Totalitarisme 3.0 : (2/3) Des vieux aux nouveaux totalitarismes

Totalitarisme 3.0 : (2/3) Des vieux aux nouveaux totalitarismes

De vieux mots porteurs d’un sens éclairant pour aujourd’hui ressurgissent parfois des dictionnaires poussiéreux. Leur mobilisation est polymorphe et ne se laisse pas fixer par la photographie de l’esprit analytique. Tel est actuellement le cas du terme « totalitarisme » qui ressurgit des cendres dans lesquelles la mort de l’URSS l’avait plongé. Sa résonance est un renouveau; les discussions qui l’invoquent indiquent une époque nouvelle qui demeure inscrite en continuité avec les calamités du XXe siècle.

Second de trois parties, cet article poursuit la réflexion entamée quant aux impacts de la technique sur l’organisation sociale. L’article précédent développait l’idée qu’en deçà des manifestations violentes et spectaculaires des totalitarismes du siècle dernier, notre regard devait se porter en direction de la technique afin de comprendre les configurations sociales particulières sous-tendant le totalitarisme. Loin d’avoir été complet dès les premiers jours, le totalitarisme doit être compris comme un mouvement de totalisation social parallèle au développement de la technique vers ce que l’on a nommé « la méga-machine ».

Les représentations du vieux totalitarisme

Les formes empruntées par la technique au XXe siècle avaient déterminé le mode d’organisation social massifié permettant la prise en main totale par les fascistes. À bien des égards, on peut dire que le totalitarisme politique consistait en une excroissance d’une forme de totalisation sociale mue par la technique. Or, les incarnations de la technique changent et ainsi va-t-il de leur impact sur l’organisation sociale. L’analyse historique de la technique doit être couplée à celle des transformations du totalitarisme afin de mieux saisir le mouvement de recouvrement du monde par la méga-machine. En ce sens, le totalitarisme politique tient d’une configuration sociale aujourd’hui désuète. Non seulement le mouvement de totalisation de la technique a perduré, mais, de plus, a revêtu aujourd’hui une forme nouvelle. C’est donc un totalitarisme d’une nouvelle mouture qu’il faut aujourd’hui identifier.

Au regard de la plupart des films de science-fiction dystopique, il apparaît que les représentations du totalitarisme se limitent à cette forme désuète que nous nommerons « totalitarisme 1.0 »[i].  Les derniers opus d’Hunger Games illustrent bien ce propos[ii].  Le récit met en scène d’un état tout-puissant, nommé « Capitole », aux tendances impérialistes maintenant son hégémonie notamment à travers la promesse de jeux dont seuls les vainqueurs obtiendront le pain. Alors qu’on aurait pu croire que le « Capitole » était une métaphore des classes dominantes actuelles par sa critique du consumérisme et du spectacle, la logique ne fut pas poussée plus loin. À travers le troisième opus de la série, le combat de l’image s’effectue anachroniquement par voie de propagande télévisée. Le président Snow reste un dictateur à vie et les rebels-les demandent des élections libres et un libre-échange économique… Bref, l’ajout cosmétique du motif dictatorial détourne de ce qu’il y avait réellement à chercher dans la métaphore du « Capitole ».

De même, la contestation ou la résistance tend souvent à être représentée sous la forme que le vieux totalitarisme lui avait empruntée. La tendance à faire réadvenir la masse, qui n’existe plus physiquement que dans le métro ou lors de spectacles d’envergure, se base sur le postulat erroné que le nombre fait la force. Dans Hunger Games, il n’est pas surprenant – et ce manque de surprise devrait nous étonner – que la résistance au « Capitole » soit justement mise en scène telle une organisation militaire hiérarchisée et centralisée. En effet, l’organisation sociale des rebels-les du district 13 renvoie à un étrange écho soviétique : forte hiérarchie militaire, uniformes, restriction alimentaire, puritanisme. La radio, les télévisions unidirectionnelles, la masse uniformisée rassemblée à tous les étages dans un cercle où la présidente est visible de partout – à l’inverse du panoptique – la masse qui l’acclame d’un slogan à l’unisson. Comment ne pas voir également, dans ce motif, nos manifestations actuelles et autres rassemblements de masses unies pour faire front commun?

De telles images oblitèrent la perception du totalitarisme qui est le nôtre. De telles représentations nous confortent dans l’idée que ces situations totalitaires sont bien loin de nous.

Le nouveau totalitarisme : l’obsolescence combinée des masses et des individus

Notre totalitarisme n’est plus l’uniformisation estompant les différences comme dans Le passeur ou dans Equilibrium, deux représentations d’un totalitarisme gris opposé aux affects humains[iii]. Déjà, le capitalisme de la surproduction-consommation régnait sur le royaume de la différence. Bien faible était ce premier pouvoir qui ne pouvait orienter le social qu’à travers un seul vecteur. La maturité de sa puissance est aujourd’hui d’orienter la multiplicité, c’est-à-dire de faire l’unité à partir de la différence. Observons à partir du vieux totalitarisme son développement jusqu’à sa forme actuelle.

On dit qu’une des premières décisions d’Hitler fut de favoriser l’achat de dispositifs radiophoniques dans tous les foyers[iv].  Il y avait là une nouvelle façon de s’adresser à la société massifiée, une nouvelle technique dépassant de loin les rassemblements de masse, les affiches ou les journaux. Alors que la radio était sur la crête de deux époques, l’appareil agissait dans l’ambivalence : une puissance inégalée dont le contenu s’adressait encore aux masses tandis que sa forme recelait un autre potentiel. En effet, la radio et la télévision étaient le signe de l’obsolescence des masses. Au début, la radio s’adressait aux masses chez elles. Puis – et ce fut encore plus vrai avec la télévision – ces techniques s’adressèrent aux individus de masse.

Le chiffre du totalitarisme 1.0 était l’un : le parti unique, la masse uniforme et le chef unique (non pas au sommet d’une pyramide, mais, comme le disait Hannah Arendt, au centre d’une société en pelures d’oignon diffusant depuis un unique centre). Son existence était celle de la masse – dans les trains, à l’usine ou au cinéma – à laquelle on s’adressait de manière unidirectionnelle.

Le totalitarisme 2.0 a marqué la fragmentation de la masse, son éclatement. Si l’on produisait déjà en masse, la technique s’orienta vers la production pour la masse en tant qu’elle était atomisée. Dans la séparation, la masse perd son existence physique : la consommation s’effectue en solo – par la radio, la télévision ou la voiture. On s’adressait encore à elle – malgré la présence de plus en plus grande des téléphones – mais de façon toute différente du premier totalitarisme. Quantitativement, le résultat était du jamais vu : une telle technique permettait de rassembler un nombre inégalé de personnes écoutant simultanément le même discours. Qualitativement, les masses n’étaient pas rassemblées au même endroit, mais dispersées ; elles n’étaient pas dans un lieu public, mais le lieu public s’exprimait chez soi. C’était l’organisation sociale qui en était modifiée, le public – et dans bien des cas le pouvoir – s’insérant dans le privé, c’est-à-dire un lieu de subjectivation autre et conçu à tort comme non-politique. Le collectif avait été fracturé par la technique nouvelle de la radio.

Mais ce moment n’est pas non plus l’essor de l’individu comme le prétend le discours sur l’individualisme. Aujourd’hui, avec la quantité de moyens personnels de diffusion coïncide une massification sociale inégalée. Jamais il n’y a eu moins d’individus. Autant la masse est atomisée, autant la désindividualisation est reçue personnellement, c’est-à-dire en privé. La multiplication des appareils individuels portables ne fait qu’exacerber cette logique en permettant de déplacer cette zone privée partout avec soi. On assiste encore une fois à un double mouvement où l’appareil privé donne accès au monde et où l’on apporte dans le monde l’objet qui nous prive de celui-ci[v]. La radio et la voiture sont les deux faces complémentaires d’un même mouvement d’obsolescence de la sphère privée et de la sphère publique. En écoutant la radio dans la voiture, nous sommes à la fois à l’extérieur et chez nous, séparés des autres par la voiture et ralliés au monde par la radio. Bref, ce qui rend solitaire, coupé des autres, est aussi ce qui nous constitue en tant que masse. Non, désormais puisque la masse est produite en solo, nous sommes des individus massifiés.

Mais à cela, il faut ajouter – et peut-être est-ce là un des buts d’une telle organisation sociale – que la masse individuée est d’autant plus paralysée par l’isolement réciproque de ses parties. « La  »massification par dissémination », nous dit Günther Anders, vise toujours en même temps un double affaiblissement. Elle ne vise pas seulement à affaiblir les individus (en leur livrant les marchandises de masse qui les transforment en êtres de masse), mais aussi, en même temps, les masses  (en  »disséminant » ces marchandises). […] Que nous soyons des  »individus massifiés » qui rôdent ou une  »masse éclatée en individus » affalés et inactifs, c’est une seule et même chose[vi]. » Dans ce cas-ci, le nombre ne fait pas la force, mais en constitue justement la faiblesse. À l’opposé de cette situation, le petit groupe d’individus libres apparaît comme le seul nombre ayant une quelconque force.

Cela dit, cette époque, elle aussi, est aujourd’hui dépassée. Ce que l’on voit advenir depuis une trentaine d’années indique une nouvelle forme de totalisation sociale. Le totalitarisme 3.0 consacre la coordination et l’interconnexion des individus-massifiés via les médiums du pouvoir. Alors que l’on s’adressait à nous de manière unidirectionnelle, nous célébrons aujourd’hui la communication multilatérale et la participation. Au deuxième stade, le pouvoir avait accès aux individus-massifiés sur le mode de la livraison ; au troisième, le pouvoir se réalise sur et à travers les interconnections où les individus-massifiés se livrent au monde autant qu’on les prend. Non, dire cela ainsi reste en deçà de la violence réelle : il faudrait représenter la chose telle une prise, une capture, une chasse où la proie avance vers le prédateur, pieds et mains volontairement liés. Notre existence s’exprime sous le signe d’Internet, de la géolocalisation, de la consommation Netflix ou Amazon ; désormais on se déplace en Google Maps. Cette époque que nous vivons aujourd’hui est celle de la réalisation de la méga-machine.

L’idéal n’est plus le meilleur État, mais la meilleure machine.

L’État n’est plus suffisant pour asseoir la totalité ;

celle-ci va déjà beaucoup plus loin et n’a plus besoin de lui.

L’auto-régulation capitaliste ne peut pas équivaloir l’organisation

sans accros, sans ratés

sans misère ou laissés pour compte

des méga-ordinateurs.

Une gestion technique

de toute la vie,

un monde-machine.

Totalitarisme 3.0 : (1/3) La Technique

Totalitarisme 3.0 : (3/3) La fin de la méga-machine   

CRÉDIT PHOTO: PeteLinforth

[i] La notation des totalitarismes selon la formule « X.0 » réfère aux versions informatiques, mais plus précisément aux différentes phases d’Internet notées de la sorte. Ainsi, la phase 1.0 d’Internet désigne un moment d’unidirectionnalité : il y a une pluralité d’émetteurs qui agissent en parallèle. La phase 2.0 est la désignation la plus connue décrivant tout le domaine des réseaux sociaux et de l’interactivité des êtres-connectés. Enfin, la phase 3.0, encore en émergence, désigne l’« Internet of things », c’est-à-dire l’interconnexion des objets à travers Internet. L’homologie entre celles-ci et les diverses phases du totalitarisme est parlante. L’intuition vient de Sarah B. Thibault, qui a nommé son article de la sorte. – B.Thibault, Sarah. « Totalitarisme 2.0 ». Revue l’esprit libre. 4 novembre 2015.  http://revuelespritlibre.org/totalitarisme-20

[ii] Lawrence, Francis. Hunger Games : Mockingjay part 1 and 2. (2013 et 2014)

[iii] Noyce, Phillip. The Giver. (2014) et Wimmer, Kurt. Equilibrium. (2002)

[iv] Anders, Günther. L’Obsolescence de l’humanité, tome 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle. Éditions Fario, Paris, 2011 (1980), p.89

[v] Anders, Günther. « L’Obsolescence de la masse », op. cit. p.83

[vi] Anders, Günther. « L’Obsolescence de l’individu », op. cit. p.182

Totalitarisme 3.0 : (1/3) La Technique

Totalitarisme 3.0 : (1/3) La Technique

De vieux mots porteurs d’un sens éclairant pour aujourd’hui ressurgissent parfois des dictionnaires poussiéreux. Leur mobilisation est polymorphe et ne se laisse pas fixer par la photographie de l’esprit analytique. Tel est actuellement le cas du terme « totalitarisme » qui ressurgit des cendres dans lesquelles la mort de l’URSS l’avait plongé. Sa résonance est un renouveau; les discussions qui l’invoquent indiquent une époque nouvelle qui demeure inscrite en continuité avec les calamités du XXe siècle.

Ce texte s’inscrit en réponse à « La montée du terrorisme : une croisade contre les masses désunies » de Julien Gauthier-Mongeon et « Totalitarisme 2.0 » de Sarah B.Thibault publiés par L’Esprit libre[i]. Il vise à alimenter le débat en cours en offrant une autre perspective sur le sujet. On avait d’ailleurs reproché à Hannah Arendt d’avoir cristallisé à son époque le sens du concept « totalitarisme [ii]». Cet article sera le premier d’une série de trois portant sur ce concept. Il tentera d’élaborer une définition alternative du totalitarisme sous le signe de la technique. Le second se penchera sur la transformation historique des modes d’organisations sociales totalitaires. Enfin, le troisième texte portera sur le potentiel totalitaire d’Internet.

Les totalitarismes du XXe siècle pensés par après

Les totalitarismes du siècle dernier ont ravagé la surface de la Terre. Aujourd’hui, on en retient principalement une quantité phénoménale de morts – les camps d’extermination, les guerres, les goulags – ainsi que l’iconographie extrêmement prégnante des idéologies étatiques unitaires et des cultes de la personnalité. Pourtant, une question demeure inaudible, bien que cruciale : et si on ne se souvenait que des effets secondaires du totalitarisme?

La Shoah, les génocides, tout comme le lancement de missiles atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, sont le résultat de rapports sociaux qu’il faut interroger. « C’est quand sévit la mort que le miracle de l’obéissance éclate aux yeux[iii]. »  Ces millions de morts n’ont été possibles qu’en fonction d’une situation sociale particulière. Cette configuration sociale est le réel totalitarisme. En effet, au-delà des uniformes ou de la propagande, le totalitarisme doit avant tout être défini à partir d’une organisation sociale singulière menant à la totalisation. On n’insiste pas assez sur la notion de totalité centrale au concept. La dictature, contrairement au totalitarisme, s’exerce sur la société en tant que tout : c’est le schéma de la pyramide où un petit nombre surplombe toute la société. Le totalitarisme s’exerce dans la société en faisant de celle-ci une totalité, c’est-à-dire en fragmentant le tout social et en le réorganisant de sorte que la domination s’insère dans les liens et dans les interactions sociales. Autrement dit, le totalitarisme est l’accomplissement d’un mouvement de totalisation sociale qui était déjà en germe avant le XXe siècle et dont le résultat est la domination entière de la totalité.

L’horreur des phénomènes observés au XXe siècle ne doit pas oblitérer notre volonté de compréhension. L’interrogation demeure : quelles sont les causes sociales profondes de telles organisations sociales ? Et si les racines du totalitarisme n’avaient pas alors été arrachées et continuaient à pousser insidieusement? Et si la totalisation de la société était possible à travers d’autres formes de contrôle[iv]?

Alors, la bête continuerait son avancée par l’entremise d’une violence et d’une terreur inconnues dans leur douceur. Notre regard serait endormi par la certitude de la victoire passée.

L’épouvantail totalitaire

Disons-le, penser le totalitarisme uniquement à partir des modèles du XXe  siècle mène à un écueil. Olivier Moos en a trop bien décrit la récupération par le discours néo-orientaliste à l’encontre des islamistes pour que l’on cherche à analyser lesdits « djihadistes » à partir de ce concept[v].  Le mot « totalitarisme » ne servirait plus alors que d’épouvantail. Il désignerait l’Autre, la dictature ou l’organisation sociale basée sur la collectivité, que ce soit dans les films de science-fiction dystopique ou dans ses soi-disant incarnations nord-coréenne ou islamistes. Bref, dans son utilisation contemporaine, l’étiquette « totalitaire » ne sert généralement plus que de repoussoir légitimant le modèle des dites « démocraties » libérales.

Cela dit, deux considérations s’imposent : a) s’il faut reconnaître la monstruosité totalitaire vécue au XXe  siècle, la cristalliser dans son horreur ou dans une idéologie personnalisée nous empêche d’en voir les structures quotidiennes et leurs rapports particuliers au social nous instruisant réellement sur le totalitarisme. b) Afin d’éviter la réification sur les versions nazies, fascistes et soviétique dans l’axe de la mythologie du vainqueur libéral, il semble nécessaire, tel que l’entreprend Sarah B. Thibault, de renverser le discours sur le totalitarisme envers notre propre société.

L’essence du totalitarisme

C’est en ce sens que le livre La logique totalitaire de Jean Vioulac me semble pertinent. Ce philosophe français contemporain y analyse le totalitarisme à l’aune du XXIe siècle sans le restreindre à la forme politique qui constituerait pour lui davantage les dérives d’un processus global plus profond. Ainsi,  philosophiquement, le totalitarisme se définirait au sens strict comme pouvoir systémique de la totalité[vi]. Sur un motif heideggerien, l’auteur décrit l’épopée de la logique occidentale jusqu’à sa crise actuelle dénonçant son caractère intrinsèquement totalitaire depuis les fondements mêmes de la métaphysique en Grèce antique. C’est en ce sens – et là est tout l’intérêt de ce texte – qu’il est possible de concevoir un mode de totalisation sociale qui ne soit pas étatique.

En effet, si j’avais à mettre le doigt sur ce qu’il y a de plus totalitaire à notre époque, je pointerais sans hésitation dans la même direction que Vioulac : non pas vers l’islamisme, non pas vers le capitalisme, mais vers la technique.

Alors que Vioulac en vient à s’interroger sur les modes de diffusion du pouvoir et les dispositifs lui permettant de s’étendre et d’agir à distance, il tombe sur la technique[vii]. Dans un premier temps, Vioulac présente les techniques de mobilisation comme conditions de possibilité du totalitarisme, c’est-à-dire ce qui permet à la volonté totalitaire d’assurer son emprise totale. En ce sens, la technique apparaît comme un moyen. Or, rapidement, il apparaît que la technique n’est pas neutre puisqu’elle transforme radicalement les rapports sociaux où elle s’insère. En raison de cette transformation radicale que la technique implique, celle-ci ne peut plus alors être considérée comme un simple moyen[viii]. Qui plus est, « la totalisation technique, nous dit Vioulac, – en tant qu’elle est accomplissement de la totalisation métaphysique – est l’essence même du totalitarisme[ix]. »

Afin d’entreprendre la critique de la totalisation technique, Jean Vioulac tourne notre regard vers l’œuvre de Günther Anders. Dans ses lettres envoyées au fils d’Eichmann, le journaliste philosophique met en garde ce dernier : l’effondrement du troisième Reich n’impliquait pas la fin du totalitarisme. Il déclare : « On considère le totalitarisme comme une tendance d’abord politique, comme un système d’abord politique. Cela me semble faux. Ma thèse est au contraire que la tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la machine et provient originairement du domaine de la technique[x]. » Ainsi, pour Anders, nous fonçons tout droit vers un totalitarisme technique qui en était la réelle essence, le moteur de son mouvement[xi].

La Méga-machine

Dans ses lettres, Anders explique que la technique n’est pas uniquement l’essence du totalitarisme en raison de la forme actuelle prise par notre monde. Ce n’est pas uniquement parce que celui-ci est de plus en plus recouvert de machines (métalliques ou sociales) qu’il est totalitaire. Il faut plutôt interroger un des principes fondamentaux inscrits au cœur même de la technique : la performance maximale. Le totalitarisme est l’essence de la technique, car en son cœur se trouve ancré sans remède un désir de totalisation.

Chaque machine vise la plus grande productivité. Son mot d’ordre qui est devenu le nôtre est la performance. Qui plus est, elle recherche continuellement la maximisation de la performance. Chaque obstacle à cette performance, chaque pause ou accroc dans la production est perçue comme une défaite.

Mais une machine n’est jamais une chose isolée. Elle ne se suffit pas en soi. Elle dépend de ce qui l’entoure. Si l’on pense à une machine simple, disons au hasard un métier à tisser, son mode de fonctionnement apparaît de façon inhérente comme vulnérable à son environnement. Elle dépend d’un travail humain constant autant pour l’activer que pour la nourrir, tout comme elle dépend de ressources pour la fournir.

Se soumettre aux aléas du hasard la condamne à la rouille. La seule façon d’assurer son efficacité est d’inclure dans son processus l’environnement qui lui était indépendant, de faire de l’extérieur un appendice, ou du moins une donnée calculable agissant de façon coordonnée. « Et ce dont elles ont besoin, explique Günther Anders, elles le conquièrent. Toute machine est expansionniste[xii]. » Soit la machine intègre un élément en son sein, soit elle se coordonne avec celui-ci. Le résultat de la coordination de deux machines devient une plus grosse machine éliminant le hiatus entre les premières. Une laveuse et une sécheuse de maison sont complètement indépendantes et les vêtements risquent de croupir longtemps dans la laveuse si un humain les y oublie. Par contre, dans une buanderie industrielle les machines de lavage-séchage sont interconnectées et les vêtements passent directement de l’une à l’autre.

Le principe de maximisation de la performance entraîne une constante imbrication des machines les unes aux autres. Toute autre machine, toute machine différente, car singulière, apparaît distancée, voire en compétition avec la première. Chaque machine est mue par une volonté d’expansion continuelle qui lui permettrait d’intégrer tous les ingérables de son environnement, tout ce qui échappe à son contrôle ou pourrait lui être nuisible. Et ainsi de suite : un plus grand ensemble apparaît vulnérable à ce qui l’entoure désormais et il doit alors soumettre ce nouvel environnement à son fonctionnement.

Le stade ultime de ce développement est la méga-machine, la réunion de toutes les machines et de leur environnement. Autrement dit, il s’agit d’une méta-organisation régissant tous les sous-appareils. L’utopie de toute machine est de subordonner entièrement le monde à soi, de relier à elle toutes les autres machines : de devenir un appareil régissant tous les appareils. Le rêve des machines, c’est la machine en tant que machine-monde : bref, la méga-machine.

Il ne s’agit pas uniquement d’un combat entre machines pour l’accès à l’être-machinique suprême. Il y a là avant tout une conquête du monde dont l’objectif final est une domination totale. « Ce que souhaitent les machines, nous dit Anders, c’est un état où il n’y aurait plus rien qui ne soit à leur service, plus rien qui ne soit  » co-machinique  » : ni  » nature « , ni  » valeurs supérieures  » et (puisque nous ne serions plus pour elles que des équipes de service ou de consommation) ni nous non plus, les humains[xiii]. » Au royaume des machines, dans la méga-machine, il n’y aurait plus rien d’autre que des pièces de machine. Ainsi il en irait du monde : le devenir monde des machines impliquerait le devenir machine du monde. « Et cela : le monde en tant que machine, c’est vraiment l’État technico-totalitaire vers lequel nous nous dirigeons[xiv]. »

Totalitarisme 3.0 : (2/3) Des vieux aux nouveaux totalitarismes

Totalitarisme 3.0 : (3/3) La fin de la méga-machine

CRÉDIT PHOTO: Victor

[i] Gauthier-Mongeon, Julien. « La montée du terrorisme : une croisade contre les masses désunies ». Revue l’esprit libre. 25 janvier 2016. http://revuelespritlibre.org/la-montee-du-terrorisme-une-croisade-contre… et B.Thibault, Sarah. « Totalitarisme 2.0 ». Revue l’esprit libre. 4 novembre 2015.  http://revuelespritlibre.org/totalitarisme-20

[ii] Žižek, Slavoj. Vous avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion. Trad. Delphine Moreau et Jérôme Vidal. Éditions Amsterdam, Paris, 2004, p.13

[iii] Weil, Simone. Méditation sur l’obéissance et la liberté. (Hiver 1937-38)

[iv] La question est entre autre posée en ces termes par Cédric Lagandré dans son ouvrage La société intégrale aux p.15-16.

[v] Partant de l’analyse menée par Edward Saïd dans Orientalism, Olivier Moos étudie les transformations actuelles des discours à l’encontre de l’islam(isme). Pour celui-ci, on peut observer un déplacement du discours dominant au tournant des années 90 identifiant les mobilisations à référents islamiques comme premier ennemi de l’ordre mondial. Un tel discours récupérerait son contenu de l’orientalisme moderne et du discours dirigé contre l’URSS. — Moos, Olivier. Lenine en Djellaba, critique de l’islam et genèse d’un néo-orientalisme. 2012. Integrity research & consultancy, Paris, 260 p.

[vi] Vioulac, Jean. La Logique totalitaire : essai sur la crise de l’Occident. Paris. Presses Universitaires de France (PUF). 2013. 495 p. (p.29-30)

[vii] Technique : On entend généralement par le terme « technique », un ensemble de moyens, savoir-faire ou outils, permettant d’atteindre un but. De la sorte, il existerait plusieurs techniques particulières situées dans un contexte social et historique. C’est ce qui permet de dire, notamment dans À Nos Amis, qu’il y a des « techniques culinaires, architecturales, musicales, spirituelles, informatiques, agricoles, érotiques, guerrières, etc. ». (Comité invisible, À Nos Amis. p.122) Cette définition qui fait de tous les comportements humains un objet technique – à mon sens, une idée inhérente à l’idéologie techniciste – permet avant tout une distinction avec la « technologie ». Le second terme prend tout l’odieux de notre misère contemporaine : en tant que système des techniques, la technologie consisterait en notre expropriation des savoirs et techniques acquis à travers l’histoire humaine au profit de la machine. Toutefois, cette distinction ainsi que la vision causale (moyen-fin) de la technique ne permettent pas de comprendre la nature réelle de la technique. Dans ce texte, le terme « technique » désigne un principe qui cherche à se réaliser dans le monde. Ce principe tend à assigner à tous les êtres vivants et non-vivants le rôle de ressources en vue de leur éventuelle mobilisation. On ne peut pointer aucune entité physique et dire « Voilà la technique ». Il s’agit d’un processus transformant l’interaction entre les humains et ce qui les entoure en une relation instrumentale. Autrement dit, la distinction technique/technologie représente deux moments d’un mouvement plus fondamental.

[viii] Moyen : Un moyen consiste en un tiers parti qui vient s’insérer entre un sujet et une fin. Il permet d’atteindre la fin, mais ne modifie ni la fin, ni le sujet, ni quoi que ce soit dans le processus. Autrement dit, il est neutre. On dit souvent que telle ou telle technique est neutre, qu’elle est un simple outil qui peut être bien ou mal utilisé. Ce paragraphe du texte s’oppose à cette idée. Pour moi, la technique se présente comme un moyen, mais n’en est pas un, car elle transforme radicalement l’ensemble de la société. Dès son utilisation, elle a un impact social profond qui dépasse la logique moyen-fin. Les machines, nos objets électroniques, ne sont pas de simples outils auxquels on peut donner n’importe quelle intention. Une machine singulière a une fonction, mais l’ensemble des machines est intrinsèquement mu par un principe de performance maximale. Ce principe est le moteur de la totalisation technique.

[ix] Vioulac, Jean. op.cit. p.459

[x] Cette citation de Günther Anders me vient d’Erich Hörl. « The unadaptable fellow ». Tumultes, numéro 28-29, 2007. p.352

[xi] Adolf Eichmann était un haut fonctionnaire du régime nazi, en particulier responsable de la logistique de la solution finale. Après la guerre, il s’enfuira jusqu’en Argentine où il sera capturé par le Mossad en 1960. Jugé en Israël, son procès passera à la postérité intellectuelle notamment à travers la controverse entourant la série d’articles écrits par Hannah Arendt sous le titre Eichmann à Jérusalem où elle énonce le concept de « la banalité du mal ». À partir d’un point de vue similaire à celui d’Arendt, Günther Anders écrira deux lettres ouvertes à l’un des fils d’Eichmann, Klaus, ayant publiquement rejeté la justice qui avait condamné son père. Dans ces lettres, l’auteur présente le constat que Klaus Eichmann n’est pas seul dans sa situation et qu’à notre époque nous sommes toutes et tous des enfants d’Eichmann. Notre monde est plus que jamais eichmannien et plus que jamais se pose le problème de l’absence de responsabilité du mal quotidien. – Anders, Günther. Nous, fils d’Eichmann. 2003 (1988). Éditions Payot et Rivage. 169 p.

[xii] Ibid. p.92

[xiii] Ibid. p.94

[xiv] Ibid. p.96