par Rédaction | Jan 12, 2020 | Analyses, International
Par Gabriel Beauchemin
Cet article a été publié dans le recueil Angles morts internationaux de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en ligne ou dans plusieurs librairies indépendantes.
La table est mise. Santé Canada dévoilait en 2019 son nouveau Guide alimentaire canadien. L’édition précédente, une révision de 2007 qui reprend les grandes lignes du guide alimentaire de 1992, vieillissait dangereusement et au sein même des cuisines de Santé Canada, on sentait qu’il ne prenait plus du tout le pli des nouvelles découvertes scientifiques. Les nutritionnistes et diététistes sont maintenant sur le qui-vive, aux aguets face à cette nouvelle bible alimentaire. Les ronds sont bien chauds, l’huile à vif et quelques mois seulement séparent la population canadienne de leur place assise autour de ce grand banquet de nouvelles recommandations. Hasan Hutchinson, directeur général du Bureau de la politique et de la promotion de la nutrition de Santé Canada, également responsable du nouveau guide alimentaire, insistait en novembre 2017, à travers une entrevue accordée au journal La Presse, sur l’importance d’éviter les contacts entre Santé Canada et l’industrie agroalimentaire : « Tant que nous n’aurons pas terminé les politiques du Guide alimentaire, nous ne devons pas avoir de contacts avec l’industrie. […] Nous devons contrôler ce qui est surtout une apparence de conflits d’intérêts. Il y aurait conflits d’intérêts si l’industrie était impliquée dans l’élaboration des recommandations. Des recherches le démontrent clairement, donc il faut l’éviter1 ». L’avertissement de M. Hutchinson se révèle ici éloquent à plusieurs égards. Il éclaire non seulement le fait que ces relations troubles ont existé à maintes reprises, mais également que l’industrie y a déjà eu une influence déterminante. Le défi que rencontrent dès lors les architectes de Santé Canada consiste simplement à préserver leurs dessins de ces influences plusieurs fois répertoriées.
Tel que mentionné sur le site web de l’institution fédérale, Santé Canada a pour fonction de conseiller la population canadienne sur ce dont elle devrait se nourrir pour maintenir et améliorer sa santé. Le terme Guide renvoie d’ailleurs à cette immense responsabilité. À travers les nombreuses publications, études et rapports publiés par le monde de la nutrition, un guide alimentairea comme devoir de fixer une mesure, de distinguer les avancés scientifiques importantes du bruit ambiant et d’en faire des recommandations au meilleur de ses capacités. La nutrition étant une science qui évolue rapidement, il est fort probable que dans une vingtaine d’années, le Guide alimentaire canadien de 2019 comportera des lacunes et des imprécisions importantes. Il sera toujours temps d’ailleurs de le réviser. Depuis 1942, le Guide a connu huit refontes ou révisions d’envergure. Ainsi, la responsabilité de Santé Canada ne doit non pas s’orienter vers la justesse absolue des recommandations formulées, mais bien en fonction de la démarche mise en œuvre, de sorte que le résultat obtenu soit le plus conforme aux vérités et constats d’aujourd’hui.
Si M. Hutchinson se faisait aussi ferme dans sa volonté d’exclure toutes traces de l’industrie agroalimentaire au sein des discussions entourant le nouveau Guide, ce n’est pas simplement par excès de prudence. Cette ingérence de la part de l’industrie au sein des politiques alimentaires nationales a eu un impact significatif à de nombreuses reprises et ce, tout autant à l’extérieur des frontières canadiennes qu’à travers ses guides passés. Les cas de la France et des États-Unis en constituent des preuves flagrantes. Il ne suffit que d’un regard pointu et attentif pour constater l’influence déterminante que ces grands lobbys alimentaires représentent encore aujourd’hui à travers le monde. Un regard qui, par contrecoup, éclaire d’une lumière franche les risques qui guettent toujours le prochain guide alimentaire canadien.
Le lobby américain
La dernière édition du guide alimentaire américain, 2015 – 2020 Dietary Guidelines for Americans, remonte à décembre 2015. Aux États-Unis, les politiques alimentaires se renouvellent tous les cinq ans, ce qui permet du même coup une intégration plus rapide des différentes découvertes scientifiques en matière de nutrition. Si certain·e·s nutritionnistes l’accueillirent chaleureusement, tout autant du côté canadien que du côté américain, plusieurs acteurs et actrices du milieu demeurèrent bien critiques du silence retentissant dont ce nouveau guide fait preuve à l’égard de la viande rouge et des boissons sucrées.
Quelques mois avant sa parution, un comité indépendant d’expert·e·s, le Dietary Guidelines Advisory Committee (DGAC), chargé de conseiller le Département américain d’agriculture (United States Department of Agriculture (USDA)), formulait plusieurs recommandations à l’aube de la parution du nouveau guide alimentaire américain. Par contre, certaines d’entre elles, et parmi les plus éloignées des intérêts des grandes industries alimentaires, ont tout simplement été écartées du document final. La recommandation visant à promouvoir davantage la consommation d’aliments d’origine végétale faisait notamment partie du lot. Walter Willett, professeur à l’École de santé publique de l’Université Harvard, critique sévèrement ce choix de la part de l’USDA, en totale contradiction avec les dernières découvertes scientifiques : « En fait, les directives nutritionnelles recommandent la consommation de viande rouge lorsqu’elle est maigre, ce qui ne concorde pas du tout avec les dernières découvertes scientifiques. Des preuves solides établissent que la consommation de viande rouge (en particulier la viande transformée) peut accroître le risque de diabète, de crise cardiaque, d’accident vasculaire cérébral et de certains cancers, sans qu’il soit démontré que ce risque soit simplement attribuable à la teneur en matières grasses [traduction libre]2. » Jumelé au même mutisme à l’égard des boissons gazeuses, c’est un immense pan de l’industrie agroalimentaire qui peut crier victoire pour les cinq années à venir : « Il s’agit d’une défaite pour la population américaine et d’une victoire pour l’industrie du bœuf et des boissons gazeuses. Le problème n’est pas simplement que le public se retrouve induit en erreur ou qu’il ait accès à des informations censurées, mais bien que ces recommandations en viennent à se retrouver au centre de plusieurs programmes nutritionnels, comme les repas offerts dans les cantines scolaires, les régimes alimentaires pour les femmes enceintes et les programmes pour les Américain·e·s à faible revenu [traduction libre]3. »
Par ailleurs, si l’industrie agroalimentaire n’a pas beaucoup de mal à faire triompher ses intérêts au sein des politiques alimentaires nationales, ses capacités d’influence sur l’opinion publique et ses ressources financières quasi illimitées peuvent également se transformer en armes bien efficaces. C’est notamment le constat que dresse avec précision l’auteure et professeure au Département de nutrition de l’Université de New York Marion Nestle à travers son livre Food Politics : How the food industry influences nutrition and health. Pour ne nommer qu’un seul exemple, la ville de New York, avec en tête son maire de l’époque Michael Bloomberg, a voulu en mai 2012 limiter les formats de boissons gazeuses et autres boissons sucrées à un maximum de 473 ml (seize onces) dans tous les restaurants et cinémas. Plusieurs études démontraient depuis longtemps l’impact négatif que ce genre de boissons pouvait avoir sur la santé, notamment dans une ville où plus de la moitié de la population avait un problème d’obésité. L’initiative faisait donc partie d’un ensemble de mesures visant à améliorer la santé publique sur le plan municipal. Par contre, si un format de 473 ml peut apparaître tout à fait raisonnable, représentant deux portions standard pour un total de 50 grammes de sucre, une grogne sans précédent de la part de l’industrie agroalimentaire s’ensuivit, que ce soit à travers les différents journaux de la ville ou par la mise en place d’une campagne en bonne et due forme visant à décrédibiliser l’initiative du maire. Une publicité de Coca-Cola à l’intérieur du New York Times en représente un exemple éloquent par la manière avec laquelle la multinationale réussit à détourner la question du sucre et de l’apport en calories vers la prise en charge de sa situation personnelle. Tout est ainsi ramené à une question de choix individuels : « Tout dans la modération. Sauf le plaisir, essayez d’en avoir le plus possible. Notre pays fait face à un problème d’obésité et nous tentons de faire partie de la solution. Par la promotion d’un régime alimentaire équilibré et d’un mode de vie actif, nous pouvons faire une réelle différence [traduction libre]4. »
À travers l’ensemble de la ville, c’est toute une campagne visant à empêcher la mise en place de ce plafond sur les boissons gazeuses qui fut lancée. Comme l’explique avec justesse Marion Nestle, la campagne fut menée de main de maître et généreusement financée : « Elle invoquait constamment l’idée d’un État paternaliste, d’une intrusion au sein de nos choix individuels et d’un manque de patriotisme. En tant que citoyenne new-yorkaise, j’ai personnellement vu à mon marché local des groupes de gens qui ramassaient des signatures pour une pétition visant à défaire l’initiative du maire [traduction libre]5. » Au terme de cette lutte, la question prit le chemin des tribunaux et la Cour d’appel de l’État de New York soutint dans un jugement rendu le 26 juin 2014 que la ville de New York, en voulant statuer sur un format maximal entourant la vente des boissons gazeuses, avait dépassé les limites de son autorité, consacrant du même coup la victoire de la grande industrie.
Le lobby français
De façon parallèle à la conception d’un guide alimentaire, un enjeu bien particulier permit de rendre visible le poids de l’industrie agroalimentaire en territoire français. Depuis quelques années, la communauté scientifique, soutenue par une large fraction de la société civile, tente de mettre en place un étiquetage, également appelé le Nutri-Score, sur les produits en supermarchés de sorte à pouvoir déterminer facilement, par le biais d’un jeu de couleurs, la qualité d’un produit. Ainsi, ce nouveau code aurait comme objectif de diriger les consommateurs et consommatrices vers des choix alimentaires plus sains. Si ce nouvel étiquetage, depuis avril 2017, est maintenant visible dans certaines épiceries françaises et qu’en ce sens cette nouvelle mesure peut représenter un gain important vis-à-vis des multinationales qui n’en voulaient pas, cette victoire doit être relativisée.
D’abord, comme le soulignait le journal Franceinfo en mars 2017, l’industrie agroalimentaire n’aura en aucun cas l’obligation d’accoler cette étiquette sur ses produits. L’exercice deviendra ainsi facultatif, brisant alors l’uniformité qui aurait permis de classer l’ensemble des produits les uns par rapport aux autres. Ensuite, plusieurs entreprises réfléchissent déjà à un nouveau genre de code, faisant en sorte que l’uniformité recherchée du départ se retrouvera largement fragmentée. Six multinationales (Coca-Cola, Mars, Mondelez, Nestlé, Pepsi et Unilever) ont annoncé qu’elles allaient lancer leur propre étiquette: « Dans leur communiqué6, les industriel[·le·]s assurent travailler sur des indicateurs beaucoup plus vastes. Ils ne seront pas basés sur des milligrammes ou des millilitres de produit, mais sur des portions7. » Enfin, cette mesure, annoncée en grande pompe par la ministre de la santé, se révélerait, selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire et alimentaire, nettement insuffisante pour faire face aux enjeux de santé publique que « constituent surpoids et obésité, désordres métaboliques, maladies cardio-vasculaires et certains cancers8».
Le lobby canadien
Alors que le nouveau Guide alimentaire canadien était en cours de production, Santé Canada a ouvertement indiqué qu’il éviterait toute ingérence de la part du lobby agroalimentaire. Néanmoins, un léger survol des critiques qui ont été adressées par le passé au Guide précédent permet d’éclairer quelque peu la lourde histoire dans laquelle il s’inscrit. D’abord, Yoni Freedhoff, directeur médical du Bariatric Medical Institute de l’Université d’Ottawa, le décrivait en avril 2015, dans un article du Globe and Mail, comme étant bien simplement « brisé », influencé de façon trop importante par l’industrie sans que la science ne soit venue y jouer son rôle de mesure9. La manière même avec laquelle le Guide s’est conçu témoigne des liens étroits qu’il a entretenus avec cette industrie : « Prenez, par exemple, les douze membres du Food Guide Advisory Committee qui ont joué un rôle central dans la mise en forme du guide que les Canadien·ne·s utilisent encore [en avril 2018]. 25 pour cent d’entre eux étaient employé·e·s au même moment par des entreprises dont les intérêts premiers seraient directement affectés par les recommandations du Guide [traduction libre]10. » Cette ingérence devient ainsi visible au sein même des recommandations formulées, l’industrie ayant alors un levier important pour encourager davantage la consommation de ses produits : « Si l’objectif du Guide est de protéger la santé et de refléter notre meilleure compréhension de l’impact que peut avoir un régime alimentaire sur des maladies chroniques, alors le Guide échoue lamentablement. Notre Guide demeure malheureusement phobique des gras saturés; presque entièrement ignorant du sucre; étrangement en amour avec les produits laitiers; insuffisamment prudent au niveau de la viande transformée, des produits ultra-transformés et des repas déjà préparés; et soutient bizarrement la notion qu’un jus et un fruit sont équivalents11. » Le constat dressé par Yoni Freedhoff devient alors aussi sévère qu’aiguisé, le Guide alimentaire canadien ne devenant qu’un outil au service des grandes industries canadiennes : « Ces positions, tout en étant profondément sympathiques à l’agriculture canadienne, aux produits manufacturés ainsi qu’à l’industrie de la restauration canadienne, ne servent pas nos intérêts principaux en matière de santé, mais contribuent plutôt à maintenir le fardeau de notre pays en matière de régime alimentaire et de maladies reliées au poids12. »
Sur le plan plus particulier de l’industrie laitière, l’influence est encore plus évidente. L’auteure Élise Desaulniers, dans son livre Vache à lait : Dix mythes de l’industrie laitière, indique avec justesse le poids qu’a eu cette industrie dans l’élaboration du guide alimentaire précédent ainsi que l’influence qu’elle réussit à conserver jusqu’à tout récemment. Alors qu’un comité consultatif d’expert·e·s a été mis en place en 2010 par le gouvernement fédéral dans le but d’orienter les différentes révisions à venir, celui qui fut placé à sa tête de 2011 à 2013 est Paul Paquin, professeur titulaire au Département des sciences des aliments et de nutrition de l’Université Laval, mais également président de la Fédération internationale du lait pour le Canada, membre du Expert Scientific Advisory Committee for the Nutrition Section des Dairy Farmers of Canada et membre du conseil d’administration de l’Institut canadien des politiques agroalimentaires. Les travaux de recherche sur lesquels se concentrait à l’époque le Dr Paul Paquin témoignent de façon patente des intérêts dans lesquels il était imbriqué. Le thème central en était alors le suivant : « [l’]identification des croyances saillantes chez les adultes pour cibler les messages visant la promotion de la consommation de lait et de produits laitiers13 ». Des recherches pour lesquelles il a reçu, comme le souligne Élise Desaulniers, une subvention de 150 000 $ des Producteurs laitiers du Canada, consacrant du même coup la courroie de transmission qu’il devenait entre l’industrie laitière et les révisions du Guide : « Sans surestimer l’influence de chercheurs [et chercheuses] comme le Dr Paquin dans l’élaboration du Guide alimentaire, on peut quand même constater que les intérêts de l’industrie laitière sont très bien défendus, tandis que ceux d’autres groupes comme les maraîchers ou les producteurs de légumineuses ne sont pas entendus. La diversité des points de vue ne semble pas être objectivement représentée14. »
Le nouveau Guide alimentaire canadien
Le Dr Paquin n’est plus directeur du comité consultatif d’expert·e·s et le changement de gouvernement a sans doute contribué à un renouvellement de perspective quant à la manière avec laquelle le Guide alimentaire canadien devait être révisé, voire transformé. Après avoir dévoilé, en juin 2017, une version préliminaire des trois principes directeurs qui seraient à la base du prochain Guide, Santé Canada a entamé du 10 juin au 14 août 2017 une période de consultations publiques afin d’amasser le plus de commentaires possible en réaction à ces premières recommandations. Jean-Claude Moubarac, chercheur en nutrition publique au Département de nutrition de l’Université de Montréal, voit d’ailleurs dans cette première ébauche présentée par l’institution fédérale plusieurs points positifs : « Il y a un changement de cap intéressant. Dans les versions antérieures, on était très axé sur la prescription. On recommandait aux gens de consommer des portions spécifiques de tel groupe alimentaire. Dans ce guide-ci, on essaie plutôt de donner des orientations en dirigeant les gens vers des aliments de meilleure qualité et en essayant de les détourner des aliments de moins bonne qualité, sans leur dire combien de portions de tel ou tel groupe alimentaire elles et ils auraient besoin. […] On a compris que les portions c’est très spécifique, ça dépend de chaque personne. […] On doit donc avoir des recommandations plus larges pour orienter le consommateur. C’est plus intéressant parce que ça permet de donner aux gens plus d’autonomie15. » Également, tel que mentionné par le chercheur, les nouveaux principes présentés au début de l’été 2017 recommandent de privilégier des aliments de sources végétales plutôt qu’animales, pour ainsi tenter de réduire l’empreinte écologique. Une première considération environnementale dans le Guide alimentaire canadien qui témoigne manifestement d’un changement de perspective important.
Est-ce alors le signe que l’industrie s’est définitivement inclinée devant ces nouvelles considérations éthiques? Comme le souligne Jean-Claude Moubarac, l’industrie agroalimentaire semble avoir été écartée jusqu’à maintenant, mais rien n’empêcherait un nouveau sursaut : « C’est sûr que les pressions vont continuer de la part de l’industrie, peut-être que ça va se transformer en campagne dans les médias, […] il va y avoir peut-être de la pression auprès du ministre, c’est sûr qu’il va y avoir de la pression. D’un autre côté, l’équipe qui est en charge du guide alimentaire a l’air d’être une équipe assez engagée, assez rigoureuse. Et il y a un intérêt de démontrer à la population canadienne que cette fois-ci, l’industrie n’aura pas d’influence. Il y a un gain politique à faire par rapport à ça. Ce sera peut-être suffisant pour conserver l’orientation actuelle16. »
Ce bref survol des liens que peuvent entretenir les puissances publiques avec la grande industrie agroalimentaire permet de demeurer critique par rapport à la bonne foi et l’intégrité affichée de certains gouvernements nationaux. Ces relations parfois troubles, souvent ignorées, éclairent sous une lumière crue l’influence et la force de certains lobbys du monde de l’alimentation. Si le processus actuellement en branle au pays semble pour le moment se dérouler sans que l’intégrité de Santé Canada ne soit remise en jeu, Jean-Claude Moubarac souligne que rien n’indique que les pressions de l’industrie ne sauront pas faire vaciller quelque peu cette institution fédérale. La table est mise, tout semble indiquer un repas réussi, mais il est de ces épices finales qui peuvent, même avec modération, ruiner l’ensemble du repas. Il s’agit alors simplement de rester aux aguets, en appétit.
Photo : Pixabay
1 Stéphanie Bérubé, 26 novembre 2016, « Refonte du Guide alimentaire : Santé Canada prend ses distances de l’industrie », La Presse, Montréal. www.lapresse.ca/actualites/201611/25/01-5045417-refonte-du-guide-aliment….
2 « In fact, the dietary guidelines promote consumption of red meat as long as it is lean, which is not what the science supports. There is strong evidence that red meat consumption increases risk of diabetes, heart attacks, stroke, and some cancers (especially processed meat), and there is not good evidence that this is simply due to the fat content ». Harvard TH Chan – School of Public Health, 2016, « New Dietary Guidelines suggest limits on sugar, saturated fat, sodium, but experts criticize omissions », Harvard TH Chan – School of Public Health, Cambridge. www.hsph.harvard.edu/news/hsph-in-the-news/new-dietary-guidelines-sugges….
3 « This is a loss for the American public and a win for big beef and big soda. The problem isn’t just that the public gets misleading, censored information, but that these guidelines get translated into national food programs, such as the menus for our kids in schools, diets for pregnant women, and programs for low-income Americans. This then gets directly translated into unnecessary premature deaths, diabetes, and suffering…of course this goes on to mean greater health care costs for all. It is all connected ». Ibid.
4 « Everything in moderation. Except fun, try to have lots of that. Our nation is facing an obesity problem and we’re taking steps to be part of the solution. By promoting balanced diets and active lifestyles, we can make a positive difference ». Marion Nestle, 2013, Food Politics : How the food industry influences nutrition and health, University of California Press, Berkeley , p. 409.
5 « It consitently invoked nanny states, intrusions on personal choice, and lack of patriotism. As a New-York City resident, I personally witnessed groups of people collecting signatures on a petition against the cap at my local farmer’s market ». Ibid., p. 410.
6 Voir sur le site web de Evolved Nutrition Label Initiative, evolvednutritionlabel.eu/
7 franceinfo, 15 mars 2017, « Pourquoi le nouvel étiquetage nutritionnel risque de ne pas faire recette dans vos supermarchés », France Télévisions, Paris. www.francetvinfo.fr/sante/alimentation/pourquoi-le-nouvel-etiquetage-nut….
8 Ibid.
9 Yoni Freedhoff, 27 avril 2015, mis à jour le 25 mars 2017, « Canada’s Food Guide is broken – and no one wants to fix it », Globe and Mail, Toronto. www.theglobeandmail.com/life/health-and-fitness/health-advisor/canadas-f….
10 « Take, for instance, the 12-member Food Guide Advisory Committee who played an important role in shaping the Guide Canadians are still using today. Fully 25 per cent of the people on that integral committee were employed at the time by corporations whose primary interests would be affected by the Guide’s very recommendations ». Ibid.
11 « If the aim of the Guide is to protect health and to reflect our best understanding of the impact of diet on chronic disease, then the Guide is failing miserably. Our Guide remains woefully phobic of saturated fats; almost wholly ignorant of sugar; strangely in love with dairy; insufficiently cautionary on processed meats, ultra-processed foods and eating out; and bizarrely supportive of the notion that juice and fruit are one in the same ». Ibid.
12 « These positions, while hugely friendly to Canadian agriculture, product manufacturing and the Canadian restaurant industry, don’t serve our health’s best interests, and instead serve to further our country’s burden of diet and weight-related disease ». Ibid.
13 Élise Desaulniers, 2013, Vache à lait : Dix mythes de l’industrie laitière, Les Éditions internationales Alain Stanké, Montréal, p. 72.
14 Ibid., p. 73.
15 Commentaires tirés d’une entrevue menée par l’auteur le 11 septembre 2017
16 Ibid.
par Marie-Claude Belzile | Jan 18, 2018 | Analyses
Si on lui répond qu’il s’agit en effet d’un accident, le·la valide va très probablement s’exclamer devant [l’invalide], dans une panique mal dissimulée, qu'[elle ou] il espère – ah l’espoir [de la ou]du valide! – que jamais ça ne lui arrivera, que ce serait trop pénible, voire horrible… ce à quoi [l’invalide] acquiesce, prenant conscience qu'[elle ou]il vient de s’incarner en peur géante.»
– La culture du valide occidental ou comment le validisme, ça te concerne sûrement[i]
La surveillance des corps est si profondément ancrée dans notre société que nous devenons des êtres se jugeant les uns les autres, et nous-mêmes, à l’aide de divers outils développés selon les modes du temps. Dans notre réalité où l’industrie et les discours sur la santé et la beauté conventionnelle se permettent de faire de lourdes pressions sur notre façon d’être au monde, l’usage de l’indice de masse corporelle (IMC) est devenu l’outil suprême pour juger de la validité ou de l’invalidité des corps. Trop maigre ou trop gros selon cet indicateur, lequel on utilisera afin de déterminer la santé probable d’un individu, le corps, décontextualisé de son être, devra ou non se soumettre à des recommandations et évaluations insensibles de la part de professionnel·le·s de la santé. Plus encore, il devra subir ces mêmes évaluations par les autres, tous les autres, qui font partie de la vie de la personne ainsi jugée, pesée et étiquetée. Il faut donc aller à la source de ce discours sur la surveillance des corps par l’usage de l’IMC, et voir comment on peut le déconstruire, puisqu’il influence injustement notre rapport à soi et aux autres.
Un peu d’histoire
L’indice de masse corporelle a été conçu en 1832 par un statisticien belge, Adolphe Quetelet, intéressé par la recherche sur la croissance humaine. Développé parce qu’il avait remarqué que le poids d’un individu augmentait le plus souvent selon le carré de sa hauteur, il pensait pouvoir, grâce à cet indice, mesurer ce qu’on nomma l’obésité des personnes. La mesure est simple : poids en kilogrammes/taille en mètres au carré. Cependant, lui-même conscient des limites de cet indicateur comme outil d’évaluation de la santé, il n’avait pas suggéré de l’employer comme outil diagnostic. Mais voilà que depuis une centaine d’années, l’obésité, évaluée selon cet IMC, est devenue dans la culture populaire et scientifique une maladie, un état de santé à traiter. Ce qui a popularisé cette croyance, c’est l’œuvre de compagnies d’assurance-vie étatsuniennes qui se sont évertuées à documenter la relation entre le poids des personnes assurées, les maladies cardiovasculaires et la mortalité Un tableau tiré du site internet de la financière Sunlife nous apprend que la surprime est accordée selon le ratio taille/poids des individus s’achetant une assurance vie individuelle[ii]. Ainsi, qui a un IMC supérieur à 25 est catégorisé comme « obèse », supposément plus à risque de développer des maladies métaboliques, et donc peu assurable ou assurable à des prix beaucoup plus élevés. Dans la même logique, certaines compagnies d’assurance se spécialisent en haut risque, soit en l’assurance des risques avec facultés affaiblies, visant en particulier les personnes dites obèses. Cela agit de telle façon que si une personne obèse meurt après un certain temps, et que la mort est réputée être causée par le surpoids, la somme versée ne sera pas égale aux primes payées. Plus la personne aura vécu, plus ses répondant·e·s recevront d’argent[iii]. Il n’en fallut pas plus que pour la médecine, dans les années 1980, s’empare de ces données et que l’IMC devienne mondialement accepté comme indicateur de santé[iv]. L’étude Comment mesurer la corpulence et le poids « idéal» ? Histoire, intérêts et limites de l’indice de masse corporelle, réalisée en 2007 par l’Observatoire sociologique du changement, nous rappelle ce tournant dans l’histoire occidentale : L’utilisation de l’IMC est recommandée dès les années 1980 dans le champ médical (Royal College of Physicians 1983 ; National Institute of Health 1985). Mais c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS 2000) qui, en qualifiant l’obésité de première épidémie mondiale non virale et en consacrant l’IMC comme instrument de diagnostic et de prévention, a imposé internationalement son usage[v].
L’organisation mondiale de la santé (OMS), l’Observatoire national de l’obésité, le Center for Disease Control and Prevention et la Canadian Task Force on Preventive Health[vi] rapportent tous, aujourd’hui, que l’IMC est un outil facile et peu coûteux pour identifier les « personnes à risque » de développer des maladies chroniques, et pour ainsi « pouvoir mieux les aider ». Selon l’OMS, un IMC élevé serait associé à 21 % des cas de cardiopathie ischémiques, à 23 % des accidents cardio-vasculaires, à 58 % de diabète de type 2, à 39 % de l’hypertension, à un risque accru de cancers, d’infertilité, de problèmes articulaires et finalement, de mortalité[vii]. Ce tableau de statistiques est bien intégré dans notre langage et nos schèmes de pensées, alors qu’il occulte complètement les limites réelles de l’usage de l’IMC : cet indice ne fait pas de différence entre les tissus adipeux, la masse musculaire ou la masse osseuse des personnes évaluées. En plus, comme nous le mentionne Mélanie Guénette-Robert[viii], intervenante chez Anorexie et boulimie Québec (ANEB) pour les troubles alimentaires auprès des jeunes, cette mesure ne prend pas en compte les origines culturelles des individus, leur cheminement de croissance ou leur état psychologique. Selon madame Guénette-Robert, « on ne peut prendre que le poids à titre d’indicateur [de santé] ou encore se fier seulement au format corporel de la personne ». Également, il faut nous rappeler que si nous jugeons socialement de cette obésité arbitraire, nous oublions qu’une personne ayant un IMC « correct » peut aussi être fumeuse, sédentaire, avoir des carences, et mal s’alimenter, ce qui la positionne tout autant à risque de développer des maladies chroniques et problèmes de santé. Mais puisque les corps minces sont socialement acceptés, nous associons leur minceur à une bonne santé, et ce, sans fondement.
De fait, le International Journal of Obesity a mené une étude pour contredire celles qui associent systématiquement le titre d’obésité à des risques accrus d’avoir une mauvaise santé cardiométabolique. Plus de 40 420 individus ont été évalués pour cette étude, laquelle conclut que près de 50 % des personnes en surpoids, que 29 % des personnes dites obèses et que 16 % des personnes ayant un diabète de type 2 ou 3 étaient mal catégorisées comme « en mauvaise santé ». Au contraire, plus de 30 % des personnes présentant un poids santé selon l’IMC étaient, d’un point de vue cardiométabolique, en mauvaise santé[ix].
Malgré ces études récentes, plusieurs intervenant·e·s du système de santé adoptent encore aujourd’hui une position traditionnelle quant à l’usage de l’IMC pour évaluer la santé des patient·e·s. Nous nous sommes entretenu·e·s avec Dre Diana Craciunescu[x], omnipraticienne aux urgences et en hospitalisation, laquelle nous dresse un portrait global, mais aussi personnel, de la place accordée à l’IMC dans sa pratique. L’IMC est vu comme un « outil pratique qui aide les professionnel·le·s à juger du poids « santé » adéquat de leurs patient·e·s […] Il s’agit d’un outil de dépistage », avance-t-elle. Elle ne croit toutefois pas que ces professionnel·le·s doivent se limiter à ce calcul pour évaluer l’état de santé globale des patient·e·s : « Un[·e] patient[·e] peut très bien être en poids santé selon l’IMC et n’avoir que très peu de muscles ou de tissus maigres, et c’est le cas des patient[·e·]s âgés mal nourri[·e·]s. De même, un[·e] haltérophile peut avoir un IMC trop élevé et n’avoir que 5 % ou moins de tissus adipeux. » Bien qu’elle soulève certaines limites de cet outil, la façon d’en parler s’inscrit dans un discours positiviste où la science se sert d’outils mathématiques pour penser rationnellement une classification des corps, et ce, en niant la très grande variabilité sociale et génétique humaine, changeante d’un individu à l’autre. Un simple calcul ne peut suffire à lui seul pour évaluer des risques potentiels d’un état d’être quant à la santé de la personne évaluée.
Impacts sociaux de l’usage de l’IMC
L’indice de masse corporelle, dès le départ, n’avait pas été inventé pour mesurer ou évaluer la santé des personnes. Cependant, s’inscrivant dans une équation économique (assurance vie et capitalisme) pour juger arbitrairement de la longévité potentielle d’un corps, on capitalise sur l’inadéquation de certains formats de corps, à la faveur des uns et au détriment des autres, pour poser des personnes comme valides ou invalides, selon des critères sociaux bien précis d’acceptabilité. Reprise dans la culture populaire, intégrée à nos modes de socialisation et d’éducation, cette médicalisation de la grosseur en termes d’obésité pose les individus dans une logique marchande méritocratique du « qui coûte plus ou moins cher à l’État et à la société[xi] ». Comme s’il nous fallait absolument – encore – classifier les corps et leur accorder une valeur selon la place qu’ils prennent, monétairement ou physiquement. Ce processus en est aussi un d’objectivation des corps, lesquels sont à surveiller, au lieu d’être part entière d’une personne sujet de sa propre vie, ayant sa propre appréciation d’elle-même.
Cette culture qui est la nôtre n’est pas sans poser de problèmes et n’est pas sans dangers. Nous avons tou·te·s, dans notre imaginaire individuel et collectif, une idée de ce qu’est un corps acceptable, beau, capable, méritant, et le format « obèse » ou gros n’en fait pas partie. L’usage systématique de l’IMC dans le milieu médical, dans le domaine de la nutrition ou encore dans les cours d’éducation physique dans les écoles du système d’éducation québécois occasionne des détresses psychologiques réelles, de l’intimidation entre individus, de l’invalidisme de certains types de corps, du rejet de la présence sociale des corps gros, et plus encore. Dans notre acceptation sociale des corps, les gros·se·s sont la plupart du temps perçu·e·s comme incapables de sexualité, d’activités physiques, de plaisir, de beauté, de sensualité ou de s’intégrer à l’espace public (format des sièges et chaises, disponibilité de vêtements convenant à leur taille, accès aux soins de santé, etc.). Les corps maigres subissent aussi leur lot d’injustices sociales et sont aussi objets d’intimidation et de contrôle (approche comportementale dans le traitement des troubles alimentaires tel l’anorexie), mais puisque les corps minces sont ceux d’abord valorisés, la maigreur n’est pas stigmatisée comme c’est le cas pour la grosseur.
Utiliser l’IMC pour déterminer la santé et la validité sociale d’une personne est tout à fait réducteur et cela reproduit le discours de la grossophobie largement diffusé et assimilé dans notre culture. Il en va tout autant pour le discours sur les régimes alimentaires, puisque l’on propage l’idée que ce dernier est la solution au premier (parce que l’on croit qu’il faut tenter, au moins, de corriger son corps s’il ne correspond pas à la norme de la minceur). Dans le milieu médical, on voit l’embonpoint et la dite obésité comme « un problème de santé sérieux qui doit être adressé par le [ou la] médecin de façon urgente », surtout chez les enfants, nous rapporte Dre Craciunescu. C’est important de préserver l’estime de soi des patient·e·s, nous dit-elle, mais « qu’un[·e] adolescent[·e] se sente bien ou pas, cela n’a aucun intérêt ». Pour la docteure, l’embonpoint doit être considéré comme un problème de santé qui demande une solution. Ainsi, le surplus de poids selon l’IMC apparaît comme une maladie qu’il faut traiter et à laquelle il faudrait remédier.
Cependant, selon la blogueuse et militante Gabrielle Lisa Collard, laquelle défend la validité des corps gros et se penche sur la question de la grossophobie dans notre société, catégoriser tout corps est mal en soi, et attacher leur valeur ou leur acceptabilité en se basant sur des mathématiques est problématique et cruel :
«Comme si « ah ben mon calcul prouve que tu es pas correct[·e], donc ça devient indéniable ». C’est monstrueux. La portée des mots est vraiment pas à négliger. Prends un happy, chubby kid, qui aime courir dehors, manger des biscuits, est actif, aimé, drôle, heureux, bien dans sa peau, pis envoie-le chez un médecin qui va sortir sa calculette et MÉDICALISER son apparence; le kid ressort de là avec un diagnostic d’obésité et d’un seul coup, il est devenu pas correct. L’utilisation [de l’IMC], et le focus sur le poids, sans regard pour tous les autres facteurs qui influencent la santé globale, est irresponsable et dangereuse[xii]. »
À titre d’exemple, une jeune mère montréalaise de 31 ans[xiii] nous a confié que sa fille de 2 ans, qui est toujours en train de s’amuser dehors avec ses frères et sa sœur, qui mange de manière variée, qui est en bonne santé globale, et qui a un corps tout ce qui a de plus mignon et potelé de lait, s’est fait dire que, si près du 85e percentile en termes de courbe de croissance, elle devrait aller consulter une nutritionniste. À l’âge de 2 ans, donc, commence déjà la surveillance des corps, alors même que cet enfant n’a qu’à peine amorcé son développement. Choquée par cette approche peu sensible de la part du médecin qui a fait cette recommandation, la jeune mère a décidé de la refuser, confiante que sa fille est en bonne santé et surtout, qu’elle n’a aucun problème corporel ni physique. La question est simple : peut-on laisser les corps tranquilles? Quel message envoie-t-on aux parents et aux enfants qui ne correspondent pas aux critères médicaux de l’acceptable? On leur dit qu’ils·elles doivent se corriger, se modifier dans le but d’être accepté·e·s et tenter à tout prix de tendre vers la norme imposée. Selon madame Collard, la dangerosité d’utiliser cette donnée mathématique et de juger des corps selon celle-ci réside dans le fait qu’elle procure un sentiment de vérité incontestable aux gens qui s’en servent pour se juger et juger les autres, alors que c’est totalement arbitraire et inadéquat.
Pour sa part, Dre Craciunescu nous confie qu’il en va quand même du devoir du ou de la médecin d’évaluer le contexte social de ses patient·e·s, et les enfants n’échappent pas à cette règle : « Un enfant qui est très stressé par une situation familiale […] va avoir tendance à gagner plus de poids [car il aura] un taux de cortisol trop élevé, et cela lui fera prendre du poids. » Mais encore, cette tentative d’associer un contexte social à une évaluation de santé globale en rapport au poids demeure dans la médicalisation d’un format de corps qui n’est pas jugé acceptable pour les professionnel·le·s de la santé.
Du côté d’ANEB Québec, on nous dit que la pesée et l’utilisation de l’IMC chez les enfants et les adolescent·e·s peuvent être vécues de manière particulièrement éprouvante psychologiquement et peuvent devenir très anxiogènes pour elles et eux : « Les jeunes ont […] peur notamment d’être étiqueté[·e]s comme gros[·se]s ou de le devenir, car ils perçoivent de leur environnement que ce type de corps est jugé comme inacceptable […] Une image corporelle négative peut mener à l’adoption de comportements alimentaires malsains, voire dangereux. » En résumé, utiliser l’IMC comme indicateur de bonne ou mauvaise santé peut occasionner des problèmes de santé mentale, d’estime de soi, de dysmorphophobie et d’autres problématiques davantage nocives pour le bien-être d’une personne que le fait d’être gros·se et bien dans sa peau. Madame Guénette-Robert poursuit en disant que les étiquettes conférées par l’IMC viennent aussi [dire aux jeunes] que leur corps est soit acceptable soit non, et cela peut leur donner l’impression qu’elles·ils ont l’entière responsabilité de leur poids, de leur format corporel et que des changements doivent être effectués pour parvenir à une catégorie acceptable et valorisée. Chez ANEB Québec d’ailleurs, on ne parle pas de poids santé avec la clientèle, mais on parle plutôt de poids naturel, c’est-à-dire le poids auquel le corps se sent bien. Cela ne signifie pas non plus que c’est le poids que l’on désire ou celui que la société juge comme désirable, mais c’est le poids auquel le corps tente et tentera toujours de revenir, à plus ou moins quelques kilos. Le poids naturel est celui que l’on a lorsqu’on vit dans l’équilibre et que l’on écoute vraiment son corps et ses besoins.
Ce qu’il en est aujourd’hui
Au Québec, suivant les recommandations de la Canadian Task Force on Preventive Health, qui elle-même se réfère aux recommandations de l’OMS, la considération et l’utilisation de l’IMC en santé est toujours d’actualité. Des courbes de croissance dites « normales » catégorisent encore les gens selon leur taille et leur poids, et aucun regard ou presque n’est porté à l’autoévaluation des personnes que l’on classifie ainsi. Pourtant, si une personne grosse est bien dans son corps, se sent capable de bouger, de bien vivre et d’être une partie d’elle qui soit valorisée et valorisable, pourquoi insisterait-on sur son IMC et son poids plutôt que sur comment elle se sent et se perçoit? Pourquoi enverrait-on cette personne voir un·e nutritionniste pour qu’elle adopte un régime particulier? Pourquoi, aussi, n’accepterait-on pas qu’elle ne tente pas de perdre du poids, qu’elle soit bien comme elle est? En termes de santé, le bien-être mental est un enjeu primordial, car celles et ceux qui ne sont pas bien avec leur corps peuvent malheureusement chercher des réponses à leur inconfort dans des comportements dangereux, coûteux et surtout, vains. Vains, car tous les corps ne sont pas pareils et ne fonctionnent pas de la même manière, et que la seule normalité des corps qui puisse prévaloir est le fait qu’il n’y en ait justement aucun de semblable. Vouloir mouler des corps à une norme sociale est aussi mettre de lourdes pressions sur les personnes qui, autrement, sans cette surveillance de leurs corps, seraient bien dans leur peau, moins stressé·e·s et plus porté·e·s à écouter leurs signaux internes. Selon le gouvernement du Canada, beaucoup d’autres facteurs sont déterminants de la santé globale d’un individu : Le niveau de revenu et le statut social, les réseaux de soutien social, l’éducation et l’alphabétisme, l’emploi et les conditions de travail, les environnements sociaux, les environnements physiques, les habitudes de santé et la capacité d’adaptation personnelles, le développement de la petite enfance, le patrimoine biologique et génétique, les services de santé disponibles, le sexe, et finalement, la culture. Peu de visites chez un médecin prendront en considération tous ces facteurs, surtout à l’heure des quotas de patient·e·s qui sont attribués aux médecins de famille depuis l’ère Barrette et l’adoption de la loi 20[xiv].
Nous nous sommes entretenu·e·s avec une nutritionniste, afin de voir quelle position on adopte face à l’IMC dans cette profession. La position, beaucoup plus nuancée que celle prise par le pédiatre ayant jugé la fillette de 2 ans de notre témoin, semble faire évoluer le concept de l’IMC comme une donnée parmi plusieurs autres, qui peuvent indiquer l’état de santé globale d’un individu. Madame Anouk Sénécal[xv], nutritionniste et coordonnatrice de la Clinique universitaire de nutrition de l’Université de Montréal, nous informe que parmi ces autres indicateurs sont considérés les habitudes de comportements alimentaires, la présence de troubles psychologiques, le niveau d’activité physique, les habitudes de sommeil et de consommation de drogues, de tabac et d’alcool, le niveau de stress, les antécédents médicaux personnels et familiaux, ainsi que le tour de taille. Bien que toujours dans une optique de surveillance des corps, la donnée sort toutefois de son carcan habituel, où elle est prise seule et hors contexte, comme cela est le cas lors de visites chez le médecin. Cette continuelle surveillance des corps est problématique, car malgré toutes les habitudes dites saines ou malsaines des personnes, la vie de celles que l’on juge malsaines n’est et ne devrait pas être moins valide et valable que quiconque autre correspondant aux « bonnes habitudes ». Et il ne faudrait pas oublier que ce que l’on croit être de « bonnes habitudes » ne sont pas des vérités absolues, puisque cela évolue et se transforme selon les époques et les discours intégrés à notre système culturel.
Madame Sénécal nous informe aussi qu’il est plutôt impossible de pouvoir déterminer la santé d’un enfant selon un lien causal entre poids, IMC et santé. Elle nous parle aussi d’une façon plus juste d’envisager la nutrition, soit par les concepts de l’alimentation intuitive (Intuitive eating) et de l’alimentation consciente. Ces pratiques existent depuis longtemps, mais elles ne se sont pas encore popularisées globalement, sauf très récemment, et surtout aux États-Unis. Elles prennent ici au Québec un peu plus d’ampleur, mais très tranquillement. Ces pratiques s’organisent autour de l’action de manger en respectant ses signaux de faim et de satiété, de reconnaissance des besoins de son corps, du plaisir de manger, de la déconstruction des interdits alimentaires et de la culpabilité, et de la capacité à assumer ses envies et préférences alimentaires. Ces concepts, selon Anouk Sénécal, favorisent une relation positive avec la nourriture, la santé et le bien-être corporel des individus qui les mettent en pratique. Elle apporte aussi une nuance à l’idée socialement construite que d’encourager la diversité corporelle reviendrait à encourager l’obésité. Au contraire, s’accepter réfère à la valeur que l’on s’accorde et est directement lié à l’estime de soi, donc à une bonne santé mentale : « Les personnes qui ont une bonne estime personnelle et qui sont conscientes de leur valeur en tant que personne, peu importe leur format corporel, ont davantage confiance en elles et en leur capacité à faire de bonnes choses pour elles. L’acceptation est donc bien souvent la clé vers le changement, et non pas le contraire! » L’équation est plus facile encore que le calcul de l’IMC : qui est bien dans sa tête sera bien dans son corps et vice versa.
À son tour, Dre Craciunescu nous présente une nouvelle approche dans le domaine médical, soit la médecine fonctionnelle, qui est aussi en provenance des États-Unis. Ce mouvement aurait fait son apparition il y a plus de 30 ans en Californie et a grandi peu à peu au fil des dernières années. Aujourd’hui, selon elle, on compte plus de 100 000 professionnel·le·s de la santé formé·e·s en médecine fonctionnelle. Qu’est-ce que cette nouvelle médecine ? « La médecine du futur, plus ou moins. C’est une médecine intégrative qui considère le corps humain dans son ensemble bio-psycho-social, et qui adresse les causes des maladies chroniques en proposant un plan de traitement personnalisé sur le plan nutritionnel à l’aide de diètes spécifiques et de suppléments, mais aussi sur le plan psychique en identifiant des traumas passés à l’aide d’outils psychologiques. » Encore une fois, on prend pour acquis que le corps gros ne peut le demeurer, qu’il doit se soumettre à des prises en charge invasives et surtout, qu’il ne peut pas être envisagé autrement que par les effets d’un problème psychologique sous-jacent. Les personnes grosses mangeraient-elles toutes mal et avaleraient-elles obligatoirement toutes leurs émotions? Il s’agit là de liens de causalité qui n’ont pas d’appui scientifique réel, et qui découlent de mythes profondément ancrés dans notre société.
Enfin, notre système scolaire québécois, l’an dernier, a vu naître une percée significative par le rejet de la mesure de l’IMC comme indicateur de santé dans les cours d’éducation physique : la pesée ne sera plus. Pour être parvenu au résultat que le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, et que la ministre de l’Enseignement supérieur, Hélène David, fassent appliquer cette réforme, il aura fallu une pétition[xvi], amorcée par deux jeunes femmes en 2016 et comptant 4336 signatures. L’initiative de deux jeunes québécoises, qui a été soutenue par ANEB Québec, ÉquiLibre, la Fédération des éducateurs et éducatrices physiques enseignants du Québec (FÉÉPEQ) et la coordination provinciale des enseignants d’éducation physique[xvii], a réussi à faire avancer la situation dans la province. Mais encore, malheureusement, le message doit et devra être répété, puisque dans la pratique clinique de la médecine, utiliser l’IMC hors contexte est encore chose très courante, et les discussions autour de l’IMC, du poids, des formats de corps demeurent encore très présentes, et ce, chez tout le monde. Pour que cela se transforme et change réellement dans la culture populaire, beaucoup de travail reste à faire, mais enfin, un souffle nouveau semble faire tourner les vents.
Crédit photo: Mohamed Hassan
[i] 2004, La culture du valide occidental ou comment le validisme, ça te concerne sûrement, en ligne, https://infokiosques.net/IMG/pdf/validisme.pdf , page consultée le 19 décembre 2017.
[ii] Tableau des corpulences des adultes pour l’assurance-vie : https://www.sunlife.ca/slfas/Resources/New+business+and+underwriting/Lif…
[iii] Assurances vie de haut risque pour les personnes obèses, Terre-Acadie.com, http://www.terre-acadie.com/3bNpdKO8.html, page consultée le 22 décembre 2017.
Souscrire à une assurance emprunteur en cas d’obésité, Assuremprunt.com, http://www.assuremprunt.com/risque-aggrave/sante/obesite/, page consultée le 22 décembre 2017.
[iv] Qu’est-ce que l’IMC?, passeportsante.net, www.passeportsante.net/fr/Nutrition/Regimes/Fiche.aspx?doc=IMC , page consultée le 12 novembre 2017.
[v] 2007, Comment mesurer la corpulence et le poids « idéal» ? Histoire, intérêts et limites de l’indice de masse corporelle, l’Observatoire sociologique du changement, http://www.sciencespo.fr/osc/sites/sciencespo.fr.osc/files/nd_2007_01-1.pdf, page consultée le 22 décembre 2017.
[vi] Échange courriel avec la Canadian Task Force on Preventive Health en octobre 2017, laquelle nous réfère aux publications de l’OMS.
[vii] 2017, Obésité et surpoids, Organisation mondiale de la santé, http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs311/fr/ , page consultée le 12 novembre 2017.
[viii] Échanges courriel entre le mois de novembre et le mois de décembre 2017. ANEB Québec est un organisme sans but lucratif qui vient en aide aux personnes touchées par un trouble alimentaire ainsi qu’à leurs proches. Mélanie Guénette-Robert s’occupe du volet éducation et prévention auprès des jeunes.
[ix] 2016, TOMIYAMA , A.J., J.M. MUNGER, J. NGUYEN-CUU et C WELLS. Misclassification of cardiometabolic health when using body mass index categories in NHANES 2005-2012, International Journal of Obesity, 4 février 2016.
[x] Échanges courriel au mois de novembre et décembre 2017.
[xi] 2014, L’obésité, un fléau qui coûte cher et qui tue, Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/694921/obesite-cout-annuel-depenses-…, page consultée le 22 décembre 2017.
2016, L’obésité coûte très cher aux Québécois, Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/breve/57914/obesite-coute-tres-cher-aux-quebe…, page consultée le 22 décembre 2017.
[xii] Échanges courriel avec Gabrielle Lisa Collard en juillet 2017. Madame Collard écrit un blog pour contrer la grossophobie, www.dixoctobre.com
[xiii] Entretien avec la mère lors d’une rencontre en août 2017.
[xiv] 2014, Québec imposera des quotas de patients aux médecins, Radio-Canada, http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/695891/quebec-gaetan-barrette-projet…, page consultée le 22 décembre 2017.
[xv] Échanges courriel en octobre 2017.
[xvi] Pour la pétition : https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-620…
[xvii] https://www.latribune.ca/opinions/la-pesee-des-eleves-dans-les-cours-ded…