
Chronique gonzo fantastique

Je logeais sur la 28e Rue, juste en face d’un vieux cimetière délabré et du Centre de la mémoire historique, dédié au conflit armé colombien. Entre le cimetière et le Centre s’étend une allée qui s’assombrit à la rencontre de l’horizon, jusqu’à s’engouffrer dans l’abysse des nuits pluvieuses de Bogota. Il s’agit d’une « zone de tolérance ».
Un soir de fête, j’ai fait la connaissance de Colombe, une femme du groupe autochtone colombien chibchas. Emboucanée de tabac et de cannabis, elle m’a raconté son enfance dans ce quartier. Son père avait migré dans la capitale pendant la violencia, dans les années 1940, après que son village ait été rasé par le feu. Cette violence avait lancé le conflit armé dans le pays, conflit qui se poursuit toujours. Or, son père avait alors adopté un nom hispanique prestigieux, effaçant dès lors la trace de ses origines. Elle travaille aujourd’hui dans un atelier de sérigraphie, « essayant de ne pas mourir intoxiquée par les produits chimiques », selon ses dires. Lors de notre rencontre, elle portait des pantalons trop grands, un chandail à capuchon avec des fleurs délavées, un bandeau noir et une casquette de la même couleur, sur laquelle trônaient des lunettes de sécurité en plastique. Une queue de cheval de cheveux noir de jais jaillissait au-dessus de sa nuque. Sous des arcades sourcilières très prononcées vibraient des yeux noirs d’une profondeur inouïe. Son visage couleur de cacao luisait sous les lueurs des gyrophares rouge et bleu des voitures de police qui venait patrouiller dans le lugubre quartier de Santa Fe de Bogota.
Cette zone était désignée comme « zone de tolérance », où la prostitution et le trafic de drogue vont bon train, où l’on retrouve bon nombre de jeunes réfugiées vénézuéliennes de 13 ou 14 ans se prostituant pour 2000 pesos (0,50 $ canadiens) afin d’acheter la base de cocaïne (similaire au crack), qui leur permet de tolérer un peu mieux la misère. Ce sont souvent les mères qui agissent comme proxénètes. Colombe me disait : « je comprends que les gens veuillent fumer de la marijuana, même si, pour certains, ça les rend un peu fous, ou que d’autres fument de la base de cocaïne pour pouvoir travailler toute la nuit, mais faire ça à des enfants, c’est inacceptable. On me dit que je suis réactionnaire, mais non. » Je ne pouvais que tomber d’accord avec elle sur ce point en particulier. Évidemment, je ne lui ai pas demandé où elle avait entendu que les libertaires défendaient tout naturellement la pédophilie : une chaîne de télévision de droite, les journaux, les paramilitaires ou les manifestant·e·s d’extrême droite qui ont envahi les rues de toutes les villes du pays le 21 avril dernier[i]? La presse réactionnaire ne manque pas de souligner, par exemple, qu’on a retrouvé 28 enfants exploités dans des réseaux de trafic sexuel ou encore la mort d’un bébé de 16 mois, violé et étranglé par ses propres parents[ii]. Après notre conversation relativement courte, j’ai passé la soirée à méditer sur le récit de Colombe, ne pouvant quitter des yeux le point où la lumière s’évanouissait pour laisser place à l’obscurité. Je suis ainsi resté quelque peu prisonnier de mes pensées, Colombe assise à côté de moi en silence, elle aussi prisonnière des siennes. Nous échangions de temps en temps un sourire réconfortant, sans plus. Nous avions fumé une Santa Maria dynamite, comme on appelle le cannabis en Amérique latine, qui m’a plongé dans un état de conscience inusité pendant huit heures. Je titubais contre les marées du désespoir dans un appartement enfumé. L’espagnol jappé par des voix ivres était comme traduit en arrière-plan et je n’entendais que ce qui me semblait être du français québécois. Nous échangions des fous rires tonitruants et je lisais les pensées de Colombe, assise à côté de moi en silence. Il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’une autre femme profondément blessée qui venait au chevet de mes ratiocinations pour un peu de confort.
Après quoi, j’ai eu l’occasion de visiter la zone de tolérance en projection astrale, flottant jusque dans l’abysse. Pour les occultistes, les brujo (sorciers), les chamanes et dans pratiquement toutes les traditions mythiques, le corps physique coexiste avec un corps énergétique ou astral. Or, si le corps physique est très limité dans ses possibilités, le corps astral, lui, peut servir à exécuter des périples dans les multiples dimensions du réel. Dans les profondeurs de la zone de tolérance, les rues délabrées étaient jonchées de détritus, de préservatifs usés, d’instruments servant à fumer de la base de cocaïne et de seringues. Seuls des néons clairsemés éclairaient les rues de leurs pâles halos, vaporeux et crus, qui ne rencontraient dans l’obscurité que les gyrophares des boîtes à salade de la police. J’ai observé une descente et des fouilles, les parasites en uniformes grenouillant sous la pluie, l’œil jaune et vitreux. Puis au pied d’un édifice en ruines, deux hommes bien occupés, l’un recevait une fellation et l’autre enfourchait une femme contre le mur. Une orgie de prostitution sacrée se déployait sous le regard d’Ishtar, déesse mésopotamienne de la fertilité à laquelle des fluides sexuels étaient offerts de cette manière. J’ai alors plongé sous la chaussée, où les esprits des Anciens habitaient longtemps avant la sécrétion du Dieu, l’esprit protecteur des violeurs. Dans une grotte aux murs éclairés par des coulis de lave écarlate s’accumulaient dans un grand sac organique, une immense larve, tous les fluides et l’énergie sexuelle de ces rues. Un coulis d’un vert émeraude s’infiltrait à travers le trottoir fissuré et le pavé mouillé. Soudainement, ce ver-sac a crevé la chaussée pour avaler toute la ville, tous les os poussiéreux du cimetière voisin perçant la membrane d’un sol fatigué.
***
Environ deux mois plus tard, à Medellín, j’ai fait la connaissance d’Éveline, une militante d’âge mûr qui vivait dans un quartier populaire de Medellín, non loin du centre, qui, avec ses hôtels de passe, sentait le sperme comme les zones de tolérance de Bogota. Medellín a gagné la réputation d’être une ville de fête, mais dans les interstices de cette ambiance désinvolte fleurissent le crime organisé et le proxénétisme. La ville est aussi connue pour les attaques au burudanga, de la scopolamine, contre des hommes étrangers, perpétrés par des femmes rencontrées dans les bars ou les applications de rencontre, à un tel point que l’ambassade des États-Unis a émis un avertissement. Quelques cadavres masculins, encore pleins de semence, ont été retrouvés dans des allées sombres… le centre-ville est peu fréquentable.
Elle m’avait invité à siroter une infusion d’herbes médicinales dans sa vieille maison verte à la façade fatiguée, quadrillée de barreaux en fer gorgé. Militante de longue date, elle organisait une caravane à travers le pays pour la défense du territoire et des savoirs autochtones. Au fil de nos discussions, je lui ai mentionné que je m’établissais en Équateur pour apprendre la science des plantes médicinales ancestrales. Une lueur éclatante s’est alors mise à scintiller dans ses yeux, auparavant fatigués. Les reflets sur son visage de bronze se sont alors faits des plus éclatants. Elle a ramené ses cheveux poivre et sel vers l’arrière, puis a entamé un récit de plusieurs heures sur sa découverte du yagé (nom donné en Colombie à l’Ayahuasca) et de la réflexologie, qu’elle avait étudiée avec une nonne d’un âge incalculable.
Or, elle avait une certaine affinité avec le monde des esprits. Elle me racontait être allée à un lieu, dans la forêt, où elle avait trouvé un fémur humain. Il s’agissait d’un lieu où avaient sévi les paramilitaires. Elle avait enterré avec respect ces restes humains et des spectres s’étaient mis à affluer vers elle, murmurant à son oreille, reconnaissants des hommages payés à ces restes humains. Une autre fois, elle s’était sentie mal à l’aise dans un lieu où s’étaient déroulés de nombreux massacres, non seulement durant la violencia, mais aussi durant la guerre d’indépendance et les multiples conflits armés intérieurs. Elle s’est trouvée assaillie par des esprits qui infusaient l’atmosphère de haine, de colère et de tristesse. Les gens sensibles à ces phénomènes se sentent alors nauséeux, sans énergie et nerveux… elle avait dû quitter les lieux. Sirotant son infusion, elle me racontait aussi le récit d’une amie qui, pendant des années, était la proie de crises de nerfs, se mettait à crier que les mains lui faisaient mal ou qu’elle ne les sentait carrément pas. Elle avait consulté un curandero et peu après, il avait été découvert que son petit frère avait été torturé par l’armée. Ce dernier s’était joint aux rebelles à l’âge de 15 ans. Il n’avait pas fait une longue carrière de guérillero puisqu’il avait été capturé. Lors d’une séance de torture, on lui avait tranché les mains avant de l’assassiner. Son spectre avait depuis tenté de raconter ce qui s’était passé. Dans le cadre du processus de réconciliation des dernières années, la famille avait finalement pu savoir que le jeune homme avait disparu dans une opération de l’armée. Après quoi, les attaques de la femme s’étaient dissipées. Éveline a terminé en pointant une pièce de sa maison, un lieu qui avait connu de telles horreurs. Elle laissait entendre que des enfants y avaient été violés et massacrés. Je pouvais sentir une présence maléfique, mais je décidai de ne pas m’enquérir davantage. Même dans l’appartement où je louais une chambre, il y avait une présence à l’odeur de la mort violente et, au bas de l’édifice, un groupe de motards faisait du grabuge. Je buvais une cannette de bière Aguila, en reniflant l’odeur d’essence et en écoutant les cris d’indignation.
***
Je sens le besoin de compléter ces deux anecdotes avec une troisième, afin de conclure sur une bonne note et de compléter ce panorama gonzo fantastique. Je dis fantastique, mais pour moi il s’agit d’une réalité du quotidien. Mes parcours d’intellectuel et de militant anarchiste, d’apprenti chamane et de traducteur convergent et m’ont amené à vivre à Cuenca, en Équateur.
Il y a peu de temps, à Cuenca, un beau matin, je me rendais chez Titi, maestro et ami, pour consommer le rite du Kambo. Ce venin de grenouille est reconnu comme arrachant la panema, la mauvaise énergie. Une femme qui veut attirer un homme voit sa production de phéromones augmenter, une femme qui veut procréer voit ses niveaux d’hormones nécessaires augmenter. Un homme déprimé voit son niveau de sérotonine s’accroître, et ainsi de suite. On appelle parfois le Kambo l’antibiotique d’Amazonie, mais il représente beaucoup plus. En contexte traditionnel, on l’utilise même et surtout pour régler des conflits dans une communauté. Il est appliqué après avoir perforé, au moyen d’un bâton embrasé, des trous dans la peau du bras ou de l’épaule. Le venin séché est réhydraté et ensuite appliqué sur ces perforations. Dans mon cas, je voulais approfondir ma compréhension de la relation que j’entretiens avec le principe féminin et avec les femmes, dont les anecdotes susracontées ne sont que quelques manifestations parmi tant d’autres. Pour la plupart des gens, le Kambo est une purge, 15 minutes passées à vomir. Or, pour moi, au-delà d’une vomissure jaunâsse, ce venin panacéen m’a donné accès à d’autres dimensions qui ont été le théâtre de nouvelles rencontres. Lors de ma première fois, le Kambo m’a transporté dans une cafétéria de Cuenca, me faisant perdre de vue toutes les notions qui m’auraient permis de savoir que j’avais fait des visions. Or, pour ce qui est de cette occasion que je souhaite raconter ici, la séance de 15 minutes de nausée, de vomissements et de malaise ne m’avait pas vraiment fait planer. Je retournai par la suite à mon appartement de Cuenca, la nuit arrivée, je me retrouvai dans une fête. C’était la clôture d’un festival de théâtre des plus biscornus, qui mélangeait folklore et traditions andines avec les préoccupations propres aux théâtres artaldien et Budoh. Élaboré avec les moyens du bord et avec bien des machines à fumée et des éclairages colorés pour cacher les décors limités, il mettait en scène des actrices dont le costume une pièce laissait voir leurs lèvres vaginales saillantes pendant qu’elles criaient à voix aiguës ou caverneuses. Un doigt d’honneur au catholicisme nauséabond de Cuenca? Aucune idée, mais une jeune femme assise à côté de moi m’accordait beaucoup d’attention. Quoi qu’il en soit, arrivé à la fête, je m’installai près du feu dans la cour du Pumapongo, établissement situé à côté du pont brisé, emblématique de Cuenca et repère de marginaux éméchés. Je fumai joint après joint d’une excellente herbe équatorienne. Je n’attendais rien de plus de ma journée. Néanmoins, comme sortie de nulle part, la jeune femme du théâtre est venue m’inviter à danser, chose que je n’avais jamais faite avant, sauf seul et bourré dans ma cuisine, ou encore dans les cérémonies d’Ayahuasca de Titi, lorsque je jouais du tambour. Je dansais, buvais des gorgées de bière quand elle me passait la bouteille. Cela a duré quelques heures, après quoi elle m’a fait un câlin avant de disparaître dans la nuit d’un état d’ébriété avancé. Le lendemain, je questionnai mes ami·e·s présent·e·s. Personne n’avait vu la jeune femme et personne ne la connaissait. Je ne l’ai jamais revue non plus… tel un esprit venu me montrer à danser pour célébrer la vie, en dépit de ses mauvaises odeurs et de ses horreurs.
[i]Le 21 avril 2024 a eu lieu la plus importante manifestation de droite dans le pays. Cet événement était largement soutenu par les grands médias et des rumeurs couraient, selon lesquels bon nombre de « manifestant·e·s » étaient en fait payé·e·s.
[ii] Redacción Semana. 2023. « Rescatan a 28 niñas que eran sometidas a la prostitución en ‘zona de tolerancia’ de Bogotá », 24 février 2023. https://www.semana.com/nacion/articulo/rescatan-a-28-ninas-que-eran-sometidas-a-la-prostitucion-en-zona-de-tolerancia-de-bogota/202303/ (consulté le 30 mars 2025).