À qui profite la démocratisation de l’information?

À qui profite la démocratisation de l’information?

Les outils de communication sont, en théorie, de plus en plus accessibles et liés au principe de la gratuité de l’information. Pourtant, en dépit de cette démocratisation théorique, des zones d’ombres, devenues de véritables déserts, restent inoccupées, non couvertes et totalement délaissées par la presse traditionnelle. Dès lors, on peut parler d’éclipses médiatiques, l’astre dominant masquant les autres. Comme si certains sujets, jugés «plus importants» (ou plus vendeurs) faisaient en sorte de reléguer tous les autres au dernier rang, au mieux. En ce sens, il est paradoxal de constater qu’en dépit d’une hyperconnexion, l’expression est de plus en plus balisée et parfois même instituée, normalisée ou définie par le politique.

Cet article a été publié dans le recueil (in)visibilités médiatiques de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en ligne ou dans plusieurs librairies indépendantes.

La non-couverture de certains thèmes par les médias de masse n’est qu’une des menaces au droit du public à l’information. Ce droit, il se décline sous dix principes par le Commissariat à l’information du Canada[1]. On y établit notamment que ce droit est universel, que le secret est l’exception, que tous les organismes publics sont concernés. On y mentionne également que «l’information doit être communiquée lorsque l’intérêt public prévaut sur le préjudice éventuel que causerait sa communication». On y précise qu’en cas de menace à l’environnement, à la santé ou aux droits de la personne ou lorsque l’information pourrait permettre de mettre à nu des cas de corruption, elle doit «être communiquée, étant donné le grand intérêt public que représente cette information».   

Cette communication nécessaire, dans l’intérêt de tous-tes, est aujourd’hui menacée et force est de constater que l’étendue de la liberté d’expression n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire. Cette liberté, elle s’amenuise et est de plus en plus balisée.

Ainsi, de par la nature même des structures des entreprises de presse, l’accès aux médias est restreint et d’autre part, la progression plus ou moins subtile de la censure politique ou sociale fait en sorte que la libre expression s’érode à coup de rectitude de toutes sortes.

Ainsi, la bataille pour préserver le droit à l’information, que certains-es nomment aussi l’intérêt public, est sans doute le prochain combat collectif à mener. Collectif, parce que plusieurs acteurs-trices sont concernés-es : les journalistes, les fonctionnaires, les témoins de tous les horizons et de tous les secteurs.

Bien que nous soyons dans une ère d’outils qui permettent d’échanger et de s’exprimer sur toutes les plateformes grâce à des appareils toujours plus performants, la courbe de la liberté d’expression ne suit pas cette tendance. S’il reste des bastions de résistance, des foyers où circulent librement les idées et les informations, ces lieux demeurent marginalisés et hors du radar du grand public, qui souvent ignore l’existence même de ces communautés que sont les forums, les blogues et autres sites[2].

Des cas éloquents

Cette censure n’est pas qu’un fléau touchant les pays où la démocratie vacille ou est inexistante, les exemples sont nombreux. Encore en septembre 2016, le journaliste Michaël Nguyen a vu son ordinateur saisi par la Sûreté du Québec après la publication d’un article mettant en exergue une plainte contre la juge Suzanne Vadboncoeur, de la Cour du Québec[3]. Le texte de ce journaliste révélait que la magistrate faisait l’objet d’une plainte au Conseil de la magistrature pour avoir injurié des constables spéciaux du palais de justice de Montréal, en décembre 2015.

«Notre journaliste Michael Nguyen n’a transgressé aucune loi. Il faisait simplement son travail en montrant au public le comportement discutable de la juge Vadboncoeur. Il s’agit d’un sujet hautement d’intérêt public, car la population est en droit de savoir comment ses représentants se comportent. Nous entendons contester ce mandat de perquisition», a déclaré le directeur de l’information du Journal de Montréal, George Kalogerakis.

Ce cas, ainsi que celui du journaliste Ben Makuch de Vice News qui se bat devant les tribunaux afin de ne pas remettre le contenu fourni par ses sources à la Gendarmerie royale du Canada en lien avec un article où il a été en contact avec un présumé terroriste[4],[5] font dire à Reporter sans frontières qu’il existe des «entraves inquiétantes à la liberté de la presse au Canada[6]».

S’ajoutent les cas du blogueur Raif Badawi, emprisonné depuis 2012 en Arabie Saoudite et condamné à 1000 coups de fouet pour insulte envers l’islam, alors qu’il prônait l’égalité de religion[7], ou encore celui du  journaliste Mohamed Fahmy, arrêté en 2013, condamné par les autorités égyptiennes en lien avec un reportage sur la chaîne Al-Jazeera[8] , finalement libéré en 2015. Et combien d’autres?

La traque juridique de l’intérêt public

Ceux et celles qui ont alimenté les leaks de ce monde, tout comme les sources à l’origine du scandale des Panama Papers, ont été traqués-es pour avoir parlé et référé des informations utiles ou pour avoir dénoncé des cas de malversations et de fraudes de toute nature. Cette pression sur les divulgateurs-trices emprunte de plus en plus la voie des tribunaux. La piste, loin d’être neuve, s’abreuve du même principe que les SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation), ces poursuites abusives intentées pour museler les mouvements de contestation, notamment contre des entreprises ou de grandes organisations. L’efficacité de ce système de tarissement des sources s’est raffinée, notamment parce que des lois ont été adoptées pour les interdire. Toutefois, en établissant de nouveaux concepts, comme le principe de «loyauté» envers une entreprise, certaines organisations se forgent une option pour sévir contre une personne qui trahirait la confiance placée en elle par l’employeur-se.

Ce fut précisément l’argument invoqué dans le cas du LuxLeaks qui a connu son dénouement en juin 2016. Deux anciens employés de la firme PricewaterhouseCooper (PwC), Antoine Deltour et Raphaël Halet, avaient confié des informations au journaliste Édouard Perrin. Le reporter avait rapporté les faits étalant du coup les ramifications d’un scandale financier dans une affaire d’évasion fiscale au Luxembourg.

Le verdict a été rendu en juin 2016. Aucune accusation n’a été retenue contre le journaliste, mais les anciens employés de PwC ont été condamnés à une peine de prison avec sursis, respectivement de 12 et 9 mois. La cour s’était rangée du côté de la poursuite et avait reconnu qu’il y avait eu violation du secret professionnel et des affaires de la part des deux anciens employés[9].

Dans le cas du LuxLeaks, le verdict est d’autant plus difficile à accepter que le tribunal a souligné que les motivations de Deltour et Halet n’étaient pas dépourvues de sens. Le tribunal a en effet reconnu que les révélations de ces deux hommes «ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale». Deltour et Halet, toujours de l’avis de la cour, «ont agi dans l’intérêt général et contre des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses» et par leur dénonciation, ils doivent être considérés «comme des lanceurs d’alerte », rapportait le journal Le Monde.

Cette condamnation pourrait paver la voie à plusieurs autres, notamment en lien avec le vaste scandale des Panama Papers, mais aussi au sein de nos institutions publiques, ici au Québec, avec les nouvelles modifications législatives en cours de rédaction, comme le projet de Loi 87 nommé «Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles dans les organismes publics[10]».

Le projet de Loi 87 élude par contre plusieurs organismes publics, dont les municipalités[11]. Les villes ne sont toujours pas présentes dans la plus récente mouture du projet de loi; elles devraient avoir leur propre loi. Ce faisant, le gouvernement libéral a décidé de procéder en silo avec la protection des sonneurs et sonneuses d’alerte, ce qui va à l’encontre d’une des recommandations du volumineux rapport de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (CEIC).

En parlant du cadre juridique, elle indiquait que l’une des plus grandes limites à la protection des informateurs et informatrices est la portée même des lois qui sont censées les protéger. Un certain degré de protection existe, mais l’approche par secteur a ses effets pervers. «De tels types de lois ont l’avantage d’être relativement simples à concevoir, puisqu’elles visent un secteur assez bien délimité. Elles tendent cependant à s’accumuler, puisque chaque secteur génère une loi spécifique, ce qui est susceptible de créer un cadre juridique complexe et difficile à comprendre, et peut à terme décourager les personnes de s’en prévaloir. Aussi, parce qu’elles définissent les actes répréhensibles dans le contexte précis du secteur visé, ces lois laissent le lanceur d’alerte sans protection lorsqu’il signale un problème réel d’ordre plus général[12]»

L’un des témoins-clés de la CEIC (Commission Charbonneau)Lino Zambito, a été condamné à 240 heures de travaux communautaires et à une peine de deux ans moins un jour à purger dans la communauté, après avoir été trouvé coupable de corruption, d’abus de confiance et de fraude. Certes, il avait profité d’un système de financement des partis politiques en échange de contrats de construction, mais il avait aussi déballé la mécanique de ce financement occulte et alimenté les travaux de la commission.

«Quand tout ça a commencé, j’avais de la frustration parce que je trouvais que je payais cher pour une industrie qui était pourrie et pour des politiciens qui bénéficiaient de tout ça», a raconté l’ancien entrepreneur dans une entrevue avec l’Agence QMI[13]. Dans cette même entrevue, il confiait que l’amertume ressentie au moment d’être trouvé coupable tenait au fait que tous-tes n’avaient pas «payé» pour les fautes commises et que l’imputabilité n’est pas la même pour tout le monde.

Ainsi, les divulgateurs-trices animés-es par de profondes convictions devront être plus déterminés-es que jamais pour oser dénoncer les travers et les abus du système. L’enjeu est considérable et se résume au prix à payer pour révéler ces informations. En clair, doit-on dire, au détriment de sa propre sécurité financière et de ses propres acquis.

Un débat public miné

Cette pression sur les sonneurs et sonneuses d’alerte, elle mine évidemment le débat public et la libre circulation de l’information. La chasse aux sources, que ce soit par des entreprises ou des gouvernements, prend souvent un sens politique.

On peut penser aux récents attentats perpétrés en Turquie, après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, alors que l’accès à certains sites internet, que sont Twitter et Facebook, a été enlevé.

La répression s’est aussi traduite par l’arrestation de dizaines de journalistes, et pas moins de 131 maisons d’édition et de médias qui ont été muselés-es et fermés-es par le gouvernement.

«L’interpellation de journalistes en grand nombre et la fermeture de plusieurs médias constituent une attaque contre un secteur déjà affaibli par des années de répression. Ce second décret laisse peu de doute quant au fait que les autorités entendent réduire au silence les voix dissidentes, au mépris du droit international», a déclaré Fotis Filippou, directeur adjoint du programme Europe d’Amnistie internationale, dans un communiqué[14] publié le 28 juillet 2016, dénonçant la situation.

Dans un article datant du 4 juin 2016, The Economist se penchait aussi sur la liberté d’expression désormais sous pression. D’abord par la répression gouvernementale, non seulement en Turquie, mais aussi en Russie, en Chine, au Moyen-Orient, en Syrie, en Libye et en Tunisie. Autant de régions où le journalisme se pratique dangereusement. La menace, selon The Economist, prend aussi la forme de l’autocensure, mais passe également par la progression d’une idée voulant que «certaines personnes ou organisations ont le droit de ne pas être offensées». Cette avenue est subtile et pernicieuse, et ne relève pas du respect ou de la politesse.

«Cela signifie que quelqu’un doit réagir à ce que vous dites à propos de chacun ou à propos de groupes ethniques, de la religion ou encore des convictions politiques. Cela peut rapidement devenir très subjectif et le pouvoir de régir est à la fois vaste et arbitraire», a soutenu The Economist, suggérant que pour des raisons idéologiques ou de propagande, il est facile d’abuser ce de pouvoir de dicter ce qui peut et ne peut être dit[15].

L’oxygène média vient à manquer

Outre les menaces et les limites à l’expression, l’écosystème médiatique est aussi en partie responsable de l’atrophie de l’information. Le journaliste et professeur Jeff Jarvis a exprimé un point de vue similaire dans un essai sur les médias de masse devenus selon lui un modèle révolu.

«Nous continuons de considérer le public comme une masse, uniforme, à desservir selon la formule «taille unique pour chacun» que nous considérons comme de la commodité que nous appelons contenu. Ce qui est mort, ce n’est pas l’imprimé, la nouvelle, les longs formats ou les médias électroniques : ce qui est mort c’est le modèle des médias de masse[16]».

Ces médias dits de masse sont aussi une conséquence d’une très grande concentration de la presse. Cette concentration a été en partie acceptée sous l’idée qu’en agglomérant les médias sous forme d’empires, les assises économiques seraient suffisantes pour surmonter la crise. Ce n’est pas faux, mais il existe des effets pervers à ces regroupements et ces surpuissances, le premier étant un accès limité à ces géants médiatiques.

Dans son bilan «État de la nouvelle 2015[17]», Influence communication montre bien ces zones d’ombres. Les sujets qui drainent le plus l’attention médiatique sont ceux qui touchent les sports (16,1%), la politique provinciale (11,71%), la politique fédérale (11,49%), les faits divers et les affaires judiciaires (9,94 %). Avec un été 2016 couronné par une période olympique, une transaction chez le Canadien impliquant P.K. Subban, les voyages hautement médiatisés du premier ministre du Canada Justin Trudeau et des tourmentes qui secouent l’Assemblée nationale, il y a fort à parier que 2016 ne sera pas si différente.

En revanche, toujours selon le bilan 2015 d’Influence communication, les sujets liés aux affaires autochtones (0,05 %), à l’enfance (0,11 %) à la pauvreté (0,14%) et aux aînés (0,16%), forment la queue de peloton. Faisant un peu meilleure figure, l’environnement  (2,41%), la santé (1,99%) et l’éducation (1,06%) font aussi partie des parents pauvres de l’information.

Ajoutons la disparition de plusieurs titres en région, au cours des dernières années. Une des purges les plus marquées est celle qui a découlé de la transaction dans le marché des hebdos, avec la vente de 74 journaux de Québecor à TC Média en 2014.

Le Bureau de la concurrence a autorisé cette transaction de 75 millions de dollars, mais imposait à l’acquéreur la mise en vente de 33 titres, sans prix plancher, sur une période de 60 jours. Au bout de cette échéance, 19 titres n’ont pas trouvé preneur et ont été fermés et un autre hebdo a été intégré à une autre publication. En tout, 20 titres ont disparu ainsi[18].  Dans les mois qui ont suivi, certains hebdos n’ont pas survécu.

On retrouve néanmoins de l’information sur ces sujets «moins prisés» des grands médias dans la presse alternative et les médias indépendants ou communautaires, qu’il s’agisse d’imprimés, de publications web, de radio ou de télévision.

À ce chapitre, pour tenter de «protéger» l’information régionale et les voix indépendantes, le CRTC a fait valser des millions de dollars en juin 2016. Une enveloppe de 67 millions de dollars a été prévue pour le maintien des stations locales et communautaires appartenant aux grands joueurs médiatiques que sont les Bell, Québecor, Rogers et Shaw et un autre montant de 23 millions de dollars a été réservé pour les stations indépendantes afin de leur permettre de financer la production de nouvelles locales[19].

Néanmoins, pour une pluralité des points de vue et une vision globale de la société dans laquelle nous vivons, on ne saurait se satisfaire de laisser ainsi les sujets sociaux dans le seul giron des médias alternatifs, ce qui ne ferait que tenir à l’écart ces enjeux du courant dominant. Ces thèmes et réflexions doivent sortir de la marge, mais peinent à y parvenir en dépit du fait que tous les outils de communication sont là. En somme, la faculté de communiquer et de débattre se perd faute d’être convenablement nourrie et diversifiée.

«Quand on donne aux gens que ce qu’ils veulent, on ne leur donne que ce qu’ils ont», disait Pierre Bourgault[20][21].

Débats polarisés : la vérité est ailleurs

Avec des plateformes instantanées qui s’abreuvent à toutes les sources, départager le vrai du faux tient de la perspicacité. L’inspecteur viral, Jeff Yates, du journal Métro est l’un de ceux qui analysent les dessous de ce qui est partagé sur les réseaux sociaux en chassant la désinformation. Hoaxbuster[22] en est un autre, qui vient ainsi démasquer les fausses nouvelles. Mais il y a plus subtil encore, lorsque l’on songe aux algorithmes[23] qui influencent et décident, à notre insu, de ce qui apparaît dans le fil d’actualité de certains réseaux sociaux, dont Facebook.

Dès lors, le spectre de ce qui nous parvient, sur une plateforme de partage, est influencé, tant au chapitre de la publicité que des idéologies. Le «reçu» est censé ainsi coller davantage à notre champ d’intérêt, mais conforte ou renforce aussi ces intérêts. Ce qui est présenté à l’utilisateur est en fait prédéterminé, de sorte qu’au lieu de permettre à l’information de circuler, celle-ci est plutôt filtrée. Cela revient à baigner dans une gigantesque piscine dans laquelle nous revient chaque fois la même eau. Les débats se polarisent et se cantonnent ainsi, faute d’afflux distincts, écartés par les algorithmes qui les «écartent» sans doute hors de l’intérêt dominant.

Facebook est ainsi devenu le nouveau vortex où tout converge et qui peut aussi conduire vers un véritable déficit démocratique, puisque ces algorithmes ont eux-mêmes été conçus par les biais de celles et ceux qui les ont créés.

L’analyste Robyn Caplan de Data & Society résumait notamment dans le New York Times que les «préjugés ou biais sont exempts de Facebook parce que le média géré par un ordinateur est une prémisse fausse. Les algorithmes sont comme des éditeurs de contenu. Avec Facebook, les humains ne sont jamais non impliqués. Il y a quelqu’un à chacune des étapes du processus[24]».

Cela ouvre toute grande la porte à des influences externes, voire une volonté d’orienter le débat ou l’issue, par exemple, de certaines joutes politiques. Dans une autre chronique, Mme Caplan précise sa pensée : «Facebook a la capacité de changer ce qui est important pour nous au-delà de notre conscience de la capacité à évaluer de façon critique, ou même avoir un dossier de ce qui a été modifié.[25]»

Ainsi en vase clos, parfois en étant prisonnier malgré soi, les nuances se perdent et s’ensuivent de guerres de mots où débattre se résume à trouver le moyen d’argumenter plus fort, sans forcément s’enrichir des points de vue divergents.

Dès lors, la crise démocratique n’est plus que le propre des médias d’information et de la production des «nouvelles traditionnelles», mais de tous les médias. L’équilibre démocratique est à un point de rupture. D’une part, les sources d’information luttent pour leur survie et tablent sur des sujets pour mieux «vendre», pour survivre et non pas toujours pour informer. Le coût de production de l’information est important, ce pour quoi tant les syndicats, dont la FNC-CSN et Unifor, pour ne citer que ceux-là, pressent eux aussi pour un réinvestissement dans les médias d’information[26].

Dans un communiqué datant du 17 février, Unifor a salué la volonté du gouvernement fédéral de se pencher sur le déclin des médias en affirmant que les entreprises médiatiques canadiennes subissaient «l’impact d’un marché de la publicité fragmenté», pointant les géants des technologies du doigt : Google, Facebook et Netflix, qui accaparent désormais une large part du marché de la diffusion. «Les entreprises de médias américaines ne peuvent pas produire de nouvelles canadiennes et ne le feront pas», a déclaré Howard Law, directeur des médias d’Unifor[27].

La protection du public passe aussi par une protection des sources et là aussi, le poids qui pèse sur les informations fait en sorte que l’information est mise à mal. Si les malversations ou les enjeux de collusion ou de fraude ne peuvent pas sortir en raison des principes de loyauté qui ont primauté sur l’information du public, la saine circulation de cette information sera laissée aux soins de la bonne conscience de ceux et celles qui la détiennent.

Il importera de se questionner collectivement sur cette question de transparence et de circulation de l’information et de l’expression. Lorsque parler, pour dénoncer l’intolérable, devient passible d’une peine d’emprisonnement non pas dans un pays de dictature, mais au Luxembourg, il y a des raisons de s’interroger sur la santé de nos démocraties.

[1]          Commissariat à l’information du Canada. 2003. « 10 principes du droit à l’information ». Commissariat à l’information du Canada, http://www.oic-ci.gc.ca/telechargements-downloads/userfiles/files/rtk-fr…

[2]                      Le Gall, Sophie. 2013. « Les communautés en ligne de pratiques marginales sous la loupe ». Le Soleil, http://www.lapresse.ca/le-soleil/dossiers/penser-lhumain/201303/06/01-46…

[3]                      Le Journal. 2016. « Le Journal est perquisitionné par la Sûreté du Québec ». Le Journal de Montréal, http://www.journaldemontreal.com/2016/09/21/ile-journal-i-est-perquisiti…

[4]                      Perkel, Colin. 2016. « Vice Media’s Fight Against RCMP Intensifies Over Court Order To Give Up Materials ». Huff Post Business Canada, http://www.huffingtonpost.ca/2016/09/18/media-groups-push-to-intervene-i…

[5]                      Perkel, Colin. 2016. « Vice doit remettre des documents à la GRC ». Le Droit, http://www.lapresse.ca/le-droit/justice-et-faits-divers/actualite-judici…

[6]                      Reporters Sans Frontères. 2016. « RSF dénonce la chasse aux sources d’un journaliste québécois ». Reporters Sans Frontières, https://rsf.org/fr/actualites/rsf-denonce-la-chasse-aux-sources-dun-jour…

[7]                      Amnistie Internationale. 2016. « Raif Badawi, un blogueur ordinaire ». Amnistie Internationale, http://torture.amnistie.ca/agissezRaif.php

[8]                      ICI Radio-Canada, Associated Press, Reuters et Agence France-Presse. 2015. « Mohamed Fahmy condamné à trois ans de prison ». ICI Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/international/2015/08/29/001-journa…

[9]                      Cazi, Emeline. 2016. « LuxLeaks : prison avec sursis pour les lanceurs d’alerte français ». Le Monde, http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/06/29/luxleaks-au-luxembourg-v…

[10]                    Communiqué de presse. 2016. « Projet de loi no 87 – Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles dans les organismes publics – Le Protecteur du citoyen souscrit aux finalités du projet de loi et propose des améliorations pour une mise en application optimale ». CNW-Telbec, http://www.fil-information.gouv.qc.ca/Pages/Article.aspx?idArticle=24020…

[11]                    Lessard, Denis. 2016. « Lanceurs d’alerte: la portée du projet de loi jugée trop restreinte ». La Presse, http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201602/…

[12]                    Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction. 2016. Tome 3 du rapport de la commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction. Stratagèmes, causes, conséquences et recommandations, https://www.ceic.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/fichiers/Rapport_f…

[13]                    Millette, Lise. 2016. « Dénonciateur: le prix à payer est important, dit Lino Zambito ». Le Journal de Montréal, http://www.journaldemontreal.com/2016/07/10/denonciateur-le-prix-a-payer…

[14]                    Communiqué international. 2016. « Turquie. La répression accrue des médias alimente un climat de peur ». Amnistie Internationale, http://www.amnistie.ca/sinformer/communiques/international/2016/turquie/…

[15]                    The Economist. 2016. « Free speech under attack ». The Economist, http://www.economist.com/news/leaders/21699909-curbs-free-speech-are-gro…

[16]                    Jarvis, Jeff. 2016. « Death to the Mass ». Medium, https://medium.com/whither-news/death-to-the-mass-eb33c08dc3b6#.iaqhl7ulk

[17]                    Influence Communication. 2016. État de la nouvelle : Bilan 2015, http://www.influencecommunication.com/sites/default/files/bilan-2015-qc.pdf

[18]                    Communiqué de presse. 2014. « Transcontinental inc. annonce les résultats du processus de vente de journaux hebdomadaires visés par le Bureau de la concurrence au Québec ». Transcontinental, http://tctranscontinental.com/documents/10180/1475871/comm_14-09-03.pdf

[19]                    Communiqué de presse. 2016. « Le CRTC améliore le soutien aux nouvelles locales ». CNW-Telbec, http://www.newswire.ca/fr/news-releases/le-crtc-ameliore-le-soutien-aux-…

[20]                    Bourgault, Pierre. 2003. La Colère : Écrits polémiques T.03. Montréal : Lanctôt

[21]                    Il le répétait abondamment aussi à ses étudiants en journalisme à l’UQAM à la fin des années 1990.

[22]                    HoaxBuster : http://www.hoaxbuster.com/

[23]                    Conge, Paul, Manon Poirier et Cindy Laure. 2014. « Algorithmes : menace ou voie d’avenir? ». Première(s) assise(s), http://premieresassises.tumblr.com/post/100737519646/algorithmes-menace-…

[24]                    Manjoo, Farhad. 2016. « Facebook’s Bias Is Built-In, and Bears Watching ». New York Times, http://www.nytimes.com/2016/05/12/technology/facebooks-bias-is-built-in-…

[25]                    Caplan, Robyn. 2016. « Like it or Not, Facebook is Now a Media Company ». New York Times, http://www.nytimes.com/roomfordebate/2016/05/17/is-facebook-saving-journ…

[26]                    Communiqué de presse. 2016. « R E P R I S E – L’information : un bien public qui doit être protégé et expliqué ». CNW-Telbec, http://www.newswire.ca/fr/news-releases/r-e-p-r-i-s-e—-linformation–u…

[27]                    Communiqué de presse. 2016. « Unifor se réjouit d’un examen absolument nécessaire des médias locaux ». CNW-Telbec, [Ancre] http://www.newswire.ca/fr/news-releases/unifor-se-rejouit-dun-examen-abs…

L’envers de l’opinion

L’envers de l’opinion

La crise des médias force l’industrie médiatique québécoise à développer de nouveaux modèles de transmission de l’information qui reflètent la réalité actuelle au détriment du journalisme traditionnel. Le journalisme d’opinion est l’une des formes journalistiques qui tire son épingle du jeu.

Le journalisme d’opinion occupe une place de plus en plus importante au sein des médias québécois. Il prend la forme de chroniques, de critiques, de billets, et ce, au travers du contenu des médias autant écrits que radiophoniques et télévisuels. L’Esprit libre a organisé une conférence centrée sur le journalisme d’opinion, le 28 janvier dernier, où étaient présents-es Lise Millette, présidente de la fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Marc-André Cyr, chroniqueur et chargé de cours à l’UQAM, Dominique Payette, professeure au Département d’information et de communication à l’Université Laval et auteure du rapport L’information à Québec, ainsi qu’Alain Denault, auteur de l’essai La médiocratie et docteur en philosophie.

Si l’opinion se faufile habilement dans les informations du jour, c’est parce que dans plusieurs cas, elle se vend. Les médias montréalais sont confrontés à un journalisme d’opinion dont l’imposance se répand à travers les publications traditionnelles. Selon La FPJQ, La Presse compte maintenant 28% d’opinion, The Gazette 24%, Le Devoir 23% et le Journal de Montréal 22%. Mais «toutes les opinions ne se valent pas», pense Lise Millette. L’opinion ouvre un vaste éventail d’idées qui se projettent sur les ondes, mais on observe une prépondérance de celles de la droite.

La radio parlée de Québec est le lieu par excellence de diffusion de ce type de discours. Pour Dominique Payette, ces radios ont trouvé une réponse à la crise du modèle d’affaires qui sévit dans les médias québécois. «Il n’y a pas de mystère à Québec, soutient-elle. Ce qui s’y passe va se passer ailleurs». C’est le cas notamment de la Beauce et du Bas-Saint-Laurent qui voient le potentiel économique de cette formule.

Ce qui est payant chez ces stations de radio, également surnommées les «radios-poubelles», c’est qu’elles passent du broadcasting au narrowcasting. Plutôt que de s’adresser à un auditoire large, comme le fait le broadcasting, le narrowcasting permet au contenu publicitaire de viser un groupe précis d’individus. Les hommes entre 25 et 45 ans sont les cibles principales, ce qui attire les publicitaires issus de la vente automobile, par exemple. De cette façon, la station de radio construit son auditoire, basée sur le type de publicités qu’elle peut aller chercher pour faire de l’argent, explique Dominique Payette. « Le narrowcasting c’est de donner sur mesure un auditoire à des publicitaires. Autrement dit, c’est une planche à billets », décrit-elle. Il n’est donc plus possible de dissocier les médias d’information des médias publicitaires.

La radio parlée de Québec n’a pas trouvé la recette miracle à elle seule, d’après Mme Payette. Il s’agit en fait d’un calque sur les Américains qui comptent près de 4000 stations du genre à travers le pays. Elles se font appeler des All talk stations et sont «presque toutes à droite ou à l’extrême droite», précise-t-elle.

Équilibre idéologique

La diffusion des discours de la droite présents dans les radios, comme c’est le cas à Québec, fait toutefois de l’ombre aux autres points de vue, ce qui crée un déséquilibre entre les différentes idées. «On se retrouve donc face à une droite qui montre les dents, qui est excessivement méprisante, soutient Marc-André Cyr. Lisez les propos de Martineau, de Durocher, de Duhaime, de Lysiane Gagnon qui soutient l’apartheid en Palestine par exemple, et comparez-les à ceux du centre gauche, des progressistes comme Rima Elkouri et Patrick Lagacé.» Selon lui, il y a un débalancement entre les discours de droite présentés dans les médias avec une certaine agressivité, et les discours de gauche plus modérés. «Cette bataille des mots favorise largement le statu quo et les idées conservatrices», ajoute-t-il.

Cette droite dominante, Dominique Payette la qualifie de «régime de peur». Celle qui a étudié les impacts des propos diffusés par la radio parlée de Québec sur la population croit que le pouvoir que détient la droite instaure une crainte faisant taire les idées de gauche. «Si vous êtes une association moindrement progressiste, vous allez vous cacher», déplore-t-elle. À l’inverse, la violence verbale à laquelle les auditeurs sont confrontés à répétition a également pour effet de devenir une norme acceptable. Les insultes et les paroles incendiaires conditionnent les auditeurs qui légitiment le contenu des émissions. «Ça n’a rien à voir avec la liberté d’expression, c’est contre la démocratie», pense Mme Payette.

Le journalisme d’opinion a pourtant comme rôle d’exercer la démocratie et la liberté d’expression en offrant différents points de vue aux destinataires. Mais pour Marc-André Cyr, la démocratie limite au contraire la liberté d’opinion puisqu’elle demande une forme de respect pour les différents discours. «Elle nous dit en gros on a le droit de débattre […]. On se retrouve donc avec des gens qui veulent envahir l’Afghanistan, l’Irak, et il faut respecter leur opinion», ironise-t-il.

Ce genre journalistique se doit d’être encadré, «parce qu’avoir une carte de presse ne permet pas de dire n’importe quoi», selon Lise Millette. La déontologie doit jouer un rôle sur la ligne de front. Le code de déontologie de la FPJQ souligne les valeurs de vérité et de rigueur comme fondement même du bon journalisme d’opinion. « On parle de respect des faits, d’impartialité, de rigueur et d’exactitude de l’information, expose la présidente de la FPJQ. Ce n’est pas que des coups de gueule ou des affirmations en l’air.» Mais les animateurs des radios parlées, principalement à Québec, ne se considèrent pas comme journalistes et ne sont donc pas tenus de respecter les normes de la FPJQ et du Conseil de presse, bien qu’ils aient un encadrement povenant du Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR).

Le danger de l’opinion c’est qu’elle peut facilement transgresser la ligne tracée par la déontologie qui dicte ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, d’après Lise Millette. Elle donne aussi naissance à des débats incessants du pour et du contre en omettant les nuances. «L’opinion répond à l’opinion et on perd rapidement de vue les faits» soutient-elle.

Alain Deneault abonde en ce sens. Les faits sont bien souvent engloutis par le journaliste qui surplombe la nouvelle, sa personne étant mise à l’avant-plan. «On ne s’intéresse pas à ce qu’a pu déclarer un tel ou un autre, ou à ce qu’a pu décider tel ministre, on va dire ‘’As-tu vu ce que Boisvert en a dit?’’», évoque-t-il. Il s’agit pour lui d’un narcissisme journalistique qui fait écran aux valeurs de rigueur. Les chroniqueurs deviennent des vedettes de l’information, les liens entre des événements d’actualités étant donc effacés par du contenu anectodique.

Rappeler à l’ordre

Pour assurer la santé du journalisme d’opinion, il faut «remettre le code de déontologie au cœur des pratiques», croit Dominique Payette. Le Conseil de presse et le CCNR constituent des moyens de sévir contre les pratiques journalistiques contrevenant au code de déontologie. Ces conseils reçoivent les plaintes et interviennent si besoin est. Mais ils ont des limites.

À l’été 2015, un animateur de Radio X a tenu des propos violents à l’égard des cyclistes, suggérant qu’ils méritaient de se faire heurter par des voitures, pour ensuite les injurier et leur balancer les termes Fuck you. Près de 145 plaintes ont été rapportées au CCNR. Le seul reproche fait par le rapport concernait le langage grossier, et non la teneur de propos incitants à la violence. «Le Comité a estimé que les propos en question traduisaient la frustration des animateurs à l’égard des cyclistes qui incommodent les conducteurs d’automobile, mais n’encourageaient pas sérieusement le recours à la violence. Il n’y avait donc pas infraction du code à cet égard. Le Comité a néanmoins constaté une infraction au code dans l’utilisation de langage grossier [1]», peut-on lire dans le rapport publié le 15 juillet 2015.

Pour Dominique Payette, les recours du Conseil de presse ou du CCNR sont insuffisants. Les recours visent généralement des excuses d’ordre public lorsqu’il est reconnu qu’une faute journalistique a été commise. Elle est d’avis que le Conseil de presse, qui agit à titre de tribunal d’honneur, devrait plutôt imposer des amendes parce que «le seul langage qui marche c’est celui de l’argent».

Le journalisme d’opinion prend sa légitimité dans l’éventail de discours qu’il offre à son lectorat et son audtoire, mais il tend à dériver vers des directions qui ne relèvent pas de la déontologie et qui sont plutôt dictées par un credo économique. L’équité idéologique et le renforcement du respect du code de déontologie mèneraient à un journalisme d’opinion plus sain dans l’ensemble de l’univers médiatique québécois.

[1] http://www.cbsc.ca/fr/comments-about-running-over-cyclists-did-not-breac…