Au fond, c’est une question de possibilités. Les jeunes filles doivent sentir qu’elles peuvent progresser à tous les niveaux et gravir tous les échelons dans le domaine du sport. Trop souvent, on ne leur offre que des emplois subalternes, et les portes se ferment quand vient le temps de monter en grade, d’occuper des postes de direction, de prendre en charge une équipe professionnelle ou une équipe de haut niveau, avec comme résultat que la jeune fille laisse tomber parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas de place pour elle.
– Séverine Tamborero, Casser le moule.
La sous-représentation des femmes dans le sport n’est que le reflet de la sous-représentation des femmes dans toutes les sphères de notre société. Cet article fait état des lieux de la présence des sportives dans les médias québécois et canadiens et offre une tribune à quatre femmes travaillant dans le monde du sport au Québec. Des pistes de solutions sont données en fin de texte quant aux manières de rendre accessible le sport aux femmes.
Des sportives font l’histoire
Il faut l’entrée dans le XXe siècle pour que les femmes puissent enfin concourir dans les Jeux olympiques, en 1900, et qu’on accepte socialement leur présence dans le monde sportif. À ces jeux, seules cinq disciplines accueillent les femmes, soit le golf, le tennis, les sports équestres, la voile et le croquet1. Pendant les deux guerres mondiales, les femmes participent de plus en plus aux sports, poursuivant les tournois et constituant des équipes alors que les hommes sont partis à l’étranger. Cependant, comme elles reprennent le travail domestique où l’on tente de les confiner après la guerre, plusieurs délaissent à nouveau le sport pour occuper la sphère familiale et réaliser les travaux invisibilisés que l’on considère comme étant naturellement des tâches féminines : prendre soin de la maisonnée et des enfants. Dans les années 1950, le American way of life renforce les stéréotypes de genre et l’image idéale de la femme dans les cultures occidentales, et celle qui persiste est celle d’une femme hétérosexuelle au foyer, précieusement habillée et coiffée pour plaire à son mari, mère dévouée et prodiguant les soins à la famille, écoutant son mari et prévoyant réponses à ses besoins. Son épanouissement personnel est ainsi mis de côté, et peu de temps lui est disponible pour s’impliquer activement dans un sport. La société est convaincue que la place des femmes est à la maison, et que sa principale fonction est de procréer. Les sports sont le royaume des hommes et beaucoup s’évertuent à conserver cet état des choses.
Au Canada, dans les années 1970, certaines femmes portent en justice des cas de discrimination sexuelle, dans plusieurs sphères de la vie sociale, et aussi dans le sport. Elles veulent défendre leur droit de jouer dans des équipes sportives. La décennie suivante, l’Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique (ACAFS) est créée2. Le mandat que se sont donné les femmes de cette association est grand mais simple : elles sont déterminées à bâtir un système canadien de sport et d’activité physique équitable et inclusif qui permet aux femmes de se réaliser, tant à titre de participantes que de « leadeuses ». Elles ont pour souhait de produire des changements systémiques et, en partenariat avec des gouvernements, des organisations et des chefs de file, de remettre le statu quo en question. L’association participe aussi à des études, donne des formations et ateliers, et transmet des recommandations aux parties impliquées dans l’arène du sport au Canada, tant pour les entraîneur·euses et pour les écoles que pour les divers paliers des gouvernements et les athlètes elles-mêmes3. L’ACAFS rapporte, sur son site web, qu’aux Jeux olympiques d’Atlanta, en 1996, seulement 97 des 271 épreuves étaient ouvertes aux femmes et qu’il y avait 3 626 femmes pour 10 629 athlètes. De l’équipe canadienne composée de 307 athlètes, il y en avait déjà quand même plus de la moitié qui étaient des femmes, soit 154 pour 153 hommes!
Selon une étude de la chercheuse Marie-Hélène Landry, avec la participation de la Direction du sport et de l’activité physique du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport4, trois fédérations sportives sur 33 rapportent qu’il y a une augmentation significative, depuis 1998, du nombre d’athlètes féminines, et cinq autres affirment que le nombre de sportives augmente continuellement. Cependant, neuf fédérations disent que la situation de leur côté est stable, et ce, depuis les cinq à dix dernières années. Parmi les fédérations interrogées, on constate que la participation des femmes stagne entre 15 % et 30 % pour chacune d’elles. Au sein des fédérations, toujours selon les données recueillies lors de cette étude, on développe une préoccupation consciente de l’importance d’amener les femmes vers le sport. Les fédérations désirent faire de la place aux femmes et veulent approcher un nombre égal de femmes et d’hommes parmi leurs membres. Les mentalités évoluent donc avec le temps, et plusieurs efforts sont collectivement déployés pour inclure les femmes dans la vie sportive. Cela est encourageant, bien qu’une étude plus récente5 maintienne que les hommes sont toujours plus susceptibles que les femmes de participer à un sport : en 2010, on comptait que le tiers des Canadiens pratiquait un sport, alors que seulement le sixième des Canadiennes le faisait. Par contre, de cette dernière étude, on note que la participation des femmes à des tournois sportifs a bien augmenté : 40 % des sportives ont déclaré qu’elles jouaient en tournois, comparativement à 33 % en 2005.
Sous-représentation et sexisme systémique
Bien qu’une certaine amélioration soit perceptible dans l’acceptation sociale de la présence des femmes dans le sport, beaucoup reste à faire. Si moins de femmes évoluent dans les milieux sportifs, c’est aussi parce que leur représentation est quasi nulle, et ce, à tous les niveaux du sport : entraîneuses, directrices de fédération, commentatrices, athlètes de haut niveau, journalistes sportives, etc. Elles sont toutes sous-représentées, d’abord parce qu’on ne leur ouvre pas les portes collectivement, ensuite parce que les médias et les commanditaires favorisent le sport masculin au détriment du sport féminin. Un effet malheureux en découle : les jeunes filles ne voient pas beaucoup de modèles féminins autour d’elles (à l’école parmi les professeurs·es d’éducation physique, dans les équipes régionales, à la télévision, dans les journaux), ce qui les empêche de s’imaginer comme femmes dans le sport, les amenant souvent à délaisser le monde sportif après le cheminement scolaire, ce qui réduit donc leur présence dans ces milieux, puisqu’elles n’y voient pas de possibilités futures pour elles. Avec peu de modèles visibles, les jeunes filles oublient qu’elles peuvent aussi devenir modèles et ne poursuivent que rarement une carrière sportive. Il y a certainement des femmes dans le sport, et davantage aujourd’hui qu’avant, mais sans l’aide des médias qui pourraient diffuser le sport féminin, sans l’aide des hommes et des femmes pour leur faire plus de place dans les instances de haut niveau, sans l’aide des commanditaires pour appuyer financièrement les sportives dans leur parcours, sans programme scolaire gouvernemental pour inciter les jeunes filles à l’activité physique, peu d’opportunités seront créées pour inverser la tendance. Aussi, sans changement radical dans le sexisme systémique qui sévit dans notre culture, on ne verra pas évoluer les mentalités par rapport aux femmes dans le sport. Si on ne croit pas collectivement que les femmes peuvent aussi être sportives, fortes, énergiques, compétitives, persévérantes, musclées, faire preuve de leadership, et qu’elles doivent se restreindre à la sphère domestique et aux activités « typiquement féminines », le monde du sport sera à l’image de notre culture. Et le sexisme se produit aussi chez les hommes, lesquels peuvent rarement sans préjugés pratiquer un sport dit « féminin » (gymnastique, danse), puisqu’ils sont affublés de sobriquets tel « fif », « tapette », et autres commentaires homophobes. Dans le même ordre d’idées, l’homophobie résultant du sexisme s’exprime souvent chez les femmes sportives en cette idée qu’ « elles doivent être lesbiennes », alors que les femmes ayant des activités et traits plus socialement attribués au genre masculin peuvent tout aussi bien être hétérosexuelles.
Selon une étude6 faite par l’ACAFS, en collaboration avec la campagne « Nourrir le sport féminin » des producteurs laitiers canadiens, les femmes ne reçoivent que 5 % de la couverture sportive médiatique, alors que le sport occupe en général 15,64 % des médias, rapporte La Gazette des femmes7. En 2014, parmi tous les diffuseurs des réseaux de télévision nationaux spécialisés dans le sport, seulement 4 % des 35 000 heures de diffusion ont porté sur le sport féminin. Leur représentation, aussi rare qu’elle soit, est principalement basée sur les stéréotypes de la féminité ainsi que sur leur apparence physique, ou encore sur le fait qu’elles soient épouses. Toujours selon cette étude, un maigre 5,1 % de la couverture médiatique journalistique des médias imprimés au Canada parlait des sportives. De plus, dans l’industrie du sport canadien, 99,6 % des commandites sont données au sport masculin. Selon l’article « Sport féminin cherche temps d’antenne » publié dans la Gazette des femmes en 2014, parmi les athlètes les plus citées au Québec, Serena Williams est la première femme du palmarès… à la 38e position. Les femmes sont donc loin dans l’imaginaire sportif québécois. On ne les connait pas vraiment, on ne les suit pas, elles semblent réduites à l’ombre, là où elles participent pourtant avec passion et courage.
Une équipe de chercheur·euses de l’Université de Cambridge au Royaume-Uni a analysé des millions de mots relatifs aux sportifs et aux sportives rapportés dans les médias afin de voir avec quels termes on décrit les hommes sportifs en comparaison à ceux utilisés pour parler des femmes sportives lors des Jeux olympiques de Rio au Brésil en 20168. D’abord, on constate que le sport masculin est habituellement le sport « par défaut ». Par exemple, le hockey joué par les hommes demeure le hockey, tandis que le hockey joué par des femmes est le hockey « féminin ». Parmi les mots associés spécifiquement aux sportives, on retrouve « âgée », « plus vieille », « enceinte », « mariée », « célibataire », etc. En comparaison, les mots les plus employés pour parler des sportifs sont « le plus rapide », « fort », « grand », « vrai » et « bon ». Alors même qu’il s’agit de décrire les situations sportives dans lesquelles se retrouvent les sportives, elles demeurent associées à leur rôle genré d’épouse et de mère, en plus d’être observées sous la loupe de l’apparence physique, selon leur âge ou la façon dont elles sont habillées. Selon Emilie Tôn, dans son article « Sexisme dans le sport : »et si on parlait autrement des championnes? » »9, le sexisme se vit aussi dans la façon dont on commente les prouesses des sportives. Comme exemple, elle nous rappelle que la nageuse Katie Ledecky, au Jeux de Rio de 2016, a été surnommée la « Phelps au féminin », la comparant donc à un homme au lieu de lui donner le mérite qui lui revient en tant que personne sportive. Tôn nous fait aussi remarquer qu’aux même Olympiques, les joueuses de rugby ont été comparées entre elles, « les Françaises sont beaucoup plus mignonnes, beaucoup plus féminines que les Américaines ». Ces façons de parler des sportives les réduisent à des rôles genrés et les confinent dans une pensée de compétition des apparences physiques du type « qui est la plus belle », comme si les femmes se devaient d’être belles en tout temps pour le plaisir des spectateurs·trices, alors même qu’elles occupent une fonction où cela n’a aucune importance.
Visite chez trois grands quotidiens québécois
Dans le but de faire moi-même l’exercice, j’ai passé deux semaines, du 3 avril au 16 avril 2018, à scruter la section sport de trois grands journaux québécois en ligne, soit Le Journal de Montréal, La Presse et Le Devoir. Chaque jour, j’ai compté le nombre d’articles qui présentaient des sportives versus des sportifs en photo, j’ai aussi comptés le nombre de fois que des sportifs étaient cités versus celui où des sportives étaient citées. Parmi les sportifs et les sportives, j’ai inclus les noms d’entraîneur·euses et ceux des directeur·trices d’équipe. Les noms répétés dans un même article ne comptaient que pour une fois, mais si ce nom était répété dans plusieurs articles différents une même journée, je le comptais autant de fois. Ainsi, pour un total de 2 494 citations de sportives et de sportifs durant ces deux semaines, et parmi les trois journaux, seulement 357 étaient des noms de femmes, soit 14,3 %. Si ce nombre dépasse la moyenne canadienne de 5 % de couverture médiatique, c’est probablement, selon notre jugement, dû aux Jeux olympiques de Pyeongchang qui se terminaient et aux Jeux du Commonwealth qui battaient leur plein. Sur un total de 320 articles analysés, 283 étaient dédiés aux hommes pour 33 dédiés aux femmes. Le meilleur jour pour les sportives a été le 3 avril 2018, alors que Le Devoir a cité 19 sportives sur 24 citations, que La Presse a cité 19 sportives sur 35 citations et que Le Journal de Montréal nommait un piètre 5 sportives sur un total de 54 citations. Cette courte étude a permis de voir que Le Devoir a invariablement publié, durant cette période, un total de 4 articles sportifs par jour et que chaque jour, au moins un article était publié au sujet d’une ou de plusieurs sportives. À l’opposé, Le Journal de Montréal était le journal le moins porté à publier des articles sur le sport féminin, alors qu’il attire le plus grand lectorat des trois quotidiens et qu’il compte le plus grand nombre d’articles sportifs. Si Le Devoir a publié quatre articles sportifs par jour sur son site, la moyenne des articles sportifs sur le site Journaldemontreal.com a été de 14 par jour (pour les deux semaines considérées). Ainsi, le plus grand nombre de citations s’est retrouvé dans Le Journal de Montréal, bien que ce soit dans celui-ci qu’on a le moins cité les femmes. En fait, pendant 13 jours sur 14 à lire ce journal, au moins 90 % des citations ont été données aux sportifs plutôt qu’aux sportives. Cette expérience, bien qu’incomplète, offre malgré tout une vision de la nature du traitement et de la couverture médiatique sportive qui ne revient pas aux femmes.
Et les sportives, qu’en pensent-elles?
Afin d’avoir un portrait plus juste de ce que des femmes dans le milieu du sport vivent, je me suis entretenue avec Séverine Tamborero, autrice, entraîneuse et conseillère en haute performance; avec Ariane Bergeron, photographe sportive; avec Karolyne Delisle-Leblanc, commentatrice à RDS; et finalement, avec Ariane Fortin-Brochu, boxeuse olympienne. Chacune ne vit pas sa « place dans le sport » pareillement, et il en découle que toutes ne revendiquent pas leur statut de femme dans le sport, alors qu’elles voudraient surtout être vues comme une personne, sans que leur genre ne les réduise à certaines idées préconçues.
Boxeuse olympienne
Ariane Fortin-Brochu, boxeuse de haut niveau, nous rappelle que la boxe n’a été acceptée comme discipline ouverte aux femmes qu’en 1991 et en 1993, au Canada et aux États-Unis respectivement. Elle nous partage son expérience en regard du biais sexiste qui pouvait exister, même quand on désirait la complimenter : « J’ai entendu beaucoup « Ariane, c’est comme un gars », ça se voulait un compliment, mais en fait ça demeure du sexisme, parce que, du moment qu’une fille s’entraîne fort, régulièrement, fait le même entraînement que les hommes, on la fait traverser « du côté des gars », alors que ce n’est pas ça. » Elle insiste pour me dire qu’il faut reconnaître qu’une femme peut s’entraîner aussi fort qu’un gars, et la percevoir toujours comme une femme. Pour elle, une femme championne du monde (au même poids), ça a autant de valeur qu’un homme, parce qu’elle est au plus haut niveau de compétition qu’il lui est possible d’atteindre. Il ne faudrait donc pas comparer les réussites des hommes dans la boxe à celles des femmes. La physionomie de chacun·e est différente et leurs limites ne peuvent pas s’inscrire dans un mode comparatif entre catégories. Pour Ariane, le sexisme vécu a plutôt été un élément de motivation dans sa carrière. Elle sait qu’elle représente une femme qui a réussi dans un milieu d’hommes et s’envisage comme une modèle pour les jeunes filles. Pour elle, ce qui est important, c’est de faire ressortir sa persévérance, car cet atout n’a pas de sexe. Ariane nous confie que c’est important d’être un modèle, non pas seulement pour les jeunes filles, mais pour tous·tes les jeunes sportif·ves. Selon la rétroaction qu’elle reçoit des élèves qu’elle visite pour donner des conférences dans les écoles, les garçons sont aussi ouverts à l’idée d’avoir des modèles féminins : « Ils embarquent, ils sont impressionnés par ce que j’ai réalisé. » Selon elle, enrayer le sexisme, ça ne passe pas juste par les filles, mais aussi par ce que l’on montre aux garçons.
Journaliste à RDS
De son côté, Karolyne Delisle-Leblanc est journaliste sportive pour la chaîne RDS. De son point de vue, il n’y a pas vraiment de problématique au niveau de l’égalité des sexes dans son milieu. Elle y voit s’y épanouir beaucoup de femmes et ne sent pas nécessairement le besoin de recourir au féminisme pour atténuer les injustices systémiques que le sexisme fait connaître au monde sportif. Cependant, elle concède que la communication est moins ouverte, selon elle, dans une salle de nouvelles sportives occupée majoritairement par des hommes : « C’est difficile pour eux d’exprimer leurs sentiments, et il peut en résulter une cumulation d’émotions négatives, ce qui n’est pas nécessairement bon à long terme. » Pour Karolyne, il y a de la place pour les femmes dans le journalisme sportif, « ça ajoute un aspect à la couverture ». Dans la salle de nouvelles, bien qu’elle ne choisisse pas les sujets qu’elle devra couvrir, elle a la ferme impression que « parce qu’elle est une femme », on lui donne majoritairement des sujets concernant le sport féminin. Pourtant, comme elle conclut avec moi : « Ne pensez pas que parce que nous sommes des femmes, nous préférons le sport féminin! ». Et voilà encore un commentaire qu’il ne faut pas prendre à la légère : être femme ne signifie pas que l’on veuille rester prisonnière de la couverture médiatique féminine dans tous les contextes. Les sportives aiment le sport, et leurs intérêts ne sont pas constamment teintés par leur nature stéréotypée de « femme ».
Photographe en mode sport
En discutant avec Arianne Bergeron, photographe de sportives, on sent que sa passion nourrit aussi ses convictions : « J’ai toujours préféré Justine Henin à Roger Federer. Pendant les Jeux olympiques, j’ai toujours tune in pour les épreuves féminines parce que je m’identifie plus à leur réalité. D’ailleurs, dans le temps, c’était pas mal la seule fenêtre sur nos athlètes féminines, une fois aux deux ans. » Ayant trop souvent ouvert la section sport des journaux sans y voir une seule photo de sportives, elle s’est donnée comme mandat d’imager et de représenter les femmes dans le sport. À la question « Comment trouvez-vous les photos de femmes dans le sport? », elle répond sans hésiter : « Certainement moins nombreuses que celles des hommes ». Elle nous confie qu’il lui est arrivé plusieurs fois d’ouvrir les journaux et de ne voir aucune photo de femmes sportives. Et quand il y en a, elle a souvent l’impression que les images des hommes sont plus avantageuses que celles des femmes, « comme si l’homme devait plus souvent être puissant et que la femme devait être belle ». Pour elle, photographier des sportives lui permet de rectifier la situation, de mettre son poids dans la balance : « Le fait d’être une femme qui photographie les femmes rend certainement la tâche plus facile pour les athlètes. La plupart ont tendance à se sentir comprises et appuyées dans le processus photographique. J’essaie avant tout de montrer que les athlètes sont présentes. Malheureusement, dans certains sports, on est encore au point où l’image comme telle est le message, plutôt que d’être le véhicule. » À la question « Croyez-vous que les sportives apprécient votre travail? », Arianne me répond, confiante, que oui, les sportives apprécient son travail : « Des skateuses m’ont dit que si je n’étais pas là, personne ne saurait qu’elles font du skate. » Son travail prend donc tout son sens dans le fait de rendre visible une population qui se sent trop souvent invisibilisée. Quand on lui demande ce qu’elle pense de la sous-représentation des femmes dans le sport, elle donne en exemple une situation qui est arrivée à des femmes en compétition de planche à neige : « Les organisateurs ont donné le « go » à la finale féminine de slopestyle pendant des conditions météorologiques qui étaient non seulement dangereuses, mais qui ont fait en sorte que les filles ont performé à une fraction de leur potentiel. Elles ont donné des performances qui sont impressionnantes selon les conditions, mais je ne pense pas qu’on puisse apprécier l’effort depuis son salon. Ça joue un grand rôle sur l’admiration qu’ont les jeunes filles pour leurs athlètes favorites. Dans des conditions différentes, les snowbordeuses [planchistes sur neige] auraient pu marquer l’histoire. » Selon elle, ce genre de situation fait en sorte que les commanditaires pour les athlètes féminines sont moins nombreux : « Encore en 2018, une compétition locale snowboard [planche à neige] donnait le double du cachet des femmes aux hommes et on les a tous fait poser avec leur gros chèque en plastique. C’est difficile dans ces cas-ci de ne pas faire passer ça sur de la mauvaise foi. » Mais foncièrement, Arianne Bergeron croit en ce qu’elle fait. Ses images sont une preuve de plus que les filles peuvent réussir : « Je suppose que des fois, une image vaut mille rêves! »
Des femmes et non pas des filles
Quand on demande à Séverine Tamborero pourquoi c’est encore d’actualité de parler de la sous-représentation des femmes sportives dans les médias, elle nous répond que surtout, les attentes envers celles-ci sont différentes de celles qu’on entretient envers les hommes : « Une femme dans les médias doit être à l’image des standards de beauté strictes qui sont dictés par la mode. Elle doit aussi s’exprimer de manière impeccable. Son intelligence sera sans cesse critiquée et on lui laissera peu de marge d’erreur. Les hommes, de leur côté, s’ils ont été athlètes ou impliqués dans le milieu du sport professionnel, sont automatiquement considérés comme étant compétents. On excuse ceux ayant un physique soi-disant de laisser-aller et ayant un langage familier », alors qu’on ne le permet pas aux femmes. Pour Séverine, il faudrait commencer déjà à prioriser le sport et l’activité physique à l’école, et ce, au plan gouvernemental. Dans le but d’échapper aux stéréotypes de genre et de sexe dans la représentation médiatique, il faudrait selon elle éduquer le monde sportif lui-même, et avoir plus de femmes à la tête d’entreprises sportives. Il faudrait aussi démystifier la place des entraîneuses au-delà des groupes sportifs juvéniles et les voir s’accomplir comme entraîneuses de haut niveau. Il y a aussi tout un travail à faire auprès des familles pour faire évoluer les mentalités qui font qu’encore aujourd’hui, on envoie les garçons au hockey et les filles à la danse. Si on lui demande comment elle aimerait que les commentateur·trices sportif·ves parlent des sportives, elle nous répond qu’il faudrait d’abord commencer par utiliser le mot femme au lieu de fille pour désigner une athlète, puisque qu’on ne nomme jamais les hommes « garçons ». Aussi, trop souvent ont décrit l’apparence physique d’une femme plutôt que de couvrir l’ensemble de ses performances. Il serait temps d’éviter les commentaires du type « elle court vite pour une fille » ou encore « elle est forte pour une fille », qui diminuent les capacités des femmes dans leur domaine sportif, ne les considérant plus comme une athlètes mais comme une image naturalisée de la femme « fragile », « faible » ou « impuissante ». Pour Séverine, parler de sport féminin, c’est déjà être féministe. Elle demeure persuadée qu’il faut aborder le fait que la réussite des sportives de haut niveau peut stimuler la participation des jeunes filles qui croient encore malheureusement que le sport leur est inaccessible. Ainsi, la couverture médiatique du sport féminin devient un outil pour contrer un problème qui est plus grand que celui de sa faible représentation.
Et elle n’a pas tort. Selon l’article À la recherche de l’équité entre les sexes dans le domaine de l’entraînement : opinions des athlètes féminines sur la carrière d’entraîneure10[sic], les athlètes ont mentionné que la culture à prédominance masculine du sport était perçue comme un obstacle à la poursuite d’une carrière en entraînement, et qu’il s’agissait de l’une des raisons pour lesquelles elles avaient quitté le poste d’entraîneuse qu’elles occupaient.
Dans tous les cas, la présence des femmes dans le sport existe et mérite de recevoir une diffusion publique et des ressources adéquates et paritaires pour amener les femmes et les jeunes filles à poursuivre des activités sportives tout au long de leur vie.
Bienfaits du sport et pistes de solutions
Selon l’ACAFS, les bienfaits de l’équité des sexes dans le sport sont multiples : représenter l’ensemble de la population et profiter des ressources de tous les membres permet de créer une association plus vaste, plus forte et plus efficace; les femmes compétentes offrent un bassin important de gestionnaires, d’entraîneuses et d’officielles aux associations; changer l’image des femmes dans le sport attire l’intérêt public et les investissements privés, ce qui a pour effet d’attirer encore plus de membres vers l’association; devenir une chef de file dans la promotion des filles et des femmes donne du prestige et attire le soutien; en travaillant ensemble, les hommes et les femmes peuvent apprendre à créer des partenariats; offrir aux mères et aux filles des occasions de participer ensemble à des activités sportives; le sport et l’activité physique apprend aux filles et aux femmes à respecter leur corps et ses limites, ce qui les aide à faire face aux problèmes de santé tels que les troubles alimentaires et le tabagisme, etc.
En bref, le sport au féminin, s’il était célébré, diffusé, accepté socialement, permettrait de donner aux femmes l’espoir qu’elles ont aussi leur place dans ce domaine durement gardé par les hommes. Il faut montrer que faire du sport est sain, souhaitable, bon pour la santé physique et psychologique, et ce, pour toutes et sans crainte de se faire harceler, ridiculiser, comparer, diminuer, réduire à une apparence.
À titre d’exemple à suivre, la France a instauré des mesures d’incitation à la diffusion du sport féminin. Un fonds d’un million d’euros par année sera donné aux fédérations sportives pour financer la production d’images de sport féminin qui n’auraient encore aucune valeur aux yeux des diffuseurs. De grands événements sportifs féminins seront aussi choisis et mis à la liste des « événements d’importance majeure », dont les droits de diffusion devront être partagés entre les chaînes payantes et gratuites11.
Le calcul m’apparaît simple : plus il y aura d’opportunités données aux femmes dans le milieu des sports, que ce soit en tant qu’athlètes ou dirigeantes d’équipe, sans les réduire à un rôle de femme fatale ou de mère-entraîneuse aux bons soins de son équipe, plus il y aura de modèles pour les générations futures, donc plus il y aura de jeunes filles qui oseront s’aventurer dans les sports. Les femmes sont capables d’endurance, de surmonter les obstacles, de créer des stratégies, de pratiquer une discipline intensivement, de saisir l’esprit de compétitivité, d’aspirer au surpassement de soi. Elles possèdent, physiquement et psychologiquement, tous les traits souhaitables pour s’épanouir, au même titre que les hommes, dans le monde du sport. Ce qui leur manque, c’est une acceptabilité sociale et culturelle, un droit à la présence des femmes dans le sport. Les préjugés et stéréotypes sociaux telle l’idée que la couleur bleue est une couleur de garçon et la couleur rose est une couleur de fille ont fait leur temps : on sait aujourd’hui que le genre et les attributs allouées aux sexes sont inexactes, trompeurs, réducteurs. Les femmes peuvent évoluer dans les mêmes domaines que les hommes, leur corps et leur mental le leur permettent. Elles ne sont pas dépourvues de ces capacités et ces capacités ne sont pas que celles des hommes. Les femmes sportives ne sont pas toutes lesbiennes, et non pas nécessairement davantage celles qui sont plus musclées, poilues ou agressives. Une femme peut être féminine et lesbienne, comme elle peut être masculine et hétérosexuelle. Les stéréotypes ne correspondent pas aux réalités. Les hommes qui pratiquent la danse ne sont pas tous gais non plus, les femmes peuvent courir vite tout comme les hommes, et les réussites sportives ne dépendent pas du sexe de l’athlète. Ce qui peut être comparé, ce sont les poids, les distances, les temps, la précision d’exécution, la finesse, la souplesse, l’endurance, la force. Mais les sexes et les genres ne peuvent servir de point de comparaison, car les humains sont dotés d’un plus large éventail de capacités que ne leur confèrent les constructions sociales d’« homme » et de « femme ».
Le sport est surtout l’apprentissage de la confiance en soi, de la découverte de ses compétences, du respect des limites de son corps, du soin et de l’écoute de soi, du dépassement de soi, de la fierté, du travail en équipe, de la connaissance de ses faiblesses et de la résilience. La place des femmes dans le sport est donc tout à fait indiquée, favorable, souhaitée. Vivement que la tendance s’inverse et que l’on voie s’épanouir un plus grand nombre de femmes dans ce domaine ceinturé d’hommes et de masculinité idéalisée.
3 Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique, consulté le 22 avril 2018. www.caaws.ca/?lang=fr
4 Marie-Hélène Landry, 2008, La place des femmes dans le sport au Québec, la représentation féminine au sein des fédérations québécoises unisports et multisports, des unités régionales de loisir et des municipalités de plus de 75 000 habitants, Rapport Landry, Gouvernement du Québec. www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/loisir-sport/Rappo…
5 Patrimoine Canadien, 2010, Participation au sport, Gouvernement du Canada. publications.gc.ca/collections/collection_2013/pc-ch/CH24-1-2012-fra.pdf
6 2016, Le Sport féminin : nourrir toute une vie de participation : L’état de la participation sportive des filles et des femmes au Canada, Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique et les producteurs laitiers canadiens. www.lesportfeminin.ca/bundles/dfcwomenchampions/dist/pdf/research-long-f…
8 5 août 2016, « Aesthetic, athletics and the olympics, Cambridge University Press research shows gender divides in the language of sport », Cambridge University Press. www.cambridge.org/about-us/news/aest/
10 Gretchen Kerr et Jenessa Banwell, juillet 2014. « À la recherche de l’équité entre les sexes dans le domaine de l’entraînement : Opinions des athlètes féminines sur la carrière d’entraîneure », Journal canadien des entraîneures, vol.14, no.2. www.coach.ca/files/CJWC_JULY2014_FR.pdf
Si on lui répond qu’il s’agit en effet d’un accident, le·la valide va très probablement s’exclamer devant [l’invalide], dans une panique mal dissimulée, qu'[elle ou] il espère – ah l’espoir [de la ou]du valide! – que jamais ça ne lui arrivera, que ce serait trop pénible, voire horrible… ce à quoi [l’invalide] acquiesce, prenant conscience qu'[elle ou]il vient de s’incarner en peur géante.»
– La culture du valide occidental ou comment le validisme, ça te concerne sûrement[i]
La surveillance des corps est si profondément ancrée dans notre société que nous devenons des êtres se jugeant les uns les autres, et nous-mêmes, à l’aide de divers outils développés selon les modes du temps. Dans notre réalité où l’industrie et les discours sur la santé et la beauté conventionnelle se permettent de faire de lourdes pressions sur notre façon d’être au monde, l’usage de l’indice de masse corporelle (IMC) est devenu l’outil suprême pour juger de la validité ou de l’invalidité des corps. Trop maigre ou trop gros selon cet indicateur, lequel on utilisera afin de déterminer la santé probable d’un individu, le corps, décontextualisé de son être, devra ou non se soumettre à des recommandations et évaluations insensibles de la part de professionnel·le·s de la santé. Plus encore, il devra subir ces mêmes évaluations par les autres, tous les autres, qui font partie de la vie de la personne ainsi jugée, pesée et étiquetée. Il faut donc aller à la source de ce discours sur la surveillance des corps par l’usage de l’IMC, et voir comment on peut le déconstruire, puisqu’il influence injustement notre rapport à soi et aux autres.
Un peu d’histoire
L’indice de masse corporelle a été conçu en 1832 par un statisticien belge, Adolphe Quetelet, intéressé par la recherche sur la croissance humaine. Développé parce qu’il avait remarqué que le poids d’un individu augmentait le plus souvent selon le carré de sa hauteur, il pensait pouvoir, grâce à cet indice, mesurer ce qu’on nomma l’obésité des personnes. La mesure est simple : poids en kilogrammes/taille en mètres au carré. Cependant, lui-même conscient des limites de cet indicateur comme outil d’évaluation de la santé, il n’avait pas suggéré de l’employer comme outil diagnostic. Mais voilà que depuis une centaine d’années, l’obésité, évaluée selon cet IMC, est devenue dans la culture populaire et scientifique une maladie, un état de santé à traiter. Ce qui a popularisé cette croyance, c’est l’œuvre de compagnies d’assurance-vie étatsuniennes qui se sont évertuées à documenter la relation entre le poids des personnes assurées, les maladies cardiovasculaires et la mortalité Un tableau tiré du site internet de la financière Sunlife nous apprend que la surprime est accordée selon le ratio taille/poids des individus s’achetant une assurance vie individuelle[ii]. Ainsi, qui a un IMC supérieur à 25 est catégorisé comme « obèse », supposément plus à risque de développer des maladies métaboliques, et donc peu assurable ou assurable à des prix beaucoup plus élevés. Dans la même logique, certaines compagnies d’assurance se spécialisent en haut risque, soit en l’assurance des risques avec facultés affaiblies, visant en particulier les personnes dites obèses. Cela agit de telle façon que si une personne obèse meurt après un certain temps, et que la mort est réputée être causée par le surpoids, la somme versée ne sera pas égale aux primes payées. Plus la personne aura vécu, plus ses répondant·e·s recevront d’argent[iii]. Il n’en fallut pas plus que pour la médecine, dans les années 1980, s’empare de ces données et que l’IMC devienne mondialement accepté comme indicateur de santé[iv]. L’étude Comment mesurer la corpulence et le poids « idéal» ? Histoire, intérêts et limites de l’indice de masse corporelle, réalisée en 2007 par l’Observatoire sociologique du changement, nous rappelle ce tournant dans l’histoire occidentale : L’utilisation de l’IMC est recommandée dès les années 1980 dans le champ médical (Royal College of Physicians 1983 ; National Institute of Health 1985). Mais c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS 2000) qui, en qualifiant l’obésité de première épidémie mondiale non virale et en consacrant l’IMC comme instrument de diagnostic et de prévention, a imposé internationalement son usage[v].
L’organisation mondiale de la santé (OMS), l’Observatoire national de l’obésité, le Center for Disease Control and Prevention et la Canadian Task Force on Preventive Health[vi] rapportent tous, aujourd’hui, que l’IMC est un outil facile et peu coûteux pour identifier les « personnes à risque » de développer des maladies chroniques, et pour ainsi « pouvoir mieux les aider ». Selon l’OMS, un IMC élevé serait associé à 21 % des cas de cardiopathie ischémiques, à 23 % des accidents cardio-vasculaires, à 58 % de diabète de type 2, à 39 % de l’hypertension, à un risque accru de cancers, d’infertilité, de problèmes articulaires et finalement, de mortalité[vii]. Ce tableau de statistiques est bien intégré dans notre langage et nos schèmes de pensées, alors qu’il occulte complètement les limites réelles de l’usage de l’IMC : cet indice ne fait pas de différence entre les tissus adipeux, la masse musculaire ou la masse osseuse des personnes évaluées. En plus, comme nous le mentionne Mélanie Guénette-Robert[viii], intervenante chez Anorexie et boulimie Québec (ANEB) pour les troubles alimentaires auprès des jeunes, cette mesure ne prend pas en compte les origines culturelles des individus, leur cheminement de croissance ou leur état psychologique. Selon madame Guénette-Robert, « on ne peut prendre que le poids à titre d’indicateur [de santé] ou encore se fier seulement au format corporel de la personne ». Également, il faut nous rappeler que si nous jugeons socialement de cette obésité arbitraire, nous oublions qu’une personne ayant un IMC « correct » peut aussi être fumeuse, sédentaire, avoir des carences, et mal s’alimenter, ce qui la positionne tout autant à risque de développer des maladies chroniques et problèmes de santé. Mais puisque les corps minces sont socialement acceptés, nous associons leur minceur à une bonne santé, et ce, sans fondement.
De fait, le International Journal of Obesity a mené une étude pour contredire celles qui associent systématiquement le titre d’obésité à des risques accrus d’avoir une mauvaise santé cardiométabolique. Plus de 40 420 individus ont été évalués pour cette étude, laquelle conclut que près de 50 % des personnes en surpoids, que 29 % des personnes dites obèses et que 16 % des personnes ayant un diabète de type 2 ou 3 étaient mal catégorisées comme « en mauvaise santé ». Au contraire, plus de 30 % des personnes présentant un poids santé selon l’IMC étaient, d’un point de vue cardiométabolique, en mauvaise santé[ix].
Malgré ces études récentes, plusieurs intervenant·e·s du système de santé adoptent encore aujourd’hui une position traditionnelle quant à l’usage de l’IMC pour évaluer la santé des patient·e·s. Nous nous sommes entretenu·e·s avec Dre Diana Craciunescu[x], omnipraticienne aux urgences et en hospitalisation, laquelle nous dresse un portrait global, mais aussi personnel, de la place accordée à l’IMC dans sa pratique. L’IMC est vu comme un « outil pratique qui aide les professionnel·le·s à juger du poids « santé » adéquat de leurs patient·e·s […] Il s’agit d’un outil de dépistage », avance-t-elle. Elle ne croit toutefois pas que ces professionnel·le·s doivent se limiter à ce calcul pour évaluer l’état de santé globale des patient·e·s : « Un[·e] patient[·e] peut très bien être en poids santé selon l’IMC et n’avoir que très peu de muscles ou de tissus maigres, et c’est le cas des patient[·e·]s âgés mal nourri[·e·]s. De même, un[·e] haltérophile peut avoir un IMC trop élevé et n’avoir que 5 % ou moins de tissus adipeux. » Bien qu’elle soulève certaines limites de cet outil, la façon d’en parler s’inscrit dans un discours positiviste où la science se sert d’outils mathématiques pour penser rationnellement une classification des corps, et ce, en niant la très grande variabilité sociale et génétique humaine, changeante d’un individu à l’autre. Un simple calcul ne peut suffire à lui seul pour évaluer des risques potentiels d’un état d’être quant à la santé de la personne évaluée.
Impacts sociaux de l’usage de l’IMC
L’indice de masse corporelle, dès le départ, n’avait pas été inventé pour mesurer ou évaluer la santé des personnes. Cependant, s’inscrivant dans une équation économique (assurance vie et capitalisme) pour juger arbitrairement de la longévité potentielle d’un corps, on capitalise sur l’inadéquation de certains formats de corps, à la faveur des uns et au détriment des autres, pour poser des personnes comme valides ou invalides, selon des critères sociaux bien précis d’acceptabilité. Reprise dans la culture populaire, intégrée à nos modes de socialisation et d’éducation, cette médicalisation de la grosseur en termes d’obésité pose les individus dans une logique marchande méritocratique du « qui coûte plus ou moins cher à l’État et à la société[xi] ». Comme s’il nous fallait absolument – encore – classifier les corps et leur accorder une valeur selon la place qu’ils prennent, monétairement ou physiquement. Ce processus en est aussi un d’objectivation des corps, lesquels sont à surveiller, au lieu d’être part entière d’une personne sujet de sa propre vie, ayant sa propre appréciation d’elle-même.
Cette culture qui est la nôtre n’est pas sans poser de problèmes et n’est pas sans dangers. Nous avons tou·te·s, dans notre imaginaire individuel et collectif, une idée de ce qu’est un corps acceptable, beau, capable, méritant, et le format « obèse » ou gros n’en fait pas partie. L’usage systématique de l’IMC dans le milieu médical, dans le domaine de la nutrition ou encore dans les cours d’éducation physique dans les écoles du système d’éducation québécois occasionne des détresses psychologiques réelles, de l’intimidation entre individus, de l’invalidisme de certains types de corps, du rejet de la présence sociale des corps gros, et plus encore. Dans notre acceptation sociale des corps, les gros·se·s sont la plupart du temps perçu·e·s comme incapables de sexualité, d’activités physiques, de plaisir, de beauté, de sensualité ou de s’intégrer à l’espace public (format des sièges et chaises, disponibilité de vêtements convenant à leur taille, accès aux soins de santé, etc.). Les corps maigres subissent aussi leur lot d’injustices sociales et sont aussi objets d’intimidation et de contrôle (approche comportementale dans le traitement des troubles alimentaires tel l’anorexie), mais puisque les corps minces sont ceux d’abord valorisés, la maigreur n’est pas stigmatisée comme c’est le cas pour la grosseur.
Utiliser l’IMC pour déterminer la santé et la validité sociale d’une personne est tout à fait réducteur et cela reproduit le discours de la grossophobie largement diffusé et assimilé dans notre culture. Il en va tout autant pour le discours sur les régimes alimentaires, puisque l’on propage l’idée que ce dernier est la solution au premier (parce que l’on croit qu’il faut tenter, au moins, de corriger son corps s’il ne correspond pas à la norme de la minceur). Dans le milieu médical, on voit l’embonpoint et la dite obésité comme « un problème de santé sérieux qui doit être adressé par le [ou la] médecin de façon urgente », surtout chez les enfants, nous rapporte Dre Craciunescu. C’est important de préserver l’estime de soi des patient·e·s, nous dit-elle, mais « qu’un[·e] adolescent[·e] se sente bien ou pas, cela n’a aucun intérêt ». Pour la docteure, l’embonpoint doit être considéré comme un problème de santé qui demande une solution. Ainsi, le surplus de poids selon l’IMC apparaît comme une maladie qu’il faut traiter et à laquelle il faudrait remédier.
Cependant, selon la blogueuse et militante Gabrielle Lisa Collard, laquelle défend la validité des corps gros et se penche sur la question de la grossophobie dans notre société, catégoriser tout corps est mal en soi, et attacher leur valeur ou leur acceptabilité en se basant sur des mathématiques est problématique et cruel :
«Comme si « ah ben mon calcul prouve que tu es pas correct[·e], donc ça devient indéniable ». C’est monstrueux. La portée des mots est vraiment pas à négliger. Prends un happy, chubby kid, qui aime courir dehors, manger des biscuits, est actif, aimé, drôle, heureux, bien dans sa peau, pis envoie-le chez un médecin qui va sortir sa calculette et MÉDICALISER son apparence; le kid ressort de là avec un diagnostic d’obésité et d’un seul coup, il est devenu pas correct. L’utilisation [de l’IMC], et le focus sur le poids, sans regard pour tous les autres facteurs qui influencent la santé globale, est irresponsable et dangereuse[xii]. »
À titre d’exemple, une jeune mère montréalaise de 31 ans[xiii] nous a confié que sa fille de 2 ans, qui est toujours en train de s’amuser dehors avec ses frères et sa sœur, qui mange de manière variée, qui est en bonne santé globale, et qui a un corps tout ce qui a de plus mignon et potelé de lait, s’est fait dire que, si près du 85e percentile en termes de courbe de croissance, elle devrait aller consulter une nutritionniste. À l’âge de 2 ans, donc, commence déjà la surveillance des corps, alors même que cet enfant n’a qu’à peine amorcé son développement. Choquée par cette approche peu sensible de la part du médecin qui a fait cette recommandation, la jeune mère a décidé de la refuser, confiante que sa fille est en bonne santé et surtout, qu’elle n’a aucun problème corporel ni physique. La question est simple : peut-on laisser les corps tranquilles? Quel message envoie-t-on aux parents et aux enfants qui ne correspondent pas aux critères médicaux de l’acceptable? On leur dit qu’ils·elles doivent se corriger, se modifier dans le but d’être accepté·e·s et tenter à tout prix de tendre vers la norme imposée. Selon madame Collard, la dangerosité d’utiliser cette donnée mathématique et de juger des corps selon celle-ci réside dans le fait qu’elle procure un sentiment de vérité incontestable aux gens qui s’en servent pour se juger et juger les autres, alors que c’est totalement arbitraire et inadéquat.
Pour sa part, Dre Craciunescu nous confie qu’il en va quand même du devoir du ou de la médecin d’évaluer le contexte social de ses patient·e·s, et les enfants n’échappent pas à cette règle : « Un enfant qui est très stressé par une situation familiale […] va avoir tendance à gagner plus de poids [car il aura] un taux de cortisol trop élevé, et cela lui fera prendre du poids. » Mais encore, cette tentative d’associer un contexte social à une évaluation de santé globale en rapport au poids demeure dans la médicalisation d’un format de corps qui n’est pas jugé acceptable pour les professionnel·le·s de la santé.
Du côté d’ANEB Québec, on nous dit que la pesée et l’utilisation de l’IMC chez les enfants et les adolescent·e·s peuvent être vécues de manière particulièrement éprouvante psychologiquement et peuvent devenir très anxiogènes pour elles et eux : « Les jeunes ont […] peur notamment d’être étiqueté[·e]s comme gros[·se]s ou de le devenir, car ils perçoivent de leur environnement que ce type de corps est jugé comme inacceptable […] Une image corporelle négative peut mener à l’adoption de comportements alimentaires malsains, voire dangereux. » En résumé, utiliser l’IMC comme indicateur de bonne ou mauvaise santé peut occasionner des problèmes de santé mentale, d’estime de soi, de dysmorphophobie et d’autres problématiques davantage nocives pour le bien-être d’une personne que le fait d’être gros·se et bien dans sa peau. Madame Guénette-Robert poursuit en disant que les étiquettes conférées par l’IMC viennent aussi [dire aux jeunes] que leur corps est soit acceptable soit non, et cela peut leur donner l’impression qu’elles·ils ont l’entière responsabilité de leur poids, de leur format corporel et que des changements doivent être effectués pour parvenir à une catégorie acceptable et valorisée. Chez ANEB Québec d’ailleurs, on ne parle pas de poids santé avec la clientèle, mais on parle plutôt de poids naturel, c’est-à-dire le poids auquel le corps se sent bien. Cela ne signifie pas non plus que c’est le poids que l’on désire ou celui que la société juge comme désirable, mais c’est le poids auquel le corps tente et tentera toujours de revenir, à plus ou moins quelques kilos. Le poids naturel est celui que l’on a lorsqu’on vit dans l’équilibre et que l’on écoute vraiment son corps et ses besoins.
Ce qu’il en est aujourd’hui
Au Québec, suivant les recommandations de la Canadian Task Force on Preventive Health, qui elle-même se réfère aux recommandations de l’OMS, la considération et l’utilisation de l’IMC en santé est toujours d’actualité. Des courbes de croissance dites « normales » catégorisent encore les gens selon leur taille et leur poids, et aucun regard ou presque n’est porté à l’autoévaluation des personnes que l’on classifie ainsi. Pourtant, si une personne grosse est bien dans son corps, se sent capable de bouger, de bien vivre et d’être une partie d’elle qui soit valorisée et valorisable, pourquoi insisterait-on sur son IMC et son poids plutôt que sur comment elle se sent et se perçoit? Pourquoi enverrait-on cette personne voir un·e nutritionniste pour qu’elle adopte un régime particulier? Pourquoi, aussi, n’accepterait-on pas qu’elle ne tente pas de perdre du poids, qu’elle soit bien comme elle est? En termes de santé, le bien-être mental est un enjeu primordial, car celles et ceux qui ne sont pas bien avec leur corps peuvent malheureusement chercher des réponses à leur inconfort dans des comportements dangereux, coûteux et surtout, vains. Vains, car tous les corps ne sont pas pareils et ne fonctionnent pas de la même manière, et que la seule normalité des corps qui puisse prévaloir est le fait qu’il n’y en ait justement aucun de semblable. Vouloir mouler des corps à une norme sociale est aussi mettre de lourdes pressions sur les personnes qui, autrement, sans cette surveillance de leurs corps, seraient bien dans leur peau, moins stressé·e·s et plus porté·e·s à écouter leurs signaux internes. Selon le gouvernement du Canada, beaucoup d’autres facteurs sont déterminants de la santé globale d’un individu : Le niveau de revenu et le statut social, les réseaux de soutien social, l’éducation et l’alphabétisme, l’emploi et les conditions de travail, les environnements sociaux, les environnements physiques, les habitudes de santé et la capacité d’adaptation personnelles, le développement de la petite enfance, le patrimoine biologique et génétique, les services de santé disponibles, le sexe, et finalement, la culture. Peu de visites chez un médecin prendront en considération tous ces facteurs, surtout à l’heure des quotas de patient·e·s qui sont attribués aux médecins de famille depuis l’ère Barrette et l’adoption de la loi 20[xiv].
Nous nous sommes entretenu·e·s avec une nutritionniste, afin de voir quelle position on adopte face à l’IMC dans cette profession. La position, beaucoup plus nuancée que celle prise par le pédiatre ayant jugé la fillette de 2 ans de notre témoin, semble faire évoluer le concept de l’IMC comme une donnée parmi plusieurs autres, qui peuvent indiquer l’état de santé globale d’un individu. Madame Anouk Sénécal[xv], nutritionniste et coordonnatrice de la Clinique universitaire de nutrition de l’Université de Montréal, nous informe que parmi ces autres indicateurs sont considérés les habitudes de comportements alimentaires, la présence de troubles psychologiques, le niveau d’activité physique, les habitudes de sommeil et de consommation de drogues, de tabac et d’alcool, le niveau de stress, les antécédents médicaux personnels et familiaux, ainsi que le tour de taille. Bien que toujours dans une optique de surveillance des corps, la donnée sort toutefois de son carcan habituel, où elle est prise seule et hors contexte, comme cela est le cas lors de visites chez le médecin. Cette continuelle surveillance des corps est problématique, car malgré toutes les habitudes dites saines ou malsaines des personnes, la vie de celles que l’on juge malsaines n’est et ne devrait pas être moins valide et valable que quiconque autre correspondant aux « bonnes habitudes ». Et il ne faudrait pas oublier que ce que l’on croit être de « bonnes habitudes » ne sont pas des vérités absolues, puisque cela évolue et se transforme selon les époques et les discours intégrés à notre système culturel.
Madame Sénécal nous informe aussi qu’il est plutôt impossible de pouvoir déterminer la santé d’un enfant selon un lien causal entre poids, IMC et santé. Elle nous parle aussi d’une façon plus juste d’envisager la nutrition, soit par les concepts de l’alimentation intuitive (Intuitive eating) et de l’alimentation consciente. Ces pratiques existent depuis longtemps, mais elles ne se sont pas encore popularisées globalement, sauf très récemment, et surtout aux États-Unis. Elles prennent ici au Québec un peu plus d’ampleur, mais très tranquillement. Ces pratiques s’organisent autour de l’action de manger en respectant ses signaux de faim et de satiété, de reconnaissance des besoins de son corps, du plaisir de manger, de la déconstruction des interdits alimentaires et de la culpabilité, et de la capacité à assumer ses envies et préférences alimentaires. Ces concepts, selon Anouk Sénécal, favorisent une relation positive avec la nourriture, la santé et le bien-être corporel des individus qui les mettent en pratique. Elle apporte aussi une nuance à l’idée socialement construite que d’encourager la diversité corporelle reviendrait à encourager l’obésité. Au contraire, s’accepter réfère à la valeur que l’on s’accorde et est directement lié à l’estime de soi, donc à une bonne santé mentale : « Les personnes qui ont une bonne estime personnelle et qui sont conscientes de leur valeur en tant que personne, peu importe leur format corporel, ont davantage confiance en elles et en leur capacité à faire de bonnes choses pour elles. L’acceptation est donc bien souvent la clé vers le changement, et non pas le contraire! » L’équation est plus facile encore que le calcul de l’IMC : qui est bien dans sa tête sera bien dans son corps et vice versa.
À son tour, Dre Craciunescu nous présente une nouvelle approche dans le domaine médical, soit la médecine fonctionnelle, qui est aussi en provenance des États-Unis. Ce mouvement aurait fait son apparition il y a plus de 30 ans en Californie et a grandi peu à peu au fil des dernières années. Aujourd’hui, selon elle, on compte plus de 100 000 professionnel·le·s de la santé formé·e·s en médecine fonctionnelle. Qu’est-ce que cette nouvelle médecine ? « La médecine du futur, plus ou moins. C’est une médecine intégrative qui considère le corps humain dans son ensemble bio-psycho-social, et qui adresse les causes des maladies chroniques en proposant un plan de traitement personnalisé sur le plan nutritionnel à l’aide de diètes spécifiques et de suppléments, mais aussi sur le plan psychique en identifiant des traumas passés à l’aide d’outils psychologiques. » Encore une fois, on prend pour acquis que le corps gros ne peut le demeurer, qu’il doit se soumettre à des prises en charge invasives et surtout, qu’il ne peut pas être envisagé autrement que par les effets d’un problème psychologique sous-jacent. Les personnes grosses mangeraient-elles toutes mal et avaleraient-elles obligatoirement toutes leurs émotions? Il s’agit là de liens de causalité qui n’ont pas d’appui scientifique réel, et qui découlent de mythes profondément ancrés dans notre société.
Enfin, notre système scolaire québécois, l’an dernier, a vu naître une percée significative par le rejet de la mesure de l’IMC comme indicateur de santé dans les cours d’éducation physique : la pesée ne sera plus. Pour être parvenu au résultat que le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, et que la ministre de l’Enseignement supérieur, Hélène David, fassent appliquer cette réforme, il aura fallu une pétition[xvi], amorcée par deux jeunes femmes en 2016 et comptant 4336 signatures. L’initiative de deux jeunes québécoises, qui a été soutenue par ANEB Québec, ÉquiLibre, la Fédération des éducateurs et éducatrices physiques enseignants du Québec (FÉÉPEQ) et la coordination provinciale des enseignants d’éducation physique[xvii], a réussi à faire avancer la situation dans la province. Mais encore, malheureusement, le message doit et devra être répété, puisque dans la pratique clinique de la médecine, utiliser l’IMC hors contexte est encore chose très courante, et les discussions autour de l’IMC, du poids, des formats de corps demeurent encore très présentes, et ce, chez tout le monde. Pour que cela se transforme et change réellement dans la culture populaire, beaucoup de travail reste à faire, mais enfin, un souffle nouveau semble faire tourner les vents.
Crédit photo: Mohamed Hassan
[i] 2004, La culture du valide occidental ou comment le validisme, ça te concerne sûrement, en ligne, https://infokiosques.net/IMG/pdf/validisme.pdf , page consultée le 19 décembre 2017.
[viii] Échanges courriel entre le mois de novembre et le mois de décembre 2017. ANEB Québec est un organisme sans but lucratif qui vient en aide aux personnes touchées par un trouble alimentaire ainsi qu’à leurs proches. Mélanie Guénette-Robert s’occupe du volet éducation et prévention auprès des jeunes.
[ix] 2016, TOMIYAMA , A.J., J.M. MUNGER, J. NGUYEN-CUU et C WELLS. Misclassification of cardiometabolic health when using body mass index categories in NHANES 2005-2012, International Journal of Obesity, 4 février 2016.
[x] Échanges courriel au mois de novembre et décembre 2017.
Biais de l’autrice : Une femme blanche de 29 ans, scolarisée, qui a reçu un diagnostic de cancer inflammatoire triple négatif du sein droit en août 2016. Elle a subi une double mastectomie, sans reconstruction. Ce choix était à la fois médical, cosmétique (symétrie du sein controlatéral) et politique (refus de subir les multiples chirurgies nécessaires à une reconstruction pour retrouver l’esthétique socioculturelle de « femme »).
En 2012, la réalisatrice canadienne Léa Pool s’est penchée sur la question de l’industrie très lucrative qui se cache derrière le célèbre ruban rose, emblème du cancer du sein, dans son film Pink Ribbon Inc[i]. Elle y partageait le fruit pourri d’une recherche approfondie sur le commerce et l’antiféminisme reliés à ce cancer touchant 25 000 nouvelles personnes chaque année[ii]. Cependant, une autre facette de cette maladie n’avait pas encore été explorée, qui pourtant soulève des questionnements au sein des regroupements activistes et parmi les femmes atteintes, soit l’imprégnation d’un regard paternaliste dans le processus chirurgical et psychologique entourant la mastectomie.
La mastectomie
D’abord, il y a « des » mastectomies : partielles, totales, unilatérales, bilatérales, radicales ou non. Quand vient le temps de décider quel soin, quelle chirurgie est la plus adaptée pour contrer le cancer du sein, plusieurs options s’offrent, bien que souvent la décision n’en soit pas une de préférence, mais bien d’obligation. Dépendamment de quel type de cancer du sein une personne est atteinte – car oui, il y a plus d’un type – le protocole de soins à administrer variera. Ainsi, certaines femmes n’ont pas réellement le choix de subir une mastectomie totale, alors que d’autres auront « la chance » de conserver en partie leur(s) sein(s). Dans tous les cas, lors d’un cancer du sein, cette partie du corps si fortement chargée de symboles culturels sera atteinte et deviendra le lieu de changements significatifs. Une mastectomie, donc, est l’ablation, partielle ou totale, d’un ou des deux seins[iii].
Le but, en retirant chirurgicalement le sein, est de faire cesser la progression du cancer. Ainsi, après une telle chirurgie, sans compter tous les autres traitements qui viennent se greffer au protocole de soins pour traiter ce cancer, il se peut qu’une femme croie perdre une partie du corps qui porte le poids de l’histoire de son genre et de son sexe, de sa féminité et de son image idéalisée de femme. De plus, pour celles qui désiraient allaiter et pour celles qui avaient une sensibilité érotique de leur sein, les fonctions de cet organe disparaissent en même temps que la mastectomie. C’est alors que plusieurs se demandent comment leur corps sera perçu après la chirurgie. Si cette question se pose, c’est parce qu’il y a une culture sexiste et hétéronormative de l’image de la femme, qui est très uniforme et qui comprend invariablement les seins.
Qu’arrive-t-il donc à une personne lorsque des obligations de santé la forcent à se soustraire à une partie d’elle-même qui porte presque entièrement le construit social et psychologique de sa féminité ? La réponse provenant du corps médical est simple : la reconstruction mammaire ou encore le port de prothèses externes qui imitent les seins sous les vêtements. Il s’agit donc de réparation : il faut redonner à la femme ses seins ou du moins, une image d’elle-même créant l’impression qu’elle a encore des seins. Quand vient le temps de parler de la chirurgie, les infirmiers⸱ères en oncologie à la clinique du sein de l’Hôtel-Dieu offrent d’office une pochette rose comprenant divers feuillets explicatifs sur les types de chirurgies reconstructrices avant même de parler de la mastectomie elle-même[iv]. On vous explique, de l’oncologue à la personne qui s’occupe de la chirurgie esthétique, toutes les techniques possibles pour vous redonner des seins, qu’il s’agisse de prendre les muscles de vos abdominaux ou de votre grand dorsal ou d’utiliser la peau de votre aine pour imiter vos futurs mamelons[v]. La question a été étudiée depuis des années, des spécialistes en font leur expertise ; des seins, peu importe la quantité de peau qu’on vous retirera du ventre ou le nombre de fois où vous serez ensuite en salle opératoire, retrouveront place sur votre poitrine.
Sur le site de la Fondation du cancer du sein du Québec, qui est derrière le célèbre « ruban rose », on parle ainsi de la mastectomie : « La mastectomie aboutit à la perte de la totalité du sein. Cette ablation peut être vécue comme une atteinte à la féminité de la patiente, associée à l’estime de soi, à la séduction, à la sexualité et à la maternité[vi]. » De son côté, l’Association des spécialistes en chirurgie plastique et esthétique du Québec décrit la mastectomie comme une « expérience traumatisante [vii]». Finalement, la Société canadienne du cancer parle de la mastectomie en ces termes :
« La mastectomie est une intervention lors de laquelle on enlève tout le sein. On peut faire une chirurgie reconstructive au même moment que la mastectomie ou plus tard […] Une femme peut opter pour la reconstruction mammaire pour : se sentir à nouveau complète physiquement, moins se rappeler le cancer du sein, acquérir un plus grand sentiment de liberté, éviter d’avoir à porter une prothèse mammaire externe, pouvoir porter une plus grande variété de vêtements, et se sentir plus à l’aise dans son corps et plus désirable [viii]».
De ces trois exemples, aucun n’offre une vision positive de la mastectomie, aucun ne propose de la percevoir comme une libération (ne plus avoir l’angoisse d’une récidive, ne plus avoir à porter de brassières et autres sous-vêtements de soutien, ne plus devoir cacher sa poitrine à la plage, etc.), comme une guérison ni comme une expérience de réappropriation de son corps. Ces trois organismes parlent d’abord de la mastectomie comme s’il s’agissait d’une atteinte significative à la vie de la personne, d’une perte à laquelle il faudrait remédier, alors que cette chirurgie représente une partie importante du traitement.
Cette construction sociale autour du sein dans le système médical démontre la difficulté psychologique pour la personne atteinte du cancer du sein de se voir complète, sereine et rassurée après la mastectomie. Pourtant, les chirurgies esthétiques réparatrices occasionnent des problèmes divers : le temps de convalescence après la mastectomie se rallonge ; la patiente a plus de chances de contracter des infections, en plus de devoir subir plusieurs anesthésies générales et de se retrouver, après l’opération, avec de multiples cicatrices liées aux greffes de peau et de muscles ailleurs sur le corps ; cette procédure supplémentaire retarde son retour au travail ou la contraint à prendre davantage de congés de maladie, sans parler du retard avec lequel elle débutera par la suite des traitements adjuvants ou préventifs (chimiothérapies, radiothérapies, etc.)…Il faut aussi mentionner que pendant qu’elles reçoivent ces soins, les patientes n’ont pas toutes nécessairement un suivi psychologique ou de l’assistance socio-psychologique, ce qui serait pourtant approprié dans le but d’assurer une réappropriation de leur image corporelle après le cancer. On prend pour acquis que ce qu’il y a de mieux est qu’elles conservent l’apparence de la femme idéalisée, et cela passe notamment par les seins. Il y a des femmes qui n’osent plus se donner une vie érotique, amoureuse après tout cela, qui craignent de perdre leurs conjoint.es, et c’est ça aussi la réalité. Une personne ne devrait pas n’être qu’une chose fixe dont l’image ne change jamais : on change tous, c’est seulement tabou et il faut tout camoufler. Toute leur vie, les femmes doivent cacher leur poitrine, et quand elles n’ont plus de seins, il faut encore cacher ce qu’elles n’ont plus. C’est un concept presque impossible, une femme sans sein, dans notre culture.
Il ne s’agit pas de nier que les seins sont un symbole fort dans notre société, et ce depuis des millénaires d’histoire, si l’on fouille dans les recherches archéologiques de l’iconographie de la femme. Les Vénus du paléolithique, que l’on retrouve de la Méditerranée à la Sibérie, présentent régulièrement un ventre et des seins au volume exagéré, quoique la signification de cet art porte aujourd’hui à débat[ix]. Seules les Amazones de la mythologie grecque offrent une image de femmes sans sein, bien que cette interprétation soit aussi sujette à une nouvelle évaluation aujourd’hui[x]. Bien sûr, plusieurs femmes vivent leur féminité à travers leur apparence et leurs seins font partie de l’image qu’elles projettent, en tant que femmes, dans la société. Les seins sont plus qu’une partie du corps dans notre imaginaire collectif, et cela se reflète dans nos façons d’expérimenter les seins dans l’espace public comme dans l’espace privé. Cependant, le fait de calquer cette culture et ces construits sociaux dans les soins à prodiguer pour la guérison d’un cancer du sein est très contraignant, perturbateur, et souvent maladroit .
L’analyse livrée dans cet article ne propose pas que le personnel médical, ou encore les organismes chargés de venir en aide aux femmes souffrant du cancer du sein, interagissent avec elles de manière inappropriée, ou bien qu’ils aient tort d’agir comme ils le font. Après tout, ce n’est pas de leur faute si le système sexiste dans lequel nous vivons a décrété que le recours à des chirurgies reconstructrices était approprié, voire nécessaire, pour des femmes ayant subi une mastectomie. Il est cependant important de souligner que ces tentatives de recourir absolument à la chirurgie esthétique pour « aider » les patientes démontrent l’absence totale d’un discours féministe au cœur même de cette réalité qu’est le cancer du sein. Et ce discours féministe est primordial, car certaines femmes peuvent éprouver un profond mal-être à la suite du cancer du sein et de la mastectomie et, sans en comprendre les raisons fondamentales, accepteront de subir les multiples chirurgies post-mastectomie dans le seul but d’apaiser cette souffrance, qui est le produit du poids de la culture sur elles.
Cette incompréhension peut même être plus grande quand aucun temps de deuil n’est accordé à la personne : lorsque la reconstruction a lieu en même temps que la mastectomie. Il faut comprendre que les décisions relatives à ces opérations se prennent le plus souvent dans l’urgence, sans qu’un temps de réflexion réel ne soit accordé à la patiente, en l’espace de quelques jours ou de quelques semaines, et pour plusieurs, sans soutien psychologique et sous les conseils d’un⸱e ou de deux praticien⸱ne⸱s. Le temps et les ressources manquent souvent aux patientes pour consulter différent⸱e⸱s chirurgien⸱ne⸱s-oncologues ou psychologues sur la question.
L’expérience de la mastectomie
L’autrice de cet article a eu l’occasion de s’entretenir avec les patientes d’un groupe Facebook fermé, les Si-Fortes. Les 131 femmes admises dans le groupe ont toutes reçu un diagnostic de cancer du sein de stade IIIB et plus (sur un total de quatre stades, dont le quatrième est métastatique, donc incurable[xi]). La majorité d’entre elles ont subi une ou plusieurs chirurgies, dont des mastectomies partielles ou complètes, ainsi que diverses autres opérations liées à la reconstruction. Les discussions portant sur la reconstruction mammaire sont très chargées en émotions et plusieurs ont permis de saisir l’ampleur des impacts que ce soin réparateur laisse dans la vie de chacune d’entre elles. Bien qu’une majorité nous confie avoir pris pour elles-mêmes la décision de procéder à la reconstruction, sans égard à leur conjointe ou conjoint et aux conseils de leur oncologue, celles qui ont répondu à notre questionnaire partagent des expériences qui portent à réfléchir sur la façon dont on perçoit le corps des femmes alors même qu’il est à son point le plus vulnérable.
La perte de contrôle sur son corps, les conseils impératifs des praticien⸱ne⸱s, le regard des membres de la famille et des partenaires, le rappel constant des images de femmes et de seins sur les panneaux et affiches publicitaires, dans les films et dans l’espace public en général : réunis tous ensemble, ces éléments influencent grandement les décisions entourant la reconstruction. Au-delà de la mastectomie, ces éléments jouent aussi de manière plus subtile, mais non moins intense, sur le bien-être des femmes et leur perception d’elles-mêmes. En regard de ce qui vient d’être mentionné, il ne fait aucun doute pour nous qu’un discours féministe pourrait adoucir ces expériences vécues par 6 000 nouvelles Québécoises chaque année[xii].
Caroline, 35 ans, nous confie que bien qu’elle ait reçu toute l’information nécessaire de la part de ses médecins et qu’elle n’ait d’abord pas opté pour la reconstruction, c’est la difficulté de se « voir autant abîmée » et le regard triste de ses enfants qui l’ont poussée à changer d’idée. Après les premières étapes consistant à étirer tranquillement la peau de sa poitrine à l’aide d’expandeurs, elle a senti que la femme en elle commençait à se reconstruire. Ce qui l’a choquée particulièrement, c’est que plusieurs personnes de son entourage lui ont dit qu’elle était « chanceuse » de pouvoir se faire refaire gratuitement les seins, ce qui la mettait hors d’elle-même à tous les coups. Son oncologue, qui s’avérait être une femme, lui avait conseillé la reconstruction, car son « expérience » lui démontrait que les femmes étaient majoritairement plus heureuses ainsi, et que dans son cas, étant donné son jeune âge, une reconstruction était préférable.
Une autre femme, de 49 ans cette fois et qui désire conserver l’anonymat, nous raconte que la nature de son cancer, inflammatoire et très agressif, l’a obligée à subir une mastectomie totale du sein droit sans reconstruction. Elle a demandé à son oncologue si l’on pouvait aussi enlever le sein gauche afin de lui permettre d’avoir une poitrine symétrique, mais on lui a refusé cette intervention supplémentaire par deux fois. Elle ne comprend toujours pas à ce jour pourquoi on lui a refusé cette chirurgie, esthétique à ses yeux, qui pourtant occasionne moins de complications postopératoires qu’une reconstruction mammaire. Le système de santé permet donc de couvrir les coûts et les soins pour des chirurgies de reconstruction mammaire, mais ne lui offrait aucunement la possibilité, le choix, d’enlever le sein non-atteint pour son propre bien-être psychologique. Cette situation exprime à elle seule à quel point les seins sont cruciaux dans la perception du corps de la femme dans notre société : des oncologues sont prêt⸱e⸱s à effectuer des chirurgies invasives pour redonner des seins à une femme après un cancer du sein, mais elles et ils ne sont pas prêt⸱e⸱s à enlever un seul sein par une chirurgie d’un jour suivie d’une guérison rapide.
L’autrice de cet article, qui a 29 ans, a dû insister très fortement auprès de ses infirmières et de son onco-chirurgien pour avoir droit à l’ablation du sein controlatéral. Diagnostiquée avec un cancer inflammatoire du sein droit, la reconstruction lui était fortement déconseillée. Cependant, dans le but de ne pas vivre l’anxiété liée à la présence de son sein gauche et ayant envie d’avoir une poitrine symétrique[xiii], elle désirait subir une mastectomie bilatérale. Son onco-chirurgien lui répétait qu’étant donné son jeune âge, elle pourrait regretter cette décision, et semblait peu enclin à accepter le choix de sa patiente. C’est en voyant la requête destinée au département de chirurgie, dans les mains de son infirmière, qu’elle a remarqué que sa demande n’était pas conforme à ses volontés : il y avait écrit : « expandeurs mammaires et reconstruction ». C’est choquée qu’elle a dû expliquer en quoi cette décision pourrait avoir des conséquences sur sa santé physique mentale : la reconstruction en cas de cancer inflammatoire est déconseillée, et elle n’avait pas non plus envie d’avoir un seul sein. Ce n’est qu’au bout d’une semaine que cette requête a pu être modifiée afin de lui offrir le soin désiré. Il ne faisait aucun sens pour elle de subir des chirurgies supplémentaires si elle pouvait guérir rapidement après une chirurgie d’un jour.
En plus du sexisme, une forme d’âgisme transparaissait également dans l’approche médicale : « Vous êtes si jeune, vous aurez encore plusieurs années devant vous! ». Alors qu’est-il proposé aux femmes plus âgées qui doivent subir une mastectomie ? Qu’advient-il des femmes qui ont probablement moins d’années devant elles car elles sont au stade 4, réputé « incurable » ? Nous savons qu’aujourd’hui, les soins médicaux peuvent permettre aux femmes ayant un cancer du sein de stade 4 de vivre plusieurs années encore. Une femme de 53 ans, de Québec, toujours du groupe Facebook Si-Fortes, nous partage la tristesse qu’elle vit depuis sa mastectomie, car on ne lui jamais offert de reconstruction, puisque son cancer s’est propagé. Pourtant, avec les traitements actuels, plusieurs femmes des Si-Fortes atteintes d’un cancer de stade 4 vivent encore (de 5 à 12 ans depuis le diagnostic).
Il est à se demander pourquoi cette disparité existe encore entre les traitements offerts. Qu’est-ce qui justifie ces iniquités entre les patientes ? Une femme de 53 ans est-elle moins féminine ? Est-il moins important qu’une femme de 53 ans ayant un cancer de stade avancé ait des seins ? Quel message envoie-t-on sur l’image des femmes et sur la part d’arbitraire qui intervient dans le choix des traitements qui leur sont offerts ? Faut-il absolument opter pour une reconstruction lorsqu’on est jeune et que l’on subit une mastectomie ? Faut-il absolument être jeune pour avoir droit à une reconstruction ? Ces questions expliquent en partie, aussi, pourquoi il est plus que temps qu’un discours féministe intègre le domaine du cancer du sein.
En attendant, la principale forme de réappropriation du corps de la femme après un cancer du sein s’inscrit dans un discours patriarcal populaire : on conquiert le cancer du sein, on est des guerrières, on fait face au combat, on est fortes, etc. Ces mots, devenus des idéaux du comment-être devant le cancer, s’inscrivent dans le langage vernaculaire depuis environ une vingtaine d’années et semblent avoir pris de l’ampleur avec les publicités « roses » dont la première nous est donnée par Ford et ses mustangs roses pour les « guerrières en rose [xiv]».
Ce que dit le discours féministe à propos du cancer du sein
Le cancer du sein ne se vit pas aujourd’hui comme il se vivait il y a à peine deux décennies. Auparavant, les femmes atteintes de ce cancer le subissaient plus ou moins en solitaires, cachées, et obtenaient peu de soutien social, psychologique et communautaire. Aujourd’hui, au Québec, cette maladie n’est plus taboue et divers organismes[xv] viennent en aide aux patientes touchées par le cancer du sein. Les femmes développent des solidarités, fondent des groupes sociaux en ligne, deviennent activistes ou militantes pour la cause, etc. Cependant, malgré toute cette présence et ces efforts, le cancer le plus important chez les femmes demeure teinté d’une hétéronormativité incontestable. Peu d’études[xvi] réalisées à son sujet développent une réflexion anthropologique sur la question et ce manque se fait cruellement sentir alors que les genres, les sexualités et les corps se transforment et sont devenus multiples. L’idée est simple : toutes les femmes ne sont pas « femmes » pareillement. La reconstruction mammaire permet à certaines de faire la paix avec leur corps, mais cette paix est tributaire d’une image idéalisée de ce qu’est et doit être le corps d’une femme en Occident. Dans notre monde binaire où l’économie dépend de la stabilité d’une patriarchie mercantile qui a besoin que les femmes portent et encensent leurs seins, que ces derniers soient naturels ou reconstruits, peu de liberté réelle existe quant au choix à faire lorsqu’on fait face au cancer du sein et ses traitements :
« Bien que plusieurs assertions soient données à propos des bénéfices psychologiques de la reconstruction mammaire dans le milieu médical (Ceradini et Levine, 2008), il existe peu d’études bien contrôlées et bien élaborées dans lesquelles seraient évaluées des comparaisons entre femmes ayant ou non subi une reconstruction post-mastectomie […] Le cancer du sein a le potentiel de déstabiliser certaines idées aujourd’hui prises pour acquis en ce qui concerne le genre, la sexualité et l’identité corporelle (Sedgwick, 1994). Peut-être alors, pour cette raison, le cancer du sein est devenu un contexte social dans lequel le genre est à la fois “produit et contrôlé”, considérant “l’hyper et l’hétéro sexualisation” de ce cancer maintenant omniprésent (Jain, 2007, p.506) » (traduction libre)
Je crois qu’il est possible de vivre le cancer du sein autrement, de manière moins pénible. Cela implique que l’on envisage les patientes en dehors de l’idée préconçue de ce que doit être une femme, et que l’on se permette d’imaginer des patientes bien dans leur peau après une mastectomie. Cela implique également que l’on puisse parler d’une sexualité accomplie au-delà des seins et que l’on puisse considérer une maternité autrement que par l’allaitement. Bref, cela implique de s’ouvrir à la possibilité qu’un être humain soit plus d’une chose et que sa beauté et son bien-être dépendent de multiples facteurs.
Il ne s’agit pas de dire que ce cancer est sans blessure, sans deuil, sans difficulté et « tout rose » comme certains peuvent le faire croire. Un cancer est un cancer, jamais il ne s’agira d’une maladie bénigne. Néanmoins, nous possédons les connaissances suffisantes aujourd’hui pour faire une analyse différente, féministe, de ce cancer et de sa réalité.
[xiii] Nous considérons que la difficulté des femmes à vivre avec un seul sein est encore plus grande, étant donné que nous vivons dans un monde binaire où la possibilité des zones grises sont peu présentes et représentées.
[xvi] Une étude intéressante qui en englobe d’autres :
Lisa R. Rubin et Molly Tanenbaum, “Does That Make Me A Woman ? : Breast Cancer, Mastectomy, and Breast Reconstruction Decisions Among Sexual Minority Women”, Psychology of Women Quarterly, vol. XXXV, nº 3, 2011, p. 401-414.
(PORTRAIT) Depuis le 17 mars dernier, Pol Pelletier offre gratuitement des représentations dans des lieux de Montréal qu’elle habite et fait habiter brièvement, comme des éphémérides corporelles durant lesquelles elle communique son art, sa pensée, sa manière d’être face au monde. Généreusement, dans un langage qu’elle maîtrise et raffine rigoureusement, elle offre et incarne tout à la fois la réflexion, la révolte et le potentiel du changement. Le 9 avril prochain à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), elle interprétera l’art poétique de France Théoret, oeuvre qui sera la clôture de cette série de spectacles, laquelle souligne ses cinquante ans de carrière. Le mercredi 22 mars dernier, j’ai eu l’honneur de la rencontrer.
Pol Pelletier est un nom qui résonne différemment selon qui parle d’elle : on effleure son nom, on balbutie son nom, on le scande ou le dit avec admiration. Dans tous les cas, il ne laisse personne indifférent, qu’on espère voir son œuvre encensée ou détruite. Pol Pelletier est une actrice, une auteure, une professeure et une metteure en scène, mais elle est aussi une féministe radicale et une théoricienne trop peu reconnue. Cette femme a transformé l’histoire du Québec en s’y inscrivant fortement, sans gêne, sans peur, de front, mais pacifiquement en parlant haut et fort, en enseignant et en créant. Un don de soi, constant, que le milieu du théâtre a essayé et essaie encore d’ignorer, de taire, mais qui n’y parvient pas, car son message est lourd de vérité et vivant d’actualité : il faut détruire le patriarcat puisque le patriarcat tue. Ça semble radical, et justement ce l’est : il s’agit d’aller à la racine des problèmes, de nos problèmes sociaux, de nos injustices, de nos maladies. Son œuvre, son théâtre, ne sert que cela : mettre au jour ce qui nous ronge individuellement et collectivement, et dès l’origine, selon elle, c’est le patriarcat. Pol Pelletier va aussi au-delà de la dénonciation, elle transmet et propose des outils de guérison, par le jeu, soutenus par une philosophie sur le théâtre et le féminin qui mériterait d’être partagée au plus grand nombre. Depuis 2008, par le biais de L’École sauvage[i] qu’elle a fondée, elle s’occupe de produire des événements à la fois artistiques et sociaux, et elle organise des ateliers de formation sur la guérison par le jeu. Quand on parle de guérison, Pol Pelletier a une définition propre qui s’articule dans une dynamique avec l’inconscient individuel et collectif et notre rapport à nous-mêmes : « La guérison commence quand l’inconscient s’ouvre et laisse sortir un souvenir empoisonné, une blessure qui détermine tout ce que tu es, ton corps, tes choix de vie, tes relations humaines, tout! Là, y’a plus rien qui tient, t’es en état de choc, il faut la révolution! » La guérison commence quand on accepte de faire face au poids de notre culture sur nous-mêmes. Pour Pol, dans notre culture, ce sont les femmes qui portent « la souffrance du monde », c’est inclus dans le rôle du féminin, et selon elle, cette souffrance, les femmes ne sont plus capables de la contenir, elles désirent dénoncer, mais trop encore se taisent. Elle se demande ce qu’on fait avec toute cette souffrance. Et elle propose une méthode dans son enseignement, le Dojo[ii], qui permet la révolution de soi et des autres par le jeu. Une révolution dans le sens de transformer la souffrance de la blessure du patriarcat par quelque chose d’autre, ce féminin que l’on réduit à néant depuis des millénaires. Qu’est-ce que ce féminin? Pour Pol Pelletier, c’est le concept qui permet de définir par la négative le masculin, le concept qui sert à valider le masculin mais qui cache et contient le féminin : la peur, l’étranger, le chaos, la fragilité, la sensibilité, et tout ce qui est mis au rang inférieur dans notre culture. Toutes ces caractéristiques que l’on attribue au genre et au sexe féminin et qui n’auront jamais d’égal au statut du masculin. Accepter la fragilité du féminin est ce qui semble pouvoir guérir la blessure, selon Pol. La révolution est de détruire le patriarcat qui tue, viole, abuse, oblige, contraint et fait commerce chaque jour, partout, dans les pays occidentaux et occidentalisés. Pol me dit que malgré toutes ces années d’enseignement, malgré qu’elle ait rencontré plus de 4 000 élèves, elle ne sait toujours pas exactement quoi faire avec toute cette souffrance, mais elle a observé au cours d’un atelier un geste qui lui donne espoir : « Y’a un gars qui est arrivé avec une vieille carabine. Y’était avec et tu voyais que lui, comme homme, y’avait pas envie de tirer et y savait pas quoi faire avec. Ben y’a une femme qui l’a pris, pis elle, elle a fait une canne avec… Ça, c’est l’inconscient collectif qui parle. Les femmes sont capables de faire ça, c’est l’imaginaire. L’inconscient est capable de prendre les choses et de les détourner de leur sens. » En apprenant à danser avec l’inconscient, comme se le figure Pol Pelletier, on se donne accès à la créativité, et c’est par ce moyen qu’on peut transformer l’état des choses.
Plus je discute avec cette femme, plus je croise son regard, mieux je comprends pourquoi elle a eu tant de mal à jouer ses idées, pourquoi elle a reçu tant d’insultes et comment on a pu refuser de l’accueillir au-devant des grandes audiences : elle déstabilise l’ordre établi, elle jure avec la norme, elle croit dur comme fer à son propos, elle parle de changement et choisit des oeuvres qui détruisent tout le confort de notre société. Qui ose? Elle, sans aucune excuse, car elle fait les choses pour qu’il y ait évolution, pour faire cesser le statu quo, pour invalider l’économie si stable des théâtres-business que le grand public fréquente. Pol Pelletier dérange. Elle parle fort, elle déplace l’air quand elle le fait et contredit toutes les postures gentilles qu’une femme devrait tenir si elle écoutait la norme de tenue d’une femme dans les lieux publics. Pourquoi se contenir, se retenir et faire semblant? Au jeu comme dans la vie, la vérité est le mot d’ordre pour cette femme. Tout doit être question de vie ou de mort, sinon ça ne sert à rien de plonger. Et puisque le patriarcat tue, au propre et au figuré, il y a beaucoup de questions auxquelles s’attarder, des femmes qui reproduisent les maux du patriarcat aux raisons pour lesquelles nous sommes si malades de corps et d’esprit. Elle me raconte, parmi tout cela, ce qu’elle pense du théâtre, aujourd’hui, elle qui a cofondé Le Théâtre expérimental de Montréal (1975-1979, aujourd’hui le Nouveau Théâtre expérimental), ainsi que Le Théâtre expérimental des femmes (1979-1985, aujourd’hui l’Espace Go). Pour elle, un théâtre devrait être comme une maison, mais elle croit que ce genre de théâtre n’existe plus aujourd’hui, ou bien c’est qu’elle ne les connait pas. Elle voit le théâtre comme un lieu que l’on doit habiter, animer de l’intérieur et rendre intéressant. Quand on s’en va rendre visite à un membre de la famille ou à des ami·e·s dans leur maison, on se prépare, on a hâte d’arriver, de sentir les odeurs, de voir les sourires, d’être accueilli·e·s par celles et ceux qui y vivent. C’est comme ça qu’elle aimerait se sentir si elle allait encore au théâtre. Elle se rappelle qu’avant, les guichetières et guichetiers étaient aussi les éclairagistes ou les actrices et acteurs, qu’elle était accueillie avec des lampes de poche et des masques à l’entrée des lieux, qu’il y avait des personnages cachés : « C’était toujours une expérience… tu marchais sur St-Paul [la rue à Montréal] l’hiver, y’avait une vieille maison, souvent y’avait pas d’affiche, fallait que tu le saches que c’était là. » De l’avis de Pol Pelletier, aujourd’hui, cette notion de maison, dans les lieux de théâtre, a disparu. Les théâtres sont devenus des business qui ne cherchent qu’à « entrer dans leur argent » et qui ne se questionnent qu’à propos du marketing. Selon elle, toutes les femmes sur les affiches des pièces que l’on observe un peu partout dans la ville sont uniformisées, sans but autre que de faire vendre, noircir le papier des journaux et remplir les salles. C’est dire à quel point on est loin de l’idée de la maison chaleureuse qui offre de quoi nourrir l’esprit. C’est une logique de comptable qui a façonné les théâtres contemporains, il n’y a plus de générosité : « Je considère que j’ai vécu une époque où le théâtre était d’une telle vitalité au Québec! Aujourd’hui, je considère qu’il est mort. Là, tout ressemble à tout. Avant, tout était complètement différent dès l’accueil. C’était comme aller en visite, c’était excitant, tu savais pas comment ils allaient t’accueillir à chaque fois. »
Pol se désole de constater que les espaces se ressemblent tant, que les lieux n’offrent plus d’idées. Et c’est entre autres pour cela qu’elle a proposé ce mois de mars dernier trois spectacles gratuits dans des lieux qui ne sont habituellement pas des théâtres mais qu’elle transforme ainsi par sa courte présence, d’environ trente minutes chaque fois. Le 17 mars, à la librairie Le Port de tête, elle a interprété Les Vaches de nuit de Jovette Marchessault[iii], un texte profond, violent et fragilisant qui parle du féminin et que Pol livre sans pudeur. J’ai eu l’occasion de le voir deux fois ces dernières années et dans deux lieux fort différents, mais l’effet est toujours le même : on veut frapper du pied avec elle sur la petite table qui la soutient car les frissons qui nous prennent donnent goût à l’action. Pol Pelletier nous donne envie d’agir avec elle, il y a communication entre elle et son audience, sa présence transforme car ce qu’elle choisit de donner, ces textes qu’elle joue n’ont d’autre choix que de réveiller en nous l’humanité, la sensibilité, le féminin. Elle donne justice à ce que tait le patriarcat, elle détruit les contraintes sociales, dans son art comme dans tout ce qu’elle produit. Le 24 mars 2017 à la librairie La Flèche rouge, elle a joué Joie[iv], texte pour lequel elle a remporté le Masque de l’interprétation féminine, prix décerné par l’Académie québécoise du théâtre. De la série des trois spectacles gratuitement offerts par Pol Pelletier, elle a interprété L’Euguélionne de Louky Bersianik, le 31 mars 2017, à la nouvelle librairie féministe du même nom, L’Euguélionne.
Ces librairies ne sont pas choisies à la légère : elles sont des lieux indépendants dans lesquels les idées circulent, se partagent, se créent. Ces librairies ont aussi une mission sociale, une approche féministe, une volonté de travailler de manière solidaire avec les membres de leur quartier. La solidarité, Pol la considère nécessaire, essentielle au devenir d’une humanité nouvelle : « Il faut se mettre en groupe, pour décider d’une collectivité il faut se parler […] » L’entraide, le partage, le travail par passion, elle ne le voit presque plus, et elle semble bien nostalgique de constater que les projets communs ne semblent pas suffisamment entrepris pour faire changer les choses. Elle est absolument féministe, mais elle ne sait plus trop si elle croit encore au féminisme. Quand elle voit que les mouvements de dénonciation tels que #BeenRapedNeverReported[v] ne permettent pas de rendre justice aux personnes abusées sexuellement et que les violeurs peuvent continuer à vivre leur vie sans conséquence, elle n’est plus sûre que le féminisme vit encore. De son point de vue, il y a encore trop peu de femmes qui n’ont ni peur ni honte d’être femmes, et simplement trop qui veulent reproduire le patriarcat en niant leur féminité : « Elles veulent faire la même chose que les hommes, pis y’en a qui vont faire pire que les hommes, parce qu’elles ont tellement honte d’être une femme… donc elles font semblant qu’elles ne sont pas [des] femmes. » Elle déplore le fait que plusieurs femmes nient encore le fait qu’elles ont des positions de directrices ou de présidentes d’entreprises grâce aux mouvements féministes auxquels elle a participé dans les années 1970 et 1980. Elle raconte le refus de Lorraine Pintal, directrice du Théâtre du Nouveau Monde concernant un texte de Jovette Marchessault : « Lorraine Pintal est là présentement parce qu’il y a eu un mouvement féministe radical. Elle est là à cause de moi pis de mes amies. Et elle le sait. Mais elle veut pas. Comment elle dort la nuit? »
Pour Pol Pelletier, donc, la reproduction du patriarcat par les femmes est une preuve décevante lui prouvant la mort du féminisme. Elle se dit toutefois contente que je lui apprenne que des mouvements de dénonciation grandissent de jour en jour sur les réseaux sociaux, qu’il s’agisse d’intimidation, d’homophobie, de xénophobie, de sexisme, de racisme, et tout ce qui découle de notre culture patriarcale. Mais elle croit que les jeunes femmes sont quelque peu naïves : « Je pense que les jeunes femmes, les femmes en général, ne sont pas assez conscientes que si tu déranges assez le patriarcat, il va te tuer. Il y a une naïveté, une illusion très grande chez les femmes en général, parce que la seule raison pour laquelle on a pu survivre pis qu’on a continué à marier des hommes pis à faire des bébés, c’est qu’on s’est dit “C’est pas si pire que ça.” » Pour elle, une partie du problème aujourd’hui réside chez les femmes elles-mêmes, dans la contradiction que certaines présentent à se servir des avancées du féminisme pour reproduire la culture patriarcale. De son point de vue, on n’est donc pas suffisamment nombreuses pour bien faire changer les choses : « On pense que c’est arrangeable… Mais le patriarcat, quand y’est pas content, il tue. Pis là on l’a en pleine face! Penses-tu que Trump y va avoir des malaises de conscience, lui, quand il va faire quoi que ce soit? C’est que la masse critique dans l’inconscient collectif est pas assez grande… Y’a pas assez de femmes – et d’hommes de bonne volonté, ça existe – qui sont prêt[·e·]s à mourir. On le voit pas clairement, mais le gun est là. » Pol Pelletier n’a pas de compte Facebook et ne navigue pas sur les réseaux sociaux, parce qu’elle croit que ce qui a lieu sur ce cyberespace ne changera rien. Ce qui se promène sur internet sera tôt ou tard récupéré dans la culture populaire ou bien démonisé, comme on le fait constamment avec le féminin. Elle croit qu’une majorité des femmes pensent que tout ce dont on a besoin maintenant, ce n’est qu’un aménagement, un arrangement : « On vous veut les filles, vous faites de bonnes directrices de banque, vous êtes tellement cutes, on va bien vous traiter », lance Pol en changeant sa voix. Elle demeure persuadée que le patriarcat veut encore faire des femmes de bonnes servantes, qu’elles soient en beau suit de banque ou à la maison. Pourtant, ce n’est pas d’un simple arrangement dont l’humanité a besoin, mais bien de la destruction de ses fondements, pour bâtir tout à fait autrement. C’est la structure qui est le problème, non pas un individu en soi à blâmer, me précise-t-elle.
Pol Pelletier ne dresse pas un portrait flatteur de notre société québécoise, puisque le problème est systémique, puisque la politique et l’économie humaine se développent depuis déjà bien longtemps sur une structure sociale patriarcale dans laquelle, pour elle, le féminin n’a aucune valeur. Elle n’hésite pas à qualifier clairement le Canada de « pourri » et l’histoire du génocide des Premières Nations et des pensionnats de « merde humaine incommensurable » : « Comment pensez-vous réparer ça? En une génération en disant “Excusez-nous, voici de l’argent”? Voyons donc! J’en connais des vies détruites. C’est des vies détruites! » Et je constate à quel point cette histoire, notre histoire commune de colons et de colonisé·e·s, ce que Pol définit comme une blessure collective, la choque et la révolte. Et c’est selon moi la réaction la plus instinctive, et on ignore et nie collectivement cette réalité. Et tout le monde en souffre, et tout le monde a besoin de guérison, car c’est de l’inconscient collectif qui marque et détermine qui nous sommes, individuellement et en société. Comme elle dit : la vérité. Elle me répète qu’elle ne supporte pas le mensonge, les vérités à peu près : « Justin Trudeau, câlice, un féministe? On accepte ce déguisement-là? Y’a pas beaucoup de monde qui vont faire comme l’enfant pis pointer du doigt “Heille, l’empereur est nu!”. Imagines-tu si on allait tou[·te·]s sur la colline pis on disait : “Heille, t’es tout nu Justin Trudeau, t’es tout nu!” Mais il faudrait être des milliers! » Et elle s’anime devant moi, tout son corps s’ouvre et je comprends, c’est ça le théâtre dont elle parle, le théâtre qui l’intéresse, qu’elle veut jouer, qu’elle veut voir le monde être. Elle veut que nous nous mobilisions tous et toutes pour changer les choses, qu’on s’anime, qu’on devienne actrices et acteurs. Son rôle d’actrice, c’est de nous faire rendre compte du poids de notre culture sur nos individualités, le patriarcat qui nous tue en dedans, et de nous donner raison de nous animer, de nous lever et de nous voir agir ensemble. Elle me parle des zapatistes au Chiapas[vi], de leur révolte. Elle n’est plus sur sa chaise, elle ajuste les mouvements au fil de ses mots et me raconte le soulèvement populaire du 1er janvier 1994, au Mexique :
« Ils étaient 20 000 quand y sont descendus. C’est le plus grand spectacle de théâtre… j’étais même pas là! Je voyais les traces dans la ville de ce qu’ils avaient fait! Ils étaient 20 000, ils descendaient quatre par quatre pis ça a duré cinq heures pis personne n’a parlé. C’était une mise en scène cosmique! Ils montaient sur le podium de la cathédrale, quatre par quatre, y descendaient quatre par quatre… 20 000 personnes qui décident, qui font un spectacle! Ils appelaient pas ça de même, mais moi je dis que c’est du théâtre, ça! Toute la ville est changée pour toujours. » C’est l’exemple parfait du théâtre qu’elle aime et aimerait voir : une mise en scène sociale, massive, qui transforme. C’est aussi son outil de guérison. Le patriarcat nous apprend la colère, la rage, il nous apprend à tuer quand on veut changer quelque chose. Si on laissait faire plus le féminin, si on utilisait le théâtre comme un mouvement social (être acteur ou actrice, agir pour transformer), on pourrait utiliser cette violence que nous possédons toutes et tous et en faire une création nouvelle, une structure nouvelle. Ce qui s’est passé à San Cristobal de las Casas[vii] et qui est, pour Pol Pelletier, un acte de guérison, une révolution. Mais, malheureusement, plusieurs de celles et ceux qui étaient parmi les 20 000 se sont fait tuer. On sent que cette femme a eu le coeur brisé. Quand elle me raconte comment elle a investi toute sa vie à comprendre le féminin et comment on le rejette encore collectivement, je sens une tristesse dans ses yeux. Si elle me confirme qu’elle a déjà vécu son deuil sur son théâtre et le féminisme, elle me dit qu’aujourd’hui, surtout, elle est fatiguée. Elle sent qu’il y a un regain d’espoir, quelque chose qui grouille à nouveau dans l’inconscient collectif, que les femmes, peut-être, veulent ressurgir, veulent faire cesser l’hémorragie. Elle se lance encore un peu, elle jouera encore, voire, mais elle se posera sûrement bientôt, pour écrire sa philosophie du féminin, ses mémoires aussi.
Le 9 avril prochain, Pol Pelletier présentera l’art poétique[viii] de France Théoret[ix], en duo avec la danseuse Rae Bowhay, à l’Auditorium de la BAnQ du Vieux-Montréal pour clore la série d’événements soulignant ses cinquante ans de carrière. Une campagne de sociofinancement[x] a présentement lieu pour permettre à Pol de réaliser son livre, Le livre Pol.