Siggi s’intéresse à la biographie des sociologues et s’interroge sur la place qu’elle occupe dans leurs recherches. Pour ce premier numéro, nous avons eu la chance de rencontrer Fahimeh Darchinian, sociologue de l’éducation et des discriminations. Des propos recueillis par Jules Pector-Lallemand.
Siggi : Fahimeh, votre parcours au sein du monde universitaire est plutôt surprenant : vous avez débuté par des études en traduction à Téhéran et vous êtes maintenant professeure de sociologie de l’éducation à l’Université de Montréal (UdeM). Parlez-nous un peu de ce cheminement inhabituel.
Fahimeh Darchinian (F. D.) : Vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à apprendre le français. Je me suis mise à beaucoup lire et j’aimais énormément le monde de la littérature francophone. J’ai fait mon lycée en mathématiques, mais je ne voulais pas continuer dans cette voie. Je trouvais que c’était une science trop sèche. En revanche, mes études en mathématiques me permettaient de choisir un baccalauréat en linguistique, même si mes parents auraient voulu que je continue en génie…
Siggi : Comment avez-vous développé si jeune un intérêt pour les langues?
F. D. : Par socialisation familiale, je dirais en bonne sociologue! Je ne suis pas issue d’une famille riche, simplement de classe moyenne, mais avec un capital culturel élevé. Mon père avait un doctorat. Apprendre une nouvelle langue dès l’âge de 12 ans n’était pas inhabituel dans ma famille. La lecture était très valorisée. Disons que je faisais partie des gens privilégiés sur le plan culturel.
Bref, je suis tombée en amour avec la langue française et je voulais faire de la traduction du français vers le perse.
Siggi : Vous avez ensuite fait une maîtrise en enseignement, toujours à Téhéran.
F. D. : En fait, je n’ai pas enchaîné les études après avoir complété mon baccalauréat. Pendant plusieurs années, j’ai fait de la traduction, de romans surtout. J’ai commencé par Climats d’André Maurois et La femme rompue de Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, en Iran, je suis connue comme quelqu’un qui traduit.
Après, j’ai décidé de faire une maîtrise en enseignement du persan aux non persanophones, toujours à Téhéran. C’était une branche de la linguistique appliquée. C’était pour moi un moyen de rester dans les langues tout en évitant d’étudier les travaux de Noam Chomsky. Les départements de linguistiques en Iran sont vraiment sous l’emprise du structuralisme chomskien : c’est une linguistique très mathématique, qui s’intéresse aux structures universelles du langage. Je voulais plutôt étudier les interactions et les relations sociales entourant la langue. Dans l’enseignement, j’étais directement en interaction avec des gens.
Siggi : Vous aviez donc déjà un intérêt pour les approches sociologiques.
F.D. : Je pense qu’en Iran, en général, on est un peu plus politisé qu’ici. C’est un pays qui, historiquement, a été sous des systèmes totalitaires. Donc, on cherche toujours à comprendre ce qui se passe au-delà des discours officiels. Dans les sociétés plus calmes, on se questionne moins, j’ai l’impression.
Aussi, je suis née quelques années après la révolution. J’ai donc grandi dans une période de bouleversements, avec de grands clivages. Il y avait un grand écart entre la réalité sociale et les représentations véhiculées dans les discours officiels sur l’Iran. C’était comme si l’on vivait dans un monde parallèle.
Du point de vue de mon parcours personnel, je me servais de la littérature pour étudier les relations sociales. Le monde de la littérature était pour moi un refuge. La traduction d’une langue à une autre est une tâche difficile. Quand on lit un livre dans sa langue, tout est immédiatement perceptible, compréhensible. Mais pour le rendre perceptible dans une autre langue, il n’y a pas toujours les mots. Il s’agit de rendre perceptible ce qui est imperceptible dans l’autre monde linguistique. Il y a donc toujours un voyage entre les mondes.
Siggi : Un peu comme le travail de sociologue!
F.D. : Oui, tout à fait. Et le cœur de la littérature, c’est l’analyse des relations humaines. En me réfugiant dans la traduction, je voulais en fait rendre perceptible, dans les relations sociales, ce qui ne l’est pas toujours.
Aussi, je dirais que la période où j’ai commencé à enseigner à l’Université de Téhéran, à la suite de ma maîtrise, m’a poussée vers la sociologie. J’enseignais le perse à des étudiant∙e∙s étranger∙ère∙s. On avait des discussions très riches, car les étudiant∙e∙s posaient beaucoup de questions pour comprendre ce qui se passait en Iran. Je me retrouvais donc dans une position où je devais rendre compréhensible ce qui était implicite, ce qui était invisible pour des personnes qui ne sont pas familières avec l’ordre social local.
Je voulais faire de la sociologie en Iran, mais le climat politique rendait la pratique difficile. En Iran, il y a beaucoup d’excellent∙e∙s sociologues, qui s’intéressent surtout à la pauvreté et à la délinquance, mais parfois, certain∙e∙s sont mis∙es en prison pour leurs travaux. Même moi, j’ai déjà été convoquée au rectorat. On m’a dit que je devais m’en tenir à l’enseignement de la langue et que je n’étais pas censée discuter des rapports sociaux.
Siggi : Ah oui? C’est incroyable!
F.D. : Oui! (Rires.) Je dis souvent à mes amis sociologues de Montréal qu’en Iran, on a une liberté qui est plus petite, mais on l’utilise plus. Ici, j’ai l’impression que les gens ont beaucoup de libertés, mais les utilisent moins.
Siggi : En parlant de Montréal… Vous êtes venue vous y installer en 2012 pour débuter votre doctorat en sciences de l’éducation. Pourquoi ce choix ?
F.D. : C’était stratégique, du moins un peu. Je voulais faire mon doctorat en français et adopter une approche sociologique. Puisque j’avais de l’expérience et des études en enseignement, c’était plus simple pour moi d’entrer dans un département d’éducation. On voulait m’orienter vers la didactique, mais j’ai résisté! J’ai dit que je serais restée en Iran si j’avais voulu étudier la didactique et que je m’intéressais plutôt aux fondements sociaux de la langue.
Siggi : Parlez-nous un peu de votre recherche doctorale. Vous vous êtes intéressée aux jeunes immigrant∙e∙s québécois∙es de première génération qui, après un primaire et un secondaire à l’école francophone, se tournent vers les études postsecondaires ou le marché de l’emploi dans des milieux anglophones1. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
F.D. : Les travaux qui existaient déjà sur le sujet s’étaient surtout penchés sur les jeunes qui éprouvent de la difficulté à l’école, celles et ceux qui décrochent. Moi, j’ai décidé de m’intéresser à celles et ceux qui ont réussi d’un point de vue objectif, c’est-à-dire qui ont un diplôme, sont entré∙e∙s à l’université et ont trouvé un emploi lié à leur domaine de formation.
Je voulais donc savoir : elles et ils ont réussi, mais à quel prix? Je me suis rendu compte que ce prix est assez élevé : tou∙te∙s ont ce sentiment d’exclusion, même en ayant un bon diplôme et un emploi. Sentant que leur place n’est pas parmi les francophones, elles et ils se tournent vers des emplois en anglais, même si toutes leurs études étaient en français!
Siggi : Avez-vous été surprise par ces résultats ?
F.D. : Absolument, ce n’était pas du tout mon hypothèse de départ! Je pensais qu’ici, les rapports de domination étaient un peu moins opérants, mais pas du tout. La littérature sur le sujet indiquait plutôt que cela avait à voir avec l’organisation de l’institution scolaire. J’ai dû dire à ma directrice que je devais complètement changer mon cadre théorique parce qu’il ne correspondait pas à ce que les gens me racontaient. Ce que je voyais, c’étaient les frontières ethniques. Les jeunes immigré∙e∙s se sentaient mis de l’autre côté de la frontière, exclu∙e∙s du « nous » québécois.
Siggi : Donc, votre thèse est que l’exclusion du groupe ethnique majoritaire, québécois blanc francophone, mène les jeunes immigré∙e∙s de première génération vers l’éducation et le marché de l’emploi anglophones. C’est bien cela?
F.D. : Oui, mais pas d’un point de vue strictement individuel. Par exemple, j’avais un participant qui allait souper chaque semaine chez son voisin, un monsieur âgé, québécois « de souche ». Il se sentait très proche de cet homme, il le considérait comme son grand-père. Mais quand venait le temps de discuter de l’appartenance à la collectivité québécoise, il se sentait complètement à l’écart. C’est là qu’on peut mesurer le poids des discours politiques xénophobes et anti-immigrations.
Siggi : Après votre thèse, pour laquelle vous avez remporté un prestigieux prix international, vous avez été embauchée comme professeure au Département de sociologie de l’UdeM.
F.D. : Oui, je suis très contente! Et ce qui est particulier, c’est qu’en devenant professeure, j’ai encore plus pris conscience des frontières ethniques que j’observais dans le discours des participant∙e∙s que j’ai interrogé∙e∙s lors ma thèse.
Par exemple, j’enseigne la sociologie de l’éducation aux étudiant∙e∙s de baccalauréat. J’entre en classe et je me mets à parler de Bourdieu ou de Weber. Les étudiant∙e∙s sont très intéressé∙e∙s et me posent des questions; nous avons de bonnes discussions, je vois que je suis appréciée. Je me sens très intellectuelle! (Rires.)
Il suffit que je sorte de la salle de classe et, quelques heures plus tard dans un magasin, on me dit « a-llo ma-dame » en découpant les mots de manière infantilisante comme si je ne parlais pas français. Tout ce château de cartes que je m’étais construit s’effondre et je suis ramenée au fait que je suis une immigrante. Ou encore, on me dit des choses comme « ah non, ici on ne fait pas les choses comme ça »; parfois, on me rudoie au téléphone parce que je n’ai pas la même fluidité à l’oral qu’à l’écrit. Et en plus je suis une immigrante très privilégiée! Je suis professeure d’université. Mais dès que je sors de l’université, je ne suis plus professeure, je suis immigrante.
Et c’est exactement ce que j’ai observé chez mes participant[∙e∙]s. Tout comme moi, ça fait plusieurs années qu’elles et ils sont ici. En plus, elles et ils sont allé∙e∙s à l’école francophone, ont eu cette socialisation « québécoise », mais c’est précisément lors de cette socialisation que la frontière se cristallise et qu’on les place à l’extérieur du « nous » québécois.
1 Darchinian, Fahimeh, Les parcours d’orientation linguistique postsecondaire et professionnelle : l’expérience de jeunes adultes issus de l’immigration à Montréal, Université de Montréal, 2018.
« Le risque, c’est de se faire embarquer dans la roue », me lance un jour une serveuse en parlant des métiers de la restauration. J’ai trouvé la formule poétique, mais mystérieuse. Que peut bien être cette « roue »? Et puis, il y a cette curieuse formulation, « se faire embarquer », comme si ça ne dépendait pas de sa volonté propre.
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En réécoutant mes entretiens, j’ai débusqué d’autres traces de cette forme circulaire. Antoine, serveur dans un restaurant du centre-ville, m’explique qu’il compte bientôt quitter la restauration : « même si ça l’a été une expérience super agréable, à un moment donné, tu as fait le tour. Tsé, en restauration, c’est ça : c’est très cyclique, c’est très répétitif ».
Le « tour », le « cycle ». Encore des cercles.
Dans ce même entretien, nous discutons plus tard des différents moments d’une journée au travail : « À chaque fois que tu finis ton shift, tu sais que tout est clean parce que tu es passé par là 20 fois. Tu sais que tout est propre, que tout est prêt pour le lendemain ». Antoine voit juste: le point d’arrivée d’un shift n’est qu’un nouveau point de départ. Avoir fini de travailler aujourd’hui signifie que tout est prêt pour travailler demain. Le travail en restauration est une anti-finalité, ou plutôt, une finalité sans fin : l’exact opposé des études ou des carrières plus conventionnelles, où l’on franchit les étapes et les échelons, où le temps est en quelque sorte linéaire. Cette impression de tourner en rond est amplifiée par le fait que les possibilités de monter dans la hiérarchie du restaurant sont très minces.
Ce temps cyclique déborde des frontières du restaurant; il s’étend jusque dans la vie personnelle des employé·e·s de la restauration. Édouard, un ancien barman que j’ai également interviewé, m’a raconté comment il gérait son argent lorsqu’il travaillait encore dans les bars : « ce que je faisais, c’est que je prenais ma paye aux deux semaines, je la mettais tout de suite sur le loyer, Hydro pis ces affaires-là, pis j’avais plus une calice de cenne. Mes pourboires, bah tsé, si j’avais 100 piasses, bah j’avais 100 dollars jusqu’à mon prochain jour de travail ». La nature cyclique du travail correspond à un système de dépense cyclique où l’accumulation pour un projet dans le futur est en dehors du concevable. Aujourd’hui, Édouard fait du service à la clientèle par téléphone : « même si je fais moins d’argent, j’ai jamais eu autant de cash parce que je le flobe pas. Tsé, du temps où je travaillais à pourboire, je vivais vraiment au jour le jour ».
Bien plus qu’un lieu concret, le restaurant est un territoire abstrait, un pays subjectif, dans un autre fuseau horaire. Dans ce fuseau, le temps n’est pas une ligne entre deux points, mais plutôt un cercle refermé sur lui-même. Il est difficile de se projeter à l’extérieur de ce cercle fermé : c’est probablement pourquoi Édouard vivait « au jour le jour », sans économies.
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Les personnes avec qui j’ai eu la chance de m’entretenir adorent leur milieu de travail; c’est là qu’elles ont forgé leur caractère, qu’elles se sont fait des amis, que reposent leurs souvenirs. Tous et toutes se sentent appartenir à une communauté, soudée.
C’était l’emploi idéal à 20 ans, avec des revenus supérieurs à tout autre boulot dits « sans qualifications ». Mais avec ce temps qui tourne sur lui-même, les grains du sablier filent. Plusieurs des employé·e·s que j’ai rencontré·e·s ont retardé, voire abandonné, leurs études. Le « sideline », « l’emploi alimentaire », est devenu le métier; ils et elles se sont faits embarquer dans la roue. La trentaine se profile désormais à l’horizon et le sentiment d’avoir fait du surplace les ronge. Un constat cruel s’impose alors : la seule façon de cesser de toujours revenir au même point, d’arriver enfin quelque part, c’est de rompre le cycle, de débarquer de la roue, de quitter la restauration.
Mais à ce point, abandonner la restauration, c’est abandonner une partie de soi.
L’auteur mène présentement une recherche sociologique sur le style de vie des employé.e.s de la restauration montréalaise.
Un serveur aux cheveux décontractés et au sourire confiant nous installe au bar. Isabelle et Laurence, mes deux amies, discutent de tout et de rien. En écoutant d’une oreille distraite, mes yeux errent à la recherche d’une réponse : comment expliquer le succès de cette buvette qui vient d’ouvrir tout près de chez moi? Ce bar à vin décontracté est plein à craquer à chaque fois que je passe devant. Il est pourtant à peine visible depuis la rue, avec sa façade sobre et sans enseigne.
Mes yeux tombent finalement sur la carte des vins. Bien loin des petites pastilles de goût de la SAQ, ce sont des mots comme « émotion », « punk » ou « joufflu » qui sont employés pour décrire les vins. Alors que j’essaie d’extraire du sens de cette langue nouvelle, le serveur aux beaux cheveux vient prendre notre commande. Avec son air détendu, il s’accoude nonchalamment sur le comptoir et nous fait quelques propositions. Il a le fâcheux réflexe de toujours tourner ses yeux rusés vers moi lorsqu’il parle. Je ne comprends pourtant pas un traitre mot à ses explications sur cet « assemblage de cépages indigènes d’Hongrie » constituant un vin « très fermiers, aux notes d’abricots ». Mes amies sont d’actuelles ou d’anciennes serveuses : ce sont elles les expertes!
Par un coup du destin qui m’échappe encore, nous parvenons finalement à choisir une bouteille. Nos coupes remplies, les choses sérieuses peuvent débuter : Laurence commence à raconter les derniers potins. Habituellement, elle baisserait le ton pour ce genre de confidence, mais ce n’est pas le cas ici. Les enceintes projettent avec force une musique réglée sur les basses, ce qui fait que l’on ne sait jamais identifier la chanson qui joue : on ne perçoit qu’un rythme constant et stimulant. Le volume des conversations rivalise avec celui de la musique. Ou plutôt, les deux s’unissent pour former un brouillard auditif enveloppant. Cette ambiance sonore nous isole et crée une bulle privée. L’obligation de se rapprocher pour bien s’entendre augmente cet effet d’intimité.
Nous sommes tantôt choqués, tantôt amusés par les révélations de notre amie. La discussion est croustillante; les réactions, éclatantes. À un moment, d’une inattention calculée, Isabelle échappe un rire fort, mais élégant, qui s’élève au-dessus de la dense jungle sonore. Avec aplomb, elle amène sa main devant sa bouche pour tenter, sans grande conviction, de rattraper ce rire qui dépasse les décibels normalement permis. Quelques secondes plus tard, une autre femme lâche un rire, très similaire à celui qu’Isabelle vient d’échapper. Faussement outrée, mais réellement amusée d’être victime d’une telle moquerie, notre amie tente de découvrir l’identité de l’imitatrice sarcastique. À notre grand désarroi, le rire inconnu s’évanouit dans la flore auditive sans laisser de trace. Presque déçue, Isabelle comprend alors que cette exclamation ne lui était pas adressée et avoue avoir été convaincue qu’on l’imitait.
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Ce micro-évènement n’est pas anodin. En pensant avec satisfaction avoir été imitée, Isabelle trahit la mise en scène de son rire, destiné à se faire remarquer en se faufilant au-delà de la frontière de l’acceptabilité sonore. L’autre rire prouve d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule à se prêter à ce jeu. Je ne crois pas me tromper si j’affirme que dans chaque lieu, il y a un niveau de décibel à ne pas dépasser. Le seuil est bas dans une bibliothèque et élevé dans un bar. Reste qu’il y a toujours un seuil. Or, certains bruits bénéficient parfois d’une dérogation spéciale, leur permettant d’être émis sans que son expéditeur ou son expéditrice ne soit puni par des regards réprobateurs. C’est le cas ici de certains rires habiles. Il y a donc toute une capacité à se démarquer avec classe en contrevenant adroitement à la législation sonore afin d’afficher, sans réellement le faire, l’étendue de son aptitude à profiter du moment présent. Au cours de la soirée, ce genre d’éclat de rire se répète. J’en viens d’ailleurs à me demander si je n’assiste pas à une compétition d’interprétation du stéréotype de la jeunesse insouciante profitant de la vie.
On pourrait mal me comprendre : je n’insinue pas que ces personnes, et encore moins mes amies, sont des hypocrites et que cette mise en scène constitue le règne du faux. Je suis plutôt d’avis que toute situation commande un rôle. Si j’en parle alors, c’est qu’ici, le rôle que tous et toutes interprètent me semble particulièrement exemplaire d’un certain idéal de la « vie bonne ». On veut consommer des produits de qualité supérieure, mais en toute simplicité, sans le décorum parfois présomptueux des hautes sphères de la société. C’est ainsi que « bar à vin » est remplacé par « buvette », que le classique « aromatique et charnu » est traduit par « punk » et que le sommelier maniéré est substitué par le serveur qui me parle comme si j’étais son ami.
Je ne pourrais cependant dépeindre davantage cet idéal. Difficile de décrire concrètement un état d’esprit. Je laisse de côté mes pensées et recentre mon attention sur la discussion en cours.
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Au beau milieu du récit de ses péripéties, Laurence prend une pause pour regarder le menu: parler creuse l’appétit! C’est alors que je découvre la matérialisation la plus nette de cet idéal de la vie bonne. On trouve dans le menu une version distinguée du sandwich au baloney ainsi que des « pogauffres aux bourgots ». Le pogo, une saucisse de dernière qualité enrobée d’une pâte frite, est la définition même de la simplicité, mais pas n’importe laquelle. Une simplicité pauvre, bête, abjecte. Or, ici, la saucisse est remplacée par le bourgot, un escargot recherché, et la pâte frite par une pâte gaufrée. La simplicité rencontre le raffinement… à condition de délier les cordons de sa bourse. Si les bistrots pour jeunes professionnels se sont appropriés les éléments de la cuisine populaire, ils ont oublié au passage de s’approprier leurs prix!
Laurence fait un choix et intercepte notre serveur aux beaux cheveux pour lui transmettre sa commande. Est-ce le seul à avoir une chevelure si stylée? Je tourne la tête et constate que tous les hommes dans le bar sont bien coiffés. En fait, c’est un euphémisme : ils ont tous la même coupe de cheveux! Vous savez, cette coupe masculine à la mode : court sur les côtés, avec un dégradé qui se conclut en longueur sur le dessus de la tête et une petite vague qui fait basculer le tout à l’Est ou à l’Ouest. Au sud de cette tête se trouve une chemise avec de petits motifs. Les femmes sont elles aussi dans leurs uniformes de genre. Elles portent une robe fleurie ou cet ensemble au goût du jour composé d’un haut court et d’un long pantalon évasé, ainsi qu’un mascara subtil. Même l’habillement me semble traduire ce mélange de simplicité et de finesse. Tous et toutes ont une tenue soignée, mais celle-ci se limite à des éléments de style suffisamment mineurs pour que l’allure ne paraisse pas trop calculée, afin d’assurer un effet de « naturel ».
Les rôles dans ce script de la vie bonne sont genrés, tant du côté des vêtements – c’est une évidence – que dans les manières. Les gestes des jeunes femmes sont ici élégants, tandis que les hommes tentent d’incarner le rôle du sommelier. C’est, je pense, pourquoi notre serveur ne s’adressait qu’à moi tout à l’heure : il voyait dans mon genre la possibilité d’un sujet connaissant. Ici, d’ailleurs, ce sont les hommes qui font le service et c’est une femme qui astique les verres en tant que busgirl, exactement le contraire de ce que l’on peut généralement observer en restauration.
Cette division ne semble pas poser problème. Au contraire, elle est partie intégrante du scénario non pour le moins plaisant auquel tous et toutes viennent prendre part. Au-delà des produits qui s’y trouvent, voilà peut-être ce que les gens viennent chercher dans cette buvette : la possibilité de participer à une prestation collective, où est affirmé un idéal de la vie bonne et authentique.
Ça arrive parfois lorsque je travaille jusqu’à la fermeture du bar qui m’emploie : je termine mon shift un peu étourdi par la boisson. Cette nuit-là, je finis rapidement mon ménage, m’écrase sur la banquette à côté de mon collègue et lui lance, comme une lamentation: « je prendrais bien une autre bière », sachant très bien que cela est impossible puisque la caisse est fermée. Sans lever les yeux de sa comptabilité, mon collègue me répond spontanément « justement, je pensais aller prendre un verre avant de rentrer chez nous ». Ne comprenant pas comment cela est possible à cette heure tardive, je lui demande des explications. Selon ses dires, il y aurait un bar ouvert après trois heures du matin, donc illégalement, connu des employé·e·s de la restauration.
Je reste muet, je peine à le croire. Mon incrédulité le réjouit. Pour chatouiller davantage mon intérêt, il renchérit ; ce lieu est également fréquenté par certain·e·s comédien·ne·s connu·e·s, noms à l’appui. Et ce n’est pas tout. Ce bar est loin d’être le repère d’enfants de chœur, me prévient-il : « on y trouve de l’alcool, mais aussi des drogues, des machines à sous et des prostituées. » « C’est un bar à vices. Peu importe c’est quoi ton vice, ils l’ont », conclut-il.
Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je sens une vague d’adrénaline m’envahir. Mon imagination part alors en vrille : je visualise une grande salle aux riches tapisseries et décorations. Celle-ci est secrète, elle est au sous-sol et on y accède par des escaliers cachés. Des alcooliques et autres dépravé·e·s flambent leur argent tandis que des mafieux sont installés confortablement dans le fond de la salle et fument des cigares en se réjouissant du profit qu’ils tirent de ce commerce clandestin.
Je pense alors tenir un filon pour me lancer dans une carrière de journaliste d’enquête. Je m’imagine déjà en train de dévoiler au grand public l’existence d’un réseau de «bars à vices» spectaculairement criminel.
Mon collègue m’extirpe de mes songes et me propose de l’accompagner, offre que j’accepte naturellement sur-le-champ.
***
Une bonne marche plus tard, nous arrivons sur une petite rue commerçante. Je scrute du regard chaque boutique, me demandant laquelle peut bien cacher un bar afterhours. Nous nous arrêtons finalement devant l’entrée d’un petit restaurant dont les grandes fenêtres sont recouvertes d’épais rideaux noirs. Mon rythme cardiaque s’accélère. Mon collègue fait simplement aller sa main par la fenêtre en guise de salutation. Ni code secret, ni porte arrière : je m’étonne des faibles mesures de sécurité.
Un grand homme en jeans et t-shirt nous ouvre la porte. Il serre amicalement la main de mon collègue avant que ce dernier me présente. La poigne de l’homme est solide. Je crains de ne pas avoir serré suffisamment fort et que l’on m’identifie comme un intrus.
Mon collègue s’engouffre dans une grande salle obscure. Je le suis de près. Des visages se tournent vers nous. J’ai du mal à les distinguer, j’ai l’impression de faire face à des ombres. Le très faible éclairage est en cause, mais un mince brouillard règne également dans la pièce. Je comprends quelle en est la cause lorsque je remarque les cigarettes dans les mains de plusieurs client·e·s. Je suis un peu révulsé par l’odeur ambiante : nul cigare n’est fumé ici, que du mauvais tabac à en croire ce parfum âcre qui coupe le souffle. Je me retiens toutefois de tousser pour éviter d’attirer l’attention.
Nous nous installons enfin au bar. Mon collègue commande et on nous apporte deux verres en plastique bien remplis. Il nous en coûte 16 $. La première gorgée est insatisfaisante. Un mauvais rhum additionné à un ginger ale trop sucré; inutile d’être mixologue pour comprendre que mon breuvage est médiocre.
Nous commençons à discuter de tout et de rien. J’en profite pour scruter les lieux : les murs d’un blanc délavé, du moins c’est ce qu’il me semble en l’absence de lumière, sont pauvrement décorés à l’aide de tableaux de paysages sans grande valeur esthétique. Aucune célébrité en vue, pas plus qu’il n’y a de parrain de la mafia assis dans le fond de la salle. Il n’y a là-bas qu’une toilette où certains font des allers-retours… Plus près de moi, une petite machine à sous est branchée sur une rallonge. Il s’agit probablement d’un branchement alternatif afin d’éviter le contrôle gouvernemental des jeux de hasard qui, tout comme l’alcool, sont interdits après trois heures.
Je me tourne vers la douzaine de personnes installées comme nous au comptoir. Je tends l’oreille pour capter des bribes de conversation. J’ai l’étrange sensation que certaines exclamations sonnent faux, que certains rires sont poussés en retard. Je constate que chacun et chacune est légèrement en décalage avec les autres. Ces gens doivent s’enivrer depuis plusieurs heures; le poids de la fatigue et de l’obscurité commence à peser sur leurs épaules. Tout le monde s’obstine néanmoins à rester dans un certain état d’enthousiasme festif.
Ce bar clandestin m’apparait être, pour celles et ceux qui le fréquentent, une sorte d’enclave, une échappatoire à la réalité de la prohibition nocturne qui donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment la vie stimulante et palpitante d’un bar. Le présent commerce n’est cependant qu’une sombre copie : l’ambiance est fade, les discussions sont nébuleuses, l’excitation est sur son lent déclin. J’ai ainsi l’impression de me trouver dans une vieille taverne, éternel repère de ces âmes éreintées qui semblent avoir besoin de l’obscurité pour germer.
La conversation amène mon accompagnateur à me raconter qu’il a invité un autre de mes collègues ici deux semaines plus tôt. « C’était drôle, il était vraiment stressé et il y a eu une descente de police! », me dit-il. Tout inquiet, je lui demande s’ils ont été arrêtés. « Non, pas du tout. Il y avait juste eu un crime pas trop loin et la police a shutdown le quartier », me répond-il sans trop d’émoi. Le commerce illégal dans lequel je me trouve est donc bien connu de la police. Je comprends alors pourquoi l’alcool coûte si cher : les tenanciers paient fort probablement une cote à la police.
Le présent bar s’apparente donc à une plate taverne et est connue des autorités : ma carrière de journaliste d’enquête disparaît aussi vite qu’elle a vu le jour!
Je continue tout de même mes observations. Je suis surpris qu’il y ait presque uniquement des hommes. Je ne sais comment l’expliquer, mais leurs postures respirent le virilisme. Il n’y a que deux femmes. Comme mon collègue m’avait parlé plus tôt de la présence de travailleuses du sexe, je me questionne à savoir si c’est leur cas. Quoi qu’il en soit, je me questionne tout de même : où vont les travailleuses de la restauration pour boire une bière après leur shift?
Il est probable que le pourcentage élevé d’hommes ici s’explique en partie par la division sexuelle du travail en restauration. Les femmes travaillent davantage comme serveuses que comme barmaids et terminent donc leur boulot avant trois heures. Toutefois, en écoutant les gens parler autour de moi, je réalise également que la clientèle est loin de travailler uniquement dans les bars. En fait, je ne me trouve pas tant dans un bar pour employé·e·s de la restauration que pour initié·e·s. Et vraisemblablement, les hommes n’amènent ici que d’autres hommes…
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Les minutes et les heures s’écoulent à mon insu. Je commence à bailler et à m’ennuyer. Pourtant, je ne veux pas partir, quelque chose me retient. Il y a un certain charme à cette clandestinité : je me suis habitué à la fumée et commence à apprécier la touche onirique que cette brume confère à la scène. Il y a plus. Je n’arrive pas à me faire une idée claire de ce lieu : il règne ici une certaine ambigüité. Je me trouve dans un bar illégal très tard dans la nuit, ce qui est excitant, et en même temps je suis dans ce qui me semble être une taverne tout à fait insignifiante. Le permis conclut parfois de bien curieuses alliances avec l’interdit.
***
Tranquillement, le soleil déverse ses premiers rayons dans la salle par l’espace non couvert par les rideaux au haut des fenêtres. Le tenancier fait son last call. Je regarde l’heure : il est passé six heures! Nous quittons l’établissement par la même porte par laquelle nous étions entrés.
En guise d’au revoir, je remercie mon collègue de m’avoir fait découvrir cet endroit. « Je suis content que t’aies vu mon petit quotidien », me répond-il en toute simplicité.
J’enfourche mon vélo et chemine vers chez moi dans les rues que les premiers rayons de soleil inondent. Le bar me semble alors aussi lointain qu’un souvenir dans lequel le charme d’un lieu caché croise la banalité d’une taverne douteuse.
La revue indépendante L’Esprit Libre est fière de se lancer dans une aventure aussi originale qu’inusitée. Nous lançons dès cette semaine un projet pilote, celui d’ouvrir une section de feuilletons sociologiques sur notre site web.
Le feuilleton: une sociologie accessible et stylisée
Nos lectrices et nos lecteurs connaissent peut-être déjà le roman-feuilleton. Celui-ci apparaît dans la première moitié du XIXe siècle en France grâce au développement des journaux à grand tirage. À ce moment, tout bon journal contient une section où des romanciers et des romancières publient sur une base régulière un court épisode d’une grande fiction. Le roman-feuilleton est au XIXe siècle ce que la série télévisée quotidienne est à notre époque! De grandes œuvres de la littérature ont d’ailleurs été publiées sous forme de feuilletons avant que ces parties soient réunies dans un roman. Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas ou encore Guerre et paix de Léon Tolstoï n’en sont que quelques exemples. Rapidement, ce type de section se répand dans tous les journaux d’Europe et accueille également diverses critiques littéraires et théâtrales.
Au début du XXe siècle, les sections feuilletons des grands quotidiens de langue allemande prennent une direction surprenante. Elles deviennent le lieu de publication de brefs textes de nature sociologique. On retrouve alors dans la section feuilletons des analyses et des observations sur la vie quotidienne et sur certains phénomènes sociaux, mais dans un style soigné, esthétique et parfois comique. Cette transformation du feuilleton s’explique par le fait que la sociologie n’est pas encore bien établie dans les universités à cette époque, faisant ainsi déborder cette discipline dans les journaux. Elle s’explique également par la prédominance du courant réaliste en littérature, qui observe avec attention la réalité : le travail de littéraire se rapproche ainsi de celui de sociologue. Les feuilletonistes de ce genre les plus connus sont probablement Walter Benjamin, Siegfried Kracauer ou encore Joseph Roth.
L’aventure du feuilleton sociologique prend fin avec l’avènement du régime nazi. Celui-ci considère ce style trop critique et est porté par nombre de juif·ve·s qui sont forcé·e·s de s’exiler si elles et ils ne sont pas tué·e·s.
Faire renaître une tradition oubliée
Une section feuilletons existe encore aujourd’hui dans de nombreux journaux germanophones, mais celle-ci ne contient plus réellement une teneure sociologique. Cette section accueille plutôt les critiques des « productions culturelles » (livres, cinéma, théâtre, etc.).
Depuis quelques années, Barbara Thériault, ethnographe et professeure de sociologie à l’Université de Montréal, replonge dans cette tradition oubliée et tente de la faire renaître cette rencontre entre sociologie et littérature. Elle publie d’ailleurs les résultats de ses recherches sur la classe moyenne de l’est de l’Allemagne dans un quotidien régional allemand et enseigne «l’art du feuilleton» à ses étudiant·e·s.
Des individus de tous horizons se sont récemment regroupés à la suite de leur rencontre avec Thériault. Les membres de ce groupe partent dès cet été explorer différents recoins de la culture populaire et certaines coulisses de la vie quotidienne de Montréal, du Québec et d’Europe. Ils et elles souhaitent ainsi ouvrir une section feuilletons dans une revue afin de faire paraître leurs travaux. C’est L’Esprit Libre qui a le plaisir d’accueillir ce projet original de renaissance d’un style littéraire d’analyse sociale
Le premier texte paraîtra dès cette semaine. Nous vous invitons à nous écrire pour nous donner vos commentaires et espérons que vous apprécierez notre projet.
Les feuilletonistes de L’Esprit Libre
Jules Pector-Lallemand
Barbara Thériault
Geneviève Boyer
Alexandre Legault
Natáša Bræssærd
Ksenia Burobina
Julien Voyer
Francis Douville Vigeant
Loïc Beauregard-Lefebvre
Susana Ponte Rivera
Stefania Ferestean
CRÉDIT PHOTO: Julien Posture
Références :
THÉRIAULT, Barbara. « Ouverture à une nouvelle section », Sociologie et sociétés, 2013, N°2, Vol. 45, p.323-325
THÉRIAULT, Barbara. « Le Feuilleton. Biographie d’un genre inspirée de Siegfried Kracauer », Trivium, 2017, N°26 [en ligne : https://trivium.revues.org/5503]