Comment les multinationales canadiennes pillent l’Afrique – Entretien avec Alain Deneault

Comment les multinationales canadiennes pillent l’Afrique – Entretien avec Alain Deneault

Cet article a d’abord été publié par notre partenaire Le Vent se lève

L’emprise exercée par les multinationales canadiennes sur les ressources minières et pétrolières en Afrique demeure une thématique peu connue. Alain Deneault, directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet : Noir Canada, Paradis sous terre, De quoi Total est-il la somme? et Le totalitarisme pervers.


Le Vent Se Lève : Dans votre livre Noir Canada, publié en 2008, vous faites le constat que le Canada constitue un « havre législatif et réglementaire » pour les industries minières mondiales, si bien que 75 % des sociétés minières mondiales sont canadiennes. Quels sont les leviers juridiques, fiscaux ou financiers qui expliquent une telle situation?

Alain Deneault : Le Canada a une longue tradition coloniale. Créé en 1867 dans sa forme encore en vigueur aujourd’hui, le Canada est né dans l’esprit des projets coloniaux européens. Il fut un Congo du Nord qui, comme bien des colonies, est devenu avec le temps, une législation de complaisance à la manière des paradis fiscaux. Avec William Sacher, je me suis attelé dans Paradis sous terre, après Noir Canada, à rappeler que le Canada, à la faveur de la mondialisation au tournant des XXe et XXIe siècles, s’est imposé comme un pays des plus permissifs dans ce secteur particulier qu’est celui des mines. Traditionnellement, on peut aisément mettre en valeur un site minier aux fins de transactions spéculatives à la Bourse de Toronto : le Canada soutient cette activité spéculative en bourse par des programmes fiscaux d’envergure. Il investit lui-même massivement des fonds publics dans ce secteur, sa diplomatie se transforme en un véritable lobby minier dans tous les pays où se trouvent actives les sociétés canadiennes, et son régime de droit couvre de fait les sociétés minières lorsqu’elles commettent des crimes ou sont responsables d’abus à l’étranger. C’est la raison pour laquelle des investisseurs miniers vont choisir de créer au Canada leur entreprise quand viendra le temps d’exploiter un gisement en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie ou dans l’Est de l’Europe.

LVSL : Dans Noir Canada, vous mettez en cause les pratiques douteuses de certaines minières canadiennes en Afrique. Que pouvez-vous dire de ces pratiques?

AD : L’industrie minière se caractérise historiquement par sa violence. Lorsqu’on fait le tour des critiques qui sont portées à l’endroit des sociétés minières canadiennes à l’échelle mondiale, on a l’embarras du choix : corruption, atteinte à la santé publique, pollution massive, financement de dictatures et participation à des conflits armés. L’information est abondante : des chercheurs, des journalistes ou des documentaristes de moult pays ont fouillé de nombreux cas que j’ai repris dans le cadre de rapports indépendants, dépositions faites à des parlements, articles de presse, livres ou documentaires. Mon travail a été de rassembler tous ces cas : transaction entre Barrick Gold et Joseph Mobutu autour d’une gigantesque concession minière, mobilisation de mercenaires par Heritage Oil en Sierra Leone, atteinte à la capacité des femmes d’enfanter au Mali en lien avec AngloGold et IamGold etc.

LVSL : Dans Noir Canada, vous pointez également l’implication de la diplomatie canadienne, en tant que relais des minières canadiennes en Afrique. De quelle manière la diplomatie canadienne agit-elle pour défendre les intérêts des minières? Cette situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau?

AD : La seule chose qui a évolué depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre est la taille des sourires. Le Canada se donne officiellement le mandat de soutenir l’industrie minière dans les pays du Sud, notamment en favorisant le développement de codes miniers identiques à ceux qu’on a dans les différentes régions du Canada. Soit des politiques minières coloniales visant à favoriser l’exploitation indépendamment du bien commun. Il couvre aussi l’industrie essentiellement en lien avec sa capacité à engranger des capitaux en bourse. Une diplomate citée dans Paradis sous terre a même le culot d’expliquer que la diplomatie canadienne ne soutient pas l’industrie minière parce qu’elle est de mèche avec elle, mais parce que les Canadiens ont tellement investi leur épargne (fonds de retraite, sociétés d’assurance, fonds publics etc.) dans le secteur minier – à leur insu – que les autorités politiques canadiennes sont amenées à défendre le bien public canadien en soutenant l’industrie violente et impérialiste qui étalonne ces investissements.

LVSL : Plus récemment, vous avez consacré un livre à la plus grande entreprise de France, Total : De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Les titres des différents chapitres sont éloquents : Conquérir, Coloniser, Corrompre, Collaborer. Pouvez-vous nous donner quelques exemples emblématiques de l’action de Total en Afrique et ailleurs dans le monde?

AD : Je me suis intéressé, quant à ces verbes, au fait qu’ils renvoient à des actions et décisions qui relèvent, aux dires des dirigeants ou représentants de Total, et au vu de l’état du droit lui-même, d’actes légaux. Dans De quoi Total est-elle la somme?, je me suis demandé comment, diantre ; des actions aussi choquantes et contraires à la morale élémentaire pouvaient passer dans nos régimes de loi pour légales. Force serait de croire que la corruption d’agents étrangers, l’évasion fiscale, le travail forcé, l’endettement odieux, le financement de factions armées, le soutien de dictatures se veulent permis par la loi. Il en ressort l’idée que les multinationales sont moins des entreprises que des pouvoirs autonomes, capables de se jouer de la loi : l’écrire, la contourner, profiter de ses équivoques et de ses manquements, la neutraliser par des mesures dilatoires, ne pas s’en soucier… selon les cas.

LVSL : Comment qualifieriez-vous les relations entre Total et le gouvernement français?

AD : Incestueuses. L’actuelle Total est le fruit d’une fusion entre trois entités. Outre la belge PetroFina qui lui a apporté tout un réseau d’investisseurs étrangers – les Desmarais du Canada et les Frère de Belgique, la multinationale est aussi l’amalgame de deux groupes français, la Compagnie française des pétroles (CFP), première détentrice de la marque Total, et Elf, qui eurent, respectivement à titre minoritaire et majoritaire, l’État comme actionnaire. L’État a donc longtemps considéré la CFP et Elf comme des joyaux publics français qu’il fallait défendre et promouvoir à l’étranger. Entre 1986 et 1998 toutefois, l’État a vendu pratiquement toutes ses parts, de sorte que ces structures, fusionnées en 2000 sous la forme de l’actuelle Total, répondent désormais d’un actionnariat privé et largement mondialisé. Une minorité de titres seulement appartiennent actuellement à des français. Pourtant, l’État fait encore comme s’il lui revenait de défendre partout dans le monde une firme dont les actionnaires sont pourtant principalement états-uniens, canadiens, belges, qataris, chinois… C’est à croire que les logiques de rétrocommissions et de financement de carrières à l’ancienne ont perduré, même sur un mode privatisé, de sorte que les élus se précipitent pour soutenir la firme… C’est une hypothèse.

LVSL : Depuis plusieurs années, on voit émerger en Afrique un nouvel acteur : la Chine. La Chine multiplie les aides et prêts publics en faveur de projets d’infrastructures, qui sont ensuite confiés à des multinationales chinoises du BTP. Quel regard jetez-vous sur l’irruption de ce nouvel acteur en Afrique?

AD : Pour employer une image tristement célèbre de Léopold II, on a simplement partagé avec un larron de plus le gâteau africain.

LVSL : S’agissant des multinationales, vous parlez de totalitarisme pervers. Qu’entendez-vous par totalitarisme pervers?

AD : C’est un concept qui ne se laisse pas définir en peu de mots, mais qui, dans Le Totalitarisme pervers, renvoie à un univers dans lequel les puissants – c’est-à-dire les titulaires de parts au sein des multinationales dans le domaine de la haute finance et de la grande industrie – n’assument pas la part de pouvoir qui leur revient. Ils diffusent plutôt l’exercice du pouvoir à travers l’action de ceux qu’ils subordonnent. Rendre les employés actionnaires de Total est une des formes du totalitarisme pervers, tout comme le fait de se substituer à l’État, autant dans la restauration d’une pièce au Louvre, que dans son activité diplomatique au Kremlin. On ne sait plus tout à fait où s’exerce le pouvoir, du moment qu’on comprend que les États n’en ont absolument plus le monopole.

L’envers de l’opinion

L’envers de l’opinion

La crise des médias force l’industrie médiatique québécoise à développer de nouveaux modèles de transmission de l’information qui reflètent la réalité actuelle au détriment du journalisme traditionnel. Le journalisme d’opinion est l’une des formes journalistiques qui tire son épingle du jeu.

Le journalisme d’opinion occupe une place de plus en plus importante au sein des médias québécois. Il prend la forme de chroniques, de critiques, de billets, et ce, au travers du contenu des médias autant écrits que radiophoniques et télévisuels. L’Esprit libre a organisé une conférence centrée sur le journalisme d’opinion, le 28 janvier dernier, où étaient présents-es Lise Millette, présidente de la fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Marc-André Cyr, chroniqueur et chargé de cours à l’UQAM, Dominique Payette, professeure au Département d’information et de communication à l’Université Laval et auteure du rapport L’information à Québec, ainsi qu’Alain Denault, auteur de l’essai La médiocratie et docteur en philosophie.

Si l’opinion se faufile habilement dans les informations du jour, c’est parce que dans plusieurs cas, elle se vend. Les médias montréalais sont confrontés à un journalisme d’opinion dont l’imposance se répand à travers les publications traditionnelles. Selon La FPJQ, La Presse compte maintenant 28% d’opinion, The Gazette 24%, Le Devoir 23% et le Journal de Montréal 22%. Mais «toutes les opinions ne se valent pas», pense Lise Millette. L’opinion ouvre un vaste éventail d’idées qui se projettent sur les ondes, mais on observe une prépondérance de celles de la droite.

La radio parlée de Québec est le lieu par excellence de diffusion de ce type de discours. Pour Dominique Payette, ces radios ont trouvé une réponse à la crise du modèle d’affaires qui sévit dans les médias québécois. «Il n’y a pas de mystère à Québec, soutient-elle. Ce qui s’y passe va se passer ailleurs». C’est le cas notamment de la Beauce et du Bas-Saint-Laurent qui voient le potentiel économique de cette formule.

Ce qui est payant chez ces stations de radio, également surnommées les «radios-poubelles», c’est qu’elles passent du broadcasting au narrowcasting. Plutôt que de s’adresser à un auditoire large, comme le fait le broadcasting, le narrowcasting permet au contenu publicitaire de viser un groupe précis d’individus. Les hommes entre 25 et 45 ans sont les cibles principales, ce qui attire les publicitaires issus de la vente automobile, par exemple. De cette façon, la station de radio construit son auditoire, basée sur le type de publicités qu’elle peut aller chercher pour faire de l’argent, explique Dominique Payette. « Le narrowcasting c’est de donner sur mesure un auditoire à des publicitaires. Autrement dit, c’est une planche à billets », décrit-elle. Il n’est donc plus possible de dissocier les médias d’information des médias publicitaires.

La radio parlée de Québec n’a pas trouvé la recette miracle à elle seule, d’après Mme Payette. Il s’agit en fait d’un calque sur les Américains qui comptent près de 4000 stations du genre à travers le pays. Elles se font appeler des All talk stations et sont «presque toutes à droite ou à l’extrême droite», précise-t-elle.

Équilibre idéologique

La diffusion des discours de la droite présents dans les radios, comme c’est le cas à Québec, fait toutefois de l’ombre aux autres points de vue, ce qui crée un déséquilibre entre les différentes idées. «On se retrouve donc face à une droite qui montre les dents, qui est excessivement méprisante, soutient Marc-André Cyr. Lisez les propos de Martineau, de Durocher, de Duhaime, de Lysiane Gagnon qui soutient l’apartheid en Palestine par exemple, et comparez-les à ceux du centre gauche, des progressistes comme Rima Elkouri et Patrick Lagacé.» Selon lui, il y a un débalancement entre les discours de droite présentés dans les médias avec une certaine agressivité, et les discours de gauche plus modérés. «Cette bataille des mots favorise largement le statu quo et les idées conservatrices», ajoute-t-il.

Cette droite dominante, Dominique Payette la qualifie de «régime de peur». Celle qui a étudié les impacts des propos diffusés par la radio parlée de Québec sur la population croit que le pouvoir que détient la droite instaure une crainte faisant taire les idées de gauche. «Si vous êtes une association moindrement progressiste, vous allez vous cacher», déplore-t-elle. À l’inverse, la violence verbale à laquelle les auditeurs sont confrontés à répétition a également pour effet de devenir une norme acceptable. Les insultes et les paroles incendiaires conditionnent les auditeurs qui légitiment le contenu des émissions. «Ça n’a rien à voir avec la liberté d’expression, c’est contre la démocratie», pense Mme Payette.

Le journalisme d’opinion a pourtant comme rôle d’exercer la démocratie et la liberté d’expression en offrant différents points de vue aux destinataires. Mais pour Marc-André Cyr, la démocratie limite au contraire la liberté d’opinion puisqu’elle demande une forme de respect pour les différents discours. «Elle nous dit en gros on a le droit de débattre […]. On se retrouve donc avec des gens qui veulent envahir l’Afghanistan, l’Irak, et il faut respecter leur opinion», ironise-t-il.

Ce genre journalistique se doit d’être encadré, «parce qu’avoir une carte de presse ne permet pas de dire n’importe quoi», selon Lise Millette. La déontologie doit jouer un rôle sur la ligne de front. Le code de déontologie de la FPJQ souligne les valeurs de vérité et de rigueur comme fondement même du bon journalisme d’opinion. « On parle de respect des faits, d’impartialité, de rigueur et d’exactitude de l’information, expose la présidente de la FPJQ. Ce n’est pas que des coups de gueule ou des affirmations en l’air.» Mais les animateurs des radios parlées, principalement à Québec, ne se considèrent pas comme journalistes et ne sont donc pas tenus de respecter les normes de la FPJQ et du Conseil de presse, bien qu’ils aient un encadrement povenant du Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR).

Le danger de l’opinion c’est qu’elle peut facilement transgresser la ligne tracée par la déontologie qui dicte ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, d’après Lise Millette. Elle donne aussi naissance à des débats incessants du pour et du contre en omettant les nuances. «L’opinion répond à l’opinion et on perd rapidement de vue les faits» soutient-elle.

Alain Deneault abonde en ce sens. Les faits sont bien souvent engloutis par le journaliste qui surplombe la nouvelle, sa personne étant mise à l’avant-plan. «On ne s’intéresse pas à ce qu’a pu déclarer un tel ou un autre, ou à ce qu’a pu décider tel ministre, on va dire ‘’As-tu vu ce que Boisvert en a dit?’’», évoque-t-il. Il s’agit pour lui d’un narcissisme journalistique qui fait écran aux valeurs de rigueur. Les chroniqueurs deviennent des vedettes de l’information, les liens entre des événements d’actualités étant donc effacés par du contenu anectodique.

Rappeler à l’ordre

Pour assurer la santé du journalisme d’opinion, il faut «remettre le code de déontologie au cœur des pratiques», croit Dominique Payette. Le Conseil de presse et le CCNR constituent des moyens de sévir contre les pratiques journalistiques contrevenant au code de déontologie. Ces conseils reçoivent les plaintes et interviennent si besoin est. Mais ils ont des limites.

À l’été 2015, un animateur de Radio X a tenu des propos violents à l’égard des cyclistes, suggérant qu’ils méritaient de se faire heurter par des voitures, pour ensuite les injurier et leur balancer les termes Fuck you. Près de 145 plaintes ont été rapportées au CCNR. Le seul reproche fait par le rapport concernait le langage grossier, et non la teneur de propos incitants à la violence. «Le Comité a estimé que les propos en question traduisaient la frustration des animateurs à l’égard des cyclistes qui incommodent les conducteurs d’automobile, mais n’encourageaient pas sérieusement le recours à la violence. Il n’y avait donc pas infraction du code à cet égard. Le Comité a néanmoins constaté une infraction au code dans l’utilisation de langage grossier [1]», peut-on lire dans le rapport publié le 15 juillet 2015.

Pour Dominique Payette, les recours du Conseil de presse ou du CCNR sont insuffisants. Les recours visent généralement des excuses d’ordre public lorsqu’il est reconnu qu’une faute journalistique a été commise. Elle est d’avis que le Conseil de presse, qui agit à titre de tribunal d’honneur, devrait plutôt imposer des amendes parce que «le seul langage qui marche c’est celui de l’argent».

Le journalisme d’opinion prend sa légitimité dans l’éventail de discours qu’il offre à son lectorat et son audtoire, mais il tend à dériver vers des directions qui ne relèvent pas de la déontologie et qui sont plutôt dictées par un credo économique. L’équité idéologique et le renforcement du respect du code de déontologie mèneraient à un journalisme d’opinion plus sain dans l’ensemble de l’univers médiatique québécois.

[1] http://www.cbsc.ca/fr/comments-about-running-over-cyclists-did-not-breac…