s’ils n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ils se permettent toutefois d’effectuer ce qu’ils appellent des Freedom of navigation operations (FONOPS), c’est-à-dire des exercices militaires à grande échelle ayant pour objectif de signifier la nécessité de respecter la liberté de navigation, principe consacré par les Nations unies. Début 2016, le commandant des forces militaires américaines pour l’Asie-Pacifique a ainsi déclaré que le nombre de FONOPS devrait être accru dans les prochaines années. Peu de temps avant, en octobre 2015, le navire USS Lassen, un destroyer armé de missiles guidés, avait effectué une opération aux alentours des îles Spratleys. Une seconde opération de ce type a eu lieu le 30 janvier 2016 dans la zone des îles Paracels[xvi]. À nouveau, les États-Unis se sont manifestés le 10 mai 2016[xvii]. Le 18 juin, peu avant que la Cour permanente d’arbitrage ne rende son arrêt, les États-Unis effectuaient un exercice plus imposant en envoyant deux porte-avions, le John C. Stennis et le Ronald Reagan, 140 avions, un certain nombre de navires et 12 000 marins[xviii] au large des Philippines. On constate donc une gradation dans la stratégie militariste américaine.
Les États-Unis ne sont pas les seuls à participer à cette escalade. Ainsi, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie et Singapour, tous signataires du Five Power Arrangement, ont intensifié l’exercice annuel Bersama Shield, menant des opérations à grande échelle en avril 2016 au large de la Malaisie et de Singapour[xix]. L’Indonésie a elle-même formé plus de 2 000 soldats de ses troupes afin d’affirmer sa souveraineté sur les îles Natunas[xx], bien qu’elles ne soient pas directement menacées par la Chine.
On observe ainsi un rejet de l’hégémonie chinoise, manifesté par une hausse des opérations militaires ayant un objectif de dissuasion. Tout cela a par ailleurs été accompagné par un renforcement des capacités militaires des pays de la région, spécifiquement au travers d’achat de matériel. Cependant, la Chine n’est pas restée sans répondre. Au-delà des nombreux exercices qu’elle a pu mener et de la construction de bases artificielles sur les îlots en jeu, la Chine a pour ambition de marquer son statut de grande puissance. Ainsi, durant la réunion du G7 à Hangzhou, le 12 septembre 2016, la Chine et la Russie, à la grande surprise des observateurs et observatrices, ont effectué un exercice à grande échelle en mer de Chine[xxi]. Un nouvel alignement se dessinerait donc, la Russie se joignant à la Chine au sein d’une lutte visant à contrebalancer la puissance américaine. Nous ne savons pas encore quelle sera l’ampleur de ce réalignement, mais l’avenir s’annonce sombre.
À suivre ?
Certains-es observateurs-trices craignent que ces tensions puissent servir de casus belli, que quelques rochers en viennent à se substituer à un archiduc et risquent de mener vers une guerre d’ampleur dans la région sous l’impulsion d’une Chine aux velléités hégémoniques et révisionnistes. Ce point de vue reste bien sûr fortement pessimiste même si on peut ressentir une certaine inquiétude.
La Chine a refusé d’accepter la décision de la Cour permanente d’arbitrage, arguant qu’elle n’affecterait aucunement sa politique en mer de Chine méridionale, s’inscrivant ainsi dans la ligne qu’elle avait annoncée depuis plusieurs années[xxii]. Il semblerait donc que le droit international ne soit pas capable de s’imposer dans cette situation. Que reste-t-il donc ? La diplomatie fonctionne à plein régime, mais elle semble elle aussi être dans une impasse. Les tensions militaires paraissent de plus en plus inéluctables.
Ces dernières semaines, des remous se sont à nouveau fait sentir. À la surprise générale, Rodrigo Duterte, le nouveau président philippin, souvent comparé à Donald Trump, a entamé une campagne agressive de désengagement auprès des États-Unis et de réalignement sur le géant chinois. En effet, M. Duterte n’a pas hésité, le 5 septembre 2016, à traiter le président américain de « fils de pute », entraînant l’annulation de la visite officielle prévue par celui-ci aux Philippines[xxiii]. Cette insulte a par la suite été suivie de menaces visant à renvoyer les 600 militaires américains basés dans le sud du pays dans le cadre d’un pacte visant à lutter contre le terrorisme. Le 7 octobre 2016, un pas de plus a été fait dans la dégradation des relations entre les États-Unis et les Philippines. En effet, le ministre de la défense philippin a annoncé que le gouvernement allait suspendre les patrouilles navales conjointes en mer de Chine méridionale[xxiv]. Si cette action est due en partie aux critiques américaines concernant la politique ultraviolente dans la lutte contre le trafic de drogue menée par M. Duterte, elle pose des questions quant à l’avenir des tensions en mer de Chine.
La décision de la Cour permanente d’arbitrage devrait donc définitivement rester lettre morte, le président philippin ayant clairement renoncé à lutter pour la souveraineté sur le récif de Scarborough. Si ce réalignement ne devait pas affecter la stratégie globale des États-Unis, il dénote cependant l’accroissement de l’influence de la Chine. Vu la violence des échanges, nous ne devrions probablement pas voir les tensions se dissiper dans les prochains mois.
La mer de Chine méridionale est donc la preuve que la globalisation de l’économie n’est pas forcément un facteur de pacification, contrairement à ce qu’affirme la pensée libérale. Au contraire, l’essor d’un nouvel hégémon aux ambitions prédatrices vient se confronter à la domination d’une Amérique en déclin. Il reste à espérer que ce nouvel ordre international en formation ne se transforme pas en affrontement violent. Une poignée de rochers ne valent pas une guerre.
CRÉDIT PHOTO: U.S. Department of Defense Current Photos
[viii] « China has repeatedly stated that “it will neither accept nor participate in the arbitration unilaterally initiated by the Philippines.” Annex VII, however, provides that the “[a]bsence of a party or failure of a party to defend its case shall not constitute a bar to the proceedings.” » La République des Philippines v. La République populaire de Chine. (12 juillet 2016). Cour permanente d’arbitrage. La Hayes. Site internet : http://www.andrewerickson.com/wp-content/uploads/2016/07/PH-CN-20160712-…
[xii] Carl Thayer (2016). Lawfare: The South China sea ruling. The Diplomat, Août 2016.
[xiii] Robert Klipper (29 mars 2016). Why China might seek to occupy Scarborough shoal. The Diplomat.
[xiv] Derek Watkins (27 octobre 2015). What China Has Been Building in the South China Sea. The New York Times
[xv] Victor Cha (6 septembre 2016). The Unfinished Legacy of Obama’s Pivot to Asia. Foreign Policy.
[xvi] Ankit Panda (7 septembre 2016). It’s Been 120 Days Since Last South China Sea FONOP. So What? The Diplomat.
[xvii] Ankit Panda (10 mai 2016). South China Sea: US Navy Destroyer Assert Freedom of Navigation Near Fiery Cross Reef. The Diplomat.
[xviii] Jane Perlez (18 juin 2016). U.S. Carriers Sail in Western Pacific, Hoping China Takes Notice. The Diplomat.
[xix] Australian Governement, Department of Defense (29 avril 2016). Fiver Power exercise concludes in Malaysia and Singapore. Communiqué du département de la défense australienne.