Le 1er octobre 2020, 12 citoyen·ne·s ont donné le coup d’envoi virtuel du Grand dialogue régional pour la transition socioécologique au Saguenay–Lac-Saint-Jean (Grand dialogue dans le reste du texte). Le projet se présente comme une initiative citoyenne de transformation et d’autodétermination en vue de produire une feuille de route régionale pour la transition socioécologique sur un horizon de 10 ans. La démarche repose sur une ligne directrice clé : mobiliser et mailler toutes les personnes intéressées à coconstruire une vision pour la transition du nord du lac Saint-Jean jusqu’à Petit-Saguenay. La volonté est donc d’animer un dialogue territorial pour identifier les défis, les forces et les aspirations, afin de planifier et d’accélérer collectivement la transition de cette vaste région[1].
En somme, c’est une expérimentation de la transition sociale et écologique unique et une proposition audacieuse, mais aussi risquée. De quelle transition et de quelle démocratie parle-t-on? Quelle est la structure de gouvernance du Grand dialogue? Et concrètement, de quoi s’agit-il? C’est à ces différentes questions que nous répondrons à travers un récit descriptif de ce qu’est le Grand dialogue, qui en est à ses balbutiements. Ce récit est une esquisse de ce qu’il aspire à être, tant dans sa fragilité que dans ce qu’il a de profondément inédit et révolutionnaire.
Une transition transformatrice pour un changement d’échelle
Le Grand dialogue s’insère dans le débat plus large sur la transition socioécologique, débat somme toute éclaté au sein duquel plusieurs conceptions de la transition s’opposent et se complètent. Pour certain·e·s, la transition se résume à la réduction des émissions de gaz à effet de serre[2]. Elle est alors restreinte au remplacement des énergies fossiles par les énergies renouvelables pour assurer la continuité des structures socioéconomiques existantes. On parle alors d’une approche du statu quo ou aussi d’approche par réformes managériales qui correspondent aux appels à une croissance verte ou à un capitalisme vert[3]. D’autres définitions remettent en question plus globalement les structures de gouvernance actuelles et proposent de s’interroger collectivement sur une transformation de l’ensemble de nos systèmes[4]. D’après ces visions, la réduction de la production, de la consommation et la relocalisation des activités économiques sont des objectifs essentiels, tout comme le sont aussi les questions d’inclusion sociale, de santé, de bien-être collectif et d’éducation. Les partisan∙e∙s de ces approches (dites, par exemple, transformatrices[5]) estiment que le modèle du développement capitaliste doit être fondamentalement remplacé parce que reposant, entre autres, sur l’exploitation et la marchandisation de l’humain, du travail et de la nature, ainsi que sur la propriété privée et la croissance infinie[6].
C’est vers cette dernière approche que le Grand dialogue tend en choisissant de considérer la transition comme une démarche globale, pilotée de manière collective et citoyenne. Ce renouveau démocratique est considéré comme le moteur d’une transformation en profondeur des systèmes économiques, politiques, éthiques et culturels pour mettre en place des modèles de développement qui prennent à la fois en compte les besoins humains et l’urgence écologique. Le bien-fondé du projet découle du fait que, malgré les évidences sur la gravité des enjeux auxquels l’humanité est confrontée, la société tarde à se réformer et à s’adapter de manière convaincante. L’implication citoyenne proactive est jugée comme plus que jamais nécessaire par les membres à l’origine du projet, car la majorité des décisions politiques prises actuellement dans la région tendent à reproduire, voire à accentuer les causes des problèmes. De plus, si la pandémie de COVID-19 a exacerbé les zones de vulnérabilité, elle a aussi révélé l’importance d’une économie de proximité, d’une capacité d’adaptation des groupes sociaux, du courage, de la solidarité, de l’entraide et de la résilience. Autant d’éléments indispensables à la mise en action de cette transition. En somme, c’est un mouvement transformateur issu de la base citoyenne que le Grand dialogue veut mettre en place. Il s’inspire en cela d’initiatives comme le Transition Network[7], implanté sur le plan municipal, mais s’inscrit pour sa part dans une approche régionale, ce qui en fait d’ailleurs une initiative unique en son genre.
La transition au Saguenay–Lac-Saint-Jean, une rupture politique
Le Saguenay–Lac-Saint-Jean est certes marqué par plusieurs initiatives allant dans le sens de la transition, notamment sur le plan alimentaire, mais aussi et surtout par une forte histoire de colonisation industrielle. En effet, le scénario qui prédomine depuis le début du XXe siècle est construit autour de grandes entreprises de première transformation de ressources naturelles, aux emplois bien payés et syndiqués. Pensons notamment à l’industrie du papier au XIXe siècle, à Rio Tinto, fleuron de l’aluminium qui dispose de plusieurs usines dans la région, à l’industrie minière ou à celle du bois. Depuis 2014, d’autres joueurs lorgnent la région, notamment GNL Québec, qui n’a de québécois que le nom, puisqu’il est financé par des promoteurs américains. L’entreprise projette de construire une usine de liquéfaction de gaz naturel à La Baie. En plus de l’usine, un port serait construit en vue du transport de ce gaz par méthaniers à travers le fjord du Saguenay, unique parc marin au pays. Bien que ces bases industrielles soient fragiles et non durables d’un point de vue écologique et social, elles représentent la logique de développement économique glorifiée par une majorité d’instances politiques dans la région. Cette vision du développement provoque un sérieux clivage sur le territoire. En effet, le projet GNL a induit un champ de bataille entre les « anti » et les « pro », opposant des visions différentes du développement régional. Pourtant, le projet GNL ne fait à l’évidence pas partie de la solution pour une transition socioécologique, puisqu’il fait partie des industries qui, tout en fragilisant l’économie de la région, colonisent le territoire en accaparant la terre, les eaux et la politique locale. D’ailleurs, l’expression « la pieuvre saguenéenne » est souvent utilisée pour désigner les collusions et les conflits d’intérêts nombreux entre les représentant∙e∙s politiques et les acteur∙rice∙s économiques. Afin de désamorcer cette dynamique de pouvoir, le Grand dialogue tente de sortir des clivages, et de n’être ni « contre » ni « pour » le projet, mais de proposer une troisième voie qui envisage une tout autre trajectoire.
Les 21 thèmes pour une transition socioécologique transformatrice
Pour servir de prémisse au dialogue, 21 thèmes de base sont suggérés par les membres fondateurs du Grand dialogue. Ce nombre, vingt et un, n’est pas le fruit du hasard et fait écho à l’Agenda 21[8], plan d’action en faveur du développement durable ratifié par 182 chefs d’État au Sommet de la Terre de Rio en 1992 (rappelons que le « 21 » dudit Agenda fait référence à notre siècle présent). Par ailleurs, vingt et un est aussi une répartie contemporaine et décoloniale à la Société des vingt-et-un qui, au XIXe siècle, s’est installée dans la région pour l’exploitation des ressources forestières et l’occupation du territoire.
Les 21 thèmes déploient la transition socioécologique sous un riche éventail d’enjeux englobants : l’alimentation, la santé collective, la nature, la mobilité, le travail, l’économie, la consommation, le vivre-ensemble. Une grande place est accordée à l’idée d’un apprentissage à toutes les étapes de la vie, aux relations interculturelles, intergénérationnelles, aux liens avec les Premières Nations, aux aspirations des jeunes comme des personnes aînées. Le concept de « territoire » est aussi abordé, tant dans sa manière d’être perçu, aménagé, pensé et administré, mais aussi en s’attardant aux « territoires imaginaires », c’est-à-dire aux récits fondateurs, aux mythes, au sacré et à la spiritualité. Les autres thèmes se concentrent sur la résilience, les arts et la culture, le pouvoir d’agir collectif, la posture d’ouverture et d’inclusion, l’éthique, les loisirs, les principes qui favorisent des débats constructifs, de même que le rapport de la région au reste du monde.
« On pense qu’on a besoin de se parler, de se connaître, d’être surpris, de découvrir ce que les autres ont à raconter. On a besoin de débattre sereinement, besoin de rêver, besoin de rire aussi », affirme le professeur Olivier Riffon lors du lancement. Ces 21 thèmes promettent, sans conteste, des heures d’échanges fertiles qui seront par la suite précieusement colligés et analysés par une équipe de recherche. Il s’agit là d’un travail colossal qui permettra d’articuler la feuille de route essentielle au processus de transition.
Structure de gouvernance : autodétermination, reprise de pouvoir et recherche-action
La structure de gouvernance du Grand dialogue est liée à la manière dont il est financé. Pour l’instant, le Grand dialogue reçoit des fonds du programme de recherche Synergie du Centre interdisciplinaire de recherche en opérationnalisation du développement durable (CIRODD) et des fonds ou subventions de recherche provenant des professeur·e·s impliqué∙e∙s dans la démarche (notamment Sophie Del Fa et Olivier Riffon)[9]. Dernièrement, la démarche a reçu une subvention de 30 000 dollars par an sur trois ans de la Fondation Béati afin de disposer d’une ressource rémunérée pour réaliser la coordination du Grand dialogue. Par ailleurs, le Grand dialogue bénéficie du soutien de certaines organisations, notamment les organisations d’attache de certains membres du comité de démarrage (l’Université du Québec à Chicoutimi [UQAC], le Conseil régional de l’environnement et du développement durable et Eurêko! un organisme régional formé de professionnel·le·s engagé·e·s pour la restauration, la protection et la conservation des écosystèmes environnementaux[10]) qui agissent notamment comme fiduciaires des financements obtenus. Toutefois, il n’est pas prévu à court terme de faire du Grand dialogue une entité légalement constituée, tel un OBNL ou une coopérative.
La structure de gouvernance reflète donc cette volonté d’être et de demeurer un collectif citoyen. Sur le site Internet, cette structure est décrite comme étant décentralisée et suivant un processus de mobilisation organique qui va de la « germination » à la « forêt »[11]. Cette métaphore en cinq phases illustre la progression temporelle de la démarche et l’échelle d’action. De plus, elle témoigne d’une structure de gouvernance unique et audacieuse. La germination représente l’étincelle, l’émergence de l’idée, c’est le comité de démarrage, constitué des douze personnes, qui propose la démarche et en assure le lancement. Ensuite, l’étape cotylédon[12], qui vise à mobiliser les personnes les plus actives de la transition, en s’organisant à travers différents comités thématiques et organisés en cercles de travail, afin d’assurer le pilotage de la démarche. Vient ensuite l’étape des ramures, qui correspond aux quelques milliers de personnes engagées pour la transition, qui vont participer activement au dialogue et mobiliser leurs milieux. Les ramures se transformeront ensuite en feuillage, qui désigne la mobilisation générale de la population régionale afin qu’elle alimente le dialogue avec ses connaissances, ses idées, ses rêves. Enfin, le tout se termine en forêt c’est-à-dire le territoire sur lequel se déroule la scène et l’écosystème qui sera transformé[13].
Au moment d’écrire ces lignes, les énergies de mobilisation sont concentrées à rallier l’ensemble des personnes qui sont déjà engagées pour la transition socioécologique (le cotylédon). Ce rassemblement des forces vives déjà en place, influentes dans leur milieu (alimentaire, économique, politique, etc.), mais quelque peu dispersées sur cet immense territoire qu’est le Saguenay–Lac-Saint-Jean, permettra d’accroître la mobilisation. Les personnes interpellées pour participer plus activement au Grand dialogue ont été invitées à manifester leur intérêt en remplissant un formulaire d’intérêt sur le site Internet du Grand dialogue. Ces formulaires ont été colligés par les membres de germination. À ce jour, 120 personnes ont rempli le formulaire et 60 se sont réunies le 29 octobre 2020 dans le cadre d’un rassemblement virtuel. Cette rencontre durant laquelle les avancées du projet ont été annoncées a également permis d’orchestrer des discussions de groupe, lesquelles se sont déroulées dans la semaine du 2 au 7 novembre. Ces rencontres virtuelles de 1 h 30, à l’assistance maximale de 15 personnes, ont permis d’écouter les gens désireux de participer à l’initiative, de connaître plus spécifiquement les manières dont ils veulent s’engager, d’ajuster le plan initial en fonction des idées de chacun·e et surtout, de mettre en place les cercles de travail (voir schéma). Plus de 80 personnes y ont participé, donnant un nouveau souffle au mouvement.
En parallèle avec la structuration du cotylédon, des activités d’animation autonome ont été préparées et sont proposées à tou∙te∙s les citoyen·ne·s. Il est possible de les réaliser en famille, au travail, en collectif, avec des jeunes et des moins jeunes. Par exemple, l’activité nommée « le conseil de famille », dont les objectifs sont de discuter en famille des définitions, des besoins, des visions et des actions possibles sur un thème choisi, de découvrir les idées et les rêves des membres de la famille et de vivre un moment d’échange enrichissant. Le même genre d’activité peut être réalisé en milieu de travail avec l’animation « machine à café ».
En plus de la constitution du cotylédon et des activités proposées, un travail de recherche-action mené par des professeur·e·s, des enseignant·e·s, des chercheur·se·s et des étudiant·e·s de l’université est également mis en place. La recherche vise notamment à documenter les initiatives existantes et à les analyser. Un sondage qui a reçu plus de 500 réponses avait été envoyé en mars 2020 justement pour avoir le pouls des aspirations citoyennes. Outre les méthodes quantitatives, le volet recherche sera aussi alimenté par des méthodes qualitatives qui comprendront entrevues, observations et collecte de documents. Le tout ayant pour but ultime d’ancrer la future feuille de route à la fois dans la parole citoyenne (via les cercles de travail), mais aussi dans la recherche. Cela revient finalement à mettre en place une démarche de recherche-action unique et originale où chercheur·se·s et citoyen·ne·s travaillent de concert, s’alimentant constamment.
« Une démarche non partisane, une force de proposition »
Telle est la façon dont Véronique Fortin, membre de germination, élue municipale à Alma et chargée de projet au Centre de solidarité internationale du Saguenay–Lac-Saint-Jean, définit le Grand dialogue. Cette définition pose par ailleurs plusieurs questions tant en ce qui a trait à l’ancrage politique de la démarche qu’en ce qui concerne son rapport aux acteurs et actrices qui œuvrent déjà pour la transition. C’est dans la tension entre ces deux éléments que le Grand dialogue doit être analysé, puisqu’il se veut autant une initiative profondément politique qu’une force centrale de proposition non partisane. Cette posture non conventionnelle n’est pas sans générer plusieurs questionnements et suspicions des actrices et acteurs politiques de la région. Par exemple, un membre d’un tout nouveau parti politique au Saguenay se demande pourquoi justement le Grand dialogue ne se constitue pas comme parti politique, véhicule qu’il juge plus intéressant pour entrer tout de suite dans l’action. La réponse est évidente pour les membres du comité germination : le Grand dialogue n’est pas un parti parce qu’il s’agit avant tout d’une initiative citoyenne inclusive qui ne vise pas à prendre le pouvoir, mais à le réformer par la base. John Holloway[14] a d’ailleurs déjà défini les mouvements sociaux contemporains en ces termes, affirmant qu’il ne s’agit plus de luttes pour le pouvoir, mais de luttes contre le pouvoir. Avec sa volonté d’autodétermination, c’est bien de cela qu’il s’agit pour le Grand dialogue : donner aux citoyen·ne·s un canal grâce auquel elles et ils peuvent se rassembler pour agir et faire la transition. La feuille de route qui sera rédigée en vue des élections de novembre 2021 en témoigne : réalisée par et pour les citoyen∙ne∙s, elle visera à lutter contre une certaine vision du développement régional. Comme le précise Guillaume Maziade, enseignant au programme de technique du milieu naturel au Cégep de Saint-Félicien, lors d’une réunion sur les enjeux politiques :
Ce qui nous différencie des autres démarches de dialogue, c’est le changement d’échelle. On a fait plein d’initiatives sectorielles et individuelles. Mais maintenant on prend tout et on l’amène à un autre niveau. On sait que ça marche. On l’a testé au niveau de l’alimentation, de la mobilité, mais l’idée à présent, c’est de dire : on ne veut plus que ce soit une expérience. On veut que ça devienne une norme.
Conclusion
Le projet ambitieux qu’est le Grand dialogue régional pour la transition amènera, nous l’espérons, jusqu’à la constitution, l’émancipation et l’autodétermination de ce que Hardt et Negri nomment la multitude, désignant l’ensemble disparate d’individualités singulières qui travaille la société de l’intérieur afin de créer une société globale alternative[15]. Selon Hardt et Negri, « la multitude n’a jamais existé jusqu’à présent […], elle est toujours-déjà-là et jamais-encore ». Le Grand dialogue actualisera cette multitude qui ne demande qu’à être vue, entendue et à habiter le territoire de manière autonome.
Expérimenter de l’intérieur la mise en place d’une initiative d’une telle ampleur est tantôt enivrant, tantôt déstabilisant, mais particulièrement unique et indescriptible tant ce projet ouvre des possibles et préfigure un futur différent. Évidemment, des enjeux sensibles demeurent, notamment sur des questions d’inclusion : comment rester ouvert∙e∙s et inclusif∙ve∙s en valorisant les aptitudes, considérations et intérêts de chacun∙e? Comment se nourrir des pensées divergentes, tisser des liens entre ces paroles afin de produire le dialogue? Finalement, cela revient à la question fondamentale de toute démocratie : comment faire avec la multitude et avec toutes les singularités qui la composent, et ce, en donnant aussi une voix à toutes et surtout à celles moins audibles, plus ténues, voire carrément silencieuses? Le Grand dialogue a donc deux objectifs principaux : changer d’échelle pour produire un nouveau paradigme et réenchanter le système politique actuel en valorisant la force du « nous ». Enfin, le discours général véhiculé dans les médias et sur les médias socionumériques contribue trop souvent à la polarisation des débats et, par conséquent, supprime le dialogue et nous enferme dans des « chambres d’échos » qui nous séparent les un∙e∙s des autres. Il n’y a plus d’espace pour jaser. Alors, recréons-le.
Crédit photo : flickr/Angélique Calmon
[1] Les deux autrices font partie du cercle de démarrage (germination) du Grand dialogue, la première en tant que professeure en communication à l’Université du Québec à Chicoutimi et la deuxième en tant qu’artiste, écoconseillère en formation et stagiaire pour la coordination du Grand dialogue.
[2] James McCarthy, « A Socioecological Fix to Capitalist Crisis and Climate Change? The Possibilities and Limits of Renewable Energy », Environment and Planning A: Economy and Space, 2015.
[3] Julia Posca et Bertrand Schepper, « Qu’est-ce que la transition juste? », Montréal: Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 22 octobre 2020.
[4] Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal : Écosociété, 2019; Alain Deneault, L’économie de la nature, Montréal : Lux, 2019.
[7] Le réseau des villes en transition est un mouvement social qui rassemble des groupes animant dans leur commune une initiative de transition, c’est-à-dire un processus impliquant la communauté et visant à assurer la résilience de la ville face au double défi que représentent le pic pétrolier et le dérèglement climatique. Transition Network, https://transitionnetwork.org/.
Exploitations forestières, pulperies, hydroélectricité, aluminium, depuis le XIXe siècle, le Saguenay—Lac-Saint-Jean vit au rythme des industries qui profitent de l’abondance des ressources de la région et de la voie maritime qu’est le fjord du Saguenay, porte d’entrée et de sortie vers le reste du monde. Alors que la dépendance aux énergies fossiles est toujours d’actualité au Canada et au Québec, de nouveaux joueurs lorgnent le paysage industriel saguenéen. On peut penser notamment à GNL Québec et son double projet de gazoduc et d’usine de liquéfaction de gaz naturel. Les activités, allant de l’extraction jusqu’à la consommation, engendreraient l’émission de plus de 7,8 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an1. En effet, le gaz naturel est en réalité du méthane issu en grande partie de la fracturation hydraulique et en termes d’émission de GES, l’impact du méthane est 25 fois plus important que celui du CO2 sur 20 ans2. Face aux menaces environnementales et sanitaires que représente ce projet aux niveaux régional et national, le mouvement citoyen de la Coalition Fjord mobilise la population contre GNL depuis novembre 2018. Ce texte analysera ce mouvement qui a fait germer, au Saguenay—Lac-Saint-Jean, une mobilisation qui met à mal un mégaprojet soutenu par des élites politiques et économiques parmi les plus influentes au monde.
Trois projets menaçants
Avant de revenir sur la Coalition Fjord, il faut rappeler que ce n’est pas un, mais trois projets qui menacent la biodiversité du fjord du Saguenay entre La Baie et Tadoussac.
Tout d’abord, le projet d’Ariane Phosphate pour lequel l’Administration Portuaire du Saguenay (ou Port de Saguenay) construirait un port entre Saint-Fulgence et Sainte-Rose du Nord pour accueillir les ressources d’une mine de phosphate située à 200 km au nord de Chicoutimi (c’est le « Troisième port »). Ensuite, celui de Métaux Black Rock (MBR) installerait une fonderie et une usine cryogénique dans la zone portuaire de Grande-Anse. Et enfin, le projet GNL Québec se divisant en deux : 1) le projet Gazoduq, qui prévoit la construction d’un gazoduc de 782 km qui s’accorderait à un réseau existant en Ontario via l’Abitibi et la Haute Mauricie pour transporter du gaz naturel; et 2) le projet Énergie Saguenay, qui verrait la construction d’une usine de liquéfaction à La Baie et qui refroidirait à -162 degrés le gaz naturel en provenance des gaz de fracturation d’Alberta pour le liquéfier, le compresser et l’envoyer dans le monde entier par d’immenses méthaniers.
Point commun : les trois projets passeraient sur des territoires ancestraux de plusieurs communautés autochtones; ils utiliseraient le fjord pour le transport de minerais et de gaz, ce qui augmenterait considérablement le trafic dans le milieu protégé et unique qu’est le Parc-Marin du Saguenay-Saint-Laurent. De plus, ils prévoient la construction d’infrastructures nuisibles à la biodiversité, à la stabilité écologique de la région et aux bélugas, tout en invoquant des retombées économiques hautement controversées.
Puisque plusieurs incertitudes entourent les projets d’Ariane Phosphate et de Métaux Black Rock (problèmes de contrats avec les clients pour le premier et travaux reportés pour l’autre), c’est contre le projet GNL Québec que la mobilisation se concentre depuis plusieurs mois. Répondant à une supposée demande croissante en gaz naturel3 dans le monde, décrit à tort comme une énergie écologique par rapport au charbon, et ce même par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec4, le gouvernement québécois, tout en se montrant prudent, a, malgré tout, plusieurs fois posé des gestes en faveur de ce projet, notamment en rencontrant les PDG des entreprises5. Ces appuis de poids pour le projet ont fait naître la Coalition Fjord.
Créer un mouvement crédible
« On est parti·e·s d’absolument rien », raconte Adrien Guibert-Barthez, cofondateur et co-porte-parole de la Coalition Fjord. En novembre 2018, une assemblée de cuisine d’une dizaine de personnes s’est transformée via les réseaux sociaux en une rencontre de plus de cent personnes au bar de l’Université du Québec à Chicoutimi. Selon Adrien, trois éléments ont déclenché cette importante mobilisation. Tout d’abord, la décision de la ministre McKenna, le 22 octobre 2018, d’approuver la construction du terminal maritime sur la rive nord lié au projet d’Ariane Phosphate6; ensuite, les appels de plusieurs scientifiques déterminés à arrêter les projets destructeurs de l’environnement; enfin, l’issue des élections provinciales, qui, malgré l’importance des questions climatiques débattues pendant la campagne, ont vu gagner la CAQ dont le programme en la matière était vide.
Le principal enjeu, souligne la co-porte-parole de la Coalition, Anouk Nadeau-Farley, a été de créer un groupe crédible et légitime dans la région. Pour ce faire, les membres ont toujours été soucieux·ses de faire reposer leurs propos sur des faits scientifiques approuvés et documentés, de préparer leurs sorties médiatiques consciencieusement et surtout d’établir un dialogue respectueux avec la population.
En un an, la Coalition Fjord n’a pas chômé. Selon les informations disponibles et diffusées en ligne par le groupe à l’occasion de leur première année d’activité, la Coalition a participé à 9 consultations publiques, a organisé 6 ateliers de travail ainsi que 6 manifestations réunissant de 300 à 3000 personnes chacune. Le combat contre GNL était également visible à la grande manifestation du 27 septembre 2019 à Montréal, dans laquelle a circulé un gigantesque monstre représentant un méthanier relié à un pipeline. De plus, les membres ont participé à 18 conférences publiques pour informer la population, tout en intervenant régulièrement au conseil de Ville Saguenay pour peser dans la balance politique. La force de la mobilisation repose sur les plus de 61 000 signatures recueillies jusqu’à ce jour sur la pétition Non-GNL Québec7, le nombre croissant de personnes qui suivent la page Facebook de la Coalition Fjord, la réalisation de la vidéo Gazoduq/GNL Non merci! visionnée plus de 100 000 fois en plus des centaines d’entrevues diffusées dans les médias locaux et nationaux. Il faut mentionner également les liens de proximité renforcés avec les groupes environnementaux nationaux (comme Équiterre, Greenpeace, Nature Québec, Eau secours, Coule pas chez nous!, etc.), insérant la Coalition Fjord dans le réseau serré de la lutte environnementale québécoise. À tout cela s’ajoutent les appuis extérieurs provenant de chercheuses et chercheurs et de plusieurs lettres ouvertes, notamment des membres de l’UQAC8 spécifiquement contre le projet GNL Québec.
David contre Goliath
Mais la lutte est bien celle de David contre Goliath. La Coalition Fjord affronte ce qu’elles et ils ont appelé la pieuvre saguenéenne (voir image), qui révèle que plusieurs actrices et acteurs occupent des rôles importants au sein de différentes organisations : « On se rend rapidement compte que les élu·e·s du Saguenay sont proches des acteurs économiques, ce qui remet en cause leur neutralité et leur lucidité quant aux réalités du projet », souligne Adrien Guibert-Barthez. Quelques exemples : la mairesse Josée Néron et le conseiller Michel Potvin occupent des fonctions au conseil municipal et à Promotion Saguenay; le préfet de la MRC du Fjord-du-Saguenay Gérald Savard est administrateur de Promotion Saguenay; Stéphane Bédard est président de Port Saguenay et conseille la mairesse de ville Saguenay; Carl Laberge est directeur général de Port Saguenay et président de la chambre de commerce et de l’industrie Saguenay-le-Fjord.
De même, pendant quatre mois, Promotion Saguenay a octroyé 33 000$ à Karine Trudel (ex-députée néodémocrate de Jonquière), à même les fonds publics, pour son rôle de porte-parole du groupe « Je crois en ma région » (100 000$ a été budgété pour faire la campagne de publicité incluant le salaire). Ce regroupement, qui se considère comme un mouvement, n’est rien d’autre qu’une stratégie de relation publique qui s’apparente à ce qu’on appelle « l’astroturfing » (ou la désinformation populaire planifiée), c’est-à-dire la construction de toutes pièces d’un soi-disant mouvement créé spontanément pour contrebalancer les groupes militants9. Ce faux mouvement milite donc pour la réalisation des grands projets au Saguenay10 et opte pour un discours qui stigmatise les sympathisant·e·s de la Coalition Fjord. En effet, le nom suppose implicitement que les personnes contre les grands projets ne « croient pas en leur région ». Rhétorique habile pour décrédibiliser plusieurs citoyennes et citoyens qui croient simplement « autrement » en leur région, c’est-à-dire à une région qui reposerait sur des projets de transition socioécologiques, notamment par et à travers les entreprises locales.
La connivence entre élu·e·s et promoteurs industriels s’est confirmée lorsque les membres du conseil de Saguenay ont adopté le 2 février 2020 une résolution d’appui à « Je crois en ma région ». La Coalition Fjord ainsi qu’une centaine de personnes étaient présentes ce soir-là pour exprimer leur désaccord face à l’adoption de cette résolution d’appui11.
Rassembler et se mobiliser calmement et dans le respect sont les mots d’ordre de la Coalition qui fait face à de nombreuses critiques du côté de ses détracteurs en région face à un sujet extrêmement polarisé. En effet, pour plusieurs résident·e·s, freiner ces projets au nom de l’environnement est un suicide pour la vitalité économique de la région, qui dépend encore beaucoup de la grosse industrie. Évidemment, ce sont des idées propices à ce genre de clivages dans une région éloignée aux prises avec des enjeux démographiques importants, des taux de scolarisation moins élevés et des tendances conservatrices. La Coalition est critiquée parce qu’elle cherche des appuis en dehors de la région et qu’elle semble militer contre la relance économique promise par les promoteurs industriels.
Un argumentaire à construire
Alors que le milieu politique s’est emparé de la lutte contre GNL, la Coalition Fjord est soucieuse de ne pas être associée à un parti politique. Elle s’attèle plutôt à organiser la mobilisation face aux prochaines échéances (notamment les interventions au Bureau d’Audience Publique en Environnement – le BAPE) et à démonter les arguments, principalement celui de la création d’emplois grâce à GNL. Les membres de la Coalition Fjord sont formels : les garanties d’emplois régionaux sont minimes et considérant la pénurie de mains d’œuvre au Saguenay—Lac-Saint-Jean, les emplois seront comblés par des employé·e·s provenant de l’extérieur de la région ou quittant même leur emploi actuel, ce qui aggraverait la situation de pénurie12. De plus, les retombées locales seront bien loin de ce que promettent les soutiens au projet puisqu’elles ne seront pas redistribuées localement, mais rapatriées dans des sociétés d’investissement établies aux États-Unis13. Enfin, la question de la taxation de GNL Québec demeure sans réponse. En effet, la municipalité taxe sur les bâtiments, mais les infrastructures et les équipements ne peuvent pas être taxés et puisque l’usine serait à ciel ouvert14, comment va-t-elle être taxée?
L’argumentaire écologique développé par les industriels doit aussi être démonté (puisque l’entreprise axe son discours sur le GNL comme énergie de transition) en soulignant que le projet n’est rien d’autre que l’exportation d’un gaz fossile et polluant provenant de l’Ouest canadien et éventuellement du nord-est des États-Unis vers des marchés étrangers volatiles.
Si la pieuvre saguenéenne semblait au départ si solide, les efforts de la Coalition portent leurs fruits : des acteurs et actrices politiques se sont affichés contre le projet (les membres de Québec Solidaire et Sylvain Gaudreault député péquiste de Jonquière); et, surtout, le plus grand investisseur de GNL, le fond Berkshire Hathaway de Warren Buffett15, s’est retiré du projet en mars 2020. Il est intéressant de noter que le retrait du milliardaire américain survient en pleine mobilisation de la communauté autochtone Wet’suwet’en contre le projet du gazoduc Coastal GasLink (CGL) en Colombie-Britannique qui a paralysé le pays du 6 février jusqu’à la mi-mars 2020. Par ailleurs, ce retrait est le signe de l’importance de l’acceptabilité sociale des projets extractivistes. D’ailleurs, force est de constater que l’effervescence de la mobilisation au Saguenay—Lac-Saint-Jean (et ailleurs) contre GNL autour de la Coalition Fjord se fonde sur le travail du mouvement anti-pétrole au pays, particulièrement actif au Québec, qui s’est opposé à tous les projets d’exploitation sur le territoire, dont Énergie Est de Transcanada et Junex en Gaspésie.
Ainsi, les stratégies de communication industrielles sont devenues essentielles pour favoriser l’acceptabilité sociale et faire passer les projets de l’industrie pétrolière et gazière en raison des nombreuses mobilisations anti-pétrole à travers le pays au cours des dernières années. GNL et les investisseurs étrangers le savent très bien et concentrent leurs efforts sur l’alliance avec les élites locales et nationales et en insistant sur les arguments économiques et environnementaux (surtout au Québec et en Colombie-Britannique) qui s’apparentent ni plus ni moins à un capitalisme vert. Face à ces stratégies, une organisation militante fiable et crédible peut effriter le mirage de la réalisation du projet GNL Québec. Cependant, rien n’est gagné, et ce d’autant plus avec la pandémie de la COVID-19 qui a reporté les audiences du BAPE et qui rend incertaines les stratégies de relance qui seront choisies par les gouvernements.
Mais le groupe est prêt et tient plus que jamais à freiner l’expansion du capitalisme fossile au pays. Impulsées par la mobilisation récente et par la prise de conscience qu’une autre façon de croire en sa région est possible, plusieurs initiatives écologiques éclosent au Saguenay, notamment au niveau agroalimentaire (comme par exemple Zone Boréale, Coopérative Nord-Bio, Borée16). Il est certain qu’il faut continuer à suivre de près les maillages à venir dans cette région contre GNL, mais aussi pour la transition socioécologique nécessaire.
L’opinion exprimée dans le cadre de cette lettre d’opinion, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.
Crédit photo : Gwano
1 À noter que ce chiffre est très contesté. C’est le chiffre officiel du CIRAIG de l’extraction jusqu’à la liquéfaction, mais en sous-estimant le nombre de fuites et omettant le transport par navire, la gazéification et la consommation. Centre International de Référence sur le cycle de vie des produits, précédés et services (CIRAIG), Rapport préliminaire. Analyse du cycle de vie du terminal de liquéfaction de gaz naturel du Saguenay, janvier 2019. jgreener.chm.ulaval.ca/fileadmin/user_upload/Rapport_de_CIRAIG.pdf
2 Intergovernmental Panel on Climate Change, Good Practice Guidance and Uncertainty Management in National Greenhouse Gas Inventories, Intergovernmental Panel on Climate Change National Greenhouse Gas Inventories Programme, 2000. www.ipcc-nggip.iges.or.jp/public/gp/english/
4 Gouvernement du Québec, « Gaz naturel », Ministère de l’énergie et des ressources naturelles, consulté le 5 avril 2020. mern.gouv.qc.ca/energie/hydrocarbures/gaz-naturel/
5 Pascal Girard, « François Legault rencontre GNL Québec et vante le projet Énergie Saguenay », ICI Radio-Canada, 17 janvier 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1476794/gnl-quebec-environnement-gaz-naturel
6 Radio-Canada, « Le projet de terminal maritime sur la rive nord obtient le feu vert du ministère », ICI Radio-Canada, 22 octobre 2019. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1131353/accord-projet-terminal-rive-nord-saguenay
7 NON au gaz fossile de GNL Québec !, « Pétition Non GNL Québec », consulté le 5 avril 2020. www.non-gnl-quebec.com/
9 Cette stratégie est utilisée par l’industrie pétrolière. Par exemple, en Colombie-Britannique, on peut mentionner l’Ethical Oil, un groupe financé par le promoteur qui se présente comme un organisme citoyen indépendant faisant la promotion du pétrole éthique canadien, et qui devrait être encouragé contrairement à celui qui provient des régimes autoritaires qui oppriment les droits et libertés de leurs citoyens. D’un point de vue démocratique, ce genre de tactique est perçue comme malhonnête puisqu’elle confond le public et masque les intérêts, notamment derrière la diffusion de contenus à caractère informatif.
11 Mélyssa Gagnon, « L’appui à “Je crois en ma région” par Saguenay adopté à onze contre trois », ICI Radio-Canada, 3 février 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1504433/gnl-quebec-grands-projets
13 Colin Pratte et Bertrand Schepper, GNL Québec/Énergie Saguenay – Quelles retombées fiscales ?, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, novembre 2019. cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/FicheCAQ-8-GNL_WEB.pdf
14 GNL Québec Inc., Projet Énergie Saguenay : Résumé de l’étude d’impact sur l’environnement (PROJET NO : 161-00666-00), janvier 2019. energiesaguenay.com/media/cms_page_media/38/161-00666-00_GNL_Resume_EIE_FR_20190208%20(002).pdf
15 Radio-Canada, « Projet GNL Québec : un investisseur majeur abandonne le navire », ICI Radio-Canada, 5 mars 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1649506/investisseur-perdu-gnl-quebec-warren-buffett
Longtemps paralysés par le règne du Nouveau Parti démocratique provincial de 1999 à 2016 qui a coopté et endormi les groupes militants, les mouvements sociaux manitobains s’activent de nouveau face à l’urgence climatique. Portrait d’une mobilisation prometteuse, mais encore fragile, qui dépendra en grande partie des alliances entre autochtones et allochtones.
Un texte de Samuel Lamoureux et Sophie Del Fa
Nous avons traversé le Canada pour explorer les mouvements de résistance des provinces du centre du pays, peu couverts par les médias québécois. Se sont révélés à nous, tout au long de ces 10 000 kilomètres de nomadisme, des collectifs et des individus engagés surtout envers les luttes relatives aux changements climatiques, dévoilant du même coup un nouveau souffle pour les mouvements sociaux et une volonté de s’unir avec les plus précaires. Commençons par le Manitoba, premier arrêt de ce récit de voyage.
25 juillet 2019
Winnipeg apparaît comme une oasis en relief dans les plaines infinies du Manitoba. Plusieurs heures de route nous y amènent de Thunder Bay en Ontario[i]. Nous y entrons par le quartier périphérique de Wolseley dans lequel nous sommes charmé·e par les maisons en bois du début du 20e siècle. Parcourant les rues sous un soleil chaud et un air sec, la réalité de la ville se dévoile tout entière. Winnipeg est peu embourgeoisée par rapport à Montréal ou à Vancouver et c’est une ville inégalitaire et pauvre. Il y aurait plus de 1500 sans-abris selon le recensement de 2018[ii], mais d’autres études affirment que plus de 8 000 personnes seraient des « hidden homeless[iii] », des sans-abris temporaires vivant chez leurs ami·e·s. Pour une ville de 750 000 habitant·e·s qui a pourtant été gouvernée de 1999 à 2016 par un parti de centre gauche — le Nouveau Parti démocratique — ce chiffre est surprenant. De ce nombre, les autochtones sont clairement surreprésenté·e·s parmi les sans-abris (62 %). Les premières heures à Winnipeg nous déstabilisent et c’est rempli·e de curiosité et de questionnements que nous allons à la rencontre, pendant notre séjour, de plusieurs militant·e·s afin de comprendre l’organisation de la résistance dans cette ville située en plein centre du deuxième plus grand pays au monde.
Le climat : première (et dernière?) bataille
Dans un immeuble du centre-ville de Winnipeg, au-dessus d’une boutique MEC[iv], nous rejoignons la militante de Manitoba Energy Justice Coalition[v], Laura Tyler, jeune femme dynamique avec qui nous abordons les défis vécus par les groupes engagés de la province. C’est par elle que nous comprenons que les organismes les plus militants de la ville se sont organisés autour de la lutte contre les changements climatiques, encouragés par le mouvement des jeunes qui secoue le monde depuis 2017. Nous interrompons la militante de Manitoba Energy Justice Collation dans une journée occupée par plusieurs réunions de préparation des actions futures, en particulier la semaine d’action pour le climat à partir du 20 septembre qui culminera avec la grande manifestation internationale le 27 septembre, ainsi qu’une action pour le jour même, dont les détails que l’on nous fournit sont assez nébuleux. Nous sentons Laura préoccupée, mais elle nous donne le temps dont elle dispose entre deux déplacements pour nous éclairer sur les enjeux de la lutte. Nous la sentons profondément engagée et animée par une sorte de rage et d’impatience envers le statu quo et l’inertie de l’action militante.
« Nous essayons de convaincre des gens qui ont appris à demander les choses poliment à reconnaître que ce n’est pas suffisant : nous ne pouvons plus seulement être poli·e·s. Nous devons penser à d’autres moyens et montrer nos muscles et notre pouvoir en tant que citoyen·ne·s pour avoir un impact et créer le changement », explique la militante qui insiste longuement sur le fait qu’il ne reste plus que 18 mois pour inverser le réchauffement climatique[vi]. Laura explique que des idées neuves comme le Green New Deal, ce vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à stopper le réchauffement climatique, sont prometteuses, parce que permettant de rassembler des militant·e·s aux idées divergentes comme les autochtones et les allochtones.
Protester et protéger : une alliance des forces et des esprits
Nouer des alliances avec les groupes historiquement marginalisés est en effet un des enjeux majeurs des organisations militantes. Pour Laura Tyler, « construire des relations et construire la confiance » entre son organisation et les autochtones et ne pas « répéter les systèmes d’oppression » dans les groupes militants sont les mots d’ordre pour la réussite de la mobilisation autour de la lutte contre les changements climatiques. Le tout en mettant de l’avant les personnes invisibilisées par les médias et le politique afin de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion qui ne cessent, toujours, de nous gouverner.
D’ailleurs, alors que nous accompagnons Laura rejoindre des étudiant·e·s autochtones dans un local climatisé de l’Université de Winnipeg, nous retrouvons plusieurs jeunes autochtones en pleine préparation d’une action imminente. Des affiches avec des slogans comme « Justice Now » ou « Stop ignoring our needs » jonchent les canapés et le sol. Toutes et tous ont revêtu leur tenue de manifestant·e·s avec bandanas et pantalons longs. Une des jeunes activistes nous explique que ce groupe, auquel elle appartient, s’inspire du magazine Red Rising[vii] pour s’organiser. La détermination et la motivation des jeunes remplissent le local. Nous les regardons partir pour leur action, sans trop savoir au juste de quoi il retourne véritablement, et promettons de les rejoindre plus tard après notre rendez-vous avec une des figures majeures de la résistance autochtone dans la province, Geraldine Yvonne Mcmanus.
Occupation contre Enbridge
Depuis un an, hiver comme été, Géraldine campe dans un wigwam sur une terre traversée par un pipeline de la ligne 3 d’Enbridge dans le sud du Manitoba, proche de la frontière avec les États-Unis. Femme droite, au regard profond, un aigle tatoué au creux de sa gorge sort du col de son chandail bleu floqué du nom du territoire qu’elle défend « The Spirit of the Buffalo[viii] ». Elle déstabilise nos questions en nous parlant passionnément de la « guerre spirituelle » qu’elle mène à travers ses prières pour « sauver notre mère sur laquelle nous habitons ». C’est en l’écoutant que nous comprenons que la lutte doit se déplacer et les forces s’unir afin d’allier ceux et celles qui protestent et ceux et celles qui protègent.
« On dit de nous que l’on proteste, mais il n’en est rien, nous sommes des protecteurs et des protectrices. Nous protégeons notre terre, ce qui a besoin d’être protégé ». Au temps des zones à défendre, protéger et se réapproprier son territoire est une des stratégies de lutte de plusieurs mouvements sociaux occidentaux[ix]. Mais cela est en fait au cœur de l’existence des autochtones et anime fondamentalement leurs luttes.
« Nous nous asseyons sur nos terres parce que c’est important pour nous de réclamer nos territoires et de parler pour nos terres ancestrales auxquelles nous sommes connecté·e·s; c’est notre job, en tant que gardien·ne de la terre, de parler en son nom et de nous y asseoir. »
Géraldine nous invite dans une opposition bien loin de notre propre imaginaire militant. Elle nous amène au plus proche des esprits et nous explique que le combat qu’elle mène est spirituel et qu’elle a été appelée à faire ce qu’elle fait.
« Quand nous nous asseyons sur nos terres, que nous bloquons des routes, quand nous vous empêchons de prendre notre sable et d’extraire le pétrole du sol, nous le faisons parce que nous nous faisons dicter de là-haut (elle pointe le ciel avec son index) ce que nous devons faire : « Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les de faire ça! Peu importe la manière dont vous leur ferez comprendre : arrêtez-les! » »
Comment concilier la guerre spirituelle avec les « autres » luttes? Comment faire entendre ce discours ailleurs? Comment le rendre légitime, comme une lutte aussi valable que les autres? Géraldine ne fait pas de prosélytisme, elle est consciente des multiples dimensions de la lutte qui doit être politique, scientifique, dans la rue, sur les réseaux sociaux et par et pour les esprits. Ces directions sont complémentaires, attachées l’une à l’autre. Et Géraldine souhaite une triple victoire : obtenir le retrait d’Enbridge des terres ancestrales indigènes, trouver un système de transition vers un autre modèle de vie et réussir à sensibiliser les allochtones afin de leur montrer que les actions menées par les autochtones proviennent du plus profond de leurs cœurs.
Penser les stratégies de transition au capitalisme
Dans la bouche de Géraldine, la solution semble simple : il faut unir les forces. Pourtant, la question de la stratégie divise toujours les troupes. Quid de l’implication politique pour des partis comme le NPD ou les Verts lors de la prochaine campagne électorale? Quid des bonnes vieilles manifestations dans la rue? Quid des relations avec les scientifiques pour asseoir la lutte sur des faits vérifiés et des réalisations « concrètes »?
Pour une organisation comme Manitoba Energy Justice Coalition, encourager les jeunes à voter et à s’impliquer lors de la prochaine élection fédérale le 24 octobre 2019 est sans aucun doute primordial.
« On essaie de faire sortir le vote des jeunes. Le gouvernement existe, que nous le voulions ou pas, alors allons-y et votons », dit Laura Tyler.
Celle-ci ne croit pas que le changement proviendra du haut et des privilégié·e·s, mais selon elle, les politicien·ne·s peuvent tout de même rendre la lutte plus facile. D’ailleurs, parmi les futur·e·s élu·e·s qui se disent progressistes, Laura mentionne la candidate du NPD, Leah Gazan, une autochtone se réclamant d’un programme ancré dans les valeurs socialistes. Elle a remporté son investiture dans la circonscription de Winnipeg Centre en mars dernier contre un candidat plus expérimenté et issu de l’establishment du parti[x]. « Leah a juste prononcé le mot socialisme dans une phrase de son discours et tout le monde s’est levé pour l’applaudir » se rappelle Laura, pour qui l’investiture de l’ancienne leader d’Idle No More a été un moment particulièrement galvanisant cette année. Gazan est d’ailleurs comparée à l’élue du Nouveau Parti démocratique Alexandria Ocasio-Cortez dans certains médias[xi].
Cependant, le NPD a été au pouvoir pendant seize ans et il a très peu agi pour lutter contre les changements climatiques. Pour en parler, nous rencontrons David Camfield, membre du groupe Solidarity Winnipeg, beaucoup plus sceptique sur cette question. Il nous accueille simplement et chaleureusement dans sa maison située dans un quartier populaire de la ville.
« L’élection du NPD en 1999 a mené à une démobilisation complète, explique-t-il. Les gens se sont dit « on s’est débarrassé des conservateurs, le travail est fait ». Beaucoup d’activistes se sont d’ailleurs trouvé un emploi au sein du nouveau gouvernement. Mais au final, elles et ils ont gardé le statu quo néolibéral. »
Aujourd’hui, David Camfield ne partage plus aucune sympathie envers le NPD qu’il considère procapitaliste : « Il y a de bonnes personnes au sein du NPD, mais le parti en soi est complètement inadéquat pour faire face aux défis auxquels nous sommes confronté·e·s » explique le délégué du Winnipeg Labour Council. Et il n’encourage certainement pas les militant·e·s à perdre leur temps et leur énergie à inciter les gens à voter. Ni à militer pour les Verts d’ailleurs.
Le résident de Winnipeg depuis 2003 a plutôt mis son énergie dans la création d’un groupe politique nommé Solidarity Winnipeg (SW). Ouvertement inspiré de Solidarity Halifax, une organisation politique anticapitaliste inclusive, le groupe SW s’est formé en 2015 dans le but de rassembler les militant·e·s de gauche critiques du NPD.
« On a commencé à se rassembler pour faire face à la future élection des conservateurs. Mais rapidement, on a constaté que les gens autour de nous voulaient plus qu’une organisation anti-austérité, ils voulaient une organisation politique anticapitaliste, populaire et non sectaire » explique David Camfield.
Si le manque d’organisation des militant·e·s a pour l’instant plombé l’aile du projet (le groupe est toutefois bien vivant et organise régulièrement des séances de lecture), celui-ci croit encore que la résistance doit passer par la création d’une organisation politique démocratique, collective et surtout anticapitaliste. Le but d’une telle initiative est de prendre part aux luttes actuelles tout en ayant un objectif à long terme de transition anticapitaliste. David Camfield met pour l’instant son énergie à la construction d’une grève du climat, un projet qui fait selon lui le « buzz » chez les jeunes et les activistes.
Un problème capitaliste
La différence peut sembler de taille entre les militant·e·s, mais la réalité est beaucoup plus subtile. Peu importe la stratégie, les activistes rencontré·e·s s’entendent pour dire que le vrai problème est le capitalisme et que les changements climatiques ne sont qu’une cause de ce système basé sur l’extractivisme et le pillage des ressources.
« C’est une grande lutte et elle a plusieurs fronts. Il faut que des gens se fassent élire et écrivent les lois. Il faut aussi que des gens prennent soin des personnes les plus affectées par le système. Il faut que les gens prennent la rue pour protester. Il faut que les artistes nous inspirent. Tout le monde a un rôle à jouer », explique Laura Tyler. Pour elle, les citoyen·ne·s ont trois moyens d’utiliser leur pouvoir pour changer les choses : voter, consommer différemment et revoir la manière dont ils et elles « vendent » leur force de travail. Le but est d’exploiter toutes les options.
Alors que nous rejoignions les jeunes militant·e·s autochtones rencontré·e·s à l’université, le blocage d’une artère passante qui se transforme en marche le long de la route se mettait en branle sous nos yeux. L’action est brève, mais efficace : le son des tambours résonne et les automobilistes stoppé·e·s sont soit dégoûté·e·s, soit ravi·e·s de la protestation. Des corps précarisés et invisibilisés s’imposent[xii], pour une rare fois, dans l’espace public. Nous participons à l’action de manière discrète, en prenant quelques photos pour immortaliser le tout.
La lutte ne fait que commencer. Les activistes de Winnipeg ont bon espoir que la semaine d’action du 20 septembre 2019 sera l’étincelle qui motivera davantage de personnes à se joindre au mouvement. Des étudiant·e·s préparent déjà un die-in le 20 septembre au Musée pour les droits de la personne et des manifestations et des actions suivront le reste de la semaine. Un groupe nommé Manitoba Adult for Climate Action (en écho au Manitoba Youth for Climate Action) s’est d’ailleurs constitué dans les dernières semaines pour permettre aux non-étudiant·e·s de se joindre à la cause. Les alliances se concrétisent. Ne reste plus qu’à systématiser la lutte.
[ix]Anonyme, « La Zad est morte, vive la Zad ! – Une histoire des derniers mois et de ses conflits »; Dechezelles, « Une ZAD peut en cacher d’autres. De la fragilité du mode d’action occupationnel ».
[x]Petz et March 31, « Leah Gazan Wins NDP Nomination for Winnipeg Centre ».
Entrer dans l’œuvre de la professeure de théorie politique Dalie Giroux, c’est plonger dans ce qu’elle appelle une « phénoménologie de l’espace dans l’Amérique du Nord-Est. Elle s’intéresse aux phénomènes de circulation, comme ceux entre la maison et le travail par exemple, et d’habitation dans les foyers, mais aussi dans les transports en commun. Et ce, avec une perspective postcoloniale qui s’ancre dans une histoire amérindienne de l’Amérique. Avec une démarche qu’elle qualifie de « réaliste-réflexive », qui mêle des auto-enquêtes photographiques de ses propres mouvements et des analyses sémiotiques du territoire, l’autrice offre avec La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale, un livre d’orientation pour comprendre comment se constituent les espaces contemporains dans lesquels nous habitons et pour saisir les rapports de pouvoir qui y circulent.
Ce recueil de huit essais (parfois complexe pour les non initiées et initiés), écrits entre 2003 et 2013, est une prise de conscience de notre condition humaine en Amérique du Nord-Est et nous invite à nous réapproprier les « territoires » qui ont été dépossédés et colonisés. Sa prémisse de départ est la suivante : nous sommes des êtres circulants et circulés aliénés dans un monde mondialisé. Autrement dit, nous circulons sans cesse (souvent en tournant en rond : maison-travail-maison), mais nous nous faisons aussi circuler (notamment par les routes qu’il faut suivre, par les relations de pouvoir, par les lois qui dictent les conduites, etc.). De plus, Dalie Giroux insiste à plusieurs reprises, dans la première partie du livre, sur le fait que, dans le monde d’aujourd’hui soumis au capitalisme néolibéral, « la stagnation est le recul et le stationnement, c’est la mort ».
Pourtant, Dalie Giroux nous invite à nous arrêter, à nous stationner et finalement à nous (re)trouver, en posant quatre questions fondamentales :
Comment vivre sur la terre et comment y vivre sans vivre la conquête? Comment habiter sans exproprier? Comment se spatialiser sans se constituer comme extériorité à soi-même? Que faire du paysage postindustriel et postimpérial, s’il s’agit d’y vivre?
En proposant d’arrêter le mouvement infernal de notre monde, Dalie Giroux meurt-elle? Bien au contraire, elle (re)vit. « Il faut tout faire pour bricoler des communautés là où on se trouve et lâcher les groupes d’affinité. Il faut arriver à s’inscrire dans des lieux où on ne se sent pas nécessairement confortable. Il n’y a pas de luttes trop petites, mais il faut bricoler des lieux de tous les types », explique-t-elle en entrevue téléphonique.
Dans la première partie de l’ouvrage, elle décrit ce qu’elle appelle « la machine à circuler » mise en place par le capitalisme néolibéral qui produit et qui extrait la valeur marchande de la Terre, la désertifiant. Puisant chez plusieurs philosophes, en particulier Heidegger, Husserl, Deleuze, Spinoza ou Carl Schmidt, elle propose une « phénoménologie de la prise de terre » en présentant l’humain comme configurateur du monde. C’est une partie qu’elle qualifie de tactilei puisqu’elle décrit un monde d’abondance destructeur de la nature et de nous-mêmes. La deuxième partie esquisse de manière juridique une nouvelle manière de penser et d’agir en politique en présentant une « autre histoire de l’Amérique » qui prend comme ancrage l’histoire autochtone. Elle montre dans quelle mesure l’Amérique est une « construction » créée par une histoire de colonisateurs qui a tué celle des autochtones et leurs récits mythiques, tuant ainsi, par le même coup, la multiplicité des rapports au monde pour en imposer un seul et unique. Ce dernier étant celui de la consommation, de la transformation des objets en marchandise, d’un éloignement vis-à-vis de la Terre et de la nature et d’un désenchantement du monde.
Philosopher un non-lieu
Pour comprendre pleinement La généalogie du déracinement, il faut connaître le parcours et l’approche de Dalie Giroux et le replacer dans son œuvre. Professeure agrégée à l’Université d’Ottawa, originaire du sud de Québec, autrice, entre autres, de Contr’hommage pour Gilles Deleuze, elle vit aujourd’hui en Outaouais. Ses recherches puisent dans son intérêt pour l’histoire des idées politiques dans la suite de son doctorat qu’elle a complété en 2003. Elle est animée par le souci d’explorer les liens entre les lieux et l’espace/temps. Et elle est pétrie par le refus de l’universalité des idées et par la fin des grands récits. De plus, elle est animée par la compréhension de l’accès au savoir et à la culture et entreprend de décloisonner le tout à partir d’une autre histoire : une histoire que l’on ne raconte pas, une histoire invisible, une histoire autochtone. « Je vis dans un non-lieu de la philosophie : un territoire où la philosophie n’arrive pas à exister, un territoire importateur de culture et de pensée plus que producteur de celles-ci », explique-t-elle.
En effet, elle pense en termes de multiplicité des récits. Alors que nos livres d’école nous imposent une seule histoire, Dalie Giroux montre qu’il existe plusieurs récits et plusieurs manières de « faire l’histoire ». Marquée notamment par l’ouvrage Pour une histoire amérindienne de l’Amériqueii, elle veut souligner l’existence de trajectoires multiples qui font l’hybridité de notre monde soumis à une norme unique.
Mais peut-être que Dalie Giroux ne réalise pas qu’elle « philosophise » ce « non-lieu philosophique » en faisant justement émerger, de ce territoire, un langage unique et nouveau. Elle le fait à travers ce qu’elle appelle « un vécu épidermique », c’est-à-dire une orientation de pensée qui se réalise à partir du corps et de ce qui l’affecte. Elle veut produire une pensée englobante pour que tout fonctionne ensemble : que ce soit sa pratique professorale, ses implications militantes et syndicales et ses relations de voisinage.
Bricoler de nouveaux territoires
Par ailleurs, La généalogie du déracinement est un livre théorique qui manque à certains égards de propositions concrètes pour que nous puissions en saisir toute la portée. Pourtant, Dalie Giroux ne manque pas d’idées et d’outils pour résister et créer de nouveaux territoires. Forte d’expériences d’actions directes et d’écritures militantes, la clé de la transformation est, selon elle, à trouver dans l’autogestion et la militance municipale et locale : « Restez où vous êtes! », incite-t-elle à faire. Elle invite à ne pas s’éloigner de nos lieux de vie, et à agir de là où nous sommes pour bricoler de nouveaux territoires : « Je crois à l’action dans la zone subalterne, mais pas dans une sorte de pureté morale. Je ne suis pas contre l’institution et je ne suis pas contre l’argent. On est rendu à faire du bricolage intensif et ça exige beaucoup d’engagements. Il faut tout faire, mais pour vrai », lance-t-elle. Par bricolage intensif, elle décrit des actions locales aux outils multiples : il ne faut pas avoir peur d’allier nos forces et nos modes d’action (que ce soit l’autogestion, l’implication dans des syndicats, aller parler à sa voisine ou son voisin…).
En allant au-delà de l’opacité de l’ouvrage, il faut parcourir l’œuvre de Dalie Giroux dans son ensemble. En effet, son travail offre plusieurs outils pour résister au mouvement infernal que nous impose le système capitaliste néolibéral. Comme elle invite à le faire, si on lit entre les mots et si on se place dans les interstices de sa pensée, on découvre aussi dans cet ouvrage (et dans son œuvre) une invitation à réintroduire la poésie. Une poésie comme « langue vernaculaire », me dit-elle, et comme « micromédiation » qui ferait entendre de nouvelles formes de vie pour avoir une prise directe avec le monde. La poésie comme outil pour réécrire de nouveaux récits qui nous émanciperaient de la norme pour désinvisibiliser des histoires et des espaces trop longtemps restés cachés.
Le livre La généalogie du déracinement, enquête sur l’habitation postcoloniale a été publié aux Presses de l’Université de Montréal en 2019.
CRÉDIT PHOTO : Pavel Czerwinski, Unsplash
iVoir la vidéo de la causerie organisée à la librairie Le port de tête avec l’autrice en février 2019.
iiGeorges E. Sioui, 1999, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », Québec.