par Simon Bernier | Août 17, 2022 | Analyses, Environnement
Le 28 juillet 2022, la Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel déposée par ENvironnement JEUnesse. L’organisme voulait porter en appel la décision du 13 décembre 2021 de la Cour d’appel du Québec rejetant leur demande en action collective à l’encontre du gouvernement canadien. L’organisme reproche au gouvernement son inaction en réponse aux graves dangers provoqués par les changements climatiques et son omission d’établir des cibles adéquates de réduction de ses gaz à effet de serre (« GES ») (1). Le rejet de la demande par la Cour suprême met donc fin au recours judiciaire, qui avait débuté en 2018 devant la Cour supérieure.
ENvironnement JEUnesse tentait d’obtenir une ordonnance du Tribunal déclarant que le gouvernement du Canada viole les droits fondamentaux des jeunes du Québec en omettant d’adopter des mesures pour limiter le réchauffement planétaire. L’organisme voulait également obtenir une ordonnance afin de faire cesser les atteintes à ces droits fondamentaux, ainsi qu’une ordonnance pour la mise en place de mesures réparatrices pour contribuer à freiner le réchauffement climatique.
Cependant, les juges de la Cour d’appel du Québec ont considéré que la demande, telle que présentée par ENvironnement JEUnesse, n’est pas justiciable. Autrement dit, qu’il ne s’agit pas d’une question qui peut être tranchée par un tribunal. Voici pourquoi.
Brèves explications relatives à la séparation des pouvoirs
La séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) au Canada implique que les tribunaux n’interviennent pas dans l’exercice d’une prérogative du pouvoir législatif (le Sénat et la Chambre des communes) ou exécutif (le Premier ministre et le Conseil des ministres). Par exemple, les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou des organismes gouvernementaux sont des questions non révisables (ou non justiciables) par les tribunaux (2). Ainsi, une mesure budgétaire ne peut être invalidée par les tribunaux sous prétexte qu’elle irait à l’encontre d’une disposition de la Charte canadienne. La Cour suprême explique, dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association of Ontario, le rôle des trois branches distinctes de l’État :
[28] Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent. L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte (3).
Ainsi, les tribunaux doivent éviter de s’insérer dans les choix politiques du législateur ou dans la mise en œuvre par l’exécutif de ces choix.
Retour sur la décision de la Cour supérieure
Dans sa demande en action collective devant la Cour supérieure, ENvironnement Jeunesse invoque que le gouvernement a agi de manière irresponsable et indéfendable, portant atteinte aux droits de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, particulièrement ceux des jeunes qui subiront les conséquences des changements climatiques causés par les comportements des générations précédentes. Les actions du gouvernement iraient à l’encontre du droit à la vie, à l’intégrité et à la sécurité de ces jeunes Canadiens et Canadiennes, droits reconnus et protégés par l’article 7 de la Charte canadienne.
Dans la décisionENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, le juge Morrisson considère que « lorsqu’il s’agit d’une prétendue violation des droits garantis par la Charte canadienne, un tribunal ne devrait pas décliner sa compétence sur la base de la doctrine de justiciabilité (4) ». Même si l’objet du litige soulève une question de nature politique, que ce soit dans l’adoption d’une mesure ou dans son administration, cela ne devrait pas empêcher un tribunal de statuer sur celle-ci s’il y a potentiellement violation d’un droit prévu par la Charte canadienne. Le juge Morrisson mentionne que les tribunaux « ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique et ne peuvent refuser d’agir lorsqu’il s’agit d’un débat qui concerne une violation des droits protégés par cette Charte (5) ». La Cour supérieure considère donc que la demande déposée par ENvironnement JEUnesse est justiciable.
Cependant, le recours est rejeté sur la base d’une question procédurale. En effet, le juge Morrisson considère que « l’action collective n’est pas le véhicule procédural approprié en l’espèce ». L’action collective est une procédure qui permet à une personne d’agir pour le compte de tous les membres d’un groupe. Avant d’autoriser une action collective, le tribunal doit d’abord vérifier si la composition du groupe respecte certains critères. Le groupe visé par Environnement Jeunesse incluait les résidents et résidentes du Québec de 35 ans et moins en date du 26 novembre 2018. La Cour supérieure conteste, entre autres, l’exclusion des personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 35 ans. Elle rejette donc le recours, considérant la composition du groupe subjective et arbitraire.
L’ouverture offerte par le tribunal sur la justiciabilité des changements climatiques a tout de même été reçue positivement par ENvironnement JEUnesse (6). L’organisme a porté la cause en appel, dans l’espoir que la Cour d’appel du Québec casse la décision sur la composition du groupe de l’action collective.
Arrêt de la Cour d’appel du Québec
Dans l’arrêt ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, la Cour d’appel du Québec adopte une position opposée à celle de la Cour supérieure et remet en doute la justiciabilité de la demande, soulignant l’absence d’une loi précise pouvant être contestée dans le cadre du recours :
[25] En l’absence d’un texte de loi, le contrôle constitutionnel de l’inaction gouvernementale par les tribunaux est hautement problématique. […]
[26] La situation serait différente si l’appelante attaquait la validité d’une loi particulière édictant des mesures visant les émissions de GES. En effet, l’État doit s’assurer que les mesures adoptées respectent les droits garantis par la Charte canadienne. L’article 52 de la Loi constitutionnelle confirme le pouvoir et l’obligation incombant aux tribunaux de déclarer inopérantes « les dispositions de toute règle de droit qui sont incompatibles avec la Constitution ». […]
La Cour d’appel considère, tel que reconnue par la Cour suprême(7), que l’existence d’une loi ou d’une politique, ou la sagesse derrière l’intention de créer une loi ou une politique, sont des questions qui ne sont pas du ressort des tribunaux. En l’absence d’une telle loi, il devient difficile pour ceux-ci d’établir une question justiciable sur laquelle l’appareil judiciaire peut se prononcer :
[29] Il revient au pouvoir législatif de choisir les orientations politiques du gouvernement et à l’exécutif de les mettre en œuvre. Or, le contrôle du pouvoir législatif et son opportunité d’agir échappent en principe au pouvoir judiciaire.
De plus, pour la Cour d’appel du Québec, la nature intrinsèquement complexe des enjeux qui découlent des changements climatiques implique que le pouvoir législatif est mieux outillé afin de prendre compte des problématiques politiques, scientifiques, sociales et économiques qui découlent du réchauffement climatique :
[35] La réalité, c’est qu’en matière de réchauffement climatique, ce que souhaite l’appelante ne peut se décider dans l’abstrait. Il faut tenir compte du rôle que pourraient être appelées à jouer les provinces qui détiennent des compétences constitutionnelles concurrentes, notamment en matière environnementale. La collaboration des instances gouvernementales implique souvent de délicates négociations. Au-delà de ces obstacles politiques, la recherche d’une solution nécessite d’apprécier des facteurs scientifiques, de pondérer ses impacts en matière de santé, de transport, de développement économique et régional, d’emploi, etc. Il n’appartient pas aux tribunaux de se livrer à une telle analyse. Même si c’était le cas, les mesures préconisées doivent se traduire en priorités budgétaires puisque leur mise en œuvre exigera nécessairement des investissements financiers et une mobilisation des ressources de l’État. Encore une fois, il n’appartient pas aux tribunaux de faire de tels choix en priorisant les moyens pour faire face au défi des changements climatiques au détriment d’autres dépenses gouvernementales.
Bref, la Cour d’appel du Québec considère qu’il appartient « au gouvernement élu démocratiquement d’y répondre et non aux tribunaux de dicter à l’État les choix qu’il doit faire (8) ».
Également, la jurisprudence reconnait qu’en l’absence d’une loi adoptée par le Parlement, les obligations internationales du Canada, telles que celles prévues par l’Accord de Paris sur le climat, ne créent pas d’obligations en droit national.
[34] Il n’est pas contesté que les accords internationaux du Canada ne deviennent exécutoires en droit interne, sauf exception, qu’après l’adoption, par le Parlement d’une loi leur donnant effet. La simple existence d’une obligation internationale ne permet pas de conclure à l’existence d’un principe de justice fondamentale justifiant l’immixtion du pouvoir judiciaire à ce stade.
La Cour d’appel reprend plusieurs arguments soumis par la Cour fédérale dans l’affaireLa Rose c. Canada, 2020 CF 1008. Dans cette affaire, quinze jeunes Canadiens et Canadiennes, allèguent que la conduite de l’État canadien en matière d’émission de GES irait à l’encontre de leurs droits prévus aux articles 7 (droit à la vie, liberté et sécurité) et 15 (droit à l’égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi) de la Charte canadienne. La Cour fédérale considère les que la demande n’a pas visé une loi ou une action spécifique et que la portée alléguée des obligations de protection de l’État envers ces jeunes est floue et indéfinissable :
[40] La thèse [de la demande] ne résiste pas au fait que certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire. Il s’agit notamment de questions d’interprétation fondées sur l’ordre public, c’est-à-dire d’interprétation à l’égard d’enjeux sociétaux importants. Pour faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte, les réponses politiques doivent se traduire par une mesure législative ou un acte de l’État […]. Cela ne veut pas dire qu’une politique gouvernementale ou un ensemble de programmes gouvernementaux ne peut pas faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte; cependant, à mon avis, l’approche [de la demande] consistant à reprocher [au groupe défendant] un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions ne respecte pas cette condition préliminaire et constitue effectivement une tentative d’examiner en fonction de la Charte une réponse politique globale en matière de changement climatique.
[41] Ma conclusion quant à la justiciabilité est appuyée à la fois par l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché et par les réparations inadéquates recherchées par [la demande].
Dans la décision Misdzi Yikh (9), un cas similaire devant la Cour fédérale, deux chefs héréditaires Wet’suwet’en alléguaient, au nom de leurs maisons respectives, que l’omission du gouvernement canadien d’agir pour contrôler les émissions de GES viole leurs droits prévus par la Charte canadienne. La Cour fédérale, comme dans l’affaire Rose, a considéré la demande comme étant non justiciable. Notons que ces deux décisions ont été portées en appel devant la Cour fédérale d’appel.
Bref, pour les juges de la Cour d’appel du Québec, les conclusions recherchées par ENvironnement JEUnesse obligeraient les tribunaux à s’approprier un rôle, en vertu de la séparation des pouvoirs, qui ne lui appartient pas.
L’article 7 prévoit-il le droit à un environnement sain ?
Notons que les tribunaux canadiens n’ont jamais établi que l’article 7 de la Charte inclut le droit à un environnement sain. Si la Cour suprême autorise l’appel déposé par ENvironnement JEUnesse, il sera intéressant de voir si les juges du plus haut tribunal du pays vont statuer sur cette question cruciale.
Dans l’article « Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution », on souligne que le droit à un environnement sain est un droit « positif ». Ainsi, les auteurs considèrent que la question de savoir « si la Charte protège ou non les droits positifs, en particulier les droits sociaux et économiques, est l’une des grandes questions non résolues du droit canadien (10)».
Les droits négatifs, comme la liberté d’expression, requièrent généralement de l’État de s’abstenir d’intervenir, alors qu’un droit positif, comme le droit à un revenu de base, nécessite une intervention de l’État afin que le droit soit respecté. Or, la Constitution canadienne, comme les autres constitutions libérales, est fondée « sur l’idée que les questions politiques complexes soulevées par les revendications de droits positifs — y compris les questions d’imposition et de dépenses — sont du ressort des législatures et non des tribunaux. » Cela s’explique du fait que, dans ce type de constitution, ce sont les élu·es qui gèrent l’allocation des ressources de l’État :
Parmi les raisons pratiques qui justifient l’attribution de la responsabilité des décisions en matière de dépenses aux législatures, la plus importante est le fait que les législatures disposent généralement de beaucoup plus de ressources pour étudier et évaluer les options politiques, et qu’elles disposent d’outils plus flexibles pour mettre en œuvre les politiques. Cependant, il est tout aussi important que les législatures soient responsables à la fois du choix des politiques et de la fixation des niveaux d’imposition nécessaires au financement de ces politiques. (11)
Ainsi, les tribunaux tendent à faire preuve d’une plus grande réserve lorsqu’un litige porte sur un droit positif.
Notons finalement que la jurisprudence démontre qu’afin d’établir une violation de l’article 7 de la Charte canadienne, le simple fait d’y avoir contribué suffit (12). Même s’il est évident qu’on ne peut blâmer l’ensemble des effets des changements climatiques sur l’État canadien, cela n’empêcherait pas en soi la reconnaissance d’une atteinte à la Charte canadienne.
Conclusion
L’exercice visant à déterminer si un recours est justiciable ou non n’est pas toujours évident, comme le démontre la divergence de position entre le jugement de la Cour supérieure et l’arrêt de la Cour d’appel. La Cour supérieure considère que la doctrine de la justiciabilité ne devrait pas empêcher les tribunaux de trancher un litige lorsqu’il y a potentiellement violation d’un droit protégé par la Charte canadienne. La Cour d’appel considère plutôt que la doctrine de la justiciabilité doit s’appliquer et que les tribunaux doivent faire preuve de réserve lorsque le litige n’est pas clairement lié à une loi ou une mesure adoptée par l’exécutif.
Le rejet de la demande d’autorisation d’appel par la Cour suprême met fin au recours judiciaire, confirmant implicitement l’interprétation faite par la Cour d’appel de la doctrine de la justiciabilité. Cependant, il semble inévitable que la Cour suprême devra, un jour ou l’autre, statuer en matière de justiciabilité des changements climatiques et des conséquences de ceux-ci sur les droits prévus à la Charte canadienne.
D’autant plus que les changements climatiques représentent un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité et qu’ils pourraient grandement affecter la capacité des États à maintenir et faire respecter l’État de droit. Tel que le mentionne le juriste franco-anglais Philippe Sands, en cas d’échec des mesures afin de contrer les changements climatiques : « il y aura un chaos social, politique et économique, et dans ce chaos, l’État de droit ne peut pas survivre » (13).
En 1972, le Club de Rome a publié le rapport The Limits of Growth (Les limites à la croissance). Ce rapport distinguait plusieurs scénarios possibles pour le futur de l’humanité, dont un scénario d’effondrement de nos sociétés. Dennis Meadows, coauteur du rapport, constate que le pire des scénarios se produit présentement : « Je sais que le changement climatique, combiné à l’épuisement des énergies fossiles bon marché au cours de ce siècle, éliminera les fondements de notre civilisation industrielle. Je ne sais pas si cela éliminera notre espèce – probablement pas, même s’il y aura des milliards de gens en moins sur cette planète d’ici à 2100 » (14). Une étude de 2021 de la scientifique néerlandaise Gaya Herrington, se basant le rapport de Meadows ainsi que sur les données scientifiques récentes, conclut qu’en l’absence de changements radicaux, un effondrement pourrait arriver dès 2040 (15).
Dans quelle mesure est-ce que la gravité de la situation peut influencer l’interprétation des tribunaux de la doctrine de la justiciabilité et de l’article 7 de la Charte canadienne ? Évidemment, les tribunaux doivent respecter les principes qui découlent de la séparation des pouvoirs. Ce sont bien les élu·es qui dirigent l’État, et non les juges.
Hypothétiquement, un tribunal pourrait ordonner à l’État de réduire les émissions de GES sur son territoire, mais tout en omettant d’ordonner des mesures précises, laissant le choix aux branches législatives et exécutives le choix des politiques à adopter afin de limiter l’émission de GES (16). Il pourrait s’agir d’un compromis qui respecterait la séparation des pouvoirs, tout en permettant aux tribunaux de faire respecter les droits prévus par la Charte canadienne. Certes, la doctrine de la justiciabilité renvoie à l’idée que ce ne sont pas les tribunaux qui doivent se prononcer sur la sagesse ou l’opportunité d’agir des branches législatives et exécutives. Or, la sagesse d’établir et de respecter des cibles de réduction de GES se manifeste clairement dans la ratification de l’Accord de Paris par la Chambre des communes, considérant que cet Accord vise à plafonner les émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais afin d’opérer rapidement à des réductions d’émissions (17).
Évidemment, si le Parlement canadien adoptait une loi contraignant le gouvernement de respecter une cible de réduction ambitieuse et clairement établie, la situation serait différente. Une telle loi rendrait le gouvernement plus redevable en matière de lutte aux changements climatiques, et certainement plus vulnérable à un recours judiciaire devant les tribunaux. Encore faut-il que le Parlement ait la volonté, voire l’audace, d’adopter une telle mesure.
CRÉDIT PHOTO: DEAN PAGE – Flickr
1. ENvironnement JEUnesse considère que l’objectif de réduction d’émissions de GES de 30 % en 2030 par rapport au niveau de 2005 est une cible « grossièrement inadéquate ».
2. Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 RCS 1228.
3. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43.
4. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885, par. 56.
5. Id., par. 69.
6. « Le 11 juillet 2019, la Cour supérieure du Québec a reconnu que l’impact des changements climatiques sur les droits humains est une question justiciable et que les actions du gouvernement dans ce domaine sont assujetties aux Chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés. C’est une bonne nouvelle. » tiré du site internet d’ENvironnement JEUnesse : https://enjeu.qc.ca/poursuite-7-questions/.
7. Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, par. 28; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40.
8. ENvironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, par. 36.
9. Misdzi Yikh c. Canada, 2020 CF 1059.
10. Colin Feasby, David de Vlieger & Matthew Huys, Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution, 58 ALTA. L. REV. 213 (2020), p. 238.
11. Id.
12. Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, par. 76.
13. https://www.e3g.org/news/lcaw-rule-of-law-and-climate/
14. https://www.liberation.fr/planete/2019/07/29/effondrement-l-humanite-ron…
15. https://www.vice.com/en/article/z3xw3x/new-research-vindicates-1972-mit-…
16. Supra note 10, p. 232.
17. Accord de Paris du 12 décembre 2015, UN Docs FCCC/CP/2015/10/Add.1, 55 ILM 740 (entré en vigueur le 4 novembre 2016), art. 4.
par Simon Bernier | Sep 15, 2015 | Analyses
L’imposition de modèles sur ceux qui n’avaient aucun pouvoir dans [leur] conception a été un problème tout au long de l’Histoire.
– George Manuel, chef de l’Assemblée des Premières Nations (1970-1976)
Il existe un consensus parmi les intervenant-e-s du milieu communautaire montréalais : le nombre d’itinérant-e-s d’origine inuite augmente sans cesse depuis plusieurs années. Les organismes, qui souffrent déjà de sous-financement, doivent s’adapter afin d’offrir des services à une population qui parfois ne parle ni anglais ni français. Pour la Dre Françoise Bouchard, ce phénomène est lié à la crise chronique du logement qui sévit au Nunavik (territoire couvrant le tiers de la province dans l’extrême Nord québécois dont les 12 000 Inuit-e-s représentent 90% de la population). « Plusieurs Inuit-e-s du Nunavik s’en vont pour fuir le manque criant de logements chez eux pour finir par lutter pour obtenir des services provinciaux rendus dans une autre langue que la leur ». La situation a forcé le gouvernement québécois, dans le cadre de son plan d’intervention contre l’itinérance, à reconnaître l’existence du phénomène. En effet, le ministère de la Santé et des Services sociaux a reconnu que la situation était « très préoccupante ». Paradoxalement, c’est justement la gestion gouvernementale qui est mise en cause dans cette affaire. [1] [2] [3] [4] [5]
Conditions de vie similaires au tiers-monde
Afin d’accommoder les besoins de la population, il manque présentement environ un millier de logements. Les trois derniers recensements ont démontré que pratiquement la moitié de la population inuite du Nunavik vivait dans des logements surpeuplés. Il s’agit là d’une situation qui perdure depuis plusieurs décennies. [6] Il arrive parfois qu’une douzaine d’individus doivent cohabiter dans un appartement avec seulement deux chambres à coucher. L’absence d’un milieu de vie sain, d’un espace privé détaché de l’espace public, a de multiples conséquences négatives : propagation de maladies telles que la tuberculose, cohabitation néfaste entre victimes de violence (conjugale, physique et/ou sexuelle) et leur agresseur, niveau de détresse psychologique élevée, etc. [5] Il n’est pas surprenant dans ce contexte que l’espérance de vie moyenne soit de seize ans en dessous de la moyenne québécoise (ce qui placerait le Nunavik (66 ans) à la 147e position mondiale parmi tous les pays, alors que la moyenne québécoise (81 ans) se situerait à la 12e position). [3] [4] [6]
Des gouvernements mis en cause
Les peuples autochtones du Canada incluent les Premières Nations, les Métis-ses et les Inuit-e-s. Alors que l’administration des logements est sous le contrôle des bandes indiennes chez les Premières Nations, les Inuit-e-s eux tombent sous une autre juridiction, le Code civil du Québec, car ils et elles ne sont pas soumis-es à la Loi sur les Indiens, une loi fédérale qui vise exclusivement les membres des Premières nations. C’est la Société d’habitation du Québec, suivant les directives du gouvernement provincial, qui est responsable de fixer le montant des loyers perçus aux Inuit-e-s. Après que le gouvernement ait décrété par règlement que les loyers seraient augmentés pour les rapprocher du calcul de la moyenne québécoise (malgré le fait que le coût de la vie est d’environ 60% supérieur par rapport au reste de la province et les revenus des Inuit-e-s environ 23% inférieurs à la moyenne québécoise), la SHQ a ensuite « imposé de manière unilatérale […] une augmentation de 8% des loyers par année. » [11] Bref, les Inuit-e-s doivent payer plus cher pour vivre dans des logements surpeuplés, réduisant par ce fait même toute dépense secondaire.
Ici débute la problématique du non-paiement des loyers. L’OMHK (l’Office municipal d’habitation Kativik), responsable de percevoir les paiements des loyers, dépose de façon systématique à la Régie du logement des demandes contre les mauvais payeurs. Les juristes Martin Gallié et Marie-Claude Bélair nous apprennent que sur les 791 décisions rendues par la Régie provenant de l’OMHK en 2011, 773 d’entre elles l’ont été par « un seul régisseur et dont toutes les causes ont été entendues en quatre jours d’audiences. » Pratiquement toutes ces décisions sont causées par le non-paiement de loyer et l’OMHK a systématiquement gain de cause. Ainsi, « il n’y a probablement pas un seul logement social (au Nunavik) qui n’ait pas fait l’objet d’au moins un contentieux auprès de la Régie ». À titre de comparaison, pour les 791 plaintes à la Régie sur une population de 10 000 locataires au Nunavik, la Régie a entendu 604 décisions pour une population de plus de 50 000 locataires à Montréal. Mentionnons brièvement que la rapidité avec laquelle les décisions sont prises, près de 200 par jour, va à l’encontre des principes d’« accessibilité, (de) la qualité et la célérité de la justice civile », tels que prévus dans la disposition préliminaire du Code de procédure civile. Ceci a pour conséquence l’absence de toute réflexion juridique : le jugement de la Régie est transformé en simple formalité administrative. Il n’y a pas véritablement eu de jugement au sens réel du terme, seulement un constat suivi d’une décision automatique. Faire appel aux tribunaux se doit d’être une mesure d’exception et non une procédure routinière, sous peine de dénaturer le rôle des tribunaux dans la société. Le fait que pratiquement tous les logements sociaux aient fait l’objet d’un contentieux démontre clairement qu’il y a présentement une crise sociale au Nunavik. Dans le contexte actuel, la cour itinérante qui parcourt le Nunavik mérite bien le nom de « White flying circus » donné par les Inuit-e-s.
Ainsi, le gouvernement québécois a judiciarisé la problématique du surpeuplement des logements inuits. Alors que l’OMHK s’est historiquement toujours retenu de lancer des mandats d’évacuation, cette politique a changé en 2010 à la suite de pressions du gouvernement québécois. La méthode demeure marginale, mais au moins une cinquantaine de personnes auraient été expulsées de leur logement depuis 2010, les condamnant soit à trouver un abri dans un autre logement, probablement déjà surpeuplé, ou à grossir les rangs des Inuit-e-s quittant la région pour les centres urbains au sud de la province.
Évidemment, on pourrait prendre position en faveur du gouvernement québécois, soutenant que les locataires sont responsables de payer leur loyer. C’est d’ignorer la précarité économique de la région. Le Nunavik est isolé du système routier québécois ainsi que de son réseau d’électricité et les employeurs s’y font rares. Le logement social compose l’essentiel des habitations de la région. Le marché privé, en raison de l’absence de potentiel de gains financiers causée par un coût de construction élevé, est quasi inexistant. C’est le gouvernement du Québec qui gère les logements sociaux au Nunavik et il est donc responsable de résoudre le problème. Mais l’absence d’intérêt économique pour le Nunavik explique justement pourquoi les différents gouvernements n’ont jamais réellement tenté de trouver une solution durable. Le retour sur l’investissement n’en vaut pas la peine, mais la crise du logement, elle, s’éternise.
Trous noirs du capitalisme informationnel
Le Nunavik n’a jamais trouvé sa place dans l’économie québécoise, en grande partie en raison des centaines de kilomètres séparant la région des centres économiques du sud. Cet isolement demeure malgré la transition du capitalisme d’économie industrielle à l’économie informationnelle, qui se caractérise par l’apparition de technologies informatiques et de communication dont l’efficacité est exponentielle. L’importance de la technologie sur les sociétés contemporaines a grandement influencé le sociologue Manuel Castells, célèbre entre autres pour sa trilogie intitulée L’ère de l’information. On parle ici bien sûr du réseau Internet, mais aussi de l’augmentation des flux de capitaux, du transfert de l’information, du savoir, du partage des expériences et des connaissances, bref d’une interactivité internationale entre les individus, les corporations, les états qui s’intensifient proportionnellement à la diversité et la rapidité des nouvelles technologies. Pour Castells, ces échanges forment un réseau, dont le niveau d’intensité d’activité est plus grand autour de moyeux (ou en anglais, « hub »). On n’a qu’à penser ici à des villes comme New York, Hong Kong, Tokyo, etc. Il existe ensuite d’autres moyeux d’importance diverse qui sont en relation avec les grands centres, mais aussi entre eux. La capacité de production économique d’un individu, groupe ou territoire est intimement lié à son rapport avec ces grands réseaux de l’économie contemporaine. Une région située en périphérie, voir complètement isolée de ces réseaux, souffre donc un handicap majeur affectant son rendement économique puisque les échanges de capitaux, d’informations, de savoir s’en voient nécessairement réduits.
Ainsi, maintenir en vie des villages dans une zone économiquement insignifiante est un non-sens : ils ne peuvent produire suffisamment de valeur pour justifier leur existence. C’est par cette logique que le Conseil du patronat du Québec, dans un mémoire déposé devant l’Assemblée nationale, déclara : « Le Conseil du patronat du Québec invite le gouvernement à réallouer une partie des budgets actuellement consacrés au maintien des municipalités dévitalisées vers des mesures facilitant la relocalisation des ménages qui y habitent ». Cette approche pourrait s’appliquer également aux problèmes de logement des Inuit-e-s : vous devez déménager ailleurs, là où il y a des emplois où vous pourrez gagner votre vie (car celle-ci doit être gagnée, elle ne serait donc pas acquise). Isolement extrême, obstacle de la langue, difficultés sociales reliées à la santé, à l’éducation et au logement, lacunes dans les infrastructures de transport et de télécommunications: le Nunavik est en marge des réseaux d’information et de l’économie mondiale. Pour Castells, « les trous noirs du capitalisme moderne se voient tout simplement contournés par les flux d’informations et de richesses, et finalement privés des infrastructures technologiques fondamentales qui, dans le monde actuel, servent à communiquer, à innover, à produire, à consommer, et même tout simplement à vivre ». Nous pourrions dresser un parallèle entre l’Afrique que décrit Castells et la situation économique dans laquelle vivent les Inuit-e-s du Nunavik, qui par des infrastructures déficientes, des coûts d’électricité largement supérieurs à la moyenne québécoise et un réseau d’éducation sous-financé, vivrait en quelque sorte une « désinformationalisation ». Le Nunavik est isolé du réseau économique mondial, n’ayant aucun attrait pour celui-ci que ce soit dans l’économie du savoir ou encore même dans l’économie industrielle ou primaire. En effet, à l’exception de quelques mines dont les retombées économiques sont limitées, le Nunavik est un désert économique. Les Inuit-e-s sont donc condamné-e-s à composer avec tous les effets négatifs de vivre dans des communautés qui sont économiquement marginalisées. Certes il reste la possibilité pour les Inuit-e-s de faire pression sur les gouvernements en place, mais leur isolement géographique, linguistique et même informatique (une connexion Internet coûte 60 dollars pour une vitesse de 512 kb/sec, comparativement à 30 dollars pour 5 Mbits/sec pour les résidents de Montréal) rend l’action politique plus difficile. [9]
Bref, on soumet les Inuit-e-s aux mêmes règles juridiques et économiques que les Québécois-es moyen-ne-s sans qu’ils et elles aient les mêmes opportunités. Et cela risque de continuer, car dans cette ère d’austérité et de rigueur économique, les gouvernements n’ont aucun intérêt à délier les cordons de la bourse sans garantie d’un retour en argent sur leurs investissements.
Rétablir les structures de pouvoir indigènes
Cette situation rend le Nunavik dépendant économiquement envers les gouvernements d’Ottawa et du Québec, situation qui n’est ni viable, ni souhaitable. Elle résulte d’une éternelle volonté de contrôle des pouvoirs centraux sur l’ensemble de leur territoire. Dans Peace, Power, Righteousness : an indigenous manifesto, l’auteur mohawk et directeur du Indigenous Governance Program de l’Université de Victoria, Taiaiake Alfred, avance que l’adoption des structures de pouvoir occidentales telles que l’implantation de gouvernements dits autonomes mais toujours dépendants des autres gouvernements et régis par les lois de ces derniers, empêchent les autochtones de reprendre le contrôle sur leur destinée. Pour Alfred, le retour aux valeurs ancestrales, à une éducation dont la transmission fut enrayée par des décennies de colonialisme canadien, doit dépasser la simple reconnaissance d’un folklore. Les peuples autochtones doivent selon lui comprendre que les structures de pouvoir contemporaines doivent être fondées sur les valeurs ancestrales. Cela implique le rejet des structures politiques et légales actuelles du Canada, comme la Loi sur les Indiens, le ministère des Affaires autochtones et Développement du Nord du Canada ou dans le cas des Inuit-e-s, le rejet du Code civil comme loi régissant les relations entre individus.
Au-delà du statut des autochtones au pays, Alfred défend l’idée « de convaincre les autres de la sagesse de la perspective indigène ». Il existerait selon lui un intérêt actuel pour redécouvrir ces enseignements, car les peuples autochtones, avant l’arrivée des colons européens, par leurs valeurs et leurs systèmes politiques, ont réussi à vivre en harmonie avec la nature grâce à une structure sociale fondamentalement différente de celles des Européen-ne-s. « Le régime brutal européen de l’avancement technologique, avec une intention de domination, s’est opposé au régime des peuples indigènes. La quasi-extinction des peuples indigènes a créé un vide dans lequel le régime Européen s’est installé dans une domination politique, économique et philosophique ». Cette perspective européenne est critiquée par Alfred comme étant au cœur du problème écologique global dans le monde, d’où l’intérêt de ce qu’il nomme la sagesse indigène, avec laquelle il existerait des pistes de solutions face au matérialisme occidental, qui selon lui cause un débalancement dans la relation entre l’humain et la nature. Elle se manifesterait entre autres par l’absence de pouvoir central coercitif, par une prise de décision collective (contrairement à un système parlementaire représentatif où seul-e-s les représentant-e-s d’une majorité, voire au Canada d’une minorité, ont tous les pouvoirs légaux et exécutifs) et devant tenir compte des conséquences à long terme de chaque décision.
Ainsi, pour Alfred, intégrer les valeurs occidentales et participer à l’économie mondiale, c’est-à-dire, dans le cas du Nunavik, sortir du trou noir de l’économie informationnelle, n’est pas souhaitable, car cela impliquerait de renoncer aux valeurs ancestrales qui seraient contraires aux valeurs promues par le système capitaliste actuel. Il n’est pas question ici d’isoler les peuples autochtones du monde extérieur. Alfred propose plutôt une vision de partage avec les autres peuples du globe à travers un mode de vie, un système de gouvernance et un mode de production économique qui leur soit propre. C’est ainsi que l’on pourra éviter l’exode forcé de milliers de membres des Premières Nations et du peuple inuit vers les grands centres urbains. Les malheurs actuels des Inuit-e-s seraient directement liés à l’absence d’une indépendance accrue sur les plans politique et social. Ils seraient en quelque sorte atteints d’anomie, c’est-à-dire de la perte de références et de normes sociales nécessaires aux individus pour contribuer à leur communauté, celle-ci se retrouvant alors en perte de sens. Dans cette perspective, le destin d’un individu serait donc intrinsèquement lié à celui de sa nation.
[1] http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/regional/montreal/archives/2014/09/2014…
[2] http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/403692/montr
[3] http://journalmetro.com/local/le-plateau-mont-royal/actualites/731101/pl…
[4] http://www.nunatsiaqonline.ca/stories/article/65674quebecs_new_fight_aga…
[5] http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2013/13-846-…
[6] https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2006/as-sa/97-558/p7-fra.cfm
[7] http://www.frapru.qc.ca/nunavik-une-crise-vecue-dans-lindifference-du-sud/
[8] http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201306/21/01-4663915-une-esp…
[9] http://affaires.lapresse.ca/portfolio/developpement-du-grand-nord/201404…
[10] http://www.habitation.gouv.qc.ca/fileadmin/internet/publications/0000023… –
[11] Martin Gallié et Marie-Claude P. Bélair, « La judiciarisation et le non-recours ou l’usurpation du droit du logement – le cas du contentieux locatif des HLM au Nunavik ».
[12] http://www.habitation.gouv.qc.ca/fileadmin/internet/publications/0000023… –
[13] http://www.lactualite.com/blogues/vie-numerique-blogues/wall-street-amen…
par Simon Bernier | Août 21, 2014 | Analyses, Économie, International
« Clairement, le football représente l’espoir, le football représente la joie, le football représente la réussite, le football représente le progrès pour beaucoup de gens sur ce continent » – Danny Jordaan, président du comité d’organisation de la Coupe du Monde 2010 et ancien militant anti-apartheid
La Coupe du Monde 2014 est maintenant chose du passé. Sur tous les continents, des millions d’individus ont observé les prouesses de ces joueurs d’élites. Cet événement se démarque dans le paysage médiatique par sa popularité : le football est le sport le plus répandu et populaire sur la planète. La Fédération internationale de football association (FIFA), organisatrice de l’événement, le promeut comme un symbole d’union mondiale, comme un vecteur de paix. Le « lâché des colombes », symbole de paix universellement connu, en début de tournoi en est une démonstration évidente. Autre indice significatif : le logo de la Coupe du Monde 2014 représente trois mains unies autour d’un ballon de football. Le slogan choisi pour le tournoi? »Juntos num só ritmo » (Tous sur le même rythme). En plus d’être un symbole de paix, le tournoi serait aussi une opportunité de prospérité économique pour les pays hôtes. Selon les organisateurs, le tournoi est donc bénéfique pour la stabilité et l’épanouissement de la planète entière, tout en créant des retombées économiques qui vont profiter à tous-tes les citoyen-ne-s du pays hôte.
Cette vision de la Coupe du Monde est cependant critiquée par nombre d’observateurs pour qui les compétitions mondiales sportives n’améliorent aucunement les relations internationales ou infranationales. D’autres considèrent que les retombées économiques se retrouvent surtout dans les poches de la FIFA, des sponsors et de grandes compagnies nationales. Nous y reviendrons plus tard.
Coupe du Monde de la FIFA : vecteur de paix et de prospérité
Pour la FIFA et le gouvernement brésilien, la Coupe du Monde est une occasion d’ « appeler les gouvernements, la société civile, la communauté du football, les participants et les supporters à réaffirmer l’importance de la promotion de la paix et de la lutte contre toutes les formes de discrimination durant la compétition et au-delà ». (1) Maria Nazareth Farani, représentante permanente du Brésil auprès de l’ONU, considère que la Coupe du Monde peut contribuer « de façon significative à l’économie du pays ainsi qu’aux objectifs du Millénaire pour le développement » (réduction de la pauvreté, de la mortalité infantile etc.). (2) Comme mentionné précédemment, la campagne publicitaire mise de l’avant invoque régulièrement ce désir de créer un monde plus juste et plus tolérant. D’ailleurs, cette Coupe du Monde innove par rapport aux éditions précédentes par l’introduction d’une poignée de main de paix entre les capitaines des deux équipes adverses au début ainsi qu’à la fin de chaque match.
Certes, il est un peu paradoxal qu’un événement qui invite les pays à s’affronter entre eux soit promu comme un vecteur de tolérance et de paix. Pierre de Coubertin, le père des jeux Olympiques modernes, croyait que le sport pouvait canaliser ce nationalisme dans le cadre d’une compétition pacifique afin de réduire les violences entre les états. (3) Le politicologue américain Andrew Bertoli avance que cette idée est basée sur la « théorie du catharisme », théorie qui proviendrait originellement de Sigmund Freud dont l’idée fondamentale est qu’il existe chez l’humain des pulsions agressives qui doivent être exprimées de façons contrôlées. Autrement dit, les compétitions sportives permettent aux participant-e-s et à leurs compatriotes d’évacuer leurs pulsions agressives dans un environnement contrôlé. Cette « idée que les sports peuvent canaliser l’agressivité est régulièrement affirmée par des reporters, par des académiciens et par politiciens. » (4)
Une autre théorie, qui se base en partie sur le néofonctionalisme, défendue par la classe académique est l’idée que lorsque les pays se réunissent dans le cadre d’une compétition mondiale, ils développent une capacité de collaboration sur d’autres facettes de leurs relations internationales. (5) Malgré la nature antagoniste de la compétition sportive, une reconnaissance mutuelle des règles d’engagement est nécessaire entre les participants. Plusieurs rencontres sportives entre pays ennemis ont eu lieu au courant du 20e siècle dans le but d’harmoniser les relations, comme les parties de ping-pong entre la Chine et les États-Unis dans les années 1970, la Série du Siècle entre l’URSS et le Canada, etc. C’est à travers ce paradigme que la FIFA se perçoit comme un agent actif pour la paix : en confrontant les pays dans un environnement sain, elle permet un contact direct entre les nations. Comme le disait Barack Obama en 2009 : « La compétition pacifique entre les nations représente ce qu’il y a de meilleur à propos de l’humanité. Elle nous rassemble, ne serait ce que pour quelques semaines, face à face. Elle nous aide à comprendre l’autre un peu mieux. C’est un très puissant point de départ pour le progrès. (Traduction libre) » (6) Six organisations continentales et 209 organisations nationales de football font partie de la FIFA, qui se positionne ainsi comme un modèle de gouvernance mondiale. L’ancien directeur des relations internationales de la FIFA, Jérôme Champagne, n’hésitait pas en 2010 à faire un parallèle entre les problèmes socio-économiques de la planète et ceux avec lesquels doit composer la FIFA : « Le football pose des questions qui ne sont pas moins importantes que celles qui se posent pour le monde en matière de gouvernance. La crise financière de 2008, l’échec de Copenhague sur l’environnement […] sont les preuves que le monde doit se doter d’organes de gouvernance centralisés ». M. Champagne renchérit en déclarant que « s’il y avait une FIFA de l’eau […] le problème des puits et de l’eau en Afrique aurait été réglé depuis longtemps! ». La FIFA considère ainsi qu’elle joue un rôle important pour l’avenir de la société mondiale. (7)
Aussi, l’impact positif des retombées économiques sur les pays hôtes est souvent vanté par les organisateurs comme un bienfait de la tenue de la Coupe du Monde. L’événement attire un grand nombre de touristes, provoquant un influx de capitaux dans le pays. Itau Unibanco, l’une des principales banques brésiliennes, avait prédit dans un rapport publié en juillet 2011 que le PIB du Brésil augmenterait de 1,5% pour l’année 2014 en plus de créer 250,000 emplois. (8) L’impact économique se répercuterait également dans les investissements dans les grandes infrastructures du pays qui vont profiter aux Brésilien-ne-s pour les prochaines décennies. Bref, il s’agirait d’un enrichissement collectif qui peut aider à l’augmentation du niveau de vie des citoyen-ne-s du pays.
Nationalisme et sport : un cocktail explosif ?
Cette vision idéaliste de la Coupe du Monde est-elle réaliste ?
Plusieurs académicien-ne-s contestent l’idée que les rencontres sportives mondiales peuvent influencer de manière positive les relations internationales. Nombre d’études et de recherches ont établi une corrélation entre la tenue d’une rencontre sportive et l’augmentation d’actes de violence ou encore la promotion d’un discours public haineux. L’écrivain Georges Orwell, après avoir constaté la conduite antisportive des joueurs impliqués en 1945 dans une série de matchs entre l’Angleterre et l’URSS, déclara que : « sur le terrain du village, où l’on choisit son équipe et où il n’existe pas de sentiment de patriotisme local, il est possible de jouer pour le simple plaisir de la chose : mais lorsqu’il est question de prestige, lorsque vous sentez que vous et quelque chose de plus que soi pourrait être humilié par une défaite, les sentiments combatifs les plus sauvages apparaissent ». Orwell réfute l’idée de Pierre de Coubertin : le sport ne canalise pas le nationalisme, il l’exacerbe. Lorsqu’un-e membre d’une nation craint la défaite, crainte ressentie par tous-tes ses compatriotes, le jeu prend des allures de guerre. Le football dépasse ainsi les limites du stade et peut avoir des répercussions à l’extérieur du terrain de jeu. Il sera par exemple l’élément déclencheur d’un conflit armée entre deux pays d’Amérique centrale. (9)
Entre 1900 et 1966, un nombre croissant de Salvadorien-ne-s ont émigré vers le Honduras à la recherche de terres agricoles (le Honduras ayant un plus grand territoire avec une population moindre). Cela créa une concurrence entre les paysan-ne-s pour l’accès à la terre. Une collaboration entre la compagnie américaine United Fruit Company et des paysan-ne-s Hondurien-ne-s va naitre dans le but de faire pression sur le gouvernement local afin de récupérer les terres sous le contrôle de paysan-ne-s Salvadorien-ne-s. C’est pourquoi en 1967 le gouvernement du Honduras commence à retirer des terrains aux Salvadorien-ne-s pour les donner à des citoyen-ne-s né-e-s au Honduras. Cette politique provoque une crise diplomatique et une augmentation de gestes racistes entre Salvadorien-ne-s et Hondurien-ne-s. C’est dans ce contexte particulier qu’a eu lieu une série de matchs de qualifications pour la Coupe du monde 1970 opposant les deux pays. Au cours de la nuit précédant le premier match, une foule de Hondurien-ne-s encercla l’hôtel où dormaient les joueurs de la sélection salvadorienne. Ils firent du bruit durant toute la nuit afin d’empêcher les joueurs de dormir, influençant probablement le score de la partie (le Salvador perdit 1-0). Lors du match retour, maintenant au Salvador, les partisans de l’équipe nationale ont renchérit en imitant leurs voisins, pour ensuite s’attaquer à des partisans Hondurien-ne-s présents dans le stade. La pression augmente sur les deux gouvernements à mesure que les actes de violences s’intensifient. Le 14 juillet 1969, le Salvador envoie sa force aérienne bombarder des cibles militaires honduriennes, marquant le début du conflit armé. « La guerra del fútbol » n’aura duré que quelques jours, le Salvador ayant accepté le cessez-le-feu suite aux menaces de sanctions par l’Organisation des États américains. Elle aura toutefois conduit à la perte de 3000 vies humaines et au brusque retour de dizaines de milliers de Salvadorien-ne-s au pays, déstabilisant l’économie locale et s’établissant comme une cause de la guerre civile salvadorienne (1979-1992). (10) (11) Certes, les affrontements entre les deux équipes nationales ne sont pas la véritable raison de la guerre, mais ils ont été un catalyseur qui a permis aux deux nations de canaliser leur haine, provoquant une augmentation dramatique d’actes de violence qui ont dégénéré en conflit armé. Plus récemment, les matchs de qualifications pour la Coupe du Monde 2010 entre l’Algérie et l’Égypte ont également donné lieu à de violents affrontements sur le terrain et dans les rues. Ceux-ci seront repris par les politicien-ne-s locaux-ales en mal de popularité, jetant la responsabilité des violences sur le pays rival. (12) Chaque match entre les deux équipes sera accompagné d’émeutes et d’actes de violence entre partisan-ne-s opposé-e-s. Et ce ne sont que quelques exemples de matchs internationaux ayant mené à des conflits. (13) (14)
Au final, il est souvent difficile d’évaluer l’impact politique de ce type d’événement. Par exemple, il est impossible de savoir si la « guerre du foot » entre le Salvador et le Honduras aurait quand même eu lieu sans la tenue des matchs de qualification, considérant que le contexte politique entre les deux pays était propice au conflit politique ou armé. Mais si les agissements des partisan-ne-s durant ces matchs reflétaient la situation politique entre les pays et dans ces conditions, les rencontres sportives n’aidaient pas au rapprochement entre partis opposés : ils ont plutôt provoqué l’effet l’inverse. C’est sans doute ce qui explique pourquoi certaines fédérations sportives, dont la FIFA, interviennent dans le choix des équipes lors de compétition mondiale afin d’éviter un affrontement entre deux pays en conflit (Russie et Georgie, Inde et Pakistan, Armenie et Azerbaijan). (15) Sans pour autant conclure que les évènements sportifs ont fatalement une influence négative sur les relations internationales, ces recherches mettent toutefois un important bémol à la rhétorique simpliste de la FIFA.
Soit. Mais peut-être que l’on peut quand même considérer la FIFA, techniquement un organisme à but non lucratif, comme étant sincère dans sa démarche cherchant activement à resserrer les liens entre les pays, à établir de meilleures conditions sociales pour les citoyen-ne-s des pays membres. Que sa démarche n’est pas optimale, que l’utilisation du sport comme vecteur de paix rencontre plusieurs difficultés, mais que l’intention soit réelle. Malheureusement, derrière le discours pacifique de la FIFA se cache une réalité plus sombre.
La Coupe du monde comme symbole du capitalisme millénaire
A la lumière des reportages et analyses faites des deux dernières Coupes du Monde, on peut établir que les infrastructures, héritage direct de l’événement, sont inadéquates pour les pays hôtes et que les retombées économiques sont bien en deçà des attentes alors que la FIFA accumule les profits. Les critiques avancent que ces profits sont gonflés par le fait que la FIFA n’a pas à gérer les grandes dépenses complexes liées à l’organisation de l’événement. Les profits (2,4 milliards en dollars canadiens) accumulés lors de la Coupe du Monde 2010 par la FIFA contrastent avec les impacts socio-économiques pour la communauté sud-africaine. Voici une liste établie par l’OSEO (Œuvre suisse d’entraide ouvrière) des conséquences concrètes pour le pays:
- Augmentation des coûts d’organisation pour le gouvernement sud-africain de 1709 % par rapport aux estimations initiales. (environ 5,5 milliards au lieu de 330 millions)
- La collusion dans le secteur de la construction a artificiellement fait grimper les coûts des stades et des infrastructures de 400 millions (des amendes totalisant 150 millions ont ensuite été imposées aux compagnies coupables).
- Construction d’un stade au coût d’un milliard de dollars (Cape Town Stadium) exigée par la FIFA, qui ne voulait diffuser des matchs en provenance du Newlands de Cape Town, puisque selon un délégué de l’organisation, les « spectateurs ne veulent pas voir des taudis et de la pauvreté. ». Ce stade, comme la majorité des stades construits ou rénovés pour le Mondial, est déficitaire et devient ainsi un poids financier pour les gouvernements locaux.
- 15,000 évictions de citoyen-ne-s de Cape Town qui ont été forcés à rester dans un nouveau quartier « temporaire » (Blikkiesdorp) afin de permettre la construction du Cape Town Stadium, quartier maintenant reconnu en Afrique du Sud pour son haut taux de criminalité. Ce quartier temporaire existe encore aujourd’hui.
- Perte financière de 2,8 milliards pour l’état sud-africain, loin des gains de 700 millions projetés par le gouvernement. Cette perte s’explique en partie par les concessions fiscales exigées par la FIFA
- Les emplois créés par la construction des stades et la tenue de l’évènement ont disparu. Contrairement aux prévisions, pratiquement aucun emploi permanent n’a été créé. (16)
Il est encore trop tôt pour avoir un portait global de l’impact du Mondial 2014 sur le Brésil. Par contre, nous savons déjà qu’il y a beaucoup de similitudes avec l’édition 2010. Déjà plusieurs stades, comme ceux de Manaus, Natal et de Brasilia, sont considérés comme des éléphants blancs, puisque ces villes n’ont aucune équipe de football de renom et qu’il faudrait un nombre irréaliste de spectacles et d’événements afin de les rentabiliser. Comme en Afrique du Sud, les coûts de l’organisation ont largement dépassé les prévisions initiales et la FIFA a eu encore droit à des exemptions de taxes exceptionnelles. Aussi, des dizaines de milliers de citoyen-ne-s ont été expulsé-e-s de leurs habitations et transféré-e-s dans de nouveaux quartiers, loin du centre-ville. Bref, l’histoire semble se répéter. (17) (18)
Mais qu’est-ce qui incite ces pays à accueillir ce type d’événements ? Certains avancent qu’ils représentent une occasion unique d’investir dans de nouvelles infrastructures qui vont profiter à tous-tes les citoyens-ne-s. Mais si l’État possède les fonds nécessaires, pourquoi attendre un évènement de niveau mondial quelconque ? Ne serait-il pas plus simple d’investir graduellement en fonction des besoins de la population et non de ceux imposés par l’organisation d’un tel événement, qui nécessite la construction de stades désertés, de routes d’accès inutiles ?
La réponse est ailleurs : pour l’anthropologue Shaheed Tayob, « l’organisation et la promotion de la Coupe du Monde 2010 sont conformes aux caractéristiques du “capitalisme millénaire” » tel que défini par les chercheurs John et Jean Comaroff. Dans l’économie mondiale contemporaine, les États sont de plus en plus sujets aux demandes du système économique mondial, car celui-ci implique une augmentation des échanges entre États et ainsi une dénationalisation de l’économie nationale. Les États sont ainsi de plus en plus dépendants du capitalisme mondial, et donc des capitaux étrangers, afin d’être économiquement prospères. Les gains financiers des grands événements sportifs sont souvent évoqués par les politiciens qui promettent ainsi aux citoyen-ne-s l’expression d’une gloire et d’une prospérité nationales. Ils permettraient l’enrichissement collectif, mais il s’agit aussi d’une occasion unique d’unir tous-tes les citoyen-ne-s derrière un projet grandiose afin de renforcer ce que Benedict Anderson nommait une identité « collective imaginaire », bref un moment de gloire nationale qui renforce le lien entre l’individu et la nation. Malheureusement, ce type de politique cache « des sacrifices financiers publics et privés, et cache aussi la réalité des grands profits corporatifs », ainsi qu’une perte de capitaux dans des infrastructures inutiles. La prospérité promise par les organisateurs est une illusion, sauf pour certaines classes d’individus ou de corporations qui sont largement favorisés par ce type de capitalisme et qui en sont les promoteurs les plus actifs. De plus, la dépendance des états envers le capital étranger donne aux corporations le pouvoir d’exiger des changements législatifs, des exemptions de taxes ou des subventions afin de permettre aux États de « profiter » des retombées économiques tant désirées, retombées qui sont surestimées par les promoteurs. Ainsi, la Coupe du Monde 2010, qui devait enrichir l’Afrique du Sud et servir de symbole pacifique et unificateur, aura surtout servi à enrichir des intérêts privés étrangers. (19)
Le mercantilisme avant tout
Malgré toute l’assurance dans le discours de la FIFA, on ne peut conclure que l’organisation de la Coupe du Monde peut avoir un impact positif quelconque sur les relations internationales. On sait que le sport mêlé au nationalisme peut tendre à les cristalliser et à provoquer des actes de violence. Les effets positifs de la Coupe du Monde sur la situation politique mondiale, s’ils existent, sont difficiles à évaluer. L’idéal du sport pour la paix semble plutôt être une stratégie marketing, car les profits qu’engendrent l’événement, eux, sont bien réels. En bombardant les spectateurs et spectatrices d’images qui vont conforter l’idée de la Coupe du Monde comme événement mondial unificateur, on créé une aura de respectabilité : le football et la Coupe du Monde sont moralement bons. Après tout, le Mondial est un produit de consommation à vendre que la FIFA se doit d’embellir afin de maximiser le retour en capital. C’est une logique publicitaire : la Coupe du Monde n’est pas seulement un événement télévisuel sportif, mais aussi une communion mondiale pour célébrer la diversité et pour diffuser un message d’espoir aux citoyen-ne-s de la Terre. A la lumière de ce que l’on sait des impacts d’évènements sportifs et des pratiques commerciales de la FIFA, ce message sonne vide. Au final, la Coupe du Monde est avant tout un spectacle sportif qui sert les intérêts de la FIFA, dont les profits seront redistribués à travers les associations nationales, entre autre afin d’augmenter la popularité du sport dans le monde, augmentant donc le bassin de partisan-e-s du sport et par le fait même le potentiel économique du football. Une partie de ces profits se retrouveront dans les poches des dirigeant-e-s de la FIFA, sommes qui sont d’ailleurs gardées secrètes. Pour les diffuseurs, qui ensemble ont payé 2,4 milliards en 2014 pour les droits de diffusion, la Coupe du Monde permet d’exiger aux sponsors d’importantes sommes pour les spots publicitaires. Elle sert ainsi à vendre ce que Patrick Le Lay, ancien président-directeur général du groupe télévisuel TF1, appelait du « temps de cerveau humain disponible ». « Dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». (20)
Lors du match d’ouverture du Mondial 2014, les organisateurs de la Coupe du Monde ont manqué une occasion de prouver qu’ils prenaient leur message de paix au sérieux. Avant le début de la première demie, l’un des trois enfants prenant part à la cérémonie a présenté aux caméras un écriteau sur lequel on pouvait lire « demacarsion », dénonçant l’exclusion des Guaranis brésilien-e-s de leur territoire ancestral. La vitrine mondiale de la Coupe du Monde aurait pu être utilisée pour sensibiliser la planète aux conditions de vie du peuple Guarani, dont le taux de suicide est le plus élevé au monde. En outre, une partie de leur terre ancestrale leur fut retirée illégalement pour permettre la construction d’une usine de transformation de canne à sucre, sucre qui a ensuite été achetée par Coca-Cola, sponsor officiel de la Coupe du Monde. On peut comprendre maintenant que la FIFA n’ait pas voulu compromettre sa relation avec le géant américain. Les téléspectateurs n’ont jamais vu l’écriteau du jeune guarani, car la séquence fut censurée par la FIFA. (21)
Il serait sans doute commercialement moins profitable à la FIFA de permettre, lors de la diffusion de la Coupe du Monde, à des citoyen-ne-s des pays hôtes de dénoncer des injustices existant dans leur pays. Premièrement parce que certaines de ces injustices ont été causées par l’organisation même du tournoi, mais surtout car réside toujours le risque de vexer ceux que l’on dénonce, de provoquer la colère de puissants partenaires commerciaux. Les appels à la paix de la FIFA sont sans doute sincères, mais ils sont vides de sens. Pour paraphraser Thomas à Kempis, tous désirent la paix mais bien peu veulent faire ce qui est nécessaire pour l’obtenir.
(1) « La Coupe du Monde pour la paix et contre toutes les formes de discrimination », http://fr.fifa.com/worldcup/news/y=2014/m=6/news=la-coupe-du-monde-pour-…, FIFA, consulté le 15 juillet 2014.
(2) »Le sport: Un catalyseur pour le développement et la paix », http://www.un-ngls.org/spip.php?page=article_fr_s&id_article=3471, SLNG, consulté le 15 juillet 2014.
(3) De Coubertin, Pierre. Essais de psychologie sportive. Librairie Payot & Cie. Laussane et Paris. 1913.
(4) Bertoli, Andrew. The World and Interstate Conflict : Evidence from a Natural Experiment. http://www.andrewbertoli.org/. Consulté le 15 juillet2014.
(5) IBID
(6) IBID. « Peaceful competition between nations represents what’s best about our humanity. It brings us together, if only for a few weeks, face to face. It helps us understand one another just a little bit better. That’s a very powerful starting point for progress. »
(7) Chamapgne Jérome et Schoepfer, « Une FIFA forte pour une gouvernance mondiale du football! », Géoéconomie, 2010/3 n.54, p. 9.
(8) Sreeharsha, Vinod, « Brazilian Bank Predicts World Cup Winner », The New York Times, http://dealbook.nytimes.com/2014/06/02/brazilian-bank-predicts-world-cup…, Consulte le 15 juillet 2014.
(9) IBID (4)
(10) Cable,Vince. « The ‘Football War’ and the Central American Common Market ». International Affairs (Royal Institute of International Affairs 1944-), Vol. 45, No. 4(Oct., 1969), pp. 658-671
(11) Hickman, Kenndy. « Latin America : The FootBall War ». about.com. http://militaryhistory.about.com/od/battleswars1900s/p/footballwar.htm. Consulté le 15 juillet 2014.
(12) IBID
(13) Markovits, A. S., et Rensmann, L. « Gaming the world : how sports are reshaping global politics and culture. Princeton University Press. 2010.
(14) Marqusse, M. « War minus the shooting : a journey through south Asia during cricket’s World Cup. Vintage. 1996.
(15) La UEFA n’a pas programmer de matchs entre la Russie et la Géorgie entre 2008 et 2014 à la suite du conflit armé impliquant les deux pays. La UEFA a également empêché l’Arménie et l’Azerbaïdjan de s’affronter en 2013, continuant une tradition datant de 2006.
(16) « Apercu des principales conclusions de l’étude de l’OSEO ‘A Preliminary Evaluation of the Impact of the 2010 FIFA World Cup : South Afrika’ », Œuvre suisse d’entraite ouvrière (OSEO), 2010.
(17) « Brazil’s evicted ‘won’t celebrate World Cup’ », http://www.aljazeera.com/indepth/features/2014/05/brazil-evicted-won-cel…, Al-Jazeera, consulté le 15 juillet 2014.
(18) « Who’ll play in stadiums after the cup ? », http://registerguard.com/rg/news/31852818-76/cup-stadium-stadiums-brazil…, The Associated Press, consulté le 15 juillet 2014.
(19) Tyaob, Shaeed. « The 2010 World Cup in South Africa : A Millenial Capitalist Moment », Journal of Southern African Studes, 38:3, 2012, p.717-736.
(20) « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », http://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/patrick-le-lay-president-direc…, L’Expansion.com, consulté le 15 juillet 2014. (21) «Coca-Cola dragged into Brazilian Indians’ land struggle », http://www.survivalinternational.org/news/9816, Survival International, consulté le 15 juillet 2014.
par Simon Bernier | Mai 16, 2014 | Societé
« Y’a quatre choses qui nous ont appris dans le sport professionnel : jamais tu mêles la race, la religion, la politique, pis le sexe, il faut se tenir loin de ça ».
Jean Perron, ancien entraîneur du Canadien de Montréal
« Les gens de Québec veulent une équipe de hockey, pas un pays. »
Sam Hamad, ministre libéral provincial
Le Canadien de Montréal privilégie d’une grande diffusion médiatique dans notre société. Selon Influence Communications [1], trois des dix nouvelles les plus médiatisées en 2013 concernaient directement ou indirectement le Canadien. Au-delà du spectacle sportif qu’il présente, cette équipe fait partie de notre patrimoine. Le logo du club fut présent sur nos billets de cinq dollars, nos pièces de monnaie, nos timbres, dans nos salles de cinéma (Maurice Richard de Charles Binamé, Pour toujours, les Canadiens ! de Sylvain Archambault). Comment expliquer l’exposition médiatique dont privilégie le CH ? Ce texte veut visiter les liens qui ont existé entre la société québécoise et le Canadien de Montréal. Je vais chercher à démontrer comment ce club de hockey a pu, à une certaine époque, être un vecteur de changement social et comment, à l’ère de la culture de la consommation de masse, il est devenu strictement un objet de consommation. Pour ce faire, inspirons-nous des enseignements d’Ernst Bloch, philosophe allemand connu pour son ouvrage Le principe de l’espérance. Bloch croyait que l’on peut retrouver dans toute société des signes de ce qu’il nomme l’utopie, c’est-à-dire des signes émanant des hommes, visible dans la culture d’une société donnée, qui reflètent un désir de changement, afin de créer un monde meilleur. Ces signes sont des indices d’un monde qui n’existe pas encore, d’un « monde-possible » qui peut devenir le monde réel. Ils permettent aux individus d’imaginer ce monde-possible et fournissent un cadre référentiel pour le construire; ils sont des signes qui nous permettent d’imaginer et de créer un monde « délivré des souffrances indignes, de l’angoisse, de l’aliénation ». Dans cette perspective, le philosophe français Redeker, dans son ouvrage Le sport contre les peuples, propose donc une définition de la culture comme un « principe de déracinement », d’une ouverture vers la transition du monde tel qu’il est à un monde refait et plus juste. La culture devient une sorte d’introspection collective qui permet aux individus et à la collectivité de s’actualiser et de révolutionner le monde. C’est sous cet angle que l’on peut considérer le Canadien de Montréal comme symbole ayant influencé une transformation sociale dans la période entre l’après-guerre et la Révolution tranquille, dans un contexte où les Québécois francophones étaient une majorité socialement et économiquement soumise à la minorité anglophone. Plus précisément, c’est dans les événements entourant la suspension du célèbre joueur du Canadien, Maurice Richard, que l’on peut considérer le sport professionnel comme vecteur de transformation sociale.
Le Canadien de Montréal comme vecteur de changement social
Dès sa création, le Canadien s’est auto-identifié à la nation canadienne-française. L’équipe adopte en 1911 les couleurs de la France, affirmation de son identité francophile : le bleu, le blanc et le rouge. L’arrivée d’une équipe clairement identifiée à la communauté anglophone, les Maroons de Montréal, va aider à augmenter la popularité du Canadien auprès des francophones et former une relation antagoniste entre les deux clubs. (« Il n’est pas rare que des batailles éclataient entre les spectateurs qui, au nombre moyen de 11 000, furent de plus en plus nombreux à venir assister à ce phénomène culturel ») [2] Malgré un rapprochement avec la communauté anglophone suite à la disparition des Maroons en 1938, la montée en popularité du club parmi les francophones des régions rurales du Québec, en grande partie due à la transmission des matchs à la radio et le fait que l’équipe alignait à cette époque un grand nombre de joueurs francophones talentueux (Richard, Béliveau, Geoffrion), va indéniablement forger le statut de l’équipe comme porte-étendard de la nation canadienne-française. C’est dans ce contexte que les événements de mars 1955 vont se dérouler.
Pendant les décennies 1940 et 1950, Maurice Richard, en plus d’être l’un des meilleurs joueurs de la Ligue nationale de hockey, symbolisait le Canadien français typique de l’époque (famille ouvrière qui comptait huit enfants, catholique pratiquant, peu scolarisé) à une exception près : il n’est plus un dominé, mais un dominant car il réussit à exceller dans un univers majoritairement anglophone. Il représentait donc l’image du Canadien français résistant à l’oppression anglophone et devint un symbole cristallisant le sentiment d’injustice qui habitait alors les Canadiens français. Le soir du 13 mars 1955, durant une partie du Canadien contre les Bruins de Boston, une échauffourée éclate entre les joueurs des deux équipes. Impliqué dans ce jeu de «brasse-camarade», Maurice Richard frappe un juge de ligne qui tentait de s’interposer entre l’ailier droit du Canadien et Hal Laycoe, un joueur des Bruins. Clarence Campbell, alors président de la LNH, va imposer une sévère punition : Maurice Richard est suspendu pour le reste de la saison régulière et pour toute la durée des séries éliminatoires. Ceci va empêcher Richard de gagner le championnat des marqueurs, mais va surtout grandement handicaper les chances du Canadien de Montréal de gagner la Coupe Stanley (l’équipe s’est finalement inclinée en sept matchs lors de la série finale contre les Red Wings de Detroit). Les réactions opposées entre les médias anglophones et francophones démontrent le clivage social existant dans la société québécoise. Alors que le Globe and Mail, la Gazette de Montréal et le Montreal Star vont tous appuyer sans réserve la décision de Campbell, les journaux francophones vont dénoncer celle-ci comme étant injuste. Ils perçoivent dans cette décision un geste d’oppression à l’encontre du héros canadien-français, à l’encontre d’un individu refusant le statut de dominé. Quatre jours après le match contre les Bruins, le Canadien affronte les Red Wings au Forum de Montréal. Durant la première période, le président de la Ligue fait son entrée dans l’amphithéâtre et s’assoit à son siège habituel. Il est immédiatement la cible de divers projectiles lancés par la foule de 16 000 partisans qui le huent. Le chef pompier de la ville de Montréal Armand Paré prend la décision de faire évacuer le Forum de Montréal avant la fin de la première période à la suite de l’explosion d’une bombe lacrymogène. Les spectateurs expulsés rejoignent sur la rue Sainte-Catherine les milliers de manifestants regroupés afin de dénoncer la suspension de Maurice Richard. Une émeute éclate : tramways renversés, affrontements avec les forces de l’ordre, vandalisme et pillage vont durer jusqu’aux petites heures du matin. Certes, l’histoire du sport professionnel est marquée par des manifestations de ce genre, mais celle-ci comportait un sens politique. André Laurendeau écrit le 21 mars 1955 dans le quotidien Le Devoir: « On est soudain fatigué d’avoir toujours eu des maîtres, d’avoir longtemps plié l’échine. M. Campbell va voir. (Cette) brève flambée trahie ce qui dort derrière l’apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français. »
Pour Suzanne Laberge, cette émeute marqua une « fissure dans l’espace social et dans l’ordre social des rapports dominants-dominés ». Ainsi, le groupe dominé (les francophones) s’est regroupé, créant un événement politique qui dépassera la simple dénonciation de la suspension de Maurice Richard : c’est leur statut social de dominés qui est dénoncé. Cet évènement représente l’expression du désir d’un monde meilleur, un monde qui n’existe pas, mais auquel rêvent les francophones, c’est-à-dire un monde sans oppression par la minorité anglaise. Bloch croyait que l’utopie, en plus « de nous rendre conscients des imperfections de ce monde », avait également comme fonction de nous permettre de « transformer (le monde) selon les exigences proposées par l’utopie ». Il est possible d’avancer l’hypothèse que cette émeute ait pu contribuer à remettre en question le statu quo des relations dominants-dominés entre les anglophones et francophones. Laberge partage cette analyse : « le symbole des rapports de force entre dominants et dominés qu’il (Maurice Richard) incarnait allait survivre au-delà de l’individu » et avoir un impact à long terme parmi les francophones québécois.
Le Canadien de Montréal, reflet du capitalisme contemporain
Est-ce que le Canadien de Montréal peut encore, à notre époque, être un vecteur de changement social ? Retournons d’abord à Ernst Bloch. Dans Le principe de l’espérance, il exprime la crainte de l’impact du développement du capitalisme sur la capacité des sociétés de s’actualiser. Bloch, considéré comme étant le plus romantique des auteurs marxistes, croit que « c’est avec l’essor du capitalisme, de la valeur d’échange et du calcul mercantile que l’on va assister à l’« oubli de l’organique » et à la « perte du sens de la qualité » dans la nature. » Bloch craint une domination du système capitaliste sur la nature, d’une prédétermination de ce que « devrait être » notre monde. « L’oubli de l’organique », c’est la crainte d’un contrôle de l’actualisation des sociétés par la technique rationnelle et instrumentale, qui reflèterait « une volonté de domination, de relation de maître à esclave » sur la nature. Bloch voit en celle-ci une construction de notre monde qui empêche la spontanéité, où « la soif du gain étouffe tout autre élan humain ». Afin d’illustrer sa pensée, Bloch prend en exemple les villes modernes, construites selon une logique froide et efficace, qu’il décrit comme des « »machines à habiter » réduisant les êtres humains « à l’état de termites standardisés » ». « L’architecture fonctionnelle reflète et même redouble le caractère glacial du monde de l’automatisation, de ses hommes divisés par le travail, de sa technique abstraite ». Pour Bloch, le capitalisme crée le monde à son image, axé sur sa seule logique économique rationnelle et du même coup instaure un environnement nuisible à la capacité de l’homme de rêver et d’actualiser autrement la société.
Robert Redeker reprend les craintes de Bloch dans Le sport contre les peuples. Il croit que le sport professionnel est un phénomène qui porte en lui des valeurs similaires au capitalisme : il s’agit essentiellement d’une compétition entre individus. Le sport professionnel est dans le contexte capitaliste actuel essentiellement conservateur, c’est un espace qui glorifie le monde tel qu’il est construit présentement, tel que le capitalisme mondial le définit. Autrement dit, le sport professionnel est à la fois un symbole qui reflète les valeurs capitalistes, mais qui va également faire la promotion de ses valeurs et devient ainsi un agent actif de propagande. Le spectacle mondialisé du sport professionnel glorifie la compétition, la « loi du plus fort ». C’est un spectacle qui est projeté en permanence dans nos vies à travers les médias qui relaient le grand nombre d’évènements sportifs locaux et mondiaux. Mais plus important encore dans le cas qui nous concerne, le sport professionnel tend à instrumentaliser le concept de communauté afin d’engendrer un maximum de profits. Le sport professionnel, en tant qu’entreprise capitaliste, transforme l’espace public en fonction d’intérêts privés. Les clubs professionnels ont compris, à la fin du siècle dernier, « l’importance du club et de son identité comme facteurs pouvant être instrumentalisés au profit d’une pénétration plus grande dans la culture populaire et dans le tissu social en général ». [3]
Les auteurs Anouk Bélanger et Fannie Valois-Nadeau expliquent comment les administrateurs du Canadien, craignant que le nouvel amphithéâtre de l’équipe (le Centre Molson, maintenant nommé Centre Bell) nuise à la popularité du club (par la disparition du Forum de Montréal, lieu mythique pour le monde du hockey), vont déployer une campagne marketing afin de « sacraliser » le nouveau domicile de l’équipe. Ce qui est important de retenir de cette campagne est que : « cette mise en scène a fonctionné sur la base d’un discours qui évacuait les polémiques, légitimant le déménagement et orientant la mémoire collective vers ce qu’elle devrait être : on y construisit une image glorieuse et rassembleuse. Les tensions, les conflits et les autres moments forts qui firent de ce lieu un symbole de la culture montréalaise furent évincés du discours officiel; étant plus aptes à attirer les foudres que les foules, ils furent tenus à l’écart. » [4] L’émeute de Maurice Richard, moment fort de l’histoire du Canadien et du Québec, est oubliée, car elle ne convient pas à la nouvelle représentation sociale que l’équipe tente de se donner, un symbole artificiellement créé afin de maximiser la popularité du club et sa rentabilité commerciale. Ainsi, l’équipe marketing du Canadien a construit des partenariats avec d’autres institutions sociales d’importances. Par exemple, elle a établi une stratégie marketing avec la Ville de Montréal afin de promouvoir le slogan « La Ville est Hockey » ou encore avec la Société de transport de Montréal qui affiche le jour des matchs le cri de ralliement « Go Habs Go » sur les autobus de la société. La campagne va s’étendre jusque dans les écoles publiques où l’équipe fait distribuer des « fascicules éducatifs ». Elle va également établir des liens avec d’autres entreprises, comme la chaîne de restaurant La Cage aux sports et, depuis son rachat par l’équipe, la compagnie de bière Molson. Tous les efforts sont déployés afin de faire pénétrer dans le tissu social la marque du Canadien et de créer un sentiment d’appartenance sur de nouvelles bases. Cette campagne vise à donner un élan à l’engouement porté à l’équipe et que la popularité de celle-ci augmente par effet d’entrainement, en omettant systématiquement la grande importance que le club ait pu avoir dans le passé comme symbole représentatif des Québécois francophones. Malgré l’absence de succès sur la glace (à tout le moins, similaire aux succès du club dans les décennies 1950, 1960 et 1970), l’équipe gagne son pari et revitalise sa marque : après un creux dans l’assistance aux matchs au tournant du millénaire, le club joue à guichet fermé depuis la saison 2005-2006.
Cette transformation de la représentation de l’équipe est un exemple de ce que Redeker appelle la création d’un « ersatz de communauté ». Le sport professionnel réunit les citoyens en communauté autour d’un même intérêt (le succès de l’équipe), mais cette communauté est une pâle copie du véritable esprit communautaire, qui est nécessairement politique. Ces ersatz de communauté sont typiques de notre époque : « Lorsque la collectivité politique (appuyée sur la volonté d’un destin collectif) se dissout (effet du triomphe du capitalisme), que se développe un individualisme consumériste de masse, le sport intervient pour usiner un ersatz illusoire de communauté (une communauté apolitique). » La campagne marketing du Canadien est représentative de cette tendance qui existe dans le sport professionnel. Pour maximiser la rentabilité de l’équipe, il est plus convenable d’encourager la création d’une communauté apolitique de partisans qui agit comme une « meute » et qui se contente d’applaudir lorsque l’équipe remporte la victoire ou d’exprimer son mécontentement lorsqu’elle subit la défaite. La communauté sportive idéale, dans une perspective de rentabilité financière, serait donc passive et non active, réactive et non entreprenante.
L’appui au sport professionnel s’inscrit dans une tendance lourde de perte d’intérêt pour le politique qui, combinée à l’effacement des idéologies socialistes, crée donc un environnement propice à l’éclosion du « capitalisme absolu », au « conformisme consumériste » et au « fétichisme de la marchandise ». L’intérêt marqué pour le sport professionnel est donc pour Redeker le reflet d’une anomie contemporaine. Les sociétés occidentales sont de plus en plus hétérogènes, les balises et références sociales sont multiples. Le sport professionnel est une communauté attirante, car elle repose sur des bases simples (la compétition, qui mène à la victoire ou à la défaite). Elle est inclusive, elle ne discrimine pas les individus selon leurs opinions, leurs origines, etc. Nous pouvons tous être fans du Canadien de Montréal, nous pouvons tous joindre cette communauté unificatrice qui crie en unisson dans la victoire.
Dans nos sociétés individualistes, c’est une chose rare de retrouver des masses d’individus appuyant avec enthousiasme une cause commune. Si l’émeute de 1955 s’est fait attribuer le qualificatif d’événement politique, c’est qu’elle regroupait des individus qui partageaient une réalité sociale commune et qui ont transposé celle-ci sur les événements liés à la suspension de Maurice Richard. À l’inverse, les émeutes de 2010 (à la suite des victoires du Canadien durant les séries éliminatoires) ne peuvent être identifiées comme étant politiques : le seul lien unissant les membres de la communauté de partisans est leur appui au club. Leur manifestation dans les rues se limite à une explosion sans lendemain. La nouvelle communauté du Canadien de Montréal est une communauté qui devient un produit de consommation. Les partisans s’unissent au Centre Bell et dans les bars afin d’appuyer leur équipe : ils se réunissent en tant que communauté sportive afin de vivre une exultation commune, mais celle-ci est consommée, dans le sens qu’une fois « utilisée ». Elle ne laisse rien de politiquement significatif derrière. Ainsi, le sport professionnel s’insère parfaitement dans une logique de consommation de masse. Elle offre l’illusion de la communauté, elle permet même aux partisans d’avoir des opinions et de les partager avec beaucoup plus de conviction que les citoyens d’aujourd’hui sur des questions d’ordre politique. « Quand le partisan fait valoir sa position […] il est capable de déployer la meilleure des argumentations, qui, transposée dans le domaine politique, ferait de lui un citoyen modèle ». [5]
Bref, l’animal politique d’Aristote demeure vivant, mais dans un contexte politiquement inoffensif. Pour Redeker, la communauté sportive, dans la culture de masse contemporaine, est un exemple d’une communauté qui ne remet pas en question le statu quo, mais qui tend à créer un consensus stable et apolitique. Ceci étant dit, le sport professionnel n’est pas fatalement apolitique, comme l’ont démontré les émeutes de 1955. Il peut inspirer ou influencer la société, servir de symbole unificateur pour des courants sociaux revendicateurs. C’est ce qui s’est produit lorsque les citoyens québécois et francophones sont descendus dans les rues afin de défendre leur héros national, symbole de résistance et d’émancipation face à la domination anglophone. Mais selon Redeker, le sport professionnel ne peut par lui-même créer ce type de contexte. Dans le monde contemporain, le sport professionnel s’associe naturellement au système économique mondial : ils ont la même logique compétitive. La solidarité que partagent les joueurs d’une même équipe se rapproche plus de la solidarité entre collègues de travail, luttant contre d’autres entreprises, que de la solidarité entre citoyens, cherchant plutôt à établir des consensus et tendant vers le règlement de conflits plutôt qu’à l’affrontement.
Malgré la désaffiliation du Canadien de Montréal d’avec les Canadiens français, certains continuent de croire au lien entre nationalisme québécois et le Canadien. En 2007, lorsque Daniel Brière a refusé de signer un contrat avec l’équipe, plusieurs commentateurs sportifs l’ont publiquement désigné comme un traître. Ces derniers continuent aussi d’exprimer leur mécontentement par rapport au faible nombre de joueurs québécois au sein de l’alignement. Mais le Canadien de Montréal ne voit pas l’intérêt économique à promouvoir une identité canadienne-française, elle recherche plutôt une image qui intègre le maximum d’individus. Sa campagne de marketing visait avant tout à faire du Canadien l’équipe de Montréal : il n’y aucune barrière entre anglophones et francophones, c’est toute la ville qui doit supporter l’équipe, peu importe l’origine ethnique. Les partisans nationalistes doivent donc se résigner à appuyer un club qui ne veut plus de cette étiquette canadienne-française, dans une société qui semble elle aussi se résigner à ne plus rêver d’un pays libre. Le seul rêve que l’équipe peut offrir aujourd’hui est celui d’une Coupe Stanley et d’une parade sur la rue Sainte-Catherine.
Reflet de notre société, le Canadien de Montréal a joué un rôle dans l’épanouissement des Canadiens français alors que nous étions prêts à prendre la place qui nous revenait dans la société. Reflet de notre société, le Canadien de Montréal nous fait maintenant rêver à des victoires sans lendemain. Car au final, comme le chante Mononc Serge [6], tout ce qu’on veut, c’est un team qui gagne.
SOURCES
Bélanger Anouk et Valois-Nadeau Fannie. 2009. « » Entre l’étang gelé et le Centre Bell ou comment retricoter le mythe de la Sainte-Flanelle .» dans La vraie dureté du mental, Montréal, Les Presses de l’Université Laval.
Cha Jonathan. 2011. « La ville est hockey : au-delà du slogan, une quête d’identité urbaine » dans Le Canadien de Montréal, Une légende repensée, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.
Furter Pierre. 1966. Utopie et marxisme selon Ernst Bloch. Archives des sciences sociales des religions. N. 21
Influence Communications. 2014. « État de la nouvelle – Bilan 2013 Québec », Montréal
Laberge Suzanne. 2011. « L’affaire Richard / Campbell : le hockey comme vecteur de l’affirmation francophone québécoise » dans Le Canadien de Montréal, Une légende repensée, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal
Laurin-Lamothe Audrey. 2011. « La culture se joue-t-elle ici ? Les implications de la corporation du Canadien de Montréal pour la société québécoise » dans Le Canadien de Montréal, Une légende repensée, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal
Lowy Michael. 2013. « Le « principe espérance » d’Ernst Bloch face au “ principe responsabilité ”`». En ligne. < http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/203/files/2013/01/LOWY_Bloc… >.
Pantoine Tony. 2009. « » On est Canadyen ou ben on l’est pas « . Hockey, nationalisme, identités au Québec et au Canada.» dans La vraie dureté du mental, Montréal, Les Presses de l’Université Laval
Redeker Robert. 2002. Le sport contre les peuples, Paris, Berg International Éditeurs
[1] Inflence Communications est une entreprise de surveillance des médias.
[2] Bélanger Anouk et Valois-Nadeau Fannie. « Entre l’étang gelé et le Centre Bell ou comment retricoter le mythe de la Sainte-Flanelle » dans La vraie dureté du mental, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 83
[3] Laurin-Lamothe Audrey. « La culture se joue-t-elle ici ? Les implications de la corporation du Canadien de Montréal pour la société québécoise » dans Le Canadien de Montréal, Le Canadien de Montréal, Une légende repensée, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 103.
[4] Bélanger Anouk et Valois-Nadeau Fannie. « Entre l’étang gelé et le Centre Bell ou comment retricoter le mythe de la Sainte-Flanelle » dans La vraie dureté du mental, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 83.
[5] Redeker Robert. 2002. Le sport contre les peoples, Paris, Berg International Éditeurs
[6] Mononc Serge, Serge Robert de son vrai nom, est un auteur-compositeur-interprète québécois.