Le journalisme est-il un métier aliénant ?

Le journalisme est-il un métier aliénant ?

Si le métier de journaliste est souvent présenté comme une aventure exaltante permettant d’éviter la banalité du quotidien, il n’est pas à l’abri de la division aliénante du travail, de l’automatisation et de l’exploitation du travail non payé.

« Lorsque nous nous trouvons sur le terrain, nous avons la sensation de vivre pleinement, totalement. Débarrassé du quotidien et de ses entraves1 ». Ces paroles tirées des entrevues qu’ont effectuées les chercheur·e·s Florence Le Cam et Denis Ruellan avec des reporters de guerre illustrent très bien l’aura romantique qui entoure encore aujourd’hui la profession de journaliste. Questionné·e·s sur les raisons qui les poussent à exercer ce métier, les correspondant·e·s répondent que celui-ci permet d’apprendre tous les jours, de rechercher la vérité, de rencontrer des personnes inspirantes et d’être au cœur des événements. Le journalisme est une « hypervie2 » concluent les chercheur·e·s, car il procure la sensation d’une vie immergée et totale.

Or, un paradoxe fondamental ronge le journalisme : comment un métier si exaltant peut-il pousser autant de gens vers le surmenage (burnout)? Le 5 décembre 2019, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a ouvert son infolettre hebdomadaire en annonçant la création d’un Programme d’Aide aux Membres, un service de soutien (juridique, financier, nutritionnel) confidentiel fourni aux journalistes souffrant de détresse psychologique. Il existe très peu de chiffres sur l’état des lieux au Québec, mais les recherches nord-américaines le prouvent : depuis les dix dernières années, les journalistes sont plus que jamais en surmenage3, plus malades, et consomment davantage d’alcool et de drogues de performance. Dans une enquête réalisée en 2011 par Scott Reinardy, 25 % des reporters interrogé·e·s avaient l’intention de quitter le métier dans les cinq prochaines années4. Les femmes sont parmi les plus stigmatisées, notamment à cause de la conciliation travail-famille impossible et du plafond de verre.

Au sujet des causes pouvant provoquer ces surmenages, les psychologues s’en tiennent souvent à des arguments relevant d’une inégalité dans l’accès aux ressources. En effet, le journalisme est un métier de moins en moins bien payé et de plus en plus précaire, surtout pour les non-permanent·e·s. Les pigistes ont vu leur revenu moyen diminuer de 30 % depuis 30 ans5. De nombreuses salles de rédaction ont également été victimes de coupures dans les dernières années6. Mais il serait trop facile de s’en tenir à l’accès aux ressources. J’argumenterai dans ce texte que pour comprendre réellement les causes de surmenage des journalistes (je me concentrerai ici sur les journalistes travaillant dans des salles de rédaction), il faut avant tout examiner le processus de travail journalistique et la manière dont il est rongé par les impératifs capitalistes. Pour ce faire, il faut envisager ses pratiques comme une « aliénation ».

Aliénation des travailleurs et travailleuses du milieu culturel

Il peut paraître bizarre d’appliquer le mot aliénation au journalisme qui semble à première vue un métier si original et créatif. Quand on pense au mot aliénation, c’est l’image des travailleurs et des travailleuses d’usine qui nous vient à l’esprit. Ce n’est pas un hasard, Marx se référait principalement aux ouvriers ou et aux ouvrières dans ses textes. Pour lui, il était clair que l’aliénation provient à la fois de la propriété privée, mais aussi de la division du travail et du machinisme7. En effet, l’histoire de la division du travail dans les usines est celle d’une parcellisation et d’une dépossession du savoir artisanal. Avec le développement de l’organisation scientifique du travail, les capitalistes ont retiré le contrôle du processus de travail de la main des ouvriers et des ouvrières pour la mettre dans celles des gestionnaires et des contremaîtres. C’est la séparation entre la conception et l’exécution ou plus simplement entre le travail intellectuel et manuel. A suivi ce qu’on a appelé le taylorisme8, le fait de mesurer à la minute près les mouvements et les tâches de chaque travailleur et travailleuse pour augmenter la productivité. Un phénomène encore présent aujourd’hui, par exemple dans les hôpitaux où les tâches de chaque infirmière sont minutées et calculées (la méthode Lean9).

Or, diront les journalistes, nous ne travaillons pas dans une usine. Nous sommes libres. Nous faisons partie de la classe créative. C’est vrai, et c’est pourquoi les journalistes, tout comme les artistes, ont historiquement été à l’abri de l’organisation scientifique du travail. Il est impossible de fabriquer un article (encore moins un recueil de poésie) comme on fabrique une boîte de conserve. Les patrons ont donc traditionnellement laissé beaucoup d’autonomie aux journalistes au point de la conception du contenu, tout en resserrant l’élastique aux points de circulation et de distribution10. Concrètement, cela veut dire que les reporters sont libres de travailler comme ils et elles veulent, les rédacteurs et rédactrices en chef libres de choisir les sujets les plus importants, mais ils et elles n’ont aucun droit de regard sur la vente de leurs produits. Il suffit d’effectuer une recherche rapide sur les conflits de travail dans le milieu journalistique pour réaliser qu’une bonne partie d’entre eux concernent le droit d’auteur, c’est-à-dire la capitalisation sur la distribution de l’article et non sur sa conception. Le lock-out au Journal de Montréal en 2009-201011 concernait exactement ce point : assouplir le droit d’auteur des journalistes de Québecor pour réutiliser les contenus sur toutes les plateformes (le phénomène de convergence).

Automatisation et intensification du travail

Outre les conflits de travail sur le droit d’auteur, le cheval de Troie des technologies numériques est au cœur des transformations qui ont ébranlé l’autonomie et la liberté des journalistes. Trois phénomènes sont ici absolument essentiels : les réseaux sociaux, les outils de mesure d’attention du public et l’intelligence artificielle. Au sein du milieu journalistique, on croit souvent, à tort ou à raison, que la technologie est complètement à notre service. Lors d’une conférence sur les liens entre le journalisme et le capitalisme organisée à l’automne 2019 par l’Université populaire de Montréal (l’UPop), un étudiant m’a demandé si ces technologies ne pourraient pas délivrer les journalistes du travail répétitif pour leur permettre de se concentrer sur le travail plus complexe, par exemple les enquêtes ou les portraits. Mais on oublie souvent ce que les auteurs et les autrices critiques nous répètent depuis longtemps : en contexte capitaliste, les machines servent avant tout à accélérer et intensifier la production12. Pas à nous en libérer.

À ce sujet, l’un des journalistes qui est devenu le plus critique à l’égard de sa profession est certainement Mickaël Bergeron. Le désormais responsable du contenu pour un organisme de prévention prend de plus en plus la parole dans l’espace public pour dénoncer les dérives du métier :

Aujourd’hui, il y a une accessibilité à l’information, aux archives, aux contacts, qui aide énormément dans la production. Par contre, considérant que la technologie a quand même aidé à faciliter la production, et bien les hautes directions en ont abusé et ça a ouvert la porte au fait d’augmenter le nombre de tâches. Le journalisme fait peut-être maintenant en une heure ce qu’il faisait en trois-quatre heures », dit celui qui a pris une pause du métier à la suite d’un burnout

Les technologies numériques ont avant tout accéléré la productivité. Si un journal papier pouvait produire trente-quarante articles par jour, des médias numériques mettent en ligne aujourd’hui des centaines, voire des milliers d’articles par jour (Vice News s’est déjà vanté de publier 6 000 articles par jour13). Cela met énormément de pression sur les journalistes numériques qui doivent produire parfois cinq, six, ou sept articles courts par jour, tout en alimentant les réseaux sociaux.

C’est sans parler des outils de mesure d’attention du public qui aliènent particulièrement la fonction éditoriale du journaliste. Traditionnellement, c’est le rédacteur ou la rédactrice en chef et ses adjoint·e·s qui choisissent les nouvelles à traiter et leur degré de priorité. Ce tri relève de l’instinct et des habitudes : c’est par ses nombreuses années d’expérience que le rédacteur ou la rédactrice peut dire qu’un sujet est plus d’intérêt public qu’un autre. Or, l’arrivée de nombreuses applications pour mesurer la performance des articles en temps réel a complètement dépouillé les journalistes de ce savoir situé. Aujourd’hui, des sites web comme Chartbeat, Google Analytics, Omniture ou Parse.ly14 suivent des articles et fournissent des statistiques aux gestionnaires sur le temps de lecture, le profil des gens qui les consultent, les types de nouvelles qui les intéressent, combien de temps ils restent sur la page, s’ils lisent l’article au complet, juste le titre, le premier paragraphe, etc. Ainsi, des salles de rédaction numérique affichent en temps réel le graphique de la performance des articles de l’ensemble des journalistes, créant des sentiments de rivalité et d’impuissance parmi les reporters (des primes sont parfois accordées aux journalistes qui ont rejoint le plus de gens). Les gestionnaires se servent ensuite de ces outils numériques pour décider quels sujets doivent être priorisés et sous quel angle. Des médias en arrivent donc à un stade où les décisions éditoriales sont prises par des algorithmes, ces derniers uniformisant les contenus et éliminant complètement la prise de risque dans les choix de sujets. 

Mais une fois que les machines peuvent décider du contenu du journal, une fois que l’intelligence artificielle peut produire certains articles, notamment sur des fluctuations boursières et des résultats sportifs, les journalistes sont dépouillé·e·s de leur savoir qui leur permettait de résister à l’organisation scientifique du travail15. Si on sait que tel type d’article produit tel nombre de clics, on peut très bien le produire à la chaîne. On peut même, et c’est un cas extrême, délocaliser la production de cet article dans des fermes à clics16 où on exploite des travailleurs et travailleuses, ce qui fragilisera encore plus l’autonomie des journalistes. Comme me l’a mentionné la journaliste pigiste Rose Carine Henriquez, l’autrice d’un article sur la santé mentale dans la dernière édition du journal Le Trente : « On se sent comme des bêtes… On est interchangeables en fait ». Le journalisme n’est plus cet homme-orchestre du travail culturel possédant des connaissances irremplaçables, il est divisé, spécialisé à l’extrême et parcellisé. Dans les salles de rédaction numérique, des journalistes ne sont parfois payé·e·s que pour partager et brander des contenus sans jamais sortir sur le terrain. Une foule de nouveaux noms est associée à ces postes : gestionnaire de communauté, producteur multiplateforme, éditeur de partenariat, éditeur de contenu, etc. Le rôle de ces nouveaux journalistes est non pas d’écrire, mais bien de développer des stratégies de visibilité sur le web, de partager du contenu et des photos sur les réseaux sociaux et surtout de développer le public de leur média. Ainsi, chaque article devient un mini-centre de profit à partager au maximum, désenchassé du journal ou de son support qui lui donnait auparavant sa valeur17.

Travail non payé

Si l’intensification de la productivité est une loi capitaliste essentielle, la réduction des coûts de production en est une autre. C’est ici que l’exploitation du travail non payé entre en jeu. L’arrivée d’une économie post-fordiste (qui suit notre période qualifiée d’État providence) au détour des années 2000 a favorisé la précarisation et la flexibilisation du travail. C’est l’ubérisation de l’économie : au lieu d’embaucher des employé·e·s à temps plein sur une période indéterminée, les nouvelles entreprises embauchent des contractuel·le·s pour travailler sur des projets à la pièce, les technologies se chargeant de maintenir la structure. Ce fonctionnement diminue énormément les coûts de production.

Ce contexte touche particulièrement les nouveaux et nouvelles journalistes. Combien de diplômé·e·s se cassent les dents en tentant d’entrer dans la profession pour ne trouver que des emplois intermittents ou surnuméraires? Ce phénomène impose le travail non payé : la ou le futur reporter ne peut se permettre de ne rien faire, elle ou il doit se mettre à jour, entretenir ses sources, ses profils sur les réseaux sociaux, se faire un portfolio à l’extérieur des grandes organisations. Toutes ces tâches sont du travail bénévole ensuite récupéré par les entreprises. Si certaines personnes néolibérales ont pu saluer le déclin des grandes institutions qui favoriserait l’apparition des journalistes-entrepreneur·e·s, ce déclin affecte en réalité la santé mentale de journalistes déjà précarisé·e·s par l’attaque au point de conception de la division machinique du travail et de l’automatisation.

En effet, pour réussir, les jeunes journalistes doivent être connecté·e·s en permanence, en plus d’être dispersé·e·s, commencer plusieurs initiatives en même temps, tout en s’investissant émotivement dans des projets bénévoles. Leur journée de travail ne s’arrête jamais. Pire, leur vie devient une façon de travailler. Mickaël Bergeron aborde la question de la séparation entre le temps de travail et le temps de loisir :

C’est difficile de décrocher et encore plus maintenant avec les technologies. Les réseaux sociaux sont là, ou nos patrons ou nos collègues aussi, on peut recevoir un retour d’appel en tout temps. Nous [les journalistes], en théorie on a punché off, mais l’information ne s’arrête pas. C’est un problème que je remarque chez beaucoup de journalistes. Parfois, certain[·e·]s — que je trouve audacieux et audacieuses — décident d’éteindre leur cellulaire, mais en même temps c’est dangereux parce qu’on ne sait jamais quand il va se passer quelque chose. C’est un peu aliénant, parce qu’il faut tout le temps que tu sois prêt[·e], en stand-by ».

Tous ces facteurs aliénants, autant la division du travail ou l’automatisation que l’accélération des rythmes de vie et l’exploitation du travail non payé, remettent en question l’idéal romantique de la ou du journaliste qui promet une vie exaltante au cœur de l’action. Mais il n’est pas trop tard pour s’organiser. Comme le dit Rose Carine Henriquez : « On n’est pas des robots. Dans les prochaines années, il va falloir faire quelque chose pour la santé mentale. C’est la société qui est malade. Ce n’est pas juste le journalisme, c’est le rapport au travail au complet qui serait à revoir. »

Comme le dit Nicole Cohen dans son livre sur les luttes syndicales des journalistes numériques : « If journalism is to have a future, it must be organized18 ». [Si le journalisme souhaite avoir un avenir, il doit être organisé]. Pour elle, cette organisation doit avant tout provenir de luttes syndicales des journalistes mêmes. De multiples gains sont possibles : de meilleurs salaires, des horaires plus stables, mais aussi des lois contre le harcèlement sexuel et la discrimination raciale à l’embauche. De manière plus structurelle, des luttes pour changer la propriété des médias – vers des coopératives ou des OBNL – sont également possibles pour sortir de la marchandisation de l’information. Plus généralement, les journalistes peuvent aussi s’allier aux autres travailleurs et travailleuses créatives et réclamer une forme de salaire universel ou un revenu contributif. Il en va de notre santé mentale : travailleurs et travailleuses de l’information, unissez-vous et réclamez des changements avant qu’on vous brise définitivement.

1 Florence Le Cam et Denis Ruellan, Émotions de journalistes. Sel et sens du métier, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2017, p. 74.

2 Ibid., p. 125.

3 Jasmine B. MacDonald, Anthony J. Saliba, Gene Hodgins et Linda A. Ovington, « Burnout in journalists: A systematic literature review », Burnout Research, vol. 3, n° 2, 2016, pp. 34-44. doi.org/10.1016/j.burn.2016.03.001

4 Scott Reinardy, « Newspaper journalism in crisis: Burnout on the rise, eroding young journalists’ career commitment », Journalism, vol. 12, n° 1, 2011, pp. 33-50. doi.org/10.1177/1464884910385188

5 Hugo Pilon-Larose, « Journaliste, un métier de plus en plus précaire », La Presse, 28 août 2019. www.lapresse.ca/actualites/politique/201908/27/01-5238864-avenir-des-med…

6 Nathaëlle Morissette, « Groupe Capitales Médias : une industrie en crise », La Presse, 20 août 2019.

7 Voir le livre : Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris : Gallimard, 1932.

8 Une des meilleures analyses historiques du Taylorisme se retrouve dans le livre suivant : Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris : Maspero, 1976.

9 Étienne Boudou-Laforce, « La méthode Lean, ou comment déshumaniser les services de santé au Québec », Huffington Post, 19 août 2013. quebec.huffingtonpost.ca/etienne-boudou-laforce/methode-lean-sante_b_3761879.html

10 Dans cette partie de l’argumentation, je m’inspire énormément du texte suivant : Nicole Cohen, « Cultural Work as a Site of Struggle: Freelancers and Exploitation », TripleC: Communication, Capitalism & Critique, vol. 10, n° 2, 2012, pp. 141-155. doi.org/10.31269/triplec.v10i2.384

11 Lia Lévesque, « Il y a 10 ans, le lockout au « Journal de Montréal » était décrété », Le Devoir, 23 janvier 2019. www.ledevoir.com/culture/medias/546226/il-y-a-10-ans-le-lockout-au-journ…

12 Harry Braverman, op. cit., p. 142.

13 Nicole Cohen, « At Work in the Digital Newsroom », Digital Journalism, 7(5), 2019: p. 580.

14 Ibid., p. 578.

15 Nicole S. Cohen, « From Pink Slips to Pink Slime: Transforming Media Labor in a Digital Age », The Communication Review, vol. 18, n° 2, 2015, pp. 108-109.

16 Ibid., p. 113.

17 Nicole S. Cohen, op. cit., 2019, p. 583.

18 Nicole S. Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, Montreal, Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016, p. 3.

Une contre-numisphère : un véhicule autonome pour les médias antihégémoniques 1/3

Une contre-numisphère : un véhicule autonome pour les médias antihégémoniques 1/3

La « révolution » hypertextuelle

Notre article s’inscrit en quelque sorte dans la foulée des questionnements lancés par Noam Chomsky dans les années 1980 avec Manufacturing Consenti, ouvrage qui mérite grandement une mise à jour. Dans ce premier texte d’une série de trois articles, nous aborderons les espoirs déçus de la « révolution numérique », et plus précisément l’hypertexte. Nous traiterons aussi des dynamiques de contrôle émergentes qui ont empêché ces derniers de réellement surmonter l’hégémonie auparavant instaurée par l’imprimé. Dans quelle mesure pourrions-nous libérer l’hypertexte, et les médias qui en dépendent, des contraintes imposées par le système capitaliste international? Nous aborderons les espoirs placés dans l’hypertexte en mobilisant, entre autres, les écrits de George Landowii, de Guy Debordiii, de Walter Benjaminiv et de Jonathan Durand Folcov, avant de traiter des problèmes que sont sa commodification et l’ancrage de ses structures dans des moyens de production bel et bien aux mains d’une minorité. Un deuxième texte suivra, pour aborder plus précisément la question des médias hypertextuels eux-mêmes. Dans un troisième texte, nous chercherons à émettre des pistes de réflexion pour poursuivre la lutte grâce, entre autres, au médium même qui permet la diffusion de ce texte, c’est-à-dire la revue L’Esprit libre.

« Et sans doute notre temps […] préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être […] Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacrévi. »

Dans son essai intitulé L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, publié à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Walter Benjamin abordait la reproductibilité de l’œuvre d’art, et notamment celle du texte. Cette dernière promettait un plus grand accès à la culture et avait le potentiel de démocratiser la création artistique pour presque en faire une banalité du quotidien, non sans la résistance de certaines personnes privilégiées qui perdaient leur pouvoir sur l’art caractérisé par son aura d’unicitévii. Cela dit, ce fut aussi la naissance du média imprimé. La valeur du texte allait alors devenir presque entièrement dépendante de l’ampleur de son public, menant à une « valeur d’exposition »viii, et donc, à une valeur qui dépend de la popularité. Les journaux actuels, pour lesquels la couverture des évènements est souvent dictée par la volonté de tirer leurs numéros au plus grand nombre d’exemplaires possible, illustrent d’ailleurs les effets pervers de cette « désacralisation » du texte et de l’œuvre.

Pour le chercheur George Landow, auteur d’Hypertext 3.0, l’hypertexte, à l’instar de la reproduction mécanisée, devait démocratiser l’information. L’hypertexte est un concept qui fait encore l’objet de polémiques. C’est le sujet de toute une thèse de doctorat du professeur Samuel Archibald. Même si Le Robertix, par exemple, définit l’hypertexte comme « système de renvois permettant de passer d’une partie d’un document à un autre », nous entendons davantage le texte lui-même comme transcendant les limites de l’écrit papier, c’est-à-dire qui est le renvoi d’autres textes et qui renvoie à d’autres textes, ou encore à du son, à de la vidéo, à des images, et qui « incarne », selon certain·e·s enthousiastes, les théories poststructuralistesx.

Cela dit, dans l’hypertexte comme pour les autres technologies, l’utopie rêvée doit encore naîtrexi. Landow explique que, à la naissance de l’hypertexte, on l’imaginait comme un environnement autogéré, avec des infrastructures et des plateformes d’échanges sans rapports de pouvoir sur lesquelles tou·te·s pourraient avoir droit au chapitre, sans discours dominé ou dominant, sans subjugation, sans subordination, sans émergence, sans éminence, sans déchéance, sans dépression. Toutefois, des méthodes d’organisation et des pouvoirs centralisés se sont rapidement imposés, canalisant les contenus, les organisant à leur guise. Ces pouvoirs allaient d’ailleurs profiter des nécessités de normalisation des interactions en ligne, réimposant dans ce médium, dès ses balbutiements, la hiérarchie et l’économie politique de l’imprimé. Ensuite, pour des raisons de sécurité, le tissu des réseaux hypertextuels s’est vu déchiré par des mesures de contrôle et des lois qui l’ont fragmenté, territorialisé, subordonné aux pouvoirs étatiques qui cherchaient à éliminer la dissidence et minant fortement son potentiel anti-hégémonique, sans parler du secteur commercial qui a rapidement « commodifié » la numisphèrexii, pour en faire un bien de consommation, vendu au kilo-octet comme les bananes se vendent au kilo. C’est autour de ces espoirs déçus et des nouvelles dynamiques de contrôle émergentes que nous voudrions articuler notre article : dans quelle mesure pourrions-nous libérer l’hypertexte, et les médias indépendants qui en dépendent, des contraintes imposées par le système capitaliste international? Dans ce premier texte, nous comptons d’abord aborder les espoirs placés dans l’hypertexte, en élaborant surtout les propos de Walter Benjamin et ceux de George Landow. Nous avons également interviewé Pierre Lévy, professeur à l’Université d’Ottawa en communication.

André Gunthert, maître des conférences à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, a offert une relecture pertinente des propos de Walter Benjamin en disant que la « dématérialisation des contenus apportée par l’informatique et leur diffusion universelle par Internet confère aux œuvres de l’esprit une fluidité qui déborde tous les canaux existantsxiii ». Pierre Lévy, chercheur en communication de l’Université d’Ottawa, s’est intéressé à la question et fait aussi preuve d’un certain idéalisme en décrivant les changements apportés par les systèmes de communication et de représentations de la numisphère. Pour lui, « la caractéristique essentielle de la nouvelle sphère publique est de permettre à n’importe qui de produire des messages, d’émettre en direction d’une communauté sans frontière et d’accéder aux messages produits par les autres émetteurs [et émettrices] xiv ». Ces moyens de communication seraient en eux-mêmes entièrement démocratiques et démocratisants, tenant compte, de par la structure de la numisphère, du droit de parole de chacun·e, sans hiérarchie aucune, comme les ramifications d’une toile d’araignée dans les espaces vacants ou encore les connexions des neurones du cerveau humain. Il va même jusqu’à affirmer que « la prochaine génération sera capable de diffuser ses messages à la totalité de la planète gratuitement et sans effortxv ». À tout le moins, Facebook, Twitter et Instagram ont réussi à nous en donner l’illusion.

Nous avons eu l’occasion de discuter avec monsieur Pierre Lévy. Selon lui, « il faut regarder les choses à grande échelle. À la fin du XXe siècle, 1 % de la population était connectée à Internet. Ni les grandes compagnies ni les États ne contrôlaient l’Internet ». De nos jours, près de 60 % de la population mondiale est branché sur la numisphère et ce pourcentage augmente très rapidement, surtout en Afrique et en Asie, les pays du Nord ayant déjà atteint un taux de connectivité pratiquement maximal. Cela dit, la majorité des utilisateurs et utilisatrices communiquent par l’entremise des plateformes du « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces plateformes se retrouvent dans le « nuage », de gigantesques ensembles d’ordinateurs connectés et qui fonctionne en fait comme une seule machine. Par rapport à ces appareils gigantesques, « nos portables et téléphones cellulaires ne sont que des terminaux ». Toutes les données qui y circulent sont utilisées à des fins commerciales ou par les services de renseignement. Elles ont toutes des liens avec les États et surtout avec le gouvernement américain, qui utilisent tous la numisphère à des fins de manipulation. Monsieur Lévy nous rappelle que, dans les années 1990, l’Internet était marginal, alors qu’aujourd’hui il constituerait l’essentiel de l’espace public. Les grands médias ne seraient que des transmetteurs d’information plus privilégiés au sein d’une multitude de sources. Enfin, ces espaces publics seraient aussi politiques et les « conflits s’y rejouent et s’y compliquent ». Pour ce qui est d’une « utopie politique, ce n’est que le début ». Monsieur Lévy avance aussi que la situation d’oligopole actuelle est susceptible de changer très rapidement. Dans les années 1960 et 1970, IBM détenait 90 % de l’industrie informatique. Dans les années 90, c’était Microsoft. Aujourd’hui, ce sont d’autres entreprises. Pour conclure, monsieur Lévy garde espoir et maintient qu’il faut défendre l’idée que la personne doit être propriétaire de ses données. Selon lui, il faut « que les plateformes renvoient aux utilisateurs [et aux utilisatrices] toutes les connaissances qui sont contenues dans leurs données. Ainsi, on peut donner aux utilisateurs [et aux utilisatrices] une image de leur intelligence collective ». Il faut saisir les outils à notre disposition pour résister aux dynamiques de centralisation caractéristique du capitalisme. Il y a, selon monsieur Lévy, une « dialectique perpétuelle entre les gens qui veulent plus de pouvoir et des dynamiques de réappropriation ». Cela n’est pas étonnant puisque la numisphère est devenue le lieu de sociabilité par excellence. Toute la vie économique, politique, sociale, scientifique s’y retrouve. Le chercheur est conscient qu’il existe une concentration de puissance de calcul aux mains de quelques nœuds plus influents. Il affirme aussi, non sans ironie, que l’égalité absolue serait impossible, à moins d’une dictature planétaire! Néanmoins, il souligne l’importance de la nécessité et la possibilité de redistribuer cette puissance de calcul, et ce, autant que possible.

De son côté, Georges Landow est convaincu que l’hypertexte (ou l’hypermédia, un quasi-synonyme qui souligne peut-être davantage l’aspect multimédia du médium hypertextuel) démocratise l’accès à l’information d’une manière qui le distingue de l’imprimé. Il permettrait, entre autres, l’accès à une variété de publications qui présentent différents points de vue autrement inaccessiblesxvi. C’est comme si on ravivait, dans une mesure encore plus grande, l’enthousiasme qu’avaient pu susciter les pamphlets et les livres de poche à l’ère de l’imprimé. Landow explique aussi pourquoi, selon lui, l’hypertexte serait source d’autonomisation des forces du discours et de celles et ceux qui les mobilisentxvii. Il décrit la technologie comme une prothèse aux organes humains qui, sans nécessairement les remplacer, permettrait une plus grande efficacitéxviii. Selon lui, la technologie, dont l’écriture est sans doute la plus importante à cet égard, permet à tous et à toutes de posséder et d’accéder à de l’information d’une manière qui était impossible avec la seule parole, cette dernière qui, avant l’avènement de la première technologie servant à la figer, devait se contenter de l’écho et de la mémoire comme seuls médiums. La technologie permettrait aussi l’autodidaxie, sans rapports hiérarchiques aucuns, ce qui expliquerait la résistance des milieux universitairesxix. Quoi qu’il en soit, Landow souligne aussi que l’hypermédia permet de lutter contre la tyrannie des discours monolithiques. Enfin, l’hypertexte sous-tendrait la nécessité d’une forme de gouvernance non hiérarchique, décentrée et facile d’accèsxx. Cela n’est pas étranger à l’idéal de L’Esprit libre, qui est de « sortir du média spectacle » et qui cherche à lutter contre l’oligopole des médias hégémoniques.

Richard Day, dans son ouvrage intitulé Gramsci is Dead, prend pour point de départ la notion d’hégémonie de Gramsci et, dans une approche anarchiste, tente de déconstruire et de critiquer les approches marxistes et gramsciennes ainsi que leurs méthodes d’action qu’il considère comme plutôt monolithiques. Il propose diverses pistes de réflexion pour donner lieu à de nouvelles formes de militantisme et à des structures de résistance novatrices. Les médias indépendants sont une de ces propositions d’« action directe » contre l’hégémoniexxi. Nous aimerions rapprocher la notion de « spectacle » qui figure dans la devise de l’Esprit du sens que lui donnait Guy Debord :

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. […] La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-mêmexxii. »

C’est précisément ce spectacle que nous voulons contourner, détourner, surpasser et transcender dans l’hypertexte et au-delà. Dans une approche anti-spectaculaire, pourrions-nous dire, Milad Doueihi propose aussi certaines idées intéressantes. Pour lui, si, « dans les sociétés jadis dites “primitives” ou “traditionnelles”, les liens de parenté constituent une grille organisant les hiérarchies sociales et politiques, l’amitié, dans ses déclinaisons numériques actuelles, nous donne à voir l’ébauche ou les premiers traits d’un ordre social en mouvement et en formationxxiii ». En d’autres mots, l’hypermédia aurait le potentiel de déhiérarchiser la structure même de la société. Ne serait-ce pas ce potentiel même que voudraient déployer nos médias antihégémoniques?

Landow, de son côté, analyse également l’hypertexte d’un point de vue postcolonial. En effet, la numisphère offrirait aux peuples colonisés, récemment décolonisés ou en processus de décolonisation, selon le point de vue, la possibilité d’écrire et de diffuser leurs propres nouvelles et, aux chercheurs et aux chercheuses du postcolonialisme, souvent installé·e·s en Occident, de lire ce que les auteurs, autrices et critiques des pays du Sud ont eux-mêmes à dire sur la question, ces derniers ayant auparavant été largement passés sous silence en raison des contraintes du système de distribution des écrits imprimés, en grande partie sous le contrôle des pays du Nord. Landow aborde ensuite le livre comme étant, tout comme le journal, une dépossession du locuteur ou de la locutrice de sa parole. Nous revenons encore une fois à Debord :

« L’écriture est son arme [à l’État]. Dans l’écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation entre les consciences. […] Avec l’écriture apparaît une conscience qui n’est plus portée et transmise dans la relation immédiate des vivants : une mémoire impersonnelle, qui est celle de l’administration de la sociétéxxiv. »

Le fait de se voir imposé, par l’imprimé, le système de pensée d’un·e autre rendrait l’assujettissement encore plus inextricable. Les propos de Landow sous-entendent que l’hypermédia permettrait, par la vidéo, le son, les images, de recréer, dans une certaine mesure, la spontanéité de la culture orale, en plus de visibiliser les manifestations culturelles auparavant marginalisées et de déhiérarchiser les rapportsxxv. L’hypertexte aurait donc un potentiel décolonisateur et pourrait permettre une reprise de contrôle culturel par les peuples qui ont souffert de la colonisation, à qui on avait imposé un système d’écriture et de diffusion européen. L’hypermédia permettrait de revaloriser la tradition orale, jusque-là infériorisée par rapport à l’écrit, et aussi de valoriser d’autres formes d’écriture, non régies par les règles aristocratiques ou bourgeoises du système d’écriture européenxxvi. Cet aspect de la question hypertextuelle est extrêmement intéressant. Les liens possibles d’un article vers d’autres articles et vice-versa sont une chose, mais ces propos nous inviteraient à mobiliser davantage la vidéo et le son et à faire appel à des qualités esthétiques qui vont au-delà du formalisme et de la présumée objectivité des médias hégémoniques, empruntant au cinéma ou à la littérature, aux œuvres multimédias. Cela dit, l’hypermédia n’a pas encore été en mesure de transformer la langue elle-même pour en faire un espace autogéré. Dans un deuxième article, nous aborderons les médias hypertextuels eux-mêmes et les enjeux posés par la nature du médium auquel ils font appel.

CRÉDIT PHOTO: Gerd Altmann, Pixabay

i Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988.

ii George Landow, Hypertext 3.0, Baltimore, John Hopkins University Press, 2006.

iii Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Les Éditions Buchet Chastel, 1967

iv Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris, Payot, 1939.

v Jonathan Durand Folco, À nous la ville! Traité de municipalisme, Écosociété, Montréal, 2017.

vi Feuerbach, Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme, cité par op. cit., note 3, p.9

vii Op. cit., note 4, p.1-10

viii Op. cit., note 4, p. 16-18

ix Alain Rey, A. et Josette Rey-Debove. Le nouveau Petit Robert, Paris, Société Dictionnaires Le Robert, 2008.

x Samuel Archibald. « Le texte et la technique : La lecture à l’heure des nouveaux médias (Mémoire de doctorat) ». Université du Québec à Montréal, 2008.

xi Op. cit., note 2, p. 321

xii Op. cit., note 2, p. 322

xiii André Gunthert, « L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique », L’Atelier des icônes. Carnets de recherche d’André Gunthert, 14 novembre 2011. Disponible à : <http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2191> [consulté le 30 septembre 2018].

xiv Pierre Lévy. « Le médium algorithmique ». Sociétés, 3, 129, 2015, p. 80.

xv Ibid., p. 80.

xvi Op. cit., note 2, pp. 325-330.

xvii Op. cit., note 2, p. 336.

xviii Op. cit., note 2, p. 337.

xix Op. cit., note 2, p. 339.

xx Op. cit., note 2, pp. 343-345.

xxi Richard J. F. Day, Gramsci is Dead:Anarchist Currents in the Newest Social Movements, Toronto, Pluto Press, 2005, pp. 38-39.

xxii Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p.10.

xxiii Op. cit., note 23, p. 85.

xxiv Op. cit., note 3, p. 82.

xxv Op. cit., note 2, pp. 348-349.

xxvi Op. cit., note 2, pp. 345-347.