La femme dans les mangas : des progrès restent encore à réaliser

La femme dans les mangas : des progrès restent encore à réaliser

Lorsqu’il est question d’analyser une œuvre littéraire à travers ce qui l’a inspirée, il arrive parfois que rechercher dans la vie de son créateur ou de sa créatrice ne soit pas suffisant. Sous un plan plus large, il est tout à fait possible, sinon intéressant, d’étudier l’œuvre en question à travers la culture d’où provient l’écrivain ou l’écrivaine. À ce titre, l’analyse des mangas, bandes dessinées que l’on connait que depuis quelques décennies en Occident, s’avère intéressante.

Venant de loin, tout droit du pays du soleil levant, les mangas sont remplis de codes sociaux et culturels différents de ceux retrouvés au Canada. Compte tenu des enjeux féministes qui entourent la société canadienne actuelle, la représentation du personnage féminin dans ces bandes dessinées paraît notamment fort attrayante. Pour donner un ordre d’idée des différences entre société québécoise et société japonaise, il semble adéquat de fournir quelques statistiques concernant les conditions des femmes dans ces deux nations. Ces données se réfèrent au taux d’égalité entre les hommes et les femmes couvrant quatre éléments : politique, économie, éducation et santé. Selon le rapport du Forum économique mondial, le Japon se situe à la place 116 sur 156 pays, par rapport à la 25e place pour le Canada. D’une autre part, la proportion de femmes au parlement fédéral japonais est éloquente : en 2020, les femmes n’étaient présentes dans cette institution qu’à hauteur de 10 %, contre 29 % chez le parlement canadien la même année. Autre fait saillant : le contexte difficile des femmes sur le marché du travail japonais, surtout pour celles qui se retrouvent enceintes.

Le média belge RTBF résume la situation ainsi : « Au Japon, 40 % des femmes enceintes ou de retour de congé de maternité se disent victimes de harcèlement moral et 60 % des femmes enceintes quittent leur emploi avant même le début de leur congé de maternité, tellement on leur mène la vie dure dans leur entreprise du fait de leur grossesse. » Malheureusement, les agressions sexuelles dans différents contextes ne sont pas en reste : par exemple, selon franceinfo, au moins deux femmes sur trois de 20 à 40 ans ont déjà subi du harcèlement dans les transports en commun. Rappelons tout de même que le Japon est « entre tradition et modernité », pour citer le proverbe associé à ce pays. En cela, les mœurs archaïques se mêlent à un fort développement technologique et industriel. Cette pression sur les femmes est traditionnelle. Le site web spécialisé dans la culture japonaise FuransuJapon évoque la place de la femme dans le cadre familial de cette manière : « Lorsqu’elle est jeune, elle se soumet à son père ; lorsqu’elle est mariée, elle se soumet à son mari ; lorsqu’elle est vieille, elle se soumet à ses fils. » Parlons de la question du contexte. Béatrice Malleret, dans son article « Le paradoxe de la valeur de l’art » publié dans la revue Le Délit, écrit : « À la contemplation d’une œuvre d’art se joint généralement un questionnement sur son contexte historique ainsi que ses motivations politiques, religieuses ou culturelles. » Dès lors, la place des personnages féminins dans les bandes dessinées du Japon sera semblable à la place des femmes dans la société japonaise. Bien évidemment, la situation est complexe, car les données présentées antérieurement, qui brossent un portrait peu égalitaire de la vie réelle quotidienne, ne sont pas nécessairement représentatives de ce qui peut être remarqué dans les mangas. Le sujet est nuancé. C’est justement ce qui vaut le coup d’en dédier un texte afin d’analyser la place de la femme dans les mangas.

Des catégories de mangas pour tout le monde

Depuis la création des bandes dessinées japonaises dans les années 1960 par Ozamu Tezuka, homme surnommé le « père du manga », ce type d’œuvre a su se développer et se diversifier au point où aujourd’hui ces livres se partialisent en plusieurs genres. Ces divisions ont pour objectif non seulement de catégoriser les mangas, mais également de faire en sorte qu’un type d’œuvre puisse être adapté à un type de public. C’est ainsi que sont nés les principaux genres shōnen (garçon), shōjo (fille), seinen (jeune homme) et josei (jeune femme).

Ainsi, ce qui vient en tête lors de l’évocation de ces catégories, c’est l’idée que ces dernières s’adressent à la fois à un âge et à un genre précis.

Cette catégorisation donne l’impression que les intérêts des filles et des femmes diffèrent de ceux des garçons et des hommes. In fine, c’est inévitablement la manière d’écrire les personnages féminins qui changera selon si la personne qui lit le manga est de sexe masculin ou féminin.

Une hypersexualisation critiquable des femmes

Qu’est-ce qui caractérise la puberté chez les garçons ? Par l’apparition des hormones, bien des phénomènes surgissent, dont celui de l’augmentation de la pilosité et de la masse musculaire. Autre point fondamental, l’éveil de la sexualité. Ainsi, lorsqu’il est question de dessiner les mangas pour le jeune public masculin, c’est évidemment une hypersexualisation des personnages féminins qui se reflètera, en plus d’une adaptation aux normes japonaises de beauté. Dans ce cas de figure, nombreuses seront les femmes et les filles, personnages principaux ou secondaires, qui se verront dotées d’un tour de poitrine supérieure à la moyenne. Le culte de la minceur sera bien sûr également appliqué, montrant qu’une taille élancée est obligatoire pour se faire accepter par la gent masculine. L’un des exemples les plus frappants : le personnage d’Alvida dans One Piece. D’abord, un synopsis de l’œuvre : ce manga raconte l’histoire de Monkey D.Luffy, jeune homme souhaitant un jour devenir le roi des pirates à travers un contexte sociopolitique de piraterie. Dans ce monde, il existe des fruits du démon, aliments qui permettent, si ingérés, de donner à son utilisateur ou son utilisatrice un pouvoir unique. Alvida, capitaine d’un équipage de pirates, apparaît au début du manga comme grosse et laide. Son apparence physique est tout aussi mauvaise que sa personnalité, cruelle et colérique. Elle mange alors le fruit du Glisse-Glisse, qui permet d’avoir un corps très glissant, c’est-à-dire de posséder une peau sur laquelle les balles de pistolets ricochent. Sa personne change du tout au tout : elle devient alors mince et belle. Bien sûr, cela relève de la pure fantaisie qu’un corps glissant soit mince et beau. Sa personnalité va même devenir moins désagréable, tout en gardant son statut d’antagoniste à travers le scénario. Plus généralement, les personnages féminins de cette œuvre sont tous sveltes, à quelques exceptions près. A contrario, les personnages masculins connaissent des profils physiques très diversifiés, du plus musclé au plus gras. On pourrait rétorquer qu’il s’agit là du style de l’auteur, Eiichiro Oda. Or, il n’y a aucune explication réaliste et scientifique d’une telle standardisation chez les femmes de cette bande dessinée. En réalité, l’explication n’est pas tant en lien avec les auteurs de shōnen.

Ces derniers ne veulent pas nécessairement donner une visibilité à leur propre idéal de beauté de la femme, mais ils obéissent plutôt à des normes de vente dans le milieu du manga, en particulier dans celui de ce genre. L’idée est que le manga n’est pas seulement une œuvre artistique, mais également un produit commercial. Pour qu’il puisse se vendre le mieux possible, il faut attirer l’œil. La majorité des garçons qui consomment ces BD étant hétérosexuels, c’est bien sûr la vue de dessins garnis de femmes et filles aux formes généreuses (tout en restant minces) qui garantira un bon taux de vente.

Des mauvais modèles dans les mangas pour filles

Comme écrit précédemment, le mot shōjo signifie « fille ». Il est donc logique de voir que le public cible sera composé de jeunes filles et d’adolescentes. Si dans les mangas pour garçons le scénario se tourne vers des histoires d’aventures et d’action, avec un héros faisant face à mille et une péripéties, alors dans le cas des mangas pour filles, c’est tout un autre contexte qui se met en place. L’héroïne de l’œuvre va plutôt faire face aux aléas des amours de jeunesse.

Les schémas scénaristiques tournent généralement autour des situations suivantes : alors que la protagoniste mène une vie tranquille à l’école, un beau garçon débarque comme nouvel élève dans la classe. Celui-ci va alors être épris de curiosité pour la fille en question.

Ce genre de manga traduit les projets d’avenir que doivent alors avoir les filles. Dans son dossier Mariage japonais : les femmes dans l’impasse ?, le webzine Journal du Japon révèle ceci : « les hommes ont […] moins de pression, mais les femmes, elles, sont toujours assez mal considérées lorsqu’elles ne se marient pas. » Par conséquent, on peut deviner que la fiction, du moins avec les mangas, prépare les jeunes filles à leur réalité sociale, c’est-à-dire l’appui d’un second protagoniste fort attirant augmentant cette pression à se mettre en couple à l’âge adulte. 

Le sexisme est enraciné dans la société japonaise. On peut prendre par exemple la différence de salaire entre les hommes et les femmes. Selon le site nippon.com, le salaire mensuel des femmes correspond à 75,7 % de celui des hommes. D’un point de vue historique, cette inégalité provient du Code civil de l’ère Meiji de 1898, qui donne aux femmes le simple statut de cheffes de foyer. Ainsi, bien des qualificatifs négatifs seront retrouvés chez les héroïnes de shōjo. Dans son article Mangas et Féminisme : L’Héroïsme Féminin dans les Mangas, Gaëlle Bordier écrit ceci à propos des personnages féminins dans ces mangas : « les héroïnes sont souvent représentées comme froussardes, étourdies, maladroites, émotives, etc. ». Par cette identification vient un autre message envoyé à la jeune fille : non seulement doit-elle penser à se marier dans un avenir proche, mais en plus il serait nécessaire qu’elle adopte une personnalité fragile pour plaire à l’homme avec lequel elle sera en couple.

Les créatrices de « mangas pour jeune homme » imposent leur présence

La principale différence entre les deux genres analysés précédemment et les seinen et josei se trouve dans l’âge du public visé. Dès lors, les thématiques deviennent peu à peu tournées vers des enjeux du début de la vie d’adulte, surtout dans le seinen (jeune homme). Cependant, un problème se pose lorsqu’on connait la signification de seinen et les histoires des mangas de ce genre. L’idée est que, dans bien des cas, les scénarios ne sont pas particulièrement masculins, mais plutôt « non genrés », a contrario où les mangas pour garçons abordent des thèmes masculins selon la société, tels les combats et l’aventure. Il s’agit bien là d’un souci puisqu’il est difficile de comprendre pourquoi des thèmes parlant aux individus des deux genres se retrouvent dans des œuvres catégorisées pour hommes.

Les femmes, bien que souvent incarnant des personnages secondaires, ne sont pas particulièrement associées à des clichés sexistes ou dégradants. Il s’agit d’une nette amélioration par rapport aux types de mangas destinés aux adolescents et adolescentes. Au contraire, dans certains cas, c’est plutôt une affirmation féministe, ou au moins antisexiste, qui se révèle dans les seinen. Ce phénomène est dû à une proportion plus élevée de femmes chez les auteurs de seinen. Le cas le plus parlant de ce phénomène semble être Bride Stories, manga publié en 2008 et racontant principalement les péripéties d’Amir, jeune femme d’Asie centrale du XIXe siècle, mariée à un garçon de huit ans plus jeune qu’elle. Plusieurs autres personnages féminins apparaissent dans l’histoire, mais aucun ne doit obéissance à un homme. La scénariste et dessinatrice de ce manga, Kaoru Mori, est connue à la base pour Emma, manga primé en 2005 au Japan Media Arts Festival. Si cette présence de femmes fortes se fait tant ressentir, c’est bien parce que c’est une femme qui tient les crayons. Son indépendance par rapport aux autres dessinateurs de seinen est démontrée dans sa façon d’écrire ses mangas. Pour être plus précis, elle a comme habitude de présenter les personnages féminins sur le même plan d’importance que les personnages masculins. Les femmes ont droit à autant de bulles de dialogues que les hommes. De plus, ces personnages féminins n’obéissent pas aux mêmes archétypes que dans les mangas de type shōjo. C’est-à-dire qu’ils ne pensent pas toujours à l’amour ou à se marier. Cependant, le nombre grandissant de dessinatrices de mangas ne prémunit pas des représentations douteuses de personnages féminins.

Des carcans encore présents

Qu’en est-il du josei ? Y voit-on une version adulte des thématiques du shōjo ? Dans bien des cas, la réponse est oui. Selon Kinko Ito, diplômée de sociologie à l’université d’État de l’Ohio, il existerait trois types de josei : les drames, les fantaisies romantiques et la pornographie. Dans les trois cas, on retrouve une reproduction des rapports sociaux inégalitaires entre les hommes et les femmes au Japon. Dans les drames, ce sont des femmes au foyer, des office lady et des cols roses qui apparaissent comme personnages féminins. Ces dernières représentent la place de la femme sur le marché du travail japonais il y a de cela quelques décennies, voire encore aujourd’hui. Pour les fantaisies romantiques, l’archétype de la jeune femme rencontrant le prince charmant sera souvent visible, comme dans de nombreux films Disney. Mais c’est à travers la pornographie que le côté patriarcal de la société japonaise se fait beaucoup ressentir : en plus de la mise en place de pratiques sexuelles extrêmes telles que le sadomasochisme et l’inceste, on trouve avant tout une image de la femme soumise. Il y a l’idée de l’épouse obéissant aux désirs sexuels de son mari, celle-ci n’ayant pas le droit de refuser. Rien d’étonnant si l’on regarde les statistiques ayant enregistré 115 000 cas de violences conjugales en 2019, selon un article d’août 2020 du journal Libération. Heureusement, comme il sera vu, une maison d’édition européenne a su apporter plus de parité et de respect au sein des mangas.

Briser les codes

Jusqu’à maintenant, il a été abordé des genres existant depuis déjà bien des années dans le monde de la bande dessinée japonaise. Or, les éditions Ki-oon, maison d’édition française consacrée aux mangas, a créé en décembre 2016 le genre kizuna, catégorie dont le but est de fédérer un lectorat universel. Le site de cette maison décrit leur création ainsi : « Homme ou femme, jeune ou moins jeune… quelle que soit son histoire personnelle, chacun trouvera dans les titres de la collection Kizuna de quoi nourrir sa curiosité et son imaginaire ! »

Conséquemment, l’objectif de Ki-oon, en plus de se distancer des différences d’âge, est de développer un type de manga non genré. Les raisons de ce projet sont donc de se débarrasser des codes existants, question de produire un environnement plus moderne pour le lectorat des mangas d’aujourd’hui. Deux des titres de cette catégorie, Reine d’Égypte et Isabella Bird, femme exploratrice, mettent en avant des personnalités féminines fortes, sans que celles-ci soient nécessairement liées à des thématiques féminines. Dès lors, c’est bien à la fois aux femmes et aux hommes que s’adressent ces œuvres. Dans toute société sexiste et patriarcale, les domaines traditionnellement masculins sont difficiles d’accès pour les femmes. La création de mangas n’échappe pas à la règle. L’un des cas les plus marquants concerne la créatrice du manga shōnen Full Metal Alchemist, Hiromu Arakawa. Le site Mega-Force donne plus de détails à ce sujet : « De son vrai nom Hiromi Arakawa, la raison de son changement de prénom avait été dans le but que ses lecteurs ne sachent pas qu’elle est une femme, elle avait peur que ceux-ci ne lisent pas ses mangas s’ils l’apprenaient. » Cette dessinatrice a commencé le métier de mangaka en 2001. Il faut savoir qu’il y a de cela 20 ans la situation des dessinatrices de manga était encore moins bonne que maintenant. On peut imaginer qu’Hiromi Arakawa a dû faire face à bien des difficultés au début de sa carrière. Pour résumer la situation actuelle, l’univers des mangas est moins sexiste qu’auparavant en ce qui concerne le nombre de dessinatrices par rapport à celui de dessinateurs : de plus en plus d’autrices s’affichent, notamment dans la catégorie des shōnen. On peut par exemple citer Demizu Posoka pour The Promised Neverland ou Kazue Kato pour Blue Exorcist. C’est aussi surtout chez les shōjo que les figures féminines sont présentes : il faut dire qu’elles sont dans cette catégorie depuis les années 1960, alors que c’étaient paradoxalement les hommes qui figuraient autrefois auteurs dans ce genre. Malgré ces changements, il reste encore du chemin à parcourir pour les femmes créatrices de mangas, car elles doivent déconstruire le modèle patriarcal qui prédomine dans ce domaine.

Des mangas plus égalitaires à l’avenir

Question de bien récapituler l’état des choses, la situation de la femme dans les bandes dessinées japonaises actuelles n’est pas très reluisante. Cette problématique prend forme dans toutes les catégories du manga, allant du shōnen au josei. De nombreux clichés sexistes persistent encore. Des avancées sont aperçues, notamment à travers la représentation notoire d’autrices et dessinatrices de mangas, lesquelles vont non seulement déconstruire les genres, mais également s’imposer progressivement dans un monde dominé par les hommes. Après tout, le même phénomène se produit dans la vie quotidienne des femmes de la société japonaise. Le Japon a beau figurer parmi les pays ayant la plus faible égalité des genres dans les statistiques, il existe tout de même des revendications féministes qui font avancer les choses. De nos jours, en 2023, la façon d’écrire les femmes dans la fiction devrait prendre un tournant plus progressiste. La présence de plus en plus imposante de dessinatrices de mangas est la preuve que la situation peut changer. Il suffirait que les maisons d’édition japonaises de mangas s’inspirent de ces femmes pour qu’à l’avenir les clichés sexistes ne se retrouvent plus dans les bandes dessinées japonaises. Il se verrait alors une figure beaucoup plus moderne de la femme.

CRÉDIT IMAGE: JSK/ Pixabay


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[13] Women in World History Curriculum, « The Meiji Reforms and Obstacles for Women, Japan, 1878-1927 », date inconnue (consulté le 19 octobre 2023)

[14] nippon.com L’écart des salaires entre les hommes et les femmes au Japon : où en est-on ?

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[15] ledélit, « La paradoxe de la valeur de l’art », Béatrice Malleret [https://www.delitfrancais.com/2017/11/07/le-paradoxe-de-la-valeur-de-lart/] (consulté le 13 octobre 2023)