par Isabelle Grignon-Francke | Mar 2, 2021 | Analyses
Ce texte est d’abord paru dans notre recueil imprimé Les voix qui s’élèvent, disponible dans notre boutique en ligne.
En mai 2020, Robert Langevin meurt à la prison de Bordeaux, des suites de la COVID-19. Un événement qualifié « d’évitable » par la Ligue des droits et libertési. Au pénitencier du nord de l’île de Montréal, près d’une centaine de prisonniersii sont alors atteints. Détenu depuis un peu plus d’un an, Francis Paquet se souvient de la première vague comme d’un « calvaire » lors duquel il a craint pour sa vie, une peur qui ne s’est toujours pas dissipée.
« L’être humain en prison, c’est de la bullshit », lâche M. Paquet. Lorsque la COVID est entrée « en dedans », les détenus ont tous été isolés totalement dans leurs cellules pendant 14 jours. Pendant deux semaines, il est dans le secteur C, qu’il qualifie d’« insalubre », et où la faune intérieure est surprenante : « souris, coquerelles, mouches à fruits ». Pendant ce premier confinement, il relate n’avoir pris aucune douche et ne pas avoir eu accès à de l’eau chaude, en plus de n’avoir pu parler à ses proches qu’après une dizaine de jours.
Craindre pour sa vie
C’est depuis sa cellule de l’aile C que Francis a craint pour sa vie pour la première fois. Il raconte avoir prévenu le personnel qu’il ressentait des symptômes de crise du cœur le 8 mai. « On m’a répondu : « Quand tu seras à terre, on va venir te ramasser » », se souvient-il. Sentant alors que sa vie était en danger, il a continué à interpeller les gardien∙ne∙s en appuyant sur un bouton d’alerte à sa disposition. Au dossier de M. Paquet, rien ne mentionne une condition cardiaque particulière, affirme le prisonnier. « À cause de ça, les gardiens disent qu’ils peuvent rien faire pour moi », explique-t-il.
À ce moment, Francis Paquet avait prévenu sa conjointe lors des quelques minutes de conversation téléphonique permises. Elle tente de faire intervenir le Protecteur du citoyen, cet ombudsman chargé de recevoir les plaintes relatives aux services publics, mais celui-ci lui rétorque qu’il ne peut rien faire tant que son conjoint ne le contacte pas directement. Depuis l’établissement carcéral, Francis tente de rejoindre lui-même cette instance, mais chaque fois qu’il essaie, le numéro semble bloqué. Le détenu demande alors aux gardien∙ne∙s de remplir des feuilles de plaintes. « Elles disparaissent tout le temps! On me dit ne pas avoir vu ça », raconte-t-il après plusieurs tentatives infructueuses d’aviser une quelconque autorité de sa situation. Il mentionne avoir fait envoyer par sa conjointe trois lettres signées par une avocate au directeur de la prison afin d’obtenir la visite d’un médecin. Il obtiendra finalement un rendez-vous le sommant de passer une batterie d’examens, que M. Paquet n’avait toujours pas pu effectuer au début du mois de novembre 2020.
Durant ce premier confinement dans l’aile C, l’état des lieux se détériore, raconte-t-il. Il explique ne pas avoir eu accès à de l’eau courante pendant deux jours. Lorsque les gardien∙ne∙s ont annoncé que le courant allait être rétabli, Francis a tout de suite compris ce que cela signifiait. Craignant un débordement, il décrit : « J’ai vidé ma marde en prenant des sacs à vidanges comme gants. » Sa prévision s’est concrétisée : dans la cellule voisine, il fait état d’un pied d’excréments jonchant le sol. Un dégât que les équipes de nettoyage sont venues laver après 92 heures, spécifie-t-il.
Après ce premier confinement, l’homme de 42 ans est testé positif. Comme près d’une centaine d’autres hommes, il plie bagage pour s’installer à l’aile G où le régime est le même : il demeure enfermé dans sa cellule. Il chiffre à 29 jours entiers son confinement total entre quatre murs.
Lors de notre second entretien, au début novembre, en plein cœur de la deuxième vague, Francis Paquet était toujours dans des déboires administratifs pour obtenir des soins médicaux, cette fois pour effectuer des changements à sa médication, notamment à cause de douleurs au dos. Il en était à deux lettres d’avocat pour obtenir des Tylenol. En prison, l’obtention d’une ressource quelconque relève toujours du défi. Depuis plusieurs mois, M. Paquet réussit toutefois à mettre la main sur quelques acétaminophènes supplémentaires provenant de ce qu’il nomme le « marché interne » : des échanges informels entre prisonniers.
Mesures sanitaires et régime de détention « inacceptables »
Ce que le détenu déplore, c’est également le manque de mesures concernant la circulation entre les ailes où logent des détenus atteints du coronavirus, et celles où aucun cas n’a été décelé. « Au début de la COVID, les gardiens [et gardiennes] arrivaient avec leur linge [uniformes de travail] déjà sur le dos », précise-t-il. Il affirme continuer de se battre pour que les lieux soient davantage désinfectés et que les règles relatives au lavage des mains et au port du couvre-visage soient appliquées correctement.
« Les gardien∙ne∙s font fi de la loi, ça crée des tensions », explique Francis. Outre une application des mesures d’hygiène décrite comme laxiste, il relate des mauvais traitements à l’égard des détenus, une restriction de l’accès au téléphone et des comportements injurieux envers les détenus.
En novembre, Francis décroche pendant quelques semaines un poste de chef de l’équipe de ménage de son aile, seul moyen de « faire changer les choses » selon lui. À la prison de Bordeaux, chaque aile est indépendante et correspond à une des branches qui forme l’imposante architecture en étoile du centre de détention. Il explique avoir réussi à convaincre l’administration de créer un poste de responsable de la désinfection. « Avant ça, les rampes et les portes n’étaient pas nettoyées alors que les gardien∙ne∙s les touchent pas de gants », évoque-t-il. Dès lors, un prisonnier peut s’occuper de cette tâche moyennant un maigre 14 $ par semaine.
Pourquoi revendiquer autant pour la désinfection des lieux? C’est parce que Francis Paquet « a la chienne de repogner [la COVID] pis de mourir icitte [à la prison de Bordeaux] ». L’homme devrait sortir de détention en février 2021.
« C’est quoi la valeur de nos vies? »
Depuis son emprisonnement pour possession de cannabis médical et de résine, Francis se questionne sur l’égalité dans le traitement des individus devant la loi, affirmant que sa parole n’est jamais considérée. « C’est quoi la valeur de nos vies? », répète à plusieurs reprises le détenu. Il croit être l’un des seuls parmi les détenus à pouvoir se faire entendre compte tenu de son « bon dossier »; dans le jargon de la prison, ça désigne quelqu’un qui n’a ni violé ni tué.
Il rapporte qu’avant le décès de Robert Langevin, les prisonniers criaient pour qu’on lui vienne en aide. L’homme de 72 ans avait demandé d’être transféré à l’hôpital 9 jours avant sa mort. Après un séjour à l’infirmerie de l’établissement, on l’a finalement conduit à l’hôpital, où il est décédé. M. Paquet attribue aux gardien∙ne∙s l’entière responsabilité de cette mort.
Depuis, Francis Paquet croit avec difficulté en l’entraide et en l’humanité. Il parle de sa détention en répétant le mot « bataille », celle d’une reconnaissance relative de ses droits. « Au moins, si je meurs en dedans, il va y avoir des lettres d’avocat pour prouver que je me suis battu », lâche-t-il. Sa conjointe, qui préfère garder l’anonymat, avoue se sentir impuissante. « Je prie pour qu’il soit fort et que personne d’autre ne perde la vie par négligence », affirme-t-elle.
Au terme de plusieurs heures d’un témoignage entrecoupé des messages de la prison diffusés à l’interphone, Francis confie appréhender avec peur les prochains mois, « Ce que je vis ici, c’est inhumain » clame-t-il. Ce qui bouleverse actuellement le quotidien est imperceptible à l’œil. L’insidieux virus à l’origine de la COVID-19 rend pourtant visible le décalage des réalités, celui qui existe derrière les portes closes et verrouillées du milieu carcéral.
Crédit photo : Adèle Foglia.
i Ligue des droits et libertés, « Communiqué : Premier détenu décédé des suites de la COVID-19. Cette mort aurait pu être évitée », 20 mai 2020. https://liguedesdroits.ca/communique-prison-deces-covid/?fbclid=IwAR2Exs…
ii La prison de Bordeaux est non mixte. Y sont envoyés des détenus purgeant des peines de moins de deux ans ou des prévenus en attente de procès.
par Marie-Claude Belzile | Mai 26, 2016 | Analyses
En septembre 2015 près de 300 détenues (et prévenues) de l’établissement de détention Maison Tanguay ont appris l’annonce de la fin de leur séjour dans cette prison, dès lors déclarée désuète par le Ministère de la Sécurité publique. De nombreuses inquiétudes quant à ce changement d’établissement ont été soulevées par les détenues elles-mêmes, mais aussi par des travailleurs du milieu carcéral québécois et des criminologues spécialistes du droit des détenu.e.s. Les questions les plus délicates concernent la vétusté de l’établissement Leclerc (aussi déclaré désuet en 2012), la problématique de la mixité, la configuration des lieux, le rapatriement des programmes et services offerts, la formation des intervenant.e.s ainsi que la criminalisation des femmes.
L’établissement de détention Maison Tanguay
Construite en 1964, la prison Tanguay pour femmes était sous juridiction provinciale (peine de deux ans moins un jour), mais depuis 1972, elle a aussi accueilli des femmes québécoises purgeant des peines fédérales (deux ans et plus) . C’est à l’ouverture de l’établissement pour femmes de Joliette, en 1997, que la population fédérale s’est soustraite de la prison Tanguay. Cette perte de population a réduit considérablement le nombre de détenues à Tanguay, ce qui a eu pour conséquence de restreindre le budget investi dans cet établissement. À la suite de ce changement important dans l’histoire de Tanguay, la détérioration de l’état des lieux s’est enclenchée, et la qualité et le nombre des services offerts aux détenues ont peu à peu diminué (1). En fait, depuis 2009, le Protecteur du citoyen fait des recommandations au Ministère de la Sécurité publique afin que des modifications majeures soient effectuées dans l’établissement, qu’il s’agisse de la pose de lavabos dans les cellules de confinement ou de l’installation de caméras. Dans son rapport annuel de 2014, le Protecteur du citoyen déplorait qu’aucune mesure concrète n’eût été prise d’après ses recommandations (2). Un an plus tard, en septembre 2015, dans un contexte d’austérité économique gouvernementale, aucun travail n’avait été entamé et la fermeture de Tanguay était publiquement annoncée.
Revendications à Tanguay
À la suite de l’annonce de la fermeture de Tanguay, des détenues se sont unies pour dénoncer les conditions de moins en moins adéquates dans lesquelles elles vivaient. Anonymement, elles ont rédigé un manifeste qui a été publié le 31 décembre 2015 sur le site internet du collectif social Toute détention est politique(3). Dans ce manifeste, on constate à quel point plusieurs problèmes touchent les femmes détenues, qu’il s’agisse de situations directement liées à leur santé mentale et physique, à leurs besoins concernant les démarches de réinsertion sociale ou encore à l’état des lieux dans lesquels elles vivent. Ainsi, sans tout retranscrire ce que contient le manifeste, on dénonce la présence de moisissure et de rats, de reflux d’égouts par les conduites d’eau potable, de retards dans les changements de prescriptions médicales des détenues, l’abolition des emplois rémunérés en milieu carcéral, l’emploi de produits nettoyants trop dilués, la surpopulation obligeant à réunir trois à quatre détenues par cellule, la difficulté à bien se nourrir lorsqu’il n’y a que deux cartons de lait pour 35 femmes, etc. La liste est encore bien plus volumineuse, et amène à nous questionner sur la valeur qui est donnée aux femmes en prison au Québec. Nous nous le demandons, d’autant plus que la plupart d’entre elles sont incarcérées pour des délits mineurs et sont souvent plus victimes de leur cheminement de vie que criminelles aguerries. Nous reviendrons d’ailleurs sur la problématique de la criminalisation des femmes plus loin dans cet article.
Toujours dans ce même manifeste, les femmes énumèrent leurs revendications dans l’espoir d’être entendues et de voir leur situation s’améliorer. Elles désirent entre autres des repas suffisamment nourrissants pour les femmes enceintes, des soins médicaux immédiats pour les femmes qui arrivent en état de sevrage, des outils adéquats pour réaliser les tâches de nettoyage (vadrouilles et torchons en bon état, par exemple), des casiers pour les femmes en surpopulation afin d’éviter le vol, ou encore des programmes de réinsertion sociale et des services d’aide à la sortie de prison. Elles déplorent aussi que les programmes de zoothérapie, d’art thérapie et de friperie ne soient pas reconduits à Leclerc. L’image est simple à saisir : depuis quelques années, les détenues sont devenues témoins de la disparition graduelle d’éléments essentiels à leur bon cheminement (soit devenir, pendant leur peine, des citoyennes qui réintégreront leur société sans risque de récidives et qui seront aptes à s’y épanouir sainement), et elles craignent maintenant que leur transfert à l’établissement Leclerc ne fasse qu’aggraver leurs conditions de détention. Dans une prison provinciale où les détenues ne demeurent que relativement peu de temps en retrait de la société, il serait pourtant souhaitable que ce temps-là soit consacré à leur remise en santé et à leur réinsertion, c’est-à-dire à leur offrir les meilleures chances de construire de nouvelles bases sur lesquelles fonder leur vie lors de leur sortie. Malheureusement, les faits indiquent que telle n’est pas la réelle priorité des services correctionnels québécois.
Qu’en sera-t-il à Leclerc?
L’établissement de détention Leclerc est situé à Laval et a appartenu au gouvernement fédéral jusqu’en 2014, bien qu’il avait été déclaré désuet depuis 2012 et qu’il a été fermé en 2013. Le 28 février 2014, le gouvernement du Québec a conclu une entente de location de 10 ans avec le gouvernement du Canada pour en faire un centre de détention provincial pour hommes. Le but de cette location était principalement d’alléger le problème de surpopulation carcéral québécois en créant 775 places de plus pour y accueillir des détenus. Cependant, lorsque la décision de transférer les 248 détenues de Tanguay à Leclerc a été prise, de nouveaux problèmes ont émergé, obligeant un déplacement des détenus hommes à se relocaliser ailleurs dans le système, ne réglant donc en rien la question de la surpopulation. Au contraire, des craintes concernant la mixité des détenu.e.s se sont fait sentir auprès des prisonnières, du public et des travailleurs.euses du milieu carcéral féminin, telle Sœur Marguerite Rivard, qui a travaillé près de 26 ans à Tanguay, ou encore Monsieur Mathieu Lavoie, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec. Dans plusieurs articles de presse depuis l’annonce du transfert en février 2015, elles et ils ont fait part de leurs inquiétudes quant au devenir des détenu.e.s. dans un contexte de mixité et ont décrié à plusieurs reprises le fait que Leclerc n’est pas adapté ni encore assez bien rénové pour offrir de justes et sécuritaires conditions de détention (4).
La question de la mixité est un sujet controversé, car bien que le ministère de la Sécurité publique indique qu’il n’y aura pas plus de 80 hommes détenus à Leclerc et qu’ils seront séparés des femmes dans un secteur différent de la prison, il n’en reste pas moins que l’on rapporte déjà des comportements désobligeants entre détenu.e.s : des injures et des cris envoyés mutuellement de part et d’autre des fenêtres divisant hommes et femmes chacun de leur côté (5). Évidemment, la crainte majeure pour les détenues est de subir des actes d’abus, de violence et d’injustice de la part des hommes détenus, mais aussi de la part des intervenants masculins qui n’ont pas nécessairement reçu une formation adéquate pour interagir auprès d’une population féminine criminalisée. Le fait est que les femmes en prison n’ont pas les mêmes besoins que les hommes et ne sont pas incarcérées, pour une grande majorité, pour des crimes aussi violents ou des délits aussi importants que les hommes (6). Souvent victimes d’abus perpétrés par des hommes dans le passé, les femmes détenues peuvent présenter d’énormes difficultés à bien s’adapter à un milieu où des abuseurs les côtoient de l’autre côté des fenêtres et dans les couloirs. Le rapport Profil Correctionnel 2007-2008 : Les femmes confiées aux services correctionnels (2011, Gouvernement du Québec) mentionne d’ailleurs quelques éléments expliquant pourquoi la dotation mixte en prison n’est peut-être pas souhaitable : «[L]es femmes vivent aussi des problématiques particulières liées à leur condition de mère, à leur passé de victimisation, à leurs problèmes de santé physique et mentale souvent plus sévères que chez les hommes. Voilà pourquoi les femmes contrevenantes ont aussi besoin de services particuliers […] Bien [qu’elles] puissent tirer profit de certaines ressources mixtes dans la communauté, il est important de développer des ressources qui leur soient uniquement destinées pour deux raisons : 1) peu nombreuses, les femmes contrevenantes ont du mal à faire leur place dans les ressources mixtes, 2) les problématiques spécifiques aux femmes sont peu ou pas abordées dans les ressources mixtes.» Le Réseau canadien pour la santé des femmes va dans le même sens dans son étude Faire tomber les murs (2011), dans laquelle on constate que les réponses de 32 femmes en dotation mixte concluent à l’effet néfaste de cette organisation carcérale, puisqu’elles ont pour la majorité de plus petites cellules, moins de liberté de mouvement et moins de programmes et de services pensés pour elles (généralement construits pour une population masculine) (7).
De notre côté, nous nous sommes entretenus avec Monsieur Jean-Claude Bernheim, chargé de cours à l’Université Laval en criminologie et directeur de l’Office des droits des détenu.e.s, lequel nous rappelle que l’histoire nous a démontré, dans un contexte d’austérité, que ce sont les femmes en prison qui sont les dernières servies, puisque leur petit nombre parmi toute la population carcérale québécoise les défavorise dans les rapports de force (8). M. Bernheim affirme aussi que « c’est une mesure tout à fait inapplicable [la dotation mixte] parce que la conception architecturale [de Leclerc] est incompatible avec la cohabitation des femmes et des hommes». Au sujet de l’intervention auprès des détenues, M. Bernheim insiste sur le fait que «les approches pédagogiques ne sont pas les mêmes dans un groupe de femmes que pour un groupe d’hommes, puisque les préoccupations peuvent être très différentes selon le groupe auquel on s’adresse». Souvent victimes de violence physique ou d’agression sexuelle, les femmes ont pu développer une méfiance dans leurs rapports aux autres, d’autant plus avec des hommes en position d’autorité. Il souligne aussi le fait que les médecins traitants en prison «ne reçoivent aucune formation spécifique en regard des personnes privées de liberté», ce qui peut alimenter les sentiments d’injustice et d’impuissance quand on a besoin d’être soigné pour des problèmes de santé physique ou mentale. «Que je sache, déclare M. Berheim, [le Collège des médecins] n’a jamais publié d’analyse par rapport à la médecine carcérale». Des lacunes importantes ne sont donc jamais repérées par le système et aucun changement ne survient dans les pratiques médicales en prison.
Point de vue du Ministère de la Sécurité publique
Afin de prendre en compte tous les discours générés par le transfert des détenues de Tanguay à Leclerc, nous avons fait le devoir de nous entretenir avec Madame Alexandra Paré, relationniste média au ministère de la Sécurité publique du Québec (9). Mme Paré nous confie que le choix de l’établissement Leclerc à Laval a été pris en fonction de la proximité de la prison avec Montréal, là où l’on retrouve la majorité des ressources venant en aide aux femmes criminalisées, qu’il s’agisse de la Société Élizabeth Fry (10) des maisons de transition ou des divers organismes communautaires qui œuvrent dans le milieu. Au sujet de la dotation mixte, Mme Paré nous informe que Leclerc est le deuxième établissement mixte du réseau correctionnel québécois, le premier étant le centre de détention de Québec «Orsainville», qui accueille déjà quelques femmes au sein de son établissement, dans des aires séparées pour les femmes et les hommes. Ainsi, semblerait-il que le ministère de la Sécurité publique possède une «expertise» en la matière. Mme Paré nous rassure en nous informant que « [l]a planification de l’utilisation des espaces communs pour les programmes et les activités (ex. : gymnase, parloirs, buanderie, etc.) fait en sorte que les hommes et les femmes ne s’y trouvent pas en même temps. De plus, les déplacements entre les secteurs d’hébergement et les espaces communs sont organisés afin d’éviter les contacts entre les deux clientèles». Concernant les agent.e.s et les intervenant.e.s qui travailleront auprès des femmes à Leclerc, Mme Paré nous confirme qu’une formation spécifique a été offerte aux employé.e.s.Les grands thèmes abordent ces questions : spécificité de la clientèle féminine et besoins particuliers de cette clientèle; toxicomanie chez les femmes; femmes autochtones; la santé mentale de la clientèle féminine, et particulièrement la pratique de l’automutilation. Pour ce qui est du transfert des programmes et des services offerts aux femmes, contrairement à ce que les détenues ont dénoncé dans leur manifeste, semblerait-il qu’ils seront reconduits à Leclerc et que, d’ici le temps que la transition soit bien effectuée, «une plus grande variété de programmes est même envisageable étant donné les locaux et les aménagements disponibles».
En regard de ces informations reçues, nous ne pouvons que constater la disparité entre le discours officiel du ministère de la Sécurité publique et ceux des détenues et des travailleurs.euses du milieu carcéral québécois.
Bref portrait du système carcéral féminin québécois
Dans Profil correctionnel 2007-2008 : les femmes confiées aux services correctionnels, nous apprenons que l’âge moyen des femmes contrevenantes était alors de 37,1 ans, qu’un peu plus de la moitié des femmes étaient célibataires au moment de leur arrivée en prison, que 42 % des femmes vivaient en couple ou, encore, étaient séparées ou divorcées. Nous y lisons aussi que près de 30 % d’entre elles déclaraient avoir au moins une personne à charge et que la majorité des femmes n’avaient pas terminé leurs études secondaires. En 2011 donc, les femmes comptent pour 10 % des admissions en détention et elles représentent 5 % de la population moyenne quotidienne incarcérée (PMQI) au Québec, ce qui en fait la population augmentant le plus rapidement dans les centres de détention.
En ce qui a trait à leur criminalisation, les infractions commises par les femmes québécoises sont habituellement jugées moins graves que celles des hommes. Dans l’ensemble, une femme sur dix est incarcérée pour l’une ou l’autre de ces raisons : défaut de se conformer à une ordonnance de probation (23 %), vol simple (10 %), affaire de drogues et de stupéfiants (10 %), voies de fait (9 %) et bris de la loi fédérale concernant la boisson et la circulation (8 %). Finalement, les femmes incarcérées en lien avec la prostitution ne constituent que 3 % de l’ensemble des peines, et il en va de même pour les sentences concernant la violence conjugale.
Dans ce contexte où de plus en plus de femmes sont criminalisées, il nous apparaît important de comprendre que pour une majorité d’entre elles, c’est leur situation familiale, économique, sociale, culturelle, ainsi que leur niveau d’éducation qui les mènent en prison. Les problèmes de santé mentale, la pauvreté, le fait d’être mère monoparentale, les mauvaises fréquentations, le manque de ressources de première ligne et la perception sociale du crime sont tous des facteurs indissociables du parcours de vie des femmes en prison. Pour M. Bernheim, par exemple, il s’agit d’une injustice si une femme, mère, à faible revenu, vole pour se nourrir elle et ses enfants : «dans les faits, il s’agit de qui vole qui». Le vol à l’étalage est un crime dont la personne trouvée coupable se voit affligée d’un casier judiciaire. Par contre, le magasin dans lequel se produit le vol qui pratique la publicité trompeuse (donc qui vole ses clients) n’est pas considéré comme un crime, mais comme une pratique commerciale qui se méritera une simple amende». De cet exemple, nous comprenons donc que pour le vol, la criminalisation du comportement dépend de l’auteur du crime et de son rapport de force dans la société, et non pas de la nature du crime en soi. «On ne peut exclure la dimension politique de la gestion des comportements», nous partage M. Bernheim, « […] il faut se poser la question : pourquoi mettre quelqu’un en prison pour avoir volé de la nourriture ou ne pas avoir remis des livres empruntés dans une bibliothèque? Ça se passe aujourd’hui. Ça prouve que la prison n’est pas vraiment une institution pour assurer la sécurité du public. On y met le sucre qui est pourtant un facteur de risque au niveau de la santé.»
Nous nous retrouvons donc aujourd’hui avec un problème grandissant de surpopulation carcérale féminine, alors que pour plusieurs, la solution ne réside pas dans la criminalisation et l’incarcération, mais dans la création de services d’aide, d’accueil, d’éducation, de réinsertion et de soins de santé physique et mentale accessibles aux femmes à risque d’être criminalisées ou de récidiver.
Dans son étude Faire tomber les murs, Jennifer Bernier propose des recommandations pour réformer le système pénal québécois afin de réduire le nombre de femmes criminalisées et de déplacer les fonds investis dans les prisons vers des ressources d’aide communautaire dans la société : «Si on investissait dans [les organisations à but non lucratif] au lieu de construire des prisons, les femmes incarcérées pourraient recevoir une aide axée sur la recherche de solutions aux problèmes qui ont mené à leur criminalisation et [qui ont] retardé leur réintégration. Toutefois […] il faudra aussi travailler à mettre en place une autre infrastructure, où toutes les ressources nécessaires […] seront offertes au sein même de la collectivité, plutôt qu’entre les murs de la prison.»
Remerciements : Madame Ruth Gagnon de la Société Élizabeth Fry du Québec, Monsieur Jean-Claude Bernheim et Madame Alexandra Paré.
(1) 2011, Lise Giroux, Sylvie Frigon. Profil correctionnel 2007-2008 : les femmes confiées aux services correctionnels, Ministère de la sécurité publique, Gouvernement du Québec.http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/services-correctionnels/publications-et-statistiques/profil-femmes-2007-2008/femmes-criminalite/lhistorique-de-la-gestion-de-lincarceration-des-femmes-au-quebec.html
(2) Rapport annuel du Protecteur du citoyen 2013-2014, pages 55-56 : http://www.myvirtualpaper.com/doc/protecteur-du-citoyen/rapport-annuel-2014/2014090901/#55
(3) Manifeste des détenu.e.s contre l’austérité : https://toutedetentionestpolitique.wordpress.com/2015/12/31/manifeste-des-detenu-e-s-contre-lausterite/
(4) http://www.lapresse.ca/actualites/201509/24/01-4903548-le-centre-de-detention-tanguay-pour-femmes-fermera-ses-portes.php
http://fr.chatelaine.com/societe/soeur-marguerite-rivard-les-detenues-sont-negligees/
http://www.ledevoir.com/societe/justice/463507/les-detenues-paient-le-prix-de-l-austerite
http://www.lapresse.ca/actualites/201509/24/01-4903548-le-centre-de-detention-tanguay-pour-femmes-fermera-ses-portes.php
(5) Mathieu Lavoie, président du SAPSCQ, dans La Presse du 13 avril 2016 : http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/faits-divers/201604/13/01-4970639-une-detenue-se-suicide-apres-avoir-ete-transferee-de-prison.php
(6) http://www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2010001/article/11416/tbl/tbl007-f…
(7) 2011, Jennifer Bernier. Faire tomber les murs, automne-hiver 2010-2011, Réseau Canadien pour la santé des femmes. http://www.cwhn.ca/fr/node/42833
(8) Échanges par courriel entre le 12 et le 14 mars 2016.
(9) Échanges par courriel et téléphoniques entre le mois de février 2016 et d’avril 2016.
(10) Société Élizabeth Fry du Québec : http://www.elizabethfry.qc.ca/