Un spectre hante l’Espagne : c’est le spectre du franquisme ; analyse d’un fascisme espagnol contemporain

Un spectre hante l’Espagne : c’est le spectre du franquisme ; analyse d’un fascisme espagnol contemporain

Par Jean Patrak

Petit pays de la péninsule ibérique, de l’Europe du Sud, l’Espagne est particulièrement connue par l’Occident pour ses conquêtes majeures sur le sol américain. Depuis, son influence a décliné, et elle a jusqu’à très récemment disparu des nouvelles internationales. Pourtant, alors que l’Europe occidentale vantait déjà ses valeurs démocratiques, l’Espagne a vécu la majorité du XXe siècle sous des dictatures militaires ou monarchistes. La plus longue, celle de Francisco Franco, résultat d’une meurtrière et pénible guerre civile, s’est étendue sur une période de plus de quarante ans, de 1939 à 1975. S’ensuit une période de transition démocratique où tou·te·s les acteurs et actrices semblent acheter la paix et simuler l’unité, particulièrement pendant les négociations constitutionnelles de 1978.

La majorité des communautés de cette vieille Hispaña ont beau essayer de l’ignorer depuis longtemps, un spectre veille toujours sur l’Espagne du XXIe siècle et maintien le petit pays européen sur la corde raide. On l’appelle franquisme (c’est-à-dire l’idéologie fasciste espagnole prônée par le général Franco), mais il a certainement porté d’autres noms et pourrait tout aussi bien déjà s’appeler néofranquisme…      

De 1975 aux années 2000, les études universitaires sur l’héritage du franquisme sur l’Espagne sont rares et n’ont pas fait beaucoup de bruit. Aujourd’hui, alors que de moins en moins de citoyen·ne·s espagnol·e·s ont connu la guerre civile de 1936-1939, nous pouvons certainement mettre des mots sur cette réalité politique méconnue.

Avec l’aide de Raul Digon Martin, professeur de science politique à l’Université de Barcelone, et Barbara Molas, étudiante catalane au doctorat en histoire à l’Université de York, nous avons entrepris d’éclaircir la relation de l’Espagne avec le fascisme, passée, présente et à venir. Peut-être, à force d’en tracer les contours, notre spectre s’avérera-t-il être finalement un éléphant dans la pièce?

Origine du spectre

Jean Patrak : D’après vous, d’où vient l’idéologie du franquisme, soit cette idée que l’Espagne devrait constituer une nation homogène et fière?

Raul D. Martin : Le franquisme vient de plusieurs racines très anciennes. L’une des plus importantes est la tradition du conservatisme espagnol. Des auteur·e·s tels que Juan Donoso Cortés et des [politicien·ne·s] comme Antonio Cánovas del Castillo, parmi tant d’autres, ont développé durant le XIXe siècle des théories selon lesquelles l’État serait un lien métaphysique qui serait garant de l’unité de la nation. La religion catholique et la propriété privée figuraient alors parmi les institutions centrales de ces théories, entraînant ainsi une grande défense des hiérarchies sociales et un rejet assumé des changements sociaux et de la diversité nationale. Ces idées se sont ensuite radicalisées, confrontées par de nombreux mouvements progressistes associés au socialisme et au libéralisme de gauche (les syndicats, les nationalismes catalans et basques, etc.). Elles se sont radicalisées, au point où la droite a maintes fois défendu des régimes autoritaires, notamment pendant les dictatures espagnoles de Primo de Rivera (1923-1930) et Francisco Franco (1939-1975)[1].

Bien connaître l’histoire d’un pays aussi vieux que l’Espagne n’est certainement pas une mince affaire. Surtout, son territoire actuel fut, pourrait-on dire, secoué par de nombreux bouleversements politiques et sociaux. Depuis l’Empire romain, véritable lieu commun historique dans cette zone géographique, il est quand même intéressant de noter que la péninsule ibérique devint pendant une grande partie de la période moyenâgeuse le Califat de Cordoue. Territoire stratégique de l’Empire arabo-musulman dès le début du Moyen Âge, le Califat, aussi dénommé Al-Andalus, se morcela plus tard et fut reconquis par les Catholiques. La péninsule fut alors séparée en cinq royaumes : la Castille et Leon (majorité du territoire central, du sud et du nord-ouest), l’Aragon (le nord-est, dont le comté de Catalogne et de Valence), la Navarre (petit territoire de l’ouest des Pyrénées, constitué d’une partie du Pays basque), Grenade (au sud) et le Portugal.

La Renaissance, période durant laquelle la Castille conquit les autres royaumes du territoire, après la guerre de succession d’Espagne (1701-1714), marqua le moment où l’Espagne devint une grande puissance européenne et coloniale. Ce fut de courte durée, car déjà à partir de la fin du XVIIIe siècle, la puissance espagnole déclina graduellement. La force impériale se montra incapable de s’imposer sur son énorme territoire, toutes les colonies furent libérées l’une après l’autre, et l’instabilité économique et sociale conduisit lentement le pays à la Guerre civile.

On me demandera : Mais enfin, pourquoi ce long récit historique? Quel lien à faire avec le fascisme? C’est qu’en réalité, l’élément principal qui conduit le conservatisme espagnol à justifier le fascisme et la dictature réside à priori dans un contraste politique imposant. D’un côté, l’ampleur de la puissance historique et fantasmée de l’empire colonial espagnol, et de l’autre, l’instabilité de cette structure étatique, qui n’a certainement pas vécu un siècle sans voir ses frontières menacées d’imploser. Ce contraste est d’ailleurs également mis en évidence dans l’enseignement de l’histoire de l’Espagne à partir de 1850. Hérodote de Pérez raconte, à propos des livres d’histoire de l’époque :

« Quand des mouvements nationalistes apparaîtront, à la fin du XIXe siècle, beaucoup d’Espagnols seront portés à voir en eux des tendances séparatistes, destructrices de l’unité nationale. Rien ne les aura préparés à comprendre l’originalité et la richesse de l’histoire passée de la Catalogne par exemple […]. Le patriotisme espagnol ignore ou sous-estime les particularités historiques de la couronne d’Aragon au profit d’une construction dans laquelle la Castille occupe une place centrale. On confond la Castille avec l’ensemble de l’Espagne[2]. »

C’est ainsi que l’instabilité sociale et politique de l’Espagne, qui semble pour une grande partie de la population espagnole l’éloigner d’un passé national glorieux, arrive à justifier la répression afin d’assurer l’ordre du pays. Elle sera mise de l’avant par les mouvements Carlistes et Phalangistes dès la fin du XIXe siècle[3], principaux alliés de Franco à partir de 1936. Ce nouveau front conservateur s’attaqua alors, avec l’aide aérienne d’Hitler et de Mussolini, à la IIe République d’Espagne, qui de 1931 à 1936, promettait plus de reconnaissance pour les minorités culturelles du pays.

« La défaite républicaine allait entraîner, non seulement la suppression des institutions républicaines mais aussi de celles des autonomies […], et la répression des pratiques culturelles – linguistiques en particulier – propres. [Ainsi, du] centralisme, la dictature ne retient que l’aspect autoritaire, et le seul appareil d’État efficace c’est le répressif. Et la répression, comme nous le savons, ne sert en fait qu’à conforter le sentiment national[4]. »

Le spectre n’est donc pas né de nulle part. Son origine réside dans la nostalgie d’un empire qui s’est avéré plus fragile que prévu. C’est seulement à partir de la dictature interminable que la hantise pourra naître, à la mort du général Franco.

Exécution testamentaire : Le chemin tracé d’un fantôme

J.P. : Quel héritage du franquisme pourrait permettre la croissance d’une forme de néofranquisme influent dans la sphère publique?

Barbara Molas : Avant tout, il faut savoir que le gouvernement ou les autorités espagnols n’ont jamais admis que le franquisme était une grave erreur. Les idées propagées pendant le régime sont toujours légitimes, et n’ont jamais été condamnées. L’Espagne n’a donc jamais eu une réelle transition. Après tout, le dictateur est mort doucement, dans son lit[5]

Pendant toute la crise qui mena Francisco Franco au pouvoir et pendant toute la période où il s’y est maintenu, une rhétorique soutenant que le franquisme ne serait pas vraiment une forme de fascisme s’est propagée à travers une grande partie de l’Europe. Ce discours a contribué à la normalisation et l’acceptabilité sociale du règne de Franco. Comme l’Espagne n’avait menacé ni la France ou l’Angleterre ni les États-Unis, il n’y avait aucun intérêt politique ou militaire à une intervention. Or, dans le contexte d’une guerre mondiale contre le fascisme, il fallait bien justifier d’une manière ou d’une autre cette passivité internationale. Le fait est que la présumée neutralité de Franco dans la Seconde Guerre mondiale a certainement permis de cacher aux yeux du monde le fait qu’il imposait par la violence la langue et la culture castillane sur l’ensemble du territoire espagnol. Basques en prison, Catalan·e·s fusillé·e·s, Galicien·ne·s réprimé·e·s ; nombreux sont les épisodes sanguinaires de cette période absents de la littérature historique. Pour le monde, il n’existe que la guerre civile et la mort du dictateur. Et alors que le reste du monde ignore, le peuple espagnol semble avoir saboté sa propre mémoire. Pourquoi? Pour éviter la guerre et le sang? Ou peut-être est-ce, comme l’affirment certain·e·s historien·ne·s, pour enfin assurer une transition et une stabilité reposantes pour tout le monde :

« On ne sera guère moins surpris de constater […] la prolifération des travaux cherchant à démontrer la faible possibilité de changement social durant la transition. Cette fermeture résultait de la ferme volonté d’occulter le passé comme l’illustrent les commentaires de José Vidal-Beneyto […] : « Nous savons tous que la démocratie qui nous gouverne s’est édifiée sur la dalle qui recouvre le tombeau de notre mémoire collective. » [6]»

Le thème de la mémoire devint récurrent pendant cette transition, comme le démontrent ces paroles recueillies de Paloma Aguilar : « Tout au long de la transition espagnole, un pacte de silence fut instauré entre les élites les plus visibles pour réduire les voix amères du passé qui suscitaient tant d’inquiétude dans la population[7] ». Une constitution a tout de même été adoptée en 1978 ; un document rempli de contradictions, sous le regard satisfait du spectre, bien décidé à s’incruster pour semer la confusion. En effet, l’Espagne est certainement la première monarchie parlementaire au système électoral proportionnel constituée comme un État unitaire indivisible, tout en prévoyant accorder le titre de Communautés autonomes aux différentes régions qui voulaient se doter de privilèges sur certaines compétences (telles que la langue). En bref, l’Espagne n’est ni un État vraiment unitaire ni une fédération, mais une monarchie avec le système électoral d’une république, avec une seule langue officielle et quatre langues sous-officielles. C’est une constitution construite sur la peur et qui n’offre de solution déterminante à aucun projet politique. C’est surtout un grave échec de la mémoire qui devint, à partir de la transition, un énorme tabou social, comme en témoigne cet épisode historique :

« […] le gouvernement socialiste alors en fonction présidé par Felipe González avait émis le 18 juillet 1986, date anniversaire du cinquantenaire du soulèvement militaire antirépublicain qui déclencha la guerre civile, un communiqué pour le moins surprenant compte tenu de l’origine idéologique et politique de ses auteurs. « Une guerre civile n’est pas un événement commémorable [sic], même si ce fut un épisode déterminant dans la trajectoire biographique de [celles et] ceux qui l’ont vécue et souffert (…). Le gouvernement, poursuivait ce communiqué, veut honorer et saluer la mémoire de tous ceux qui en tout temps ont contribué par leurs efforts et, pour beaucoup d’entre eux, par leur vie, à la défense de la liberté de la démocratie en Espagne (…). Il évoque également avec respect le souvenir de ceux qui, à partir de positions différentes de celles de l’Espagne démocratique, ont lutté pour une société différente […] » [8]».

Le spectre n’a désormais plus un nom prononçable, il peut veiller pour longtemps sur la péninsule.

L’heure de la hantise

J.P. : Peut-on parler du développement d’un mouvement néofranquiste de nos jours ? Si oui, comment ce mouvement se manifeste-t-il en Espagne ? Au gouvernement, dans les mouvements sociaux, etc. ?

Raul D. Martin : Certaines caractéristiques du franquisme tardif subsistent dans notre système politique, comme la quantité de pouvoir attribuée à certains tribunaux. En ce qui concerne la montée de nouveaux mouvements fascistes, l’Espagne, comme beaucoup d’autres pays européens, ne fait pas exception. Leurs façons d’agir sont parfois étranges. Par exemple, Hogar Social, de Madrid, n’aide que les pauvres d’origine espagnole à se fournir de la nourriture et des vêtements, en accusant en même temps les pauvres de l’étranger. Dans leur message démagogique, les étrangers [et étrangères] sont coupables de la pauvreté espagnole[9].

Quelles traces un mort aussi important en Espagne que Francisco Franco peut-il bien avoir laissé sur sa population quarante ans plus tard? Comment peut-il être encore là dans l’espace politique, alors que celui-ci a tellement changé, que les partis politiques se sont multipliés? Qu’entend-on par un État hanté par son passé? Comment a-t-il donc réussi à enfouir ainsi une partie de son histoire, les yeux fermés?

Il y a d’abord les institutions. En effet, le franquisme a laissé sa marque dans plusieurs institutions dont la source se trouve encore dans la constitution. L’article 2 du Titre préliminaire de celle-ci, notamment, évoque ainsi le souffle du spectre : « La Constitution a pour fondement l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et de des régions qui la composent et la solidarité entre elles[10]. » Cette formulation soumet au sens de la loi la deuxième phrase à la première. La population basque, déjà en 1978, n’en fut pas dupe :

« Les résultats du référendum constitutionnel du 6 décembre 1978 pour les trois provinces de la Communauté autonome basque d’aujourd’hui sont les suivants […] si l’on ajoute la province de Navarre : 37,06% de oui, 11,41% de non, 46,83% d’abstentions. D’où la difficulté actuelle : une majorité de Basques considère que, depuis 1978, les provinces sont gouvernées par un contrat social qui leur fut imposé[11]. »

Et nombreuses et nombreux sont les Catalan·e·s, parmi d’autres, qui regrettent aujourd’hui le large appui de leur population aux termes de cette Constitution. Car elle donnait ainsi un grand pouvoir répressif aux grands tribunaux de Madrid, comme le mentionnait Raul Digon Martin, sur le danger que représentent pour l’unité de l’Espagne les politiques autonomistes régionales.

En plus de l’État unitaire et d’une forme de tribunal politique légitimé, l’esprit de Franco aura par ailleurs laissé le retour de la monarchie en Espagne, qui malgré le parlementarisme rejette de nombreux principes de la IIe République. Le roi représente encore aujourd’hui un symbole fort pour l’unionisme hispanique, dont la parole résonne énormément dans la communauté internationale.

Le spectre hante d’autant plus les débats politiques et les mouvements sociaux afin d’assurer la longévité d’un règne de la peur. En grands témoins de l’échec de la mémoire, les débats dans l’espace public mesurent bien l’influence du franquisme, quand la peur du souvenir devient un argument de poids :

« Ce fut la gauche qui raviva le souvenir du conflit (la guerre civile) et le besoin de le liquider pour en dégager ses responsabilités. La droite opposait à ce souvenir le désir de revanche présumé des vaincus. La peur associée à la guerre civile existait bien avant l’apparition des nouvelles institutions démocratiques fondées sur celles que la guerre avait détruites[12] […]. »

La peur de la guerre. Le fantôme franquiste n’a pas besoin de faire des apparitions régulières, il n’a qu’à se cacher derrière la guerre pour opérer en silence. « Encore aujourd’hui, après les nombreuses années écoulées, la mémoire historique de cette leçon de l’histoire continue d’opérer dans la vie politique », écrivait dans ses mémoires Santiago Carillo, secrétaire général du Parti communiste espagnol pendant la transition[13].

L’esprit se montre de plus en plus bruyant. C’est la montée de l’extrême droite, qui aime bien se manifester tous les 12 octobre. C’est la fête nationale de l’Espagne, qui commémorait la « race hispanique » pendant l’époque franquiste. En 2017, plus de 350 personnes affichant des drapeaux franquistes défilèrent à Barcelone en effectuant des saluts nazis et en brûlant des drapeaux catalans[14]. Certainement, même en petit nombre, ces groupes font parler d’eux dans l’espace public, afin de rappeler chaque année au peuple que le spectre n’a toujours pas été condamné; il est toujours légitime, dans le silence comme dans le vacarme. Raoul Digon Martin dirait que c’est bien à la mode, en Europe, de répéter ce que les fantômes fascistes nous soufflent à l’oreille.

En Catalogne, l’adversaire du spectre, l’esprit qui arriverait à le terrasser, n’est peut-être pas chez les instances étatiques espagnoles, ni à la Generalitat régionale, comme on pourrait le penser. Jonathan Durand-Folco, théoricien du municipalisme, suggère que le peuple catalan retrouve plutôt son pouvoir par la prise de possession des instances municipales, qui se trouve dans l’angle mort de la hantise franquiste :

« Sur quels ressorts repose ce renouveau municipaliste en Espagne ? Comme le souligne Joan Subirats qui a théorisé cette dynamique, il y a eu le « passage d’un processus destituant (de protestations sociales et de dénonciation) à un processus constituant (visant à “occuper les institutions”). À ses yeux, cette nouvelle “occupation” devrait déboucher sur une “extension de la démocratie”. “Ils ne nous représentent pas”, le slogan de 2011, avait vécu : il s’agissait maintenant de fabriquer des instruments pour prendre le pouvoir et changer, de l’intérieur, les institutions usées de l’Espagne post-franquiste[15]. »

Molas, de son côté, pense que « c’est l’absence de projet de société » en Espagne qui a réveillé les vieilles idéologies et « qu’il y a des alternatives telles que Podemos qui essaient au moins de construire quelque chose comme un dénouement et une harmonie sociale ».

Tous ces enjeux se rencontrent et s’entrechoquent dans la situation actuelle de la Catalogne et plusieurs exemples de l’héritage et de l’action du fascisme espagnol sont repérables, malgré la noirceur, dans la suite d’événements de l’automne 2017 catalan.

Que la chasse au fantôme commence!

« Puigdemont a abusé de sa position mais Rajoy s’est comporté en franquiste autoritaire. Trouvons le chemin d’une Espagne davantage fédérale. »

– Elio Di Rupo, président du Parti Socialiste belge[16]

Conséquemment, les événements qui se sont déroulés à l’automne 2017 en Catalogne[17] ont certainement fait tomber le masque de notre spectre néofranquiste. La répression politique et juridique qu’ont subie, et que subissent toujours, les indépendantistes témoigne de plusieurs faits bien importants :

1) La peur de l’instabilité sociale de l’Espagne est encore très vive. En effet, la confiance du gouvernement de Mariano Rajoy en la stabilité de son état est tellement fragile qu’il n’a jamais songé à simplement gagner la campagne référendaire comme le Canada au Québec ou l’Angleterre en Écosse. Sa vice-présidente, Soraya Saenz de Santamaria, a eu beau se vanter d’avoir « décapité » le mouvement de libération de la Catalogne[18], la gestion de la situation par Madrid reste celle d’un État inquiet.


2) La violence utilisée par la police le jour du vote évoque non seulement l’insécurité, mais également une culture politique construite directement par l’habitude de la violence. La guerre civile, la dictature de Franco, les attentats du groupe basque Euskadi Ta Askatasuna (ETA)… Toute nouvelle menace à l’intégrité de la constitution, donc à l’État d’Espagne, incite donc automatiquement une répression violente.


3) Dans les événements qui sont survenus, le roi, le gouvernement central et les tribunaux (les trois garants de l’héritage de Franco) sont tous intervenus de manière commune, en équipe, pour empêcher de donner la moindre légitimité au processus de consultation de la Generalitat catalane.

L’héritage de Francisco Franco réside également dans le pouvoir et l’influence qu’il a légués à sa famille. Aujourd’hui, sa famille possède un titre de noblesse, entre 500 et 600 millions d’Euros en valeurs financières et même une fondation, qui travaille à assurer la pérennité de l’influence morale du général.

Le spectre guette toujours et son poids pèse encore lourd sur les mouvements sociaux contemporains, qui peinent à faire voir au monde sa présence invisible. Mais au moins les peuples de Catalogne, de Pays basque, de Galice, et de toute l’Espagne par le fait même, peuvent désormais le regarder en pleine face. Son pouvoir réside dans la confusion contradictoire qu’il jette sur une constitution qui ne concède ni n’assume rien. L’Espagne semble condamnée à rester un État irréconciliable, toute époque confondue, autrement que par son imposition. La crise actuelle en Catalogne est, assurément, une preuve que le fascisme espagnol est encore en vie, qu’il est devenu une culture politique de l’Espagne et que les choix qui sont devant le pays européen – persister dans la répression ou envisager une réelle autodétermination des peuples – seront probablement déterminants pour l’avenir constitutif de l’Europe entière.

CRÉDIT PHOTO: Revista Monsacro/Flickr

[1] Extrait d’entrevue, 4 septembre 2017, traduction libre,

[2] Hérodote de Pérez est cité dans Barbara Loyer, 2006, Géopolitique de l’Espagne, Armand-Colin, Paris, p. 19.

[3] Les « Carlistes » renvoient à un mouvement politique monarchiste datant de 1830. Le carlisme est un courant traditionaliste, rattaché la religion catholique et au maintien des fors (fueros), des tribunaux religieux. En ce qui concerne les « Phalangistes », de la Phalange espagnole, leur nom provient des formations militaires de la Grèce antique. L’organisation a été fondée en 1933 et s’inspire du fascisme italien.

[4] Jean-Louis Guerena, 2001, « L’État espagnol et la « question nationale ». De l’État libéral à l’État des autonomies », dans Jean-Louis Guerena (dir.), Les nationalismes dans l’Espagne contemporaine. Idéologies, mouvements, symboles, Éditions du Temps, Paris, p.35.

[5] Extrait d’entrevue, 11 septembre 2017, traduction libre.

[6] Julio Arostegui, 2002, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtième siècle, revue d’histoire, no.74, p.33. doi.org/10.3917/ving.074.0031

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 32.

[9] Extrait d’entrevue, 4 septembre 2017, traduction libre.

[10] Extrait du Boletin Oficial del Estado, journal officiel du parlement d’Espagne, 1978.

[11] Denis Laborde, 2004, « « Appartient-il à la justice de devancer l’histoire?  » Sur quelques procès de militants basques à Paris », dans Denis Laborde (dir.), Six études sur la société basque, Éditions L’Harmattan, coll. « Anthropologie du monde occidental », Paris, pp.235-304.

[12] Julio Arostegui, 2002, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtième siècle, revue d’histoire, no.74, p.35. doi.org/10.3917/ving.074.0031

[13] Ibid. p. 40.

[14] ARA.cat, 2017, dossier « La veu del poble. Dos mesos de moblitzacions constants. Del 20 de setembre al 16 de novembre », ARA.cat, Barcelone, p.16. Disponible gratuitement sur demande sur ARA.cat.

[15] Jonathan Durand-Folco, 2017, Traité de municipalisme, Écosociété, Montréal, pp.120-121

[16] ARA Barcelona, 5 novembre 2017, « El vice primer ministre de Bèlgica i el president dels socialistes belgues, contra Rajoy », ARA.cat, Barcelone. www.ara.cat/politica/lInterior-Belgica-president-socialistes-Rajoy_0_190…

[17] Depuis 2011, une série de négociations constitutionnelles échouées pour donner plus de pouvoir au parlement catalan – qui sont notamment décrites dans Le petit triomphe de la mémoire catalane, par Patrak, le 15 janvier 2015 – ont conduit à de réelles démarches d’autodétermination par la Generalitat de Catalogne. Ces démarches de consultation populaire ont été proscrites depuis le début par Madrid, qui a finalement fait intervenir la police lors du référendum du 1er octobre 2017, résultant en une série d’arrestations politiques. Voir le dossier d’ARA sur les événements de cette période politique mouvementée. Jean Patrak, 15 janvier 2015, « Le petit triomphe de la mémoire catalane », Revue L’Esprit libre, Montréal. revuelespritlibre.org/le-petit-triomphe-de-la-memoire-catalane

[18] Isabelle Piquer, 22 décembre 2017, « Le triple échec de Mariano Rajoy en Catalogne », Le Monde, Paris.
www.lemonde.fr/europe/article/2017/12/22/le-triple-echec-de-mariano-rajo…

Présidentielle russe 2018 : La légitimité incontestée de Vladimir V. Poutine

Présidentielle russe 2018 : La légitimité incontestée de Vladimir V. Poutine

Par Ariane Duchesneau

Sans surprise, les Russes ont réitéré le 18 mars dernier leur confiance à Vladimir Vladimirovitch Poutine pour un quatrième mandat. Depuis 2000, Poutine dirige le pays avec un fort appui. À la fin de ce nouveau mandat, il aura 70 ans et comptera près de 25 ans au pouvoir. Seul Joseph Staline a dépassé ce record de longévité. Lors de la dernière élection, l’homme fort du Kremlin a prouvé encore une fois qu’il jouissait d’une forte popularité, récoltant 76,6 % des voix alors que le taux de participation était de 67,47 % selon BBC News[i]. Malgré l’appel au boycott de l’élection par Alexei Navalny, considéré par les médias occidentaux comme l’opposant le plus sérieux mais écarté de la course par le Kremlin, le taux de participation a été supérieur à l’élection de 2012. Il faut dire que le Kremlin n’a pas manqué d’imagination pour attirer la population aux urnes. Selon Radio-Canada, des analyses oncologiques et des tests de sang étaient offerts dans certains bureaux de votes et dans d’autres, de la nourriture et des billets de concerts étaient distribués[ii]. Pour comprendre le résultat de cette élection, il est essentiel de jeter un regard objectif sur le discours tenu par les médias, sur les raisons du succès de Vladimir Poutine et sur les stratégies employées pour asseoir son pouvoir. Regard sur l’élection présidentielle russe de 2018.

Ce qu’en disent les médias russes

D’entrée de jeu, il serait inexact d’affirmer que tous les médias russes sont totalement contrôlés par l’État. Comme l’a expliqué Monsieur Yakov Rabkin, professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal et spécialiste de l’histoire de la Russie, lors d’un entretien, la situation des médias en Russie aujourd’hui est très différente de celle au temps de l’URSS[iii]. Il existe encore des médias indépendants où l’on peut trouver des critiques de droite et de gauche, quoiqu’ils ne soient pas très nombreux. Par exemple, le bihebdomadaire Novaya Gazeta, reconnu pour être un média indépendant, a donné beaucoup de visibilité aux candidat·e·s de l’opposition, en particulier à Ksenia Sobtchak et à Alexei Navalny. La radio Echo Moskvy est aussi un média qui tente d’exposer différents points de vue, et bien qu’elle appartienne à Gazprom à 65 %, elle est considérée comme indépendante. Sur son site internet, Echo Moskvy laisse de la place aux opinions, parfois dissidentes, de ses collaborateurs et collaboratrices. On retrouve aussi une foule d’informations sur les candidat·e·s de l’opposition et aussi sur la possible corruption des résultats électoraux. Dans un article paru le 23 mars 2018, on rapporte qu’un des membres de la Commission électorale centrale (CEC), Yevgeny Kolyushin, aurait dit que les médias ont porté plus d’attention à Vladimir Poutine qu’aux autres candidats, ce qui représenterait une violation[iv]. Ces médias sont très accessibles, on peut les lire ou les écouter sur Internet.

Vedomosti, un journal imprimé, est aussi considéré comme libre mais d’orientation fortement conservatrice[v]. Sur son site, en date du 19 mars 2018, on peut lire dans les titres « L’OSCE a noté une concurrence insuffisante lors de la présidentielle en Russie[vi] ». On rapporte dans cet article les conclusions émises par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). L’OSCE a reconnu que les élections russes se sont déroulées efficacement mais que les restrictions des libertés fondamentales ont conduit à une concurrence insuffisante

Chez Ria Novosti, la plus grande agence de presse publique de Russie, la majorité des articles considèrent positivement le déroulement des élections. Bien qu’on note que les résultats de plusieurs bureaux de vote ont été annulés (la raison n’est pas précisée)[vii], la CEC parle d’un petit nombre de violations et affirme qu’elle n’a reçu aucune plainte au sujet des candidat·e·s ou de leurs représentant·e·s. On soutient que les observateurs et observatrices de l’international dépêché·e·s sur le terrain sont satisfait·e·s de l’élection : « Les observateurs [et observatrices] présent[·e·]s le jour du scrutin dans différentes régions de Russie ont noté la bonne organisation de la campagne électorale dans le pays et ont beaucoup apprécié la transparence de la procédure de vote » (traduction libre)[viii]. Ria Novosti est accessible par internet seulement. En 2013, l’ancienne agence de presse Ria Novosti a été liquidée par le président Poutine pour être remplacée par Rossiya Segodnia (mais opère toujours sous le nom de Ria Novosti), pour soi-disant mieux contrôler l’image russe à l’étranger[ix]. Selon Elena Chebankova, un des problèmes avec la presse libre en Russie est son accessibilité. Seul les gens qui sont dans les grands centres peuvent se procurer ces journaux et leur tirage est limité. On retrouve sur les sites internet des journaux mentionnés plus haut des blogues où les gens peuvent exprimer leurs opinions et en discuter entre eux. Ces débats sont malheureusement limités à celles et ceux qui ont accès à Internet. De plus, elle ajoute que les journalistes qui travaillent pour des médias indépendants s’autocensurent pour éviter les ennuis[x].

Il faut tout de même souligner que tou·te·s s’entendent pour dire qu’il s’agit d’une victoire historique pour le président sortant, avec plus de 70 % d’appui et un taux de participation record. Même à Moscou, Poutine a réussi à faire des gains par rapport à l’élection de 2012. Traditionnellement, le président fait moins bien dans la capitale que dans l’ensemble de la Russie, et son principal adversaire, Pavel Groudinine, fait un peu mieux[xi].

De véritables options politiques?

Mais quels choix s’offraient aux Russes lors de cette présidentielle? Au total, sept candidat·e·s ont fait face à Vladimir Poutine. Cependant, aucun·e ne représentait une véritable alternative. En fait, si on analyse les programmes électoraux des candidat·e·s de l’opposition, on constate rapidement qu’aucun·e ne propose un programme réaliste à l’exception de Pavel Groudinine, représentant du Parti communiste de la fédération de Russie (KPRF).

Pavel Groudinine est un ingénieur mécanique milliardaire de 57 ans et actionnaire majoritaire d’une exploitation agricole en banlieue de Moscou, ancienne ferme d’État aujourd’hui privatisée (sovkhoze, en russe). Son parti, le KPRF, dénonce haut et fort le capitalisme et propose un socialisme renouvelé, version XXIe siècle. Selon le parti, la Russie actuelle est en pleine rupture avec son histoire et le capitalisme est une véritable catastrophe qui conduira à la mort de la civilisation russe. Fidèle aux idées de gauche, le parti propose une augmentation substantielle de la taille de l’État par la nationalisation des ressources naturelles et des secteurs stratégiques de l’économie (sans préciser lesquels). Plusieurs mesures sociales devraient être mises en place pour améliorer les conditions de vie des familles, telles que la création d’un réseau de garderies publiques et l’accès gratuit à un logement pour les jeunes familles. Pour ce qui est de la politique étrangère, le KPRF pense qu’il est primordial d’assurer l’intégrité territoriale de la Russie et de protéger les ressortissant·e·s russes à l’étranger[xii].

Bien entendu, les mesures sociales séduisent une petite partie de l’électorat russe, surtout les travailleur·euse·s agé·e·s ou d’âge moyen provenant de milieux ruraux et les retraité·e·s[xiii], mais les candidat·e·s du KPRF n’arrivent pas améliorer leurs résultats électoraux. Lors de la dernière présidentielle en 2012, Guennadi Ziouganov, candidat du parti, a obtenu 17 % des votes. Cette année, Groudinine a obtenu environ 12 % des voix. Le professeur Rabkin formule une hypothèse intéressante pour expliquer pourquoi le parti ne gagne pas en popularité. Selon lui, une partie de l’explication réside dans la discréditation du communisme en Russie. Depuis la fin des années 80, il y a une propagande extrêmement forte contre tout ce qui est communiste, socialiste et soviétique. Il est vrai qu’il existe une certaine nostalgie de l’époque soviétique depuis quelques années en Russie, mais elle ne se traduit pas en termes électoraux, mais plutôt par l’ouverture de commerces avec des noms inspirés par l’époque soviétique, tels que la banque « Sovetsky bank », qui signifie littéralement « banque soviétique »[xiv].

Vladimir Jirinovski, représentant du Parti libéral-démocrate de Russie (LPDR), a récolté près de 6 % des votes. Habituellement, son électorat est surtout composé d’hommes à faible revenu des milieux ruraux et des petites villes. C’est un parti d’extrême droite et ultranationaliste, dont le programme propose le retour aux frontières de l’URSS par référendum. Jirinovski est convaincu que toutes les ex-républiques reviendront joyeusement dans le giron russe. Retour aux symboles de l’État impérial, peindre le Kremlin en blanc, remplacer les étoiles au sommet des tours du Kremlin par des aigles[xv], le LPDR souhaite l’émergence d’une identité russe rattachée à la Russie impériale. Le parti a aussi quelques propositions pour améliorer la qualité de vie, comme fixer un salaire minimum de 20 000 roubles par mois[xvi] (environ 452 $).

Ksenia Sobchak était la seule femme en lice. Fille d’Anatoli Sobchak, maire de Saint-Pétersbourg et mentor politique de Vladimir Poutine, elle a été accusée par ses opposants d’être trop proche du président russe[xvii]. Sobchak défend des positions libérales et pro-occidentales telles que la séparation des pouvoirs, la démocratie parlementaire et un système judiciaire indépendant[xviii]. Elle est une vedette de télé-réalité et auteure de deux livres, « Comment épouser un oligarque » et « Stylish things ». Elle a obtenu moins de 2 % du vote et sa candidature n’a pas été prise très au sérieux.

Les quatre autres participants, Sergueï Babourine, Maxim Souraïkine, Boris Titov et Gregori Iavlinski, ont tous reçu moins de 2 % des votes.

Héritage soviétique et opinion publique

Vladimir Poutine est une véritable figure d’exception, comparativement à ses prédécesseurs. Non seulement il attiendra un record de longévité au pouvoir à la fin de son prochain mandat, mais il est devenu de plus en plus populaire au fil du temps. Alexander Lukin, dans un article paru en 2009, explique que la popularité du président découle de ses politiques qui collent à l’idéal politique de la population que plusieurs sondages de l’opinion publique ont confirmé. En 2007, un sondage tenu par le New Russian Barometer révélait les caractéristiques sociétales les plus importantes pour les Russes : des rues sécuritaires, l’amélioration du niveau de vie, l’absence d’inflation et la possibilité de trouver un emploi[xix]. Après le démantèlement de l’URSS, le règne d’Eltsine, de 1992 à 1999, fut une période très éprouvante d’un point de vue socio-économique pour l’ensemble du pays. Le professeur Rabkin l’a souligné : « Avec Eltsine, il y a eu une paupérisation massive et précipitée de la grande majorité de la population; les gens survivaient à peine. Eltsine, vraiment, ne se souciait pas beaucoup du sort du commun des mortels[xx]. » Effectivement, les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors que l’espérance de vie au Canada en 1995 était de 78 ans[xxi], elle n’était que de 65 ans en Russie. Contrairement à la tendance globale où l’espérance de vie augmente d’année en année, elle a régressé en Russie, passant de 70 ans à 65 ans entre 1988 et 1994[xxii]. Que ce soit en raison de ses politiques ou par un concours de circonstances, la vie des Russes s’est grandement améliorée depuis l’arrivée de Poutine. Le pays jouit d’une plus grande stabilité et il est aussi plus prospère. Selon les statistiques de l’ONU, le PIB a presque doublé depuis 2005, le taux de chômage est passé de 7,1 % à 5,8 % et le taux de mortalité infantile a diminué de moitié[xxiii]. Ainsi, l’approbation populaire pour les politiques instaurées par Poutine est beaucoup plus forte que pour ses prédécesseurs[xxiv].

Outre l’amélioration des conditions de vie, le système politique lui-même a subi une transformation. Sous Eltsine, l’État et ses institutions se sont fragmentés, ce qui a conduit à la capture de l’État (state capture) par des groupes d’intérêts économiques, plus précisément, par les oligarques russes. Poutine a partiellement restauré la capacité de l’État dès les années 2000 en plaçant les oligarques en position de subordination : elles et ils ont ainsi perdu leur pouvoir politique tout en conservant leur pouvoir économique. Deux réformes majeures ont été implantées par le régime pour assurer la stabilité et la pérennité du pouvoir. Premièrement, le Kremlin a mis la main sur les « machines politiques » contrôlées par les gouverneur·e·s locaux·ales. En 2004, le président s’est accordé le droit de nommer lui-même les gouverneur·e·s, plutôt que de les faire élire au suffrage universel. La Russie couvre un immense territoire, découpé en républiques, oblasts, kraïs et districts autonomes. Il s’est donc assuré de minimiser les risques d’opposition politique en cooptant les élu·e·s à travers le pays. Deuxièmement, le système de partis a été réformé en un système hautement hiérarchisé sous la domination de Russie Unie, le parti de Poutine[xxv]. Ces mécanismes instaurés à l’aide de réformes institutionnelles sont complexes et requéraient à eux seuls un article complet.

Aujourd’hui, le régime russe est défini par plusieurs spécialistes comme un « autoritarisme électoral ». À l’instar des démocraties occidentales, les institutions électorales y sont importantes : elles permettent la participation de divers partis et candidat·e·s. Comme mentionné dans la presse russe, les élections sont généralement transparentes et efficaces, malgré de petites irrégularités. Les régimes autoritaires classiques, pour leur part, tiennent aussi des élections, mais dites « sans choix ». C’est la logique du parti unique, ce qui n’est pas le cas en Russie. Ce qui différencie réellement la Russie des démocraties occidentales, ce n’est pas ses institutions électorales, mais plutôt les « règles du jeu » qui ne sont pas les mêmes pour tou·te·s. Difficulté à s’enregistrer comme candidat·e officiel·le, accès inégal aux ressources, utilisation de l’appareil étatique pour maximiser les votes en faveur du parti dominant, plusieurs moyens sont utilisés pour décourager l’opposition politique. Le cas d’Alexei Navalny a bien démontré ce stratagème. Grand dénonciateur de la corruption en Russie, Navalny a vu sa candidature refusée par la CEC, en raison d’une condamnation passée. En 2009, Navalny a été accusé d’avoir détourné 400 000 euros au détriment de la compagnie d’exploitation forestière Kirovles, alors qu’il occupait le poste de conseiller du gouverneur de la région de Kirov. L’affaire s’est conclue en 2013 par une condamnation à cinq ans de prison, mais quelques mois après le jugement, Navalny a pu échapper à la prison avec conditions (peine avec sursis). Trois ans plus tard, la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg a déclaré que les droits de l’accusé avaient été bafoués dans cette affaire, la Cour suprême russe a annulé la condamnation et ouvert un nouveau procès qui a commencé en septembre 2016. Curieusement, le deuxième procès s’est achevé le 8 février 2017, et Navalny a finalement été condamné à cinq ans de prison et a payé une amende de 500 000 roubles (11 215 $), alors qu’il avait déjà annoncé sa candidature à l’élection de 2018[xxvi].

 Ainsi, les élections n’ont plus comme fonction de choisir un·e dirigeant·e, mais plutôt de légitimer le pouvoir du président en place. Navalny a tenté d’inciter le boycott de l’élection, mais le haut taux de participation prouve que son appel n’a pas porté fruit. L’élection de 2018 ne laisse guère envisager une transformation du régime en Russie. D’ici 2024, il y a fort à parier que Vladimir Poutine choisira lui-même son ou sa successeur·e, puisqu’il sera alors âgé de 70 ans.

[i]               BBC News, « Russia’s Putin Wins by Big Margin », BBC News, 19 mars 2018, sect. Europe, http://www.bbc.com/news/world-europe-43452449.

[ii]              Radio-Canada, « Vladimir Poutine réélu pour un quatrième mandat », Radio-Canada.ca, consulté le 30 mars 2018, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1089956/russie-election-presidentie….

[iii]              Entrevue réalisée avec Yakov Rabkin , 12 mars 2018.

[iv]             Эхо Москве, « Центризбирком утвердил итоги выборов президента России », Эхо Москвы, 2018, https://echo.msk.ru/news/2171244-echo.html.

[v]              Elena A. Chebankova, Civil society in Putin’s Russia, BASEES/Routledge series on Russian and East European Studies 87 (London ; New York: Routledge, 2013), p.60.

[vi]             Ведомости, « ОБСЕ отметила недостаточную конкуренцию на выборах президента России », 19 mars 2018, https://www.vedomosti.ru/politics/news/2018/03/19/754206-obse-otmetila.

[vii]            РИА Новости, « Результаты выборов президента России отменили на 14 участках – РИА Новости, 21.03.2018 », 21 mars 2018, https://ria.ru/election2018_news/20180321/1516948655.html.

[viii]           РИА Новости, « Международные наблюдатели похвалили организацию выборов, заявили в ЦИК », РИА Новости, 22 mars 2018, https://ria.ru/election2018_news/20180322/1516993301.html.

[ix]             Le Figaro, « Poutine renforce son contrôle sur les médias », septembre 2013, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2013/12/09/97001-20131209FILWWW00428-p….

[x]              Elena A. Chebankova, Op. cit. , p.60.

[xi]             Sofia Sardjveladze, « Путин получил менее 70% в 50 московских районах », РБК, 19 mars 2018, https://www.rbc.ru/politics/19/03/2018/5aafc8fa9a79475684c8efbf.

[xii]            Коммунистическая Партия Российской Федераци, « Программа партии », 2017, https://kprf.ru/party/program.

[xiii]           BBC News, « How Russia’s Political Parties Line Up », BBC News, 6 mars 2012, sect. Europe, http://www.bbc.com/news/world-europe-15939801.

[xiv]            Entrevue réalisée avec Yakov Rabkin.

[xv]            Либерально-демократическая партия России, « Благополучие для всех — Официальный сайт ЛДПР, информационное агентство ЛДПР, новости ЛДПР », 15 août 2017, https://ldpr.ru/party/offer_ldpr/LDPR_Program_Proposals_2017/Wellbeing_f….

[xvi]           Либерально-демократическая партия России, « Экономика — Официальный сайт ЛДПР, информационное агентство ЛДПР, новости ЛДПР », 1er février 2016, https://ldpr.ru/party/offer_ldpr/economy/.

[xvii]          Claire Tervé, « Élection présidentielle en Russie : les 7 candidats fantoches face à Poutine », Huffingtonpost, 18 mars 2018, https://www.huffingtonpost.fr/2018/03/17/election-presidentielle-en-russ….

[xviii]         « Предвыборная платформа Ксении Собчак », consulté le 18 mars 2018, https://sobchakprotivvseh.ru/steps123.

[xix]           Alexander Lukin, « Russia’s new authoritarism and the post-soviet political ideal », Post-Soviet Affairs 25, no 1 (2009): p.78.

[xx]            Entrevue réalisée avec Yakov Rabkin.

[xxi]           Statistique Canada Gouvernement du Canada, « L’espérance de vie des Canadiens de 1920-1922 à 2009-2011 », 15 octobre 2016, http://www.statcan.gc.ca/pub/11-630-x/11-630-x2016002-fra.htm.

[xxii]          Université de Sherbrooke, « Russie – Espérance de vie à la naissance (année) | Statistiques », 2016, http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/RUS/fr/SP.DYN.LE00.IN.html.

[xxiii]         United Nations, « Russian Federation », UN data, 2018, http://data.un.org/en/iso/ru.html.

[xxiv]         Alexander Lukin, Op. cit. , p.78.

[xxv]          Vladimir Gel’man, « The rise and decline of electoral authoritarianism in Russia », Demokratizatsiya 22, no 4 (Automne 2014): p.508.

[xxvi]         Le Courrier de Russie, « Alexeï Navalny condamné “sans surprise” à cinq ans de prison avec sursis », 9 février 2018, https://www.lecourrierderussie.com/opinions/2017/02/alexei-navalny-conda….

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