Osheaga 2016 : remise en question de la compétence des agent·e·s de sécurité privée
Le 29 juillet 2016, dans le cadre du festival Osheaga, une festivalière dit avoir été droguée alors qu’elle assistait au concert des Red Hot Chili Peppers. Sans pouvoir comprendre exactement comment cela s’est produit, Mélanie Maxine Doucet, la festivalière en question, a dénoncé entre autres l’incompétence d’une agente de sécurité qui n’aurait pas répondu convenablement à sa plainte non-officielle, dans laquelle elle reprochait aux agent·e·s de ne pas avoir été capables d’empêcher une telle situation ni de lui avoir fourni l’aide adéquate. Bien médiatisé[i], l’événement a suscité mon intérêt quant à la formation des agent·e·s de sécurité travaillant dans les festivals montréalais. Pourquoi une personne affirmant s’être fait droguer n’a-t-elle pas reçu l’aide appropriée? Pourquoi blâmerait-on davantage la sécurité privée que les personnes qui possèdent de la drogue ou celles qui gardent le verre[ii]? J’ai mené une enquête[iii] afin de voir comment s’articulaient les notions de responsabilité et de sécurité dans notre société. Je partais de la prémisse selon laquelle dans toute circonstance où des gens se rassemblent dans un lieu public, la sécurité de chacun·e dépend de plusieurs parties impliquées. Dans le cas des festivals, la sécurité des un·e·s et des autres n’est pas la seule responsabilité des agent·e·s, mais bien de l’organisation du festival (ses conditions d’entrée, le contrat d’achat du billet, la mise en place de personnel formé et adéquat pour réagir devant diverses situations, etc.) et aussi des festivaliers et festivalières, qui doivent veiller à leur propre protection et à celle des autres. Les festivaliers et festivalières doivent aussi se responsabiliser, par exemple en ne possédant pas d’armes ou de drogues et en s’assurant de bien surveiller leurs effets personnels. L’agence de sécurité privée ne peut pas protéger tout le monde de tous les dangers, bien qu’elle s’assure de gérer la foule et de faire entrer sur le site le minimum d’éléments potentiellement dangereux, du selfie stick aux armes et aux drogues.
Ainsi, en juillet et août derniers, j’ai voulu comprendre de quelle manière les agent·e·s auraient pu mieux travailler pour éviter qu’une telle situation se produise. J’ai donc mené une enquête auprès d’agent·e·s de sécurité qui ont l’habitude de travailler dans les festivals d’été de Montréal. Huit ont accepté de répondre à un questionnaire que j’avais composé dans le but de connaître leur formation ainsi que les directives qu’il leur est habituellement demandé de suivre lors de leurs quarts de travail (pour la fouille, la gestion des foules, les cas de violence, etc.). Ce faisant, je me suis rendue compte que personne ne possédait de formation en sécurité privée, qu’elles et ils étaient embauché·e·s à titre d’agent·e·s temporaires. Ce titre s’obtient à la demande, pour ne pas dire « à l’achat » d’un permis temporaire. Les permis temporaires s’obtiennent à la suite une demande déposée au Bureau de la Sécurité privée (BSP), organisme paragouvernemental sous la tutelle du ministère de la Sécurité publique, mais qui est plus ou moins autonome. L’obtention du permis d’agent·e temporaire peut se concrétiser si la personne qui en fait la demande répond à trois critères : 1) elle doit avoir au moins 18 ans, 2) elle doit avoir une promesse d’embauche de la part d’une agence de sécurité en règle (qui est enregistrée auprès du BSP), 3) elle ne doit pas posséder de casier judiciaire et doit être reconnue pour avoir de bonnes mœurs. Si ces conditions d’admission sont remplies, la personne débourse alors 130 $ et peut ensuite simplement pratiquer la fonction d’agent·e de sécurité privée, et ce, rappelons-le, sans aucune formation. Comment se fait-il, alors, que nous fassions autant confiance à la sécurité privée, qui se retrouve partout et de plus en plus dans notre paysage et dans les milieux publics, si plusieurs agent·e·s ne sont en fait que des citoyen·ne·s comme vous et moi, qui ne savent pas plus gérer une foule ni nécessairement venir adéquatement en aide à une personne qui croit avoir été droguée? D’un autre côté toutefois, je me suis demandé pourquoi Mélanie Maxine Doucet[iv], et moi-même qui me posais cette question, nous attendions à une protection quasi infaillible de la part de la sécurité privée? Qu’est-ce qui fait que nous nous déresponsabilisons de notre propre sécurité et que nous croyons que peu importe la situation de risque ou de danger, nous pouvons la remettre entre les mains d’agent·e·s? Dans une entrevue accordée à Global News[v], la jeune femme a déclaré : « J’ai été complètement écartée; on m’a dit qu’elles et ils [les agent·e·s] étaient très occupé·e·s et faisaient de leur mieux, mais ne pouvaient pas saisir tout ce qui se passait la sécurité et que j’aurais peut-être dû mieux surveiller mon verre. Qu’est-ce que j’étais censée faire? Fixer mon verre constamment plutôt que regarder le spectacle? [traduction libre] [vi]» Dans cette déclaration, Mme Doucet semble bien croire que les agent·e·s auraient dû prévenir le mal qu’elle a subi. À la fois, il s’agit d’une certaine déresponsabilisation de la préservation de sa propre sécurité. Je me suis donc intéressée à comprendre quel était le contexte de la montée de la sécurité privée dans le paysage montréalais, comment et pourquoi nous interagissons socialement et individuellement avec cette réalité, et finalement comment le gouvernement répond à l’augmentation de la présence de la sécurité privée dans notre collectivité.
Catastrophisme et privatisation de la sécurité
L’avènement de la sécurité privée est un phénomène qui a pris de l’importance au cours des vingt dernières années et qui a connu une croissance remarquable depuis le début des années 2000, surtout en Amérique du Nord, après la peur instaurée du terrorisme dans les espaces publics, réponse collective aux attentats du 11 septembre 2001[vii]. Les gens demandaient de la protection, les discours catastrophistes se propageaient dans les médias, les aéroports, les lieux publics, si bien et tant que les événements de grande envergure (spectacles, festivals) et les lieux publics tels les métros[viii] et les aéroports, se sont vus obligés, pour être assurables, de déployer sur leur site des agent·e·s de sécurité. Et ce n’était pas la police provinciale ou municipale qui pouvait remplir ce rôle, car elle était d’une part déjà bien occupée à veiller à des dangers d’autre nature et le gouvernement ne pouvait monétairement payer autant de personnel pour répondre à la demande. En peu de temps, sur une dizaine d’années, la sécurité se retrouvait partout, elle était devenue un besoin, voire un droit fondamental. Dans son article Utopias of Power : From Human Security to the Responsability to Protect[ix], la chercheuse en sciences sociales Chowra Makaremi suggère qu’il y a un processus de normalisation dans cette nouvelle vision de la sécurité : « Au cours des deux dernières décennies, un cadre normatif qui détermine l’approche devant des situations d’échec de l’État et qui établit de nouvelles priorités d’intervention a émergé : une vision non-militaire de la sécurité qui déplace le processus de sécurisation dans les environnements social, économique et physique, c’est-à-dire dans “les habitudes de la vie quotidienne”. Le discours de la sécurité humaine en est un d’intervention qui se concentre sur les individus et les populations. Mais il s’applique également à une série de techniques et à un programme d’action qui implique divers acteurs, l’État, l’international, le privé et la société civile, et différents secteurs d’activité […][x]. [traduction libre] »Ainsi, la sécurité privée s’est vue devoir remplir un rôle social dans la population : celui de garantir la conservation individuelle de la notion de « free from fear » (libérer de la peur)[xi], à laquelle les citoyen·ne·s d’aujourd’hui se réclament en droit, en tout lieu, en tout temps. Cette attitude devant la protection personnelle et la garantie de ne pas subir de maux de toutes sortes est tributaire d’une société où l’on se méfie de l’Autre[xii], dès lors que l’on franchit ses frontières, son « chez soi, sa vie privée ». Chacun et chacune s’attend donc, par le contrat social et ses droits fondamentaux, à ce que sa sécurité physique soit assurée dès que le pas vers l’extérieur est franchi. Pourtant, la réalité est qu’une telle protection ne peut être promise, ni par l’État ni par un organisme parapublic ou privé.
Au Québec, c’est depuis 1996 que le gouvernement cherche à institutionnaliser la sécurité privée, une tendance qui s’observe d’abord à travers la création d’un comité consultatif[xiii] sur la question[xiv]. Née de ce comité défunt qui ne porta pas immédiatement fruit, une étude globale sur la question a été menée au cours des années suivantes pour aboutir à la réalisation, en 2003, du Livre blanc : la sécurité privée, partenaire de la sécurité intérieure[xv]. L’État remarquait alors que l’industrie de la sécurité privée commençait à devenir importante et la seule loi encadrant ce milieu datait de 1962. Elle nécessitait donc une profonde réforme aux yeux du gouvernement, qui n’avait alors aucune idée du nombre d’agences, d’agents et d’agentes qui faisaient affaires et pratiquaient dans la province, ni ne connaissait les conditions entourant les pratiques et les parties qui se mêlaient à la sécurité publique. C’est ainsi qu’après le Livre blanc, des consultations publiques et plusieurs années de travail est née la nouvelle Loi sur la sécurité privée (projet de loi 88 adopté en 2006) et le Bureau de la Sécurité privée (2010).
Bien sûr, si le gouvernement québécois désirait assurer la sécurité des gens et institutionnaliser la sécurité privée par l’organisme « Bureau de la Sécurité privée », ses intentions étaient aussi de réglementer une industrie générant des milliards de dollars dans la province, et d’assurer qu’il n’y ait pas d’interactions douteuses entre les agent·e·s de la paix et les agent·e·s privé·e·s. Il s’agissait de pouvoir mieux contrôler le nombre d’agences et de personnes employées, ainsi que d’assurer que les formations adéquates soient données et que personne ne pratique en outrepassant ses droits dans ses fonctions. Si la création du registre des agences et des agent·e·s par le BSP a amené un nombre important d’inscription ainsi qu’une reconnaissance gouvernementale pour les regroupements inscrits, des personnes pratiquent encore aujourd’hui sans permis et sans être enregistrées. La création de la Loi sur la sécurité privée a aussi engendré une lacune liée aux permis temporaires. Selon la loi, si la demande est trop forte et que le besoin (toujours à la discrétion du Bureau et des agences) se fait sentir, l’embauche d’agent·e·s à permis temporaire est acceptée, et ce, sans qu’elles et ils n’aient à suivre de formation. Le permis à 130 $ est valide pour une durée de 120 jours, mais peut être renouvelé indéfiniment selon les besoins de l’agence. La majorité des permis temporaires sont délivrés durant l’été, lors des festivals, alors qu’une foule importante se rassemble dans les lieux publics en plein air. C’est donc quand il y a le plus grand nombre de gens à « surveiller » qu’il y a le plus d’agent·e·s sans formation sur le terrain.
Les lacunes de la sécurité privée et les réponses des parties impliquées
En entrevue téléphonique, monsieur Claude Paul-Hus, directeur du BSP, a répondu à plusieurs questions concernant les permis temporaires et les agent·e·s. Selon lui, aucun·e agent·e ne travaille sans la présence d’un·e superviseur·e à proximité. Les superviseur·e·s seraient tou·te·s des agent·e·s régulières et réguliers possédant une formation de 70 heures, ce que corrobore Alexandra Paré, qui s’occupe des relations avec les médias au ministère de la Sécurité publique du gouvernement du Québec[xvi]. Cependant, une autre lacune se glisse : il n’y a pas de nombre limite d’agent·e·s sous la responsabilité d’un·e superviseur·e, nous confie le directeur. Si cela convient financièrement aux agences, qui embauchent sans avoir à fournir de formation et qui peuvent rapidement rassembler le total de personnel requis pour les événements, il faut quand même convenir qu’il s’agit d’un manquement important pour la sécurité du public. La réalité est que ce qui semble compter dans l’équation est la confiance que la collectivité accorde à la simple présence d’un·e citoyen·ne en uniforme. L’illusion fonctionne et rend possibles des situations où une personne qui croit avoir été droguée espère et désire une protection sans faille de la part des agent·e·s de sécurité. Malgré tout, M. Paul-Hus affirme que ce ne sont ni des intérêts financiers ni la volonté de faciliter l’embauche rapide de personnel qui justifient l’octroi de permis temporaires. On souhaiterait plutôt conserver une flexibilité lors d’événements spéciaux, où, par exemple, en cas de catastrophe naturelle, un nombre considérable d’agent·e·s peut être nécessaire en un cours laps de temps. Il m’assure toutefois que la question de la formation sera remise à l’ordre du jour lors de prochaines réunions du comité de gestion du BSP. De son côté, Mme Paré remet la responsabilité des actions des agent·e·s à permis temporaire aux superviseur·e·s et la sécurité du public entre les mains de l’organisation des événements (dans le cas des festivals et spectacles) : « Il appartient à l’organisat[ion] d’un événement d’assurer la sécurité des participant[·e·]s en fonction du risque que présente son événement. À ce titre, l’organisat[ion] peut formuler ses exigences à l’agence de sécurité ou retenir, au besoin, les services d’un organisme spécialisé en secourisme comme c’est souvent le cas lors d’événements d’envergure. »
Par ailleurs, les agent·e·s qui ont répondu à mes questions ont aussi soulevé des points non négligeables quant aux conditions parfois discutables dans lesquelles elles et ils sont contraint·e·s de travailler : quarts de travail dépassant douze, voire quinze heures d’affilée, au grand soleil ou par grand froid, sans pause, plusieurs jours en continu entrecoupés de brèves nuits de sommeil d’à peine trois, voire quatre heures. Dans de telles conditions, selon une agente qui a l’expérience de deux étés avec un permis temporaire, il arrive parfois que des agent·e·s perdent patience, soient moins alertes, prennent plus de pouvoir que ce qui leur est autorisé et soient moins vigilant·e·s. Sans expérience ni formation, il apparaît que certain·e·s abusent de leurs droits en prenant l’autorité que leur confère indirectement leur position, ou ne parviennent pas à aider adéquatement une personne en danger qui demande des soins qu’elles et ils ne savent pas prodiguer. Les agent·e·s questionné·e·s, m’assurent toutefois que sur les sites des festivals, par exemple, il y a toujours du personnel policier et ambulancier sur place pour répondre aux besoins de premiers soins et aux situations liées à la drogue et aux armes. Il reste néanmoins que les personnes qui participent aux festivals considèrent les agent·e·s de sécurité comme les premières personnes responsables de leur protection, étant donné leur présence plus visible par leur plus grand nombre.
Parmi les agent·e·s qui ont répondu à mon questionnaire, on soulève aussi le fait que l’esprit d’équipe qui se crée entre collègues sur le terrain rend difficile la dénonciation d’abus de pouvoir, la critique de mauvaises conditions de travail ou encore la facilité à demander une meilleure formation auprès de l’employeur. D’ailleurs, M. Mulone, criminologue membre du conseil d’administration du BSP, soulève dans un article que bien que l’autorégulation du Bureau soit souhaitable, le doute subsiste quant à la confiance accordée à une gestion interne juste et honnête : « [S]i nous parlons de déontologie, c’est-à-dire du rapport avec le public, une instance indépendante du Bureau se doit d’être mise de l’avant, particulièrement si ce dernier est contrôlé par l’industrie via un conseil d’administration représentant majoritairement cette dernière. Les intérêts et les droits du grand public se doivent d’être protégés[xvii]. » Car outre le registre des agences et agent·e·s en ligne sur le site du BSP et une adresse courriel donnée pour formuler des plaintes, aucune politique de dénonciation interne n’a été créée. Cette absence dans l’autorégulation de l’industrie de la sécurité privée demeure un point faible qui démontre un manque de volonté et de transparence face au public.
Ce que la sécurité privée exprime de notre société
La présence du Bureau de la Sécurité privée au Québec indique un tournant important dans la définition actuelle de la sécurité civile, répondant au discours de catastrophisme dans lequel l’espace public est devenu une menace à la protection de la vie humaine dans le quotidien. L’attente, selon le contrat social sur lequel notre société est basée, est que l’État garantisse à chacun et chacune d’être « libéré·e de la peur ». Cependant, en dehors de la vie privée, et aussi parce que la vie privée est inconnue, l’extérieur devient une source de méfiance pour tout un chacun. Ainsi, chaque agent⸱e de sécurité devient en quelque sorte un instrument de régulation de ce chaos imaginé qu’est le dehors, par le biais des agences de sécurité qui l’embauche C’est donc l’avènement de la surveillance des civil·e·s par les civil·e·s, via un organisme paragouvernemental subordonné par le minsitère de la Sécurité publique, et ce, sans que l’État n’ait à débourser un dollar, lui qui a privatisé une partie de ce qui aurait dû être de la « sécurité publique » par la création du BSP. Se finançant à même les coûts des permis, le budget du BSP dépend donc entièrement du nombre d’agences et d’agent·e·s qui s’inscrivent au registre créé en 2010. Il faut donc qu’un nombre important d’entreprises et d’agent·e·s se déclarent au Bureau, sans quoi il perd de son autonomie et devient caduc. Les permis temporaires sont ceux qui ne requièrent pas de formation de la part du personnel, ce qui en fait les plus accessibles pour les citoyen·ne·s, et ils deviennent une option intéressante pour toute personne à la recherche d’un emploi d’été rémunéré au-dessus du salaire minimum. Les agent·e·s qui détiennent un permis temporaire deviennent donc une main-d’œuvre bon marché pour les agences et l’État qui n’ont pas à ouvrir leur coffres pour assurer une présence et conserver l’illusion de la sécurité dans les lieux publics achalandés. Les policières et policiers reçoivent des années de formation et un salaire supérieur[xviii] aux agent·e·s de sécurité. Bien que les fonctions et responsabilités du corps policier soient plus grandes, il ressort qu’en engageant des agent·e·s de sécurité, l’État économise un montant considérable sur le personnel à payer et sur l’investissement pour la formation censée garantir à ses citoyennes et citoyens l’intégrité de leur sécurité privée et leur assurer d’être « libéré·e·s de la peur ». Cette presque omniprésence de la sécurité privée dans notre quotidien rassure aussi les civil·e·s qui craignent désormais toute une panoplie de dangers dont la source est l’Autre, l’inconnu. Le discours du catastrophisme explique aussi pourquoi nous assistons à une telle hausse de la demande et pourquoi plus aucun assureur ne veut couvrir un événement s’il n’y a pas de sécurité privée incluse dans le contrat[xix]. Toute cette interaction entre les diverses parties a fait exploser l’industrie de la sécurité privée au Québec, et un appareil de gouvernance est né afin de prendre un certain contrôle sur la situation. Le BSP est cet appareil, autonome et paragouvernemental à la fois, qui tente de gérer cette industrie tout en lui concédant des privilèges par le biais de la Loi sur la sécurité privée. Cette brèche qui permet aux citoyen·ne·s de devenir des agent·e·s de sécurité privée sans pourtant recevoir une formation adéquate comporte cependant des risques de dérive : des prises de pouvoir injustes, de l’incompétence dans la distribution de soins et l’offre d’aide, des manques de jugement, etc. Car il ne s’agit plus de réels agent·e·s de sécurité ayant les connaissances pour gérer les foules et apporter les premiers soins en cas d’urgence, mais bien de citoyen·ne·s ordinaires ayant payé leur droit à la pratique d’agent·e de sécurité, et par le fait même, aux privilèges découlant de ce métier[xx] : fouille sur des individus, droit de les maintenir si l’on juge une personne trop imprévisible ou énervée, droit de leur enlever des biens s’ils sont interdits sur un site, bref, un droit d’atteinte à la vie privée. Cette vie privée, qui normalement demeure hors de portée de l’État et du système public, devient ici accessible. La nuance est somme toute importante. Et pourtant, ce nouvel accès à la vie privée est donné par les individus qui deviennent spectateurs et spectatrices, festivalières et festivaliers, etc. Le billet de concert, le bracelet d’entrée au site d’un festival, voilà le contrat entre l’individu, la sécurité privée et, indirectement, l’État. C’est le billet, et l’argent donné pour l’avoir, qui confèrent, en plus du divertissement acheté, un laissez-passer pour la vie privée. En demandant une garantie de sécurité, la citoyenne ou le citoyen en reçoit une qui est semi-contrôlée, où l’État s’investit, mais en demi-mesures, et rend la découverte des responsables d’incidents impossible, car diffuse et dispersée entre les parties. La règle du jeu dans l’espace public est peut-être donc la suivante : chacun·e est responsable de sa propre sécurité.
Données sur l’industrie de la sécurité privée au Québec et à Montréal[i]
Il y a 250 agences de sécurité enregistrées à Montréal même
Il y a 1881 agences enregistrées au Québec
Le budget total du BSP, qui correspond aux frais payés pour obtenir des permis (réguliers et temporaires, agences et agent·e·s confondu·e·s), est de 6 705 452 $ en 2016
On compte 31 748 permis (temporaires et réguliers) délivrés en 2016, ce qui représente 79,5 % de l’industrie, laquelle comprend aussi les serruriers et le transport de valeurs, par exemple
Selon le Livre blanc sur la sécurité privée (2003), il y a un ratio de 1,6 agent·e de sécurité pour 1 agent·e de police au Canada
[i]Demande d’accès à l’information, Bureau de la Sécurité privée, Maître Andréane Boisclair, conseillère juridique. En date du 8 décembre 2016 et du 10 janvier 2017.
CRÉDIT PHOTO: Curious Fish[i]Divers médias ont souligné l’événement :
[ii]Je cherche à savoir comment on peut rendre la sécurité responsable d’une drogue introduite dans un verre tenu à la main, plutôt que la personne qui a introduit cette drogue dans le verre. Je cherche à comprendre pourquoi il a semblé logique, socialement, dans les médias et chez la personne croyant avoir été droguée, de s’en prendre aux agent·e·s de sécurité en les blâmant d’avoir mal fait leur travail. Cela ignore à la fois la culture du viol et rend les individus non-responsables des objets qu’ils tiennent dans leurs mains. Cela suppose aussi que la responsabilité de la sécurité individuelle est remise aveuglément entre les mains d’agent·e·s de sécurité privée.
[iii]Entre le 1er août 2016 et aujourd’hui, j’ai réalisé des entrevues (écrites) avec huit agent·e·s à permis temporaire, le Bureau de la Sécurité privée (le directeur M. Paul-Hus, la relationniste média, Mme Marie-Noëlle Paquette-Fugère, et Andréanne Boisclair, responsable aux demandes d’accès à l’information et conseillère juridique au BSP), et le ministère de la Sécurité publique (Mme Alexandra Paré, relationniste média). J’ai également consulté toutes les pages web du site du Bureau de la Sécurité privée, lu divers rapports du ministère de la Sécurité publique, le Livre blanc sur la sécurité privée, les anciennes et plus récente version de la Loi sur la sécurité privée, etc.
[iv]J’ai tenté à deux reprises de contacter Mme Doucet et elle n’a malheureusement pas répondu à ma demande.
[vi] Citation originale: « I got completely brushed off, was told they [the agents] were very busy and were trying their best but could not catch everything coming through the gates and that maybe I should have paid more attention to my drink. What was I supposed to do? Stare at it constantly instead of watching the band? »
[ix]Chowra Makaremi, « Utopias of Power : From Human Security to the Responsability to Protect », Contemporary States of Emergency : The Politics of Military and Humanitarian Interventions, Zone Books, États-Unis, 2010, 408 p.
[x] Citation originale:« In the last two decades, a normative frame emerged that determines the approach to situations of state failure and that sets new priorities for intervention : a nonmilitary vision of security that displaces the processus of securization into the social, economic, and physical environment – into »the patterns of daily life. » The discourse of human security is a discourse of intervention that focuses on individuals and populations. But it also applies to a set of techniques and a program of action implying various actors, state, international, private, and civil society, and several fields of activity […]. »
[xi]Notion apparue en 1941, par F. D. Roosevelt, quand il a donné son discours « State of Union Address » alors que les États-Unis entraient en guerre (Deuxième Guerre mondiale). La notion d’être « libéré·e de la peur » a aussi été amenée aux Nations Unies dans la Déclaration des droits humains en 1948.
[xii]L’Autre avec un « A » majuscule pour décrire toute personne qu’on ne connaît pas ou encore toute personne qui n’est pas de même origine que soi.
[xix]Le site Guideorganisteur.com nous informe des raisons pour lesquelles les responsables de l’organisation d’un événement ou d’un festival se doivent d’être assuré·e·s, puisque la responsabilité civile de celles et ceux qui assisteront à leur événement leur incombe : « On ne peut assez insister sur l’importance d’avoir une assurance responsabilité civile. Cette protection permet à l’assuré[·e·] de répondre à l’obligation légale de réparer un préjudice causé à autrui. »
[xx]Il est important de noter ici que les agent·e·s n’ont pas le droit de fouiller une personne sans son autorisation. Cependant, dès qu’une personne désire entrer sur un site, elle peut se faire fouiller si l’organisation du site a énoncé à l’avance (sur son site internet dans ses règlements ou encore à l’endos du billet acheté) que la condition d’entrée au site était une fouille sommaire. De même, une personne peut se voir confisquer des biens personnels (sac à dos trop grands, bâtons à egoportraits, bouteille d’eau, etc.) si elle veut entrer sur un site de festival où ces objets sont interdits. Il faut savoir que pour l’eau, par exemple, si un·e agent·e la confisque, il doit y avoir une source d’eau potable sur le site.
« Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement […] Le bien commun n’est pas synonyme de l’intérêt général, c’est-à-dire de l’addition des intérêts particuliers. Dans l’expression, le mot qui compte est »commun ». Le bien commun, que Tocqueville appelait « bien de pays » […], est un bien dont chacun est appelé à bénéficier, mais qui ne peut faire l’objet d’un partage : on n’en jouit que parce qu’il est la chose de tous.
La politique est le royaume du commun. C’est la raison pour laquelle le libéralisme est intrinsèquement générateur de l’essence du politique, puisqu’il ne connaît que des intérêts particuliers et assigne pour seule mission à l’État de garantir des droits individuels[i].»
À son insu sans doute, Sterling Downey est l’un de ces acteurs politiques qui a su d’instinct faire la différence entre la politique et le politique. La première est cette construction sociale qui cherche à établir des règles pour le bien commun, alors que le second est celui qui a laissé le libéralisme organiser le monde sur les intérêts particuliers au détriment du bien commun. Originaire de Verdun (1973), Sterling Downey est impliqué dans le milieu communautaire montréalais et dans celui du street art depuis de nombreuses années. Il y a près de 20 ans, il a fondé un important festival d’art urbain, Under Pressure[ii], géré uniquement par des bénévoles. Ce dernier lui a apporté une couverture médiatique partout au pays ainsi qu’à une échelle internationale. Afin d’assurer une permanence au festival, et avec l’aide d’autres collaborateurs, M. Downey a aussi cofondé en 2011 la Fresh Paint Gallery[iii] sur la rue Sainte-Catherine. Depuis 2013, il a été élu comme conseiller de ville du district Desmarchais-Crawford pour le parti en opposition officielle, Projet Montréal[iv]. Hostile à l’institution, M. Downey semble interpréter son rôle de conseiller comme étant celui d’un agent double justicier qui tente de changer le système de l’intérieur. Dans l’entrevue qu’il nous offre, il présente aisément l’analogie entre gangs de rue et groupes organisés divers : corps policiers, conseils municipaux, ministères, etc. Il voit dans nos institutions des reproductions de l’intimidation qu’il a vécue ou fait vivre alors qu’il fréquentait l’école, et il estime vouloir remettre les pendules à l’heure concernant ces approches que certaines personnes dotées de pouvoirs politiques essaient de cautionner.
Très généreux envers ses citoyens, M. Downey a accepté de m’accorder de son précieux temps le mercredi 19 octobre dernier, dans le confort de mon appartement verdunois, afin que je réalise ce premier portrait signé L’Esprit libre. D’entrée de jeu, son aisance et sa facilité d’approche nous ont permis d’explorer immédiatement le fond des sujets que je désirais aborder, ce qui a donné lieu à une rencontre étonnante de près de quatre heures. L’objectif était de connaître le vécu et le bagage de cet homme intriguant afin de saisir sa vision de la politique municipale, un système qu’il ne se cache aucunement de critiquer.
Quel est-il, ce bagage? Ancien directeur marketing et gérant pour des compagnies de streetwear, celui qui a aussi été designer ne se trompe pas en affirmant avoir porté plusieurs chapeaux. Ce faisant, il a en parallèle milité pour favoriser une émulation saine d’artistes émergents, ce qui lui a permis d’être médiatisé suffisamment pour commencer à être reconnu à grande échelle. Et à travers tout cela, il profitait de ses acquis et expériences pour aider sa communauté en travaillant avec les jeunes, en leur inculquant les bénéfices de la persévérance et en les incitant à ne pas décrocher. C’était sa façon à lui de faire de la politique, avant même qu’on ne l’approche pour lui proposer de devenir candidat pour Projet Montréal: « Je pense que c’est en 2011 quand j’ai ouvert la galerie Fresh Paint, souvent je faisais des entrevues là-dessus pis une amie qui était journaliste avait un ami, Graig Sauvé[v], qui avait une émission de radio sur CKUT[vi]… pis on a parlé de mon rôle dans la communauté et c’est au travers de cette entrevue-là qu’on a commencé à en parler. On s’en allait en élections en 2013 et il savait que le parti cherchait des candidats potentiels, d’un certain profil, pour entrer en politique. »
Après cette entrevue, d’autres journalistes et certaines personnes impliquées en politique ont commencé à sentir qu’il serait probablement intéressant d’avoir M. Downey au sein de Projet Montréal. Le parti a simplement fini par venir lui demander s’il était intéressé, s’il avait déjà songé à faire de la politique: « Ma première réaction a été de partir à rire dans leur face!» C’est que Sterling Downey me confie qu’il a déjà été arrêté, qu’il a déjà fait de la prison, qu’il a été skinhead[vii] pendant trois ans, adolescent, et qu’il faisait partie de gangs de rue. Bien qu’il soit loin de tout cela aujourd’hui, et qu’il se qualifie de straight edge[viii], son profil ne collait pas tout à fait à l’emploi. Physiquement, aussi, son apparence d’homme tatoué de la tête aux pieds lui semblait très peu compatible avec l’image du politicien en complet, veston et cravate.
Mais alors, que cherchaient les représentants-es de Projet Montréal en lui offrant l’opportunité de joindre leur parti ? Bien qu’il soit considéré politiquement de gauche, cette raison ne semblait pas suffire à M. Downey pour expliquer que leur choix se soit arrêté sur lui. Projet Montréal n’était pas à la recherche de classiques femmes et hommes d’affaires, avocats-es et gens de droit: « Ils voulaient du monde du communautaire. Moi, j’avais un profil quand même assez spécifique : mon nom est très particulier, j’étais un Montréalais impliqué depuis 18 ans à Montréal et dans les médias depuis quasiment 20 ans, donc j’étais déjà connu. Je reste dans la même maison depuis 43 ans, donc je connais mon arrondissement et mon arrondissement me connaît aussi. » En plus de ces atouts, M. Downey sait parler les deux langues officielles, est confortable devant les médias et se dit apte à débattre de sujets de manière logique. Il ne lui restait plus qu’à être convaincu qu’il pouvait bien remplir le rôle de conseiller. Il ne me cache pas qu’il manquait d’assurance, lui qui n’a pas fréquenté l’université, lui qui a été traité pendant quatre ans pour un syndrome de stress post-traumatique, lui qui a fait une tentative de suicide à 35 ans. Il ne voyait pas nécessairement pourquoi on l’invitait, lui, à prendre cette place. Mais justement parce que tout ceci était déjà public, parce qu’il s’est servi de ses expériences pour aider les jeunes, parce qu’il en a toujours parlé de façon transparente lors d’entrevues. Le parti désirait recruter quelqu’un à qui les gens pourraient s’identifier. Il ne lui restait plus qu’à l’assumer et à en faire quelque chose de constructif, s’il le désirait, comme candidat pour Projet Montréal : « Quand tu es capable de l’assumer, ben personne ne peut t’attaquer avec ça. »
Une crainte persistait toutefois encore : M. Downey ne connaissait rien en politique municipale, il n’avait même jamais voté. Quand il leur a avoué cette lacune, les membres de Projet Montréal lui ont vite appris qu’en fait, il y connaissait certainement quelque chose : il sort ses ordures, ses bacs sont virés parterre après le passage des éboueurs-ses, les rues qu’il emprunte sont bien ou mal déneigées l’hiver, et l’été dans les parcs il peut jouer au soccer, alors il a une idée de ce en quoi consiste la politique municipale. Finalement, c’est ce qui touche au quotidien me dit-il, c’est traverser les rues, c’est l’école qu’on fréquente, c’est les égouts qui débordent, c’est un tuyau qui pète au milieu de la rue. Pour lui, c’est encore mieux que le communautaire : « As-tu déjà eu des problèmes avec la police ? », me demande-t-il, « Ben le SPVM, c’est un service de la ville, donc les agents, quand ils t’approchent, quand t’es un citoyen, s’ils ne sont pas respectueux avec toi, ça fait partie de la politique municipale, parce que c’est la ville qui gère le service de police ». Il a fini par comprendre que ce sont ces enjeux-là, que c’est l’expérience avec ces enjeux-là qui compte vraiment quand tu décides d’entrer en politique municipale. En 2013, donc, il fut convaincu.
Sterling Downey me laisse entendre qu’il a un besoin viscéral de dénoncer les injustices et l’intimidation, qu’il veut, du haut de ses 250 lb et de tout son bagage de vie, s’interposer entre celles et ceux qui abusent de leurs pouvoirs et celles et ceux qui, moins bien armés-es, subissent les abus. Il ne le fait pas avec l’usage de la force comme lorsqu’il avait 15 ans, mais d’abord en écoutant : « Je suis quelqu’un qui écoute quand même, je peux avoir une opinion au départ, et peut-être pas la bonne opinion, mais la vie m’a appris à écouter et à me sensibiliser. Fait qu’admettons qu’en parlant, je provoque un dialogue. Peu importe ma position au départ, l’important est de partir le dialogue. J’écoute, et tranquillement, je commence à remarquer des choses. »
Cette volonté d’écouter et d’engendrer le dialogue fait de M. Downey un élu près de ses citoyens et citoyennes. Il leur apprend que quand on a quelque chose à dire, il faut oser le dire, que la communication porte fruit : « Si tu crois en quelque chose, quand tu as une cause, faut que tu sois prêt à aller jusqu’au fond avec ta cause, sinon tu vas rien changer. » Générer le dialogue d’abord, et ensuite défendre ce en quoi l’on croit, il s’agit, je constate, de son credo.
Les élections de 2013 sont survenues peu après les manifestions étudiantes de 2012, et bien qu’il ne s’était d’abord pas senti très concerné par celles-ci, il a finalement été témoin d’un Premier ministre (Jean Charest, on se souvient bien) qui n’a pas écouté ses citoyennes et citoyens, qui les a même ridiculisés-es, et cela lui a en quelque sorte donné envie de dénoncer des problématiques sociales. Pour ce faire, il avait donc besoin d’une plateforme, et Projet Montréal désirait lui en offrir une : « On n’oublie pas, à ce moment-là, j’avais passé presque 20 ans à l’extérieur, à me battre contre le système, et c’est ça qu’ils m’ont dit [Projet Montréal], »Ça fait 20 ans que tu fais ça, là tu as l’opportunité de rentrer dans le cœur du problème et de dénoncer, au conseil municipal. » » Il se disait qu’en étant élu, il pourrait venir en aide aux gens qui sont victimes d’abus, aux personnes en situation d’itinérance, à la population étudiante, aux graffeurs et graffeuses, entres autres. Il a toujours dit aux jeunes auprès de qui il a travaillé que s’ils le voulaient vraiment, ils pouvaient accomplir n’importe quoi, et s’il avait refusé la proposition de Projet Montréal, il aurait eu l’impression de mentir à ces jeunes. Avec courage et respect de ses convictions, il est entré dans l’aventure politique.
Conseiller municipal, aussi membre de la Commission pour le développement social et la diversité montréalaise, Sterling Downey m’explique que quand on est élu, on peut être nominé sur divers comités pour gérer son arrondissement. Avec une petite teinte d’amusement dans la voix, il cite en exemple (tout en dénonçant) une élue de l’opposition officielle : « Marie-Ève Brunet[ix], membre de l’aile jeunesse pour l’équipe de Denis Coderre, est censée représenter la jeunesse. Elle siège sur le Comité de la sécurité publique de la Ville-Centre avec Mme Samson[x]. C’est le comité qui est arrivé avec un plan pour un règlement sur les chiens dangereux. Elle ne dénonce pas le projet, qui pourtant est dénoncé par la jeunesse. Tu sers à quoi ? ». Pour M. Downey, elle ne fait pas son travail qui consiste à représenter ses citoyennes et citoyens, et elle ne fait pas le devoir de dénoncer à l’interne ce qui devrait l’être. Il compare ce silence à une injustice, à une façon qu’ont les institutions de taire dans le groupe ce qu’une personne parmi l’ensemble devrait défendre : « On est des êtres humains, des fois on s’associe avec des groupes pour certaines raisons et on ne se rend même pas tout à fait compte dans quoi on s’est embarqué, pis rendu à un certain point on ne sait plus comment s’en sortir. » Ainsi, quand Mme Brunet endosse tout ce que Denis Coderre propose sans écouter la jeunesse qu’elle représente, Sterling Downey voit un manquement à la dénonciation. Il me raconte comment son passé en tant que skinhead lui fait ressentir le besoin de dénoncer de telles pratiques : « J’ai appris, quand je me suis rendu compte dans quoi je m’étais impliqué, l’idéologie et tout ça, que ça prenait beaucoup de courage pour s’en sortir. Tu rentres là-dedans pour la protection, donc logiquement tu as un peu peur de ces gens-là, parce que s’ils cassent la gueule des autres, ils peuvent casser la tienne aussi. Quand tu sors, t’as plus de protection de nulle part, ceux qui devaient te protéger ne te protègent plus et te cassent la gueule. Quand tu sors, you have to face it. À un moment donné, I had to stand up for what I believed in and get out of it. En politique, si y’a quelque chose pour laquelle tu es contre, même à l’intérieur de ton parti, ben je vais me lever pis je vais dire fuck you, je dénonce. C’est pas à 43 ans que je vais pas me lever et pas le dire que c’est pas correct. »
M. Downey semble tenir mordicus à cette conviction, et elle semble lui tenir à cœur comme s’il l’avait durement acquise. Il me confie ne pas être fier de ce que représente son passé de skinhead, mais il affirme ne pas en avoir honte non plus. Ça lui a, malgré tout, grandement apporté. Il fait rapidement le lien avec les héros qui l’ont inspiré, des noms du monde de la musique : Henry Rollins[xi], Kevin Seconds[xii], Johnny Ramone[xiii], Ian Mackaye[xiv], Mike Ness[xv]… rien à voir avec la politique des parlements et des conseils d’arrondissement, mais des hommes qui refaisaient le monde en « bûchant », qui voulaient se battre et qui avaient aussi des problèmes de consommation. Jusqu’à ce que le mouvement arrête, car ils sont devenus straight edge, d’où l’inspiration : « Ces personnes-là, aujourd’hui, et à cause de tout leur vécu, se lèvent debout pour dénoncer. C’est pas comme Denis Coderre qui va parler des pitbulls quand il n’a aucun vécu avec les chiens. Pis y’a pas juste ça, Coderre y va pas parler de ses skeletons in his closet… même si tout le monde en a. ». Ses héros ont aussi défendu des causes sociales, et ils ont en quelque sorte aidé Sterling Downey à grandir hors des skinheads en suivant l’exemple et en redonnant à sa communauté. Être straight edge, c’est aussi une assurance pour lui que s’il fait quelque chose, quoi que ce soit, aucune faculté n’aura été affaiblie par l’alcool ou les drogues. Il sera entièrement responsable de toutes ses actions. Parce que la responsabilisation est une prise de conscience tant individuelle que sociale chez M. Downey. Il me parle de tous ces sujets normalement tabous, et je suis témoin de l’absence peur de les aborder, de l’absence de crainte que cela porte ombrage à sa jeune carrière politique. Bien au contraire, on dirait. Je perçois une libération et un sens du devoir.
Ayant déjà soulevé le sujet de l’intimidation, Sterling Downey y revient et me raconte la place que cet enjeu occupe pour lui en tant qu’élu : « Je me suis déjà levé en conseil, parce que j’ai mené une motion pour développer une politique, un règlement contre l’intimidation dans les espaces publics, dans les parcs, les métros, les autobus, les arénas. Tout ce qui n’était pas école, justement, parce qu’on met trop de responsabilités sur les écoles. Je me suis donc levé pour parler de la seule protection que les jeunes ont aujourd’hui s’ils sont intimidés, c’est de faire des poursuites criminelles. » En effet, si une personne en a assez de se faire intimider par les jeunes de son quartier ou par un adulte, son seul recours est la poursuite criminelle. Aller à la police, selon M. Downey, ce n’est pas vraiment une solution et il y a de plus grands risques que les intimidateurs répliquent. Il me fait remarquer que les poursuites criminelles sont un engagement très difficile, puisqu’il s’agit aussi de témoigner devant une cour, encore au risque de se faire battre après chaque moment du procès. Il essaie de trouver une solution à cette problématique, car il sait de quoi il parle, il l’a déjà vécu et il me le raconte comme il l’a raconté au conseil : « Moi j’ai déjà été en taule, j’ai déjà été arrêté par la police. Je ne sais pas si vous autres vous avez déjà fait ça, mais moi oui. Je sais c’est quoi ce système-là et je peux dire qu’un jeune qui passe au travers même s’il est juste accusé d’intimidation, ça va être lourd. » Pour lui, devant un intimidateur qui manque de confiance, la dernière chose à faire est de lui donner un dossier criminel, qui peut malheureusement aller valider psychologiquement la manière dont il se perçoit : « Maintenant je suis un thug, j’ai un dossier criminel. », imite-t-il en levant les bras. Il faudrait donc plutôt éviter de nourrir le sentiment de pouvoir d’un-e jeune qui intimide.
Sterling Downey reconnaît qu’un intimidateur n’agit jamais pour rien. Il y a bel et bien un élément déclencheur dans sa vie personnelle qui l’incite à recourir à la violence envers les autres pour affermir son autorité. Et si on adressait cet élément, selon M. Downey, les conséquences dans la vie de la personne seraient beaucoup plus positives que celles d’une punition. Pour lui, une conséquence punitive revient à se débarrasser du problème, « C’est comme une muselière sur un chien. » Il se prend à nouveau en exemple : « J’ai été bullyé tout mon primaire, pis rendu à l’école secondaire j’suis devenu skinhead. C’est à cause que j’étais une victime que je me suis protégé, mais avec le mauvais groupe. J’étais double-victime d’intimidation parce que j’me suis embarqué dans quelque chose que je m’attendais pas. » Mais il s’est vite rattrapé, croit-il, parce qu’il a compris rapidement que laisser cinq personnes en battre une seule n’avait pas de sens, surtout quand tu sais très bien ce que c’est que de se faire taper dessus. Il se décrit comme le skinhead anti-skinhead, comme il le fait en politique : « Le bullyé devient un bully qui devient une personne qui dénonce le bullying et qui protège les jeunes. » Il crée aussi bien un lien avec l’enjeu des chiens dangereux et de type pitbull : « Faut comprendre que si je n’étais pas élu là, on ne serait pas dans la même situation avec ce règlement. Ça aurait déjà passé. Je crois sincèrement que la solution n’est pas celle amenée par l’équipe Coderre. Il faut qu’on travaille plus fort pour garantir une sécurité, mais ce n’est pas en bannissant une race de chien qu’on va le faire. » Il m’avoue que cette responsabilité qu’il assume depuis le début du débat, soit depuis la fin de l’été 2016, il la trouve parfois lourde à porter. Mais il l’endosse encore une fois avec conviction, parce qu’il y croit sincèrement que de faire du racisme canin n’est pas une solution, et que trop d’expertises diverses lui démontrent qu’il a probablement raison.
De plus, malgré que certains-es de ses citoyennes et citoyens soient en faveur du nouveau règlement, et qu’il prenne le temps de considérer leurs craintes et leurs propositions, le plan élaboré par Denis Coderre est selon lui bâclé, « écrit sur un coin de table en deux semaines », et peu rationnel. N’en reste pas moins qu’il est conscient qu’un règlement doit exister pour apaiser les gens : « Faut que je sois conscient que je me promène avec mon chien pis que des gens en ont peur. Si je veux les éduquer et leur démontrer que mon chien est bien dressé, je dois rendre à l’aise ces gens-là. Il faut donc que je démontre un contrôle de mon chien et que je respecte leur espace, que je traîne pas mon chien sans laisse. Imagine le nombre de gens qui font encore ça ! C’est pourtant une loi, la loi dit que tu ne devrais pas avoir un chien sans laisse. Y’a des enfants, des gens qui ont peur des chiens peu importe leur taille, donc il faut que tu te promènes avec un chien en laisse peu importe la situation. Y’a des gens qui promenaient leur chien sans laisse dans le terrain de Douglas [un institut en santé mentale à Verdun] et y’a des coyotes qui les ont attaqués. Après quoi ? Y va falloir tuer les coyotes parce [qu’une personne] a pas laissé son chien en laisse ? Tu devrais protéger ton animal et les autres. Tu devrais faire preuve de sensibilité. » Cette sensibilité, cet égard pour autrui, Sterling Downey semble la posséder et l’appliquer dans toutes les sphères de sa vie. Pour lui, la sécurité commence par une application à soi-même, sinon il le voit comme étant irresponsable de la part des autres. Graffeur, porte-parole, intervenant communautaire, militant et élu, il a appris à plusieurs reprises que l’espace public, ça se partage en se responsabilisant d’abord. C’est, je crois, un des messages principaux qu’il tente de partager.
Alors, qu’en est-il après trois ans de vie en tant qu’élu ? Sterling Downey paraît à l’aise aujourd’hui d’occuper sa position, bien que le tout lui semble encore parfois surréaliste. Les choses arrivent à lui et il doit continuellement consulter des gens, sans toujours avoir le temps de prendre le recul nécessaire pour comprendre l’ampleur de ce qu’il fait. Il mesure l’impact de son implication sur la rétroaction du public : « C’est vraiment comme ça que je le gage, le monde me dit »Tu fais une bonne job. Merci de faire ce que tu fais. » Je me dis que quelque part, je suis sur la bonne route. Si quelqu’un me critique, m’attaque, je me dis »Ok, faut que j’essaie de mieux comprendre ça ». Je me dis qu’il faut que je revois ce que j’ai fait, ce que j’aurais dû faire. » Et jusqu’à maintenant, les citoyennes et les citoyens qu’il représente semblent heureux des projets qu’il mène, qu’il s’agisse de la construction d’un skatepark à Verdun, de régler le cas des castors à l’Île-des-Sœurs ou bien de rassembler les gens autour d’idées qui lui tiennent à cœur. Aujourd’hui, et depuis la fin du mois d’août 2016, c’est le dossier chaud des pitbulls qui l’anime, et il a rallié beaucoup de monde à la partie : « Je crois sincèrement que si on veut démontrer à l’équipe Coderre qu’aux prochaines élections y’a raison d’avoir peur et de croire que ses journées sont limitées s’il ne change pas d’attitude… je ne dis pas nécessairement de le mettre dehors, mais il faut envoyer un message haut et clair qu’on n’est pas contents, et qu’il prenne l’opportunité de changer s’il nous démontre qu’il est capable de changer. »
Sterling Downey désire que les jeunes s’impliquent. Il me parle d’un jeune adulte de mon âge (29 belles années) qui est venu au conseil municipal poser des questions parce qu’ils s’étaient parlés : « Je suis fier qu’un de mes citoyens, que je représente, qui paie mon salaire, ait osé venir poser une question. Je lui ai dit : »Si tu es nerveux, regarde-moi, n’aie pas peur, viens, pose ta question pis je vais être le premier à t’applaudir. » L’idée, c’est qu’en tant qu’élu you empower people to come and to make them face their fear. La politique traditionnelle, c’est de ne pas faire ça. C’est l’inverse. » M. Downey vient contrer la tradition, non sans déranger quelques traditionalistes au passage. C’est que parmi tout cela, il croit que trop souvent, à l’intérieur même des partis, la loi du silence règne, même quand tout le monde n’est pas d’accord. Trop peu de gens dénoncent les décisions injustes et les actions moins démocratiques qui sévissent à l’interne. Il mène donc sa bataille sur deux fronts : parmi les élus-es et parmi les citoyennes et les citoyens : « Tu peux mener ta bataille des deux bords, parce que t’as le droit de voter, pis après ça, t’as le droit de dénoncer. Y’a rien qui dit que je ne peux pas dénoncer la politique. C’est ça la politique, aussi, c’est ça aussi de s’impliquer. Pis comme on l’a vu sur Facebook, Coderre considère les personnes comme des wackoes [ceux qui sont contre le nouveau règlement sur les chiens dangereux]. Le problème c’est qu’y prend même pas ces gens-là au sérieux. Au travers de cet enjeu-là, on voit la vraie face du maire de Montréal. T’sais, le gars avec la chemise du Canadien qui se prend en selfie, ben c’est pu ça. Là, on voit pu Denis Coderre, on voit Denis Colère. Pis là, les wackoes ont aussi le droit au vote et les crazy people are gonna vote. And they’re gonna vote against you because you just insulted them and they’re your citizens. Normally they wouldn’t have said anything if you would have left them alone. Pis là t’es venu les piquer dans leur maison, les critiquer, les insulter. » Sterling Downey ne tolère pas qu’on ne respecte pas les citoyennes et les citoyens, comme il a rejeté l’intimidation dans la cour d’école.
Et après la vie d’élu ? M. Downey me confie qu’il prend ce qui passe pour le temps que ça durera. Il n’envisage pas encore au-delà, il préfère vivre au jour le jour voir où cette aventure politique le conduira. Pour lui, plus il s’implique dans un projet, plus il nourrit son envie de poursuivre son parcours en politique. Il n’est pas du type à abandonner. Quand j’ai abordé le sujet de la politique provinciale ou fédérale, l’intérêt quitte l’homme : « J’aime Montréal. Je ne veux pas voyager tout le temps. Si j’étais au provincial ou au fédéral, à un moment donné, passer trois semaines à Ottawa, passer trois semaines à Québec, t’es plus chez vous, t’es pas à la maison, t’es plus avec tes chiens ». Il en a deux, qu’il affectionne particulièrement. Il me dit qu’il est content d’être où il est, qu’il n’a pas besoin d’argent, que ce n’est pas ce qui compte pour lui. Ce qui compte vraiment, c’est d’avoir un impact social : « Si jamais je n’étais pas réélu, j’irais vers le social. Y manque pas de sujets qui m’intéressent. » Il ne manquerait pas, j’imagine, d’opportunités qui s’offriraient non plus. Pour l’instant, il baigne dans la politique municipale pour au moins l’année à venir. Il prend le temps de bien observer, de changer ce qu’il peut et ce qu’il considère injuste, et lorsqu’il ne sera plus bien, déclare-t-il, il y aura autre chose.
En septembre 2015 près de 300 détenues (et prévenues) de l’établissement de détention Maison Tanguay ont appris l’annonce de la fin de leur séjour dans cette prison, dès lors déclarée désuète par le Ministère de la Sécurité publique. De nombreuses inquiétudes quant à ce changement d’établissement ont été soulevées par les détenues elles-mêmes, mais aussi par des travailleurs du milieu carcéral québécois et des criminologues spécialistes du droit des détenu.e.s. Les questions les plus délicates concernent la vétusté de l’établissement Leclerc (aussi déclaré désuet en 2012), la problématique de la mixité, la configuration des lieux, le rapatriement des programmes et services offerts, la formation des intervenant.e.s ainsi que la criminalisation des femmes.
L’établissement de détention Maison Tanguay
Construite en 1964, la prison Tanguay pour femmes était sous juridiction provinciale (peine de deux ans moins un jour), mais depuis 1972, elle a aussi accueilli des femmes québécoises purgeant des peines fédérales (deux ans et plus) . C’est à l’ouverture de l’établissement pour femmes de Joliette, en 1997, que la population fédérale s’est soustraite de la prison Tanguay. Cette perte de population a réduit considérablement le nombre de détenues à Tanguay, ce qui a eu pour conséquence de restreindre le budget investi dans cet établissement. À la suite de ce changement important dans l’histoire de Tanguay, la détérioration de l’état des lieux s’est enclenchée, et la qualité et le nombre des services offerts aux détenues ont peu à peu diminué (1). En fait, depuis 2009, le Protecteur du citoyen fait des recommandations au Ministère de la Sécurité publique afin que des modifications majeures soient effectuées dans l’établissement, qu’il s’agisse de la pose de lavabos dans les cellules de confinement ou de l’installation de caméras. Dans son rapport annuel de 2014, le Protecteur du citoyen déplorait qu’aucune mesure concrète n’eût été prise d’après ses recommandations (2). Un an plus tard, en septembre 2015, dans un contexte d’austérité économique gouvernementale, aucun travail n’avait été entamé et la fermeture de Tanguay était publiquement annoncée.
Revendications à Tanguay
À la suite de l’annonce de la fermeture de Tanguay, des détenues se sont unies pour dénoncer les conditions de moins en moins adéquates dans lesquelles elles vivaient. Anonymement, elles ont rédigé un manifeste qui a été publié le 31 décembre 2015 sur le site internet du collectif social Toute détention est politique(3). Dans ce manifeste, on constate à quel point plusieurs problèmes touchent les femmes détenues, qu’il s’agisse de situations directement liées à leur santé mentale et physique, à leurs besoins concernant les démarches de réinsertion sociale ou encore à l’état des lieux dans lesquels elles vivent. Ainsi, sans tout retranscrire ce que contient le manifeste, on dénonce la présence de moisissure et de rats, de reflux d’égouts par les conduites d’eau potable, de retards dans les changements de prescriptions médicales des détenues, l’abolition des emplois rémunérés en milieu carcéral, l’emploi de produits nettoyants trop dilués, la surpopulation obligeant à réunir trois à quatre détenues par cellule, la difficulté à bien se nourrir lorsqu’il n’y a que deux cartons de lait pour 35 femmes, etc. La liste est encore bien plus volumineuse, et amène à nous questionner sur la valeur qui est donnée aux femmes en prison au Québec. Nous nous le demandons, d’autant plus que la plupart d’entre elles sont incarcérées pour des délits mineurs et sont souvent plus victimes de leur cheminement de vie que criminelles aguerries. Nous reviendrons d’ailleurs sur la problématique de la criminalisation des femmes plus loin dans cet article.
Toujours dans ce même manifeste, les femmes énumèrent leurs revendications dans l’espoir d’être entendues et de voir leur situation s’améliorer. Elles désirent entre autres des repas suffisamment nourrissants pour les femmes enceintes, des soins médicaux immédiats pour les femmes qui arrivent en état de sevrage, des outils adéquats pour réaliser les tâches de nettoyage (vadrouilles et torchons en bon état, par exemple), des casiers pour les femmes en surpopulation afin d’éviter le vol, ou encore des programmes de réinsertion sociale et des services d’aide à la sortie de prison. Elles déplorent aussi que les programmes de zoothérapie, d’art thérapie et de friperie ne soient pas reconduits à Leclerc. L’image est simple à saisir : depuis quelques années, les détenues sont devenues témoins de la disparition graduelle d’éléments essentiels à leur bon cheminement (soit devenir, pendant leur peine, des citoyennes qui réintégreront leur société sans risque de récidives et qui seront aptes à s’y épanouir sainement), et elles craignent maintenant que leur transfert à l’établissement Leclerc ne fasse qu’aggraver leurs conditions de détention. Dans une prison provinciale où les détenues ne demeurent que relativement peu de temps en retrait de la société, il serait pourtant souhaitable que ce temps-là soit consacré à leur remise en santé et à leur réinsertion, c’est-à-dire à leur offrir les meilleures chances de construire de nouvelles bases sur lesquelles fonder leur vie lors de leur sortie. Malheureusement, les faits indiquent que telle n’est pas la réelle priorité des services correctionnels québécois.
Qu’en sera-t-il à Leclerc?
L’établissement de détention Leclerc est situé à Laval et a appartenu au gouvernement fédéral jusqu’en 2014, bien qu’il avait été déclaré désuet depuis 2012 et qu’il a été fermé en 2013. Le 28 février 2014, le gouvernement du Québec a conclu une entente de location de 10 ans avec le gouvernement du Canada pour en faire un centre de détention provincial pour hommes. Le but de cette location était principalement d’alléger le problème de surpopulation carcéral québécois en créant 775 places de plus pour y accueillir des détenus. Cependant, lorsque la décision de transférer les 248 détenues de Tanguay à Leclerc a été prise, de nouveaux problèmes ont émergé, obligeant un déplacement des détenus hommes à se relocaliser ailleurs dans le système, ne réglant donc en rien la question de la surpopulation. Au contraire, des craintes concernant la mixité des détenu.e.s se sont fait sentir auprès des prisonnières, du public et des travailleurs.euses du milieu carcéral féminin, telle Sœur Marguerite Rivard, qui a travaillé près de 26 ans à Tanguay, ou encore Monsieur Mathieu Lavoie, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec. Dans plusieurs articles de presse depuis l’annonce du transfert en février 2015, elles et ils ont fait part de leurs inquiétudes quant au devenir des détenu.e.s. dans un contexte de mixité et ont décrié à plusieurs reprises le fait que Leclerc n’est pas adapté ni encore assez bien rénové pour offrir de justes et sécuritaires conditions de détention (4).
La question de la mixité est un sujet controversé, car bien que le ministère de la Sécurité publique indique qu’il n’y aura pas plus de 80 hommes détenus à Leclerc et qu’ils seront séparés des femmes dans un secteur différent de la prison, il n’en reste pas moins que l’on rapporte déjà des comportements désobligeants entre détenu.e.s : des injures et des cris envoyés mutuellement de part et d’autre des fenêtres divisant hommes et femmes chacun de leur côté (5). Évidemment, la crainte majeure pour les détenues est de subir des actes d’abus, de violence et d’injustice de la part des hommes détenus, mais aussi de la part des intervenants masculins qui n’ont pas nécessairement reçu une formation adéquate pour interagir auprès d’une population féminine criminalisée. Le fait est que les femmes en prison n’ont pas les mêmes besoins que les hommes et ne sont pas incarcérées, pour une grande majorité, pour des crimes aussi violents ou des délits aussi importants que les hommes (6). Souvent victimes d’abus perpétrés par des hommes dans le passé, les femmes détenues peuvent présenter d’énormes difficultés à bien s’adapter à un milieu où des abuseurs les côtoient de l’autre côté des fenêtres et dans les couloirs. Le rapport Profil Correctionnel 2007-2008 : Les femmes confiées aux services correctionnels (2011, Gouvernement du Québec) mentionne d’ailleurs quelques éléments expliquant pourquoi la dotation mixte en prison n’est peut-être pas souhaitable : «[L]es femmes vivent aussi des problématiques particulières liées à leur condition de mère, à leur passé de victimisation, à leurs problèmes de santé physique et mentale souvent plus sévères que chez les hommes. Voilà pourquoi les femmes contrevenantes ont aussi besoin de services particuliers […] Bien [qu’elles] puissent tirer profit de certaines ressources mixtes dans la communauté, il est important de développer des ressources qui leur soient uniquement destinées pour deux raisons : 1) peu nombreuses, les femmes contrevenantes ont du mal à faire leur place dans les ressources mixtes, 2) les problématiques spécifiques aux femmes sont peu ou pas abordées dans les ressources mixtes.» Le Réseau canadien pour la santé des femmes va dans le même sens dans son étude Faire tomber les murs (2011), dans laquelle on constate que les réponses de 32 femmes en dotation mixte concluent à l’effet néfaste de cette organisation carcérale, puisqu’elles ont pour la majorité de plus petites cellules, moins de liberté de mouvement et moins de programmes et de services pensés pour elles (généralement construits pour une population masculine) (7).
De notre côté, nous nous sommes entretenus avec Monsieur Jean-Claude Bernheim, chargé de cours à l’Université Laval en criminologie et directeur de l’Office des droits des détenu.e.s, lequel nous rappelle que l’histoire nous a démontré, dans un contexte d’austérité, que ce sont les femmes en prison qui sont les dernières servies, puisque leur petit nombre parmi toute la population carcérale québécoise les défavorise dans les rapports de force (8). M. Bernheim affirme aussi que « c’est une mesure tout à fait inapplicable [la dotation mixte] parce que la conception architecturale [de Leclerc] est incompatible avec la cohabitation des femmes et des hommes». Au sujet de l’intervention auprès des détenues, M. Bernheim insiste sur le fait que «les approches pédagogiques ne sont pas les mêmes dans un groupe de femmes que pour un groupe d’hommes, puisque les préoccupations peuvent être très différentes selon le groupe auquel on s’adresse». Souvent victimes de violence physique ou d’agression sexuelle, les femmes ont pu développer une méfiance dans leurs rapports aux autres, d’autant plus avec des hommes en position d’autorité. Il souligne aussi le fait que les médecins traitants en prison «ne reçoivent aucune formation spécifique en regard des personnes privées de liberté», ce qui peut alimenter les sentiments d’injustice et d’impuissance quand on a besoin d’être soigné pour des problèmes de santé physique ou mentale. «Que je sache, déclare M. Berheim, [le Collège des médecins] n’a jamais publié d’analyse par rapport à la médecine carcérale». Des lacunes importantes ne sont donc jamais repérées par le système et aucun changement ne survient dans les pratiques médicales en prison.
Point de vue du Ministère de la Sécurité publique
Afin de prendre en compte tous les discours générés par le transfert des détenues de Tanguay à Leclerc, nous avons fait le devoir de nous entretenir avec Madame Alexandra Paré, relationniste média au ministère de la Sécurité publique du Québec (9). Mme Paré nous confie que le choix de l’établissement Leclerc à Laval a été pris en fonction de la proximité de la prison avec Montréal, là où l’on retrouve la majorité des ressources venant en aide aux femmes criminalisées, qu’il s’agisse de la Société Élizabeth Fry (10) des maisons de transition ou des divers organismes communautaires qui œuvrent dans le milieu. Au sujet de la dotation mixte, Mme Paré nous informe que Leclerc est le deuxième établissement mixte du réseau correctionnel québécois, le premier étant le centre de détention de Québec «Orsainville», qui accueille déjà quelques femmes au sein de son établissement, dans des aires séparées pour les femmes et les hommes. Ainsi, semblerait-il que le ministère de la Sécurité publique possède une «expertise» en la matière. Mme Paré nous rassure en nous informant que « [l]a planification de l’utilisation des espaces communs pour les programmes et les activités (ex. : gymnase, parloirs, buanderie, etc.) fait en sorte que les hommes et les femmes ne s’y trouvent pas en même temps. De plus, les déplacements entre les secteurs d’hébergement et les espaces communs sont organisés afin d’éviter les contacts entre les deux clientèles». Concernant les agent.e.s et les intervenant.e.s qui travailleront auprès des femmes à Leclerc, Mme Paré nous confirme qu’une formation spécifique a été offerte aux employé.e.s.Les grands thèmes abordent ces questions : spécificité de la clientèle féminine et besoins particuliers de cette clientèle; toxicomanie chez les femmes; femmes autochtones; la santé mentale de la clientèle féminine, et particulièrement la pratique de l’automutilation. Pour ce qui est du transfert des programmes et des services offerts aux femmes, contrairement à ce que les détenues ont dénoncé dans leur manifeste, semblerait-il qu’ils seront reconduits à Leclerc et que, d’ici le temps que la transition soit bien effectuée, «une plus grande variété de programmes est même envisageable étant donné les locaux et les aménagements disponibles».
En regard de ces informations reçues, nous ne pouvons que constater la disparité entre le discours officiel du ministère de la Sécurité publique et ceux des détenues et des travailleurs.euses du milieu carcéral québécois.
Bref portrait du système carcéral féminin québécois
Dans Profil correctionnel 2007-2008 : les femmes confiées aux services correctionnels, nous apprenons que l’âge moyen des femmes contrevenantes était alors de 37,1 ans, qu’un peu plus de la moitié des femmes étaient célibataires au moment de leur arrivée en prison, que 42 % des femmes vivaient en couple ou, encore, étaient séparées ou divorcées. Nous y lisons aussi que près de 30 % d’entre elles déclaraient avoir au moins une personne à charge et que la majorité des femmes n’avaient pas terminé leurs études secondaires. En 2011 donc, les femmes comptent pour 10 % des admissions en détention et elles représentent 5 % de la population moyenne quotidienne incarcérée (PMQI) au Québec, ce qui en fait la population augmentant le plus rapidement dans les centres de détention.
En ce qui a trait à leur criminalisation, les infractions commises par les femmes québécoises sont habituellement jugées moins graves que celles des hommes. Dans l’ensemble, une femme sur dix est incarcérée pour l’une ou l’autre de ces raisons : défaut de se conformer à une ordonnance de probation (23 %), vol simple (10 %), affaire de drogues et de stupéfiants (10 %), voies de fait (9 %) et bris de la loi fédérale concernant la boisson et la circulation (8 %). Finalement, les femmes incarcérées en lien avec la prostitution ne constituent que 3 % de l’ensemble des peines, et il en va de même pour les sentences concernant la violence conjugale.
Dans ce contexte où de plus en plus de femmes sont criminalisées, il nous apparaît important de comprendre que pour une majorité d’entre elles, c’est leur situation familiale, économique, sociale, culturelle, ainsi que leur niveau d’éducation qui les mènent en prison. Les problèmes de santé mentale, la pauvreté, le fait d’être mère monoparentale, les mauvaises fréquentations, le manque de ressources de première ligne et la perception sociale du crime sont tous des facteurs indissociables du parcours de vie des femmes en prison. Pour M. Bernheim, par exemple, il s’agit d’une injustice si une femme, mère, à faible revenu, vole pour se nourrir elle et ses enfants : «dans les faits, il s’agit de qui vole qui». Le vol à l’étalage est un crime dont la personne trouvée coupable se voit affligée d’un casier judiciaire. Par contre, le magasin dans lequel se produit le vol qui pratique la publicité trompeuse (donc qui vole ses clients) n’est pas considéré comme un crime, mais comme une pratique commerciale qui se méritera une simple amende». De cet exemple, nous comprenons donc que pour le vol, la criminalisation du comportement dépend de l’auteur du crime et de son rapport de force dans la société, et non pas de la nature du crime en soi. «On ne peut exclure la dimension politique de la gestion des comportements», nous partage M. Bernheim, « […] il faut se poser la question : pourquoi mettre quelqu’un en prison pour avoir volé de la nourriture ou ne pas avoir remis des livres empruntés dans une bibliothèque? Ça se passe aujourd’hui. Ça prouve que la prison n’est pas vraiment une institution pour assurer la sécurité du public. On y met le sucre qui est pourtant un facteur de risque au niveau de la santé.»
Nous nous retrouvons donc aujourd’hui avec un problème grandissant de surpopulation carcérale féminine, alors que pour plusieurs, la solution ne réside pas dans la criminalisation et l’incarcération, mais dans la création de services d’aide, d’accueil, d’éducation, de réinsertion et de soins de santé physique et mentale accessibles aux femmes à risque d’être criminalisées ou de récidiver.
Dans son étude Faire tomber les murs, Jennifer Bernier propose des recommandations pour réformer le système pénal québécois afin de réduire le nombre de femmes criminalisées et de déplacer les fonds investis dans les prisons vers des ressources d’aide communautaire dans la société : «Si on investissait dans [les organisations à but non lucratif] au lieu de construire des prisons, les femmes incarcérées pourraient recevoir une aide axée sur la recherche de solutions aux problèmes qui ont mené à leur criminalisation et [qui ont] retardé leur réintégration. Toutefois […] il faudra aussi travailler à mettre en place une autre infrastructure, où toutes les ressources nécessaires […] seront offertes au sein même de la collectivité, plutôt qu’entre les murs de la prison.»
Remerciements : Madame Ruth Gagnon de la Société Élizabeth Fry du Québec, Monsieur Jean-Claude Bernheim et Madame Alexandra Paré.
Selon une majorité des représentants des Premières Nations, le gouvernement Harper a été défavorable à celles-ci, lesquelles ont accusé plusieurs chocs au niveau politique. Nous nous sommes entretenus avec Monsieur Russell Diabo, conseiller politique mohawk pour plusieurs Conseils de bande de l’Ouest et de l’Est de l’Ontario, afin qu’il nous explique comment ces dix années de règne des Conservateurs ont affecté leur situation au Canada.
Monsieur Diabo a été conseiller à l’Assemblée des Premières Nations pendant un certain temps dans les années 1980 et 1990, ainsi que pour plusieurs Conseils de bande en Colombie-Britannique de 1998 à 2001.
Q. Qu’est-ce qui a été le « pire » durant cette dernière année pour les Premières Nations sous le gouvernement Harper?
R. Je pense que la pire chose que le gouvernement Harper ait fait aux Première Nations durant la dernière année a été d’introduire unilatéralement une politique provisoire (interprétation constitutionnelle) dans la section 35 [NDLT : de la Constitution canadienne] sur les revendications territoriales globales et d’autonomie. Cette politique provisoire introduit une notion de « réconciliation » avec les Premières Nations en proposant une position de négociation injuste et unidirectionnelle qui ne tient pas compte des instructions de la Cour suprême du Canada sur les décisions prises dans les cas Haida Delgamuukw (1) et Tsilhqot’in (2), qui établissent un cadre légal pour la reconnaissance et l’établissement des titres ancestraux et des droits autochtones ainsi qu’une procédure de consultation/d’accommodement jusqu’à ce que le droit autochtone ait été établi, soit à travers des négociations ou une décision de la Cour.
Q. Quels sont les principaux enjeux qui préoccupent les Première Nations durant la campagne électorale de 2015?
R. Pour les Premières Nations, il y a toute une variété d’enjeux dont il faut se préoccuper, des problèmes concernant des programmes et des services nécessaires pour améliorer les piètres conditions sociales et économiques [NDLT : des Premières Nations] comme l’éducation, le logement et les infrastructures en santé, à la reconnaissance des droits territoriaux et de l’autonomie, [NDLT : en passant par] une enquête sur les femmes et jeunes filles autochtones disparues ou assassinées. Lesquels sont tous inclus dans les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation (3).
Q. Quels sont les principaux changements que vous souhaiteriez voir amenés par un nouveau gouvernement?
R. Je pense qu’il doit y avoir des changements structuraux fondamentaux au Canada pour corriger les effets de non seulement l’héritage des pensionnats indiens mais également du sous-développement et de la pauvreté des communautés des Premières Nations sous la Loi des Indiens, raciste et coloniale, dont se sert encore le gouvernement pour contrôler et gérer les Premières Nations jusqu’à ce que l’assimilation fasse son œuvre. Je suis d’avis que la Constitution doit être ré-ouverte pour reconnaître explicitement que l’autonomie est un droit intrinsèque aux Premières Nations et que les Premières Nations doivent être reconnues comme un ordre distinct de gouvernement au Canada.
Q. À quoi doit-on s’attendre si Harper remporte les élections?
R. Je suis d’accord avec le juge Murray Sinclair, président de la Commission de vérité et réconciliation, qui a récemment dit à l’Assemblée des Premières Nations que le Canada se dirige vers d’autres confrontations comme celle d’Oka si le Canada continue d’ignorer les droits ancestraux et issus de traités, ce qui a été l’approche du gouvernement Harper depuis les 10 dernières années. Donc, si Stephen Harper est à la tête du nouveau gouvernement après le 19 octobre, nous verrons vraisemblablement des conflits entre les Premières Nations et le Canada au sujet des projets d’extraction des ressources [naturelles], qui ont été largement développés sans que les Premières Nations aient été consultées ou aient donné leur accord.
Q. Pensez-vous que les Premières Nations sont plus impliquées en politique maintenant qu’auparavant?
R. J’observe qu’il y a définitivement plus de chefs et d’individus des Premières Nations militant pour le vote pour ces élections fédérales que ce que j’ai jamais vu à travers le Canada. Ceci semble être motivé par le mouvement « À bas les Conservateurs! », qui désire se débarrasser de Stephen Harper et de son Parti conservateur.
Q. Quel message aimeriez-vous transmettre aux Canadiens à propos des Premières Nations et de leur place dans la sphère politique?
R. Je crois que, à l’approche du 150e anniversaire de la Confédération canadienne, en 2017, c’est le moment pour les gouvernements canadiens (fédéraux et provinciaux) et la société canadienne de reconnaître leur histoire raciste et coloniale et ses effets sur les Premières Nations, sinon il y aura peu de choses à célébrer pour les Premières Nations, et la réconciliation entre le Canada et les Premières Nations ne sera probablement pas près de se produire.
Dans le but de faire entendre leurs voix, les chefs des Premières Nations se rassemblent le 9 octobre 2015 au Cabot Square, à Montréal, lieu reconnu pour les rassemblements des autochtones en milieu urbain. L’objectif est de mettre les questions autochtones sur le lieu public pour faire contrepoids au silence concernant celles-ci depuis le début de la campagne électorale fédérale. Ainsi, tous et toutes sont invité.e.s à se joindre à cette rencontre pacifique.
Marie-Claude Belzile de l’Esprit libre a eu la chance de s’entretenir avec Ghislain Picard, Chef des Premières Nations du Québec et du Labrador.
Q. Quelle est l’intention derrière cette rencontre?
R. L’intention est de faire en sorte qu’on puisse affirmer haut et fort que les enjeux ont leur place dans la campagne électorale, à 10 jours du vote. Certains partis ont tendance à penser que la question autochtone n’est pas nécessairement importante. On veut s’assurer que la question demeure à l’ordre du jour.
Q. Selon vous, quelle est l’importance des prochaines élections pour les Premières Nations?
R. On vient de traverser une décennie de pouvoir des conservateurs avec très peu sinon aucun résultat sur beaucoup de questions qui nous préoccupent au niveau populaire et social. On constate que 9 personnes autochtones sur 10 veulent changer le gouvernement actuel. Le processus politique étant ce qu’il est, on veut mettre nos cartes sur table pour le lendemain des élections. On veut savoir comment [on fera] pour se donner un plan, un processus pour y arriver. On veut savoir quelles sont les bases essentielles pour repartir sur un bon pied avec le prochain gouvernement. C’est une question de relation et de retrouver une confiance mutuelle entre Canadien.ne.s et autochtones. Retrouver un cadre entre Premières Nations et Canadien.ne.s. La relation est unique, personne au pays ne peut prétendre avoir à répondre à un cadre spécifique, et pourtant c’est le cas des Premières Nations. On veut un réengagement entre les communautés et le gouvernement fédéral. Il y a énormément de travail et de défis qui se présentent à nous et au gouvernement à venir.
Q. Comment réagissez-vous au silence des chefs des partis sur les questions touchant les Premières Nations?
R. Après le troisième débat [des chefs] on a réagi en disant « est-ce que la question autochtone est si peu importante que le niqab l’emporte sur nos enjeux? ». C’est une façon de provoquer le débat autour des enjeux qui nous intéressent. On a demandé à TVA, pour leur débat télévisé en français, si ce n’était pas possible d’inscrire une question sur les Premières Nations, ils sont restés silencieux, on n’a pas obtenu de réponse. Et des chefs de parti, deux sur cinq vont peut-être annoncer quelque chose dans les heures, les jours qui suivent, mais c’est tout. Il y aussi a le silence des médias. Il y a une responsabilité à ce niveau-là, mais il n’y a jamais de continuité [de leur part]. Les médias sont souvent en déroute sur les questions que nous considérons fondamentales. Qu’est-ce qui fait, en 2015, que nos peuples soient très loin en arrière [de la majorité canadienne] sur le plan socioéconomique? Et personne ne semble scandalisé. On veut ramener ces questions à l’avant plan, et si les médias ne font que les effleurer, [on n’y arrive pas]. Les Canadiens et canadiennes doivent être davantage informé.e.s. On trouve cette réalité injuste et triste, on est forcés de toujours répondre comme si nous étions le fardeau de la preuve. Il faut que les tables soient tournées et que l’odieux de la preuve soit retourné au gouvernement.
Q. Que pensez-vous de la déclaration qu’a fait Gilles Duceppe mercredi dernier en affirmant que « Il est impossible de construire le Québec sans les Premières Nations »?
R. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Duceppe, le seul chef de parti que j’ai rencontré, malgré que nous ayons envoyé un message à tous les chefs de partis… On voulait une place pour nos enjeux dans leur campagne, on a attendu des mois avant d’avoir des réponses de leur part. M. Duceppe est le seul à avoir convoqué une rencontre. Ce que je dénote du commentaire de M. Duceppe, et il y a de plus en plus une opinion généralisée comme quoi le Québec n’est pas prêt à son indépendance, c’est que les autochtones doivent être inclus [dans une démarche vers la souveraineté québécoise]. Pour nous, il doit y avoir un règlement sur la question du territoire, sur la question du titre sur le territoire, sur la place des Premières Nations dans un Québec indépendant, etc. Les Premières Nations auraient-elles la possibilité de déterminer leur propre avenir dans un Québec indépendant? Tout ceci demeure une question non-résolue. Les débats souverainistes ont pris du recul, nous sommes donc moins interpelés par cela qu'[on l’était] en 1995. On veut faire progresser le débat, et laisser savoir que les Premières Nations ont leur place dans l’avenir.
Q. Comment se décrirait un parti engagé auprès des Premières Nations?
R. La condition première c’est qu’on puisse confirmer qu’il ne peut pas y avoir d’engagement sans reconnaissance d’une relation de nation à nation. Une des autres questions est : « est-ce que dans la relation on pourra sortir du contexte législatif duquel on est prisonniers et dont on dépend, et qui impose une façon de faire et une idéologie? Le défi se pose face à la définition qu’on donne à la notion de partenariat. Comment la mettre en pratique? Quelles sont les conditions idéales pour les deux parties? Celui qui méritera la faveur des autochtones, c’est celui qui va en quelque sorte trouver la meilleure façon de favoriser une relation et un engagement immédiat et continu dès le lendemain du vote. La question autochtone doit être incontournable au pays. C’est un processus en continu qui devra donner un plan de A à Z pour redresser la situation socioéconomique de nos communautés.
Q. Quelles sont les plus lourdes conséquences de ces dix dernières années sous le gouvernement Harper?
R. Avant l’ère Harper, on avait les libéraux avec Paul Martin et on se doit de reconnaître qu’il y a eu des efforts lors du mandat de M. Martin. En 2005, l’accord de Kelowna (1) sur les apports financiers pour le logement, la santé, l’éducation, etc., avait été conclu avec tous les représentants autochtones. Du jour au lendemain, les Conservateurs sont arrivés au pouvoir et l’accord de Kelowna est devenu poussière. Rapidement, en quelques semaines, le gouvernement Harper a aussi annulé un programme de soutien aux Premières Nations : 160 millions disparus. C’était un geste qui était sans doute précurseur des années suivantes. Il n’y a pas eu une année depuis Harper où il n’y a pas eu un dossier qui a amené une réaction négative de la part des Premières Nations. La dernière année a été assez tumultueuse, on a critiqué le dernier projet de loi, C-33 (2), d’un bout à l’autre du pays. On a été victimes d’une idéologie paternaliste du gouvernement.
Q. Quel est votre impression sur le vote du 19 octobre prochain en lien avec les Premières Nations?
R. Le vote ira selon les régions à l’échelle du pays. Il y a des questions importantes au sujet du vote, certains veulent voter, d’autres non. Il y a un débat sensible autour de la citoyenneté canadienne et des Premières Nations. Y’a des nations qui ne jurent que par leur souveraineté. C’est difficile de dire quelle sera la participation des autochtones cette fois-ci. La moyenne de participation devrait toutefois être plus importante que les dernières années. Avant c’était autour de 40% de participation, ce devrait beaucoup plus important cette année.