par Adèle Surprenant | Oct 23, 2020 | Canada, Québec, Societé
Pour beaucoup, les premiers mois de la pandémie de Covid-19 ont été synonymes de rester chez soi. Un impératif que n’ont pas pu respecter les milliers de personnes en situation d’itinérance à Montréal, sans pour autant être épargnées par le virus ni par la précarisation qui a accompagné la fermeture de l’économie pour causes sanitaires. Regard sur les femmes et personnes trans sans domicile fixe, pour qui la rue est rarement le meilleur des refuges.
En septembre, la rue Sainte-Catherine est vide de ses touristes, qui se font déjà rares depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19. Parmi le fourmillement des passant.e.s, lui ininterrompu, se détache une silhouette. Vêtue de velours magenta de la tête aux pieds, Noémie et son sourire se reconnaissent de loin : « Je peux emprunter ton téléphone deux minutes?, demande-t-elle à l’intervenante qui m’accompagne, il faut que j’appelle quelqu’un pour qu’il m’aide à changer mon chèque ».
Nous sommes au début du mois et Noémie n’est pas la seule à éprouver des difficultés à encaisser son chèque de solidarité sociale, connu sous le nom de « bien-être social ». Pour les personnes sans logement, il n’est pas rare de ne pas avoir de compte à la banque, salon Ann-Gaël Whitman, coordonnatrice de la Maison Jacqueline, centre d’hébergement d’urgence pour femmes qui a pignon sur rue dans l’arrondissement montréalais de Centre-Sud. Avec la pandémie, il n’est plus possible d’obtenir une carte d’assurance maladie avec photo, pièce d’identité nécessaire pour pouvoir encaisser un chèque dans une institution bancaire sans y être membre.
La pandémie a provoqué de nombreux bouleversements et a multiplié les problèmes, déjà nombreux, auxquels font face les personnes en situation d’itinérance et les femmes en particulier : « Au début de la pandémie, il n’y avait aucune ressource pour les personnes en état d’itinérance, explique Mme Whiteman, au téléphone avec L’Esprit libre. Les femmes étaient dans la rue depuis des semaines, elles n’avaient pas accès à des douches, à des toilettes… on a même dû fermer notre centre de jour », se désole-t-elle. Le gouvernement a par la suite débloqué des fonds d’urgence pour soutenir les ressources en itinérance comme la Maison Jacqueline. La coordinatrice du centre témoigne tout de même d’une « augmentation [des demandes] à tous les niveaux, » que ce soit pour obtenir des repas, des vêtements propres ou prendre une douche, mais aussi « une augmentation des demandes et des refus pour les lits ».
L’itinérance au féminin
Sur les 1 000 places en hébergement d’urgence à Montréal en 2019, entre 10 à 14% étaient réservés aux femmes, qui représentent pourtant le quart de la population en situation de précarité extrême au Québec1.
Lors du dernier dénombrement officiel, 3 149 personnes itinérantes ont été recensées à Montréal, parmi lesquelles une majorité d’hommes et 41% d’hommes âgés de 30 à 49 ans2. Des chiffres qui ne correspondent pourtant pas au vrai visage de l’itinérance, dénonce la professeure et directrice du département de travail social à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Céline Bellot. Ils ne correspondent qu’à l’itinérance de rue, souvent associée aux hommes, alors que pour les femmes « on va parler d’une itinérance ”cachée“ ou « invisible”, nous explique-t-elle en entrevue. Elles vont trouver toutes sortes de solutions pour éviter la rue : vivre en colocation, vivre en motel, se maintenir dans des logements non sécuritaires où elles vivent de la violence, dormir chez quelqu’un en échange de services sexuels… »
Selon elle, les femmes vont tout essayer avant d’arriver à la rue. Si elles échouent à « rester sur la première marche de l’escalier sans tomber sur le trottoir », pour reprendre l’expression employée par une femme en situation d’itinérance interrogée par Mme Bellot, « elles vont tout faire pour ne pas être repérées comme quelqu’un en situation d’itinérance ». Pour des raisons de sécurité, certaines femmes sans logement vont user de diverses stratégies pour s’invisibiliser elles-mêmes, que ce soit en apportant un souci particulier à leur apparence ou en évitant certains lieux publics comme les parcs, fréquentés par une population itinérante majoritairement masculine.
Mais l’invisibilisation n’est pas la seule spécificité de l’itinérance au féminin. Pour Ann-Gaël Whiteman, « c’est le choc post-traumatique qui mène quasi toutes les femmes à l’itinérance. » Des traumas liés à des violences physiques, psychologiques ou sexuelles remontant pour beaucoup à l’enfance.
Un constat que seconde Mme Bellot, pour qui « une femme qui arrive à la rue a essayé de se démener pendant des mois, des semaines, des années pour ne pas tomber, et quand elle tombe c’est que toutes les ressources ont été épuisées, y compris elle-même physiquement, psychologiquement et émotionnellement », contrairement à l’expérience des hommes, qui ont tendance à basculer plus rapidement dans l’itinérance.
En marge de la marge
De retour aux angles des rues Sainte-Catherine et Panet, Noémie nous raconte son parcours dans la rue, qui a commencé il y a environ un an, suite au décès de sa mère : « il y a des personnes qui consomment, d’autres qui boivent. Et il y a des personnes qui souffrent », commente-t-elle avec émotion, en référence à sa situation.
Noémie fait partie des 20 à 40% de personnes itinérantes en Amérique du Nord qui s’identifient à la communauté LGBTQ+. Elle a entamé sa transition il y a huit ans, bien avant de tomber dans l’itinérance. Pour nombre de personnes trans ou non binaires, le chemin vers la rue est souvent plus direct, d’après le professeur de sexologie à l’UQAM Philippe-Benoît Côté, qui a fait de la recherche sur les personnes LGBTQ+3 en situation d’itinérance.
Rappelant le manque criant de recherche sur la question, M. Côté estime que ces gens se retrouvent peut-être à la rue à cause « de l’exclusion familiale, des parents et de la famille élargie qui répondent très mal à l’orientation sexuelle, l’identité de genre des jeunes, ce qui fait en sorte que certains parents vont les pousser directement à la rue », explique-t-il à L’Esprit libre. D’autres pourraient eux et elles-mêmes choisir de quitter le domicile familial pour chercher du soutien dans d’autres milieux, un soutient qui manque cruellement à l’appel.
À Montréal, il n’existe aucune ressource dédiée spécifiquement aux personnes trans en situation d’itinérance. Il y a un « trou de services », commente M. Côté, rapportant le témoignage de personnes trans se voyant refuser l’accès à certains services ou refusant simplement de les réclamer, par peur d’être discriminées. « Une femme trans m’a raconté s’être fait refuser l’entrée d’un centre d’hébergement pour femmes parce qu’elle avait un peu de pilosité faciale », se souvient-il, ajoutant qu’elle n’avait pas eu accès à un rasoir depuis plusieurs jours.
« C’est une clientèle qui est extrêmement mal desservie », acquiesce Mme. Whiteman, qui soutient que « le fait d’être trans est une facette [de] qui elles sont », qui devrait être prise en charge par des ressources spécifiques.
Penser l’après Covid
Fin août, la mairesse de Montréal Valérie Plante donnait jusqu’au 1er septembre aux campeurs de la rue Notre-Dame, à l’est de la métropole, pour démanteler leurs installations et quitter le site4. Un îlot d’une quarantaine de tentes, qui grossit depuis le 3 juillet et où se retrouvent à la fois des itinérants de longue date et d’autres, poussée à la rue par la crise du logement5.
Malgré l’ultimatum de la mairie et l’hiver qui approche, le campement n’est toujours pas démantelé. Les ressources qui avaient été mises sur pieds pour répondre à la demande croissante et aux mesures sanitaires imposées par la Covid-19 commencent à fermer, au désespoir des actrices et acteurs du milieu de l’itinérance: « on est très inquiètes du manque de places en lits d’urgence à Montréal, commente Mme Whiteman. Les froids s’en viennent, l’hiver s’en vient », et seulement une nouvelle ressource en hébergement d’urgence vient d’ouvrir ses portes. Soixante lits dans un YMCA, accueillant les hommes comme les femmes. De quoi décourager les femmes, selon Mme Whiteman, qui, très souvent, ne se sentent pas en sécurité dans les endroits mixtes où elles sont à risques de vivre des agressions physiques et sexuelles.
« Il y avait déjà peu de solutions pour les femmes pendant le confinement », commente Céline Bellot, rappelant que les mesures de distanciation sociale et l’injonction au « rester chez soi » a également plombé l’économie informelle, de laquelle les personnes itinérantes tirent principalement leur revenu. « Le ramassage des canettes, la quête et une partie de la demande pour le travail du sexe se sont effondrés, mais il y a aussi des côtés positifs à la pandémie » en ce qui concerne l’itinérance à Montréal, rappelle la professeure à l’UQAM, qui réalise actuellement une recherche sur le sujet.
La flexibilité dans les ressources ouvertes spécialement durant le confinement a permis, selon Mme Bellot, de montrer aux autorités publiques que d’autres méthodes sont possibles en matière d’hébergement: des horaires moins contraignants, la possibilité d’héberger des couples ou de laisser entrer les chiens avec leurs propriétaires, etc. Aussi, « à cause des mesures de distanciation sociale, on a créé des bulles d’intimité, et donc une nouvelle façon de concevoir et d’accueillir les gens dans un espace plus intime qu’à l’habitude, » ajoute-t-elle, secondée par Mme Whiteman, pour qui les refuges accueillant 300 personnes ne sont plus acceptables. « Il faudrait favoriser les petites unités d’hébergement », complète celle qui est à la tête d’un centre abritant 20 lits d’urgence.
« Le gros mot, partout, c’est qu’il faut se réinventer, notamment dans notre façon de concevoir l’intervention, le logement, la fonction des centres-villes », d’après Mme Bellot, pour qui l’itinérance peut profiter des transformations plus larges de la société qu’a provoqué l’apparition de la Covid-19. Même avec le déconfinement, le télétravail perdure, se développe et se normalise, laissant de nombreuses tours à bureaux du centre-ville vides, du moins partiellement. Fin septembre, une étude de la Chambre de Commerce du Montréal métropolitain (CCMM) recensait qu’à peine un tiers des employeur.se.s enregistrent un taux d’occupation de plus de 20% dans leurs bureaux du centre-ville.
Une direction vers laquelle regarder pour repenser la situation de l’itinérance au Québec et particulièrement à Montréal, à quelques pas de la Place Émilie-Gamelin et des rues peuplées de Centre-Sud et du Village, où l’itinérance est loin d’être masquée par les impératifs de la pandémie.
1 Lortie, Marie-Claude. 27 décembre 2019. « Rare ressource pour femmes itinérantes » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2019-12-27/rare-ressource-pour-femmes…
2 Radio-Canada. 25 mars 2019. Près de 5800 itinérants « visibles » au Québec. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1160344/denonbrement-itinerants-vis…
3 Chiffres tirés d’une entrevue avec Philippe-Benoît Côté.
4 Ruel-Manseau, Audrey. 31 août 2020. « Campement de Notre-Dame : « personne n’a l’intention de partir » » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2020-08-31/campement-d…
5 Ibid.
par Adèle Surprenant | Sep 13, 2020 | Canada, Québec
En 2019, l’actualité internationale représentait 7,84 % du contenu des médias québécois, soit près de trois fois moins que la place accordée aux sports 1. De cet espace dédié aux nouvelles de l’étranger, les trois quarts étaient occupés par les pays européens ou les États-Unis 2. Quelle place les médias québécois et canadiens accordent-ils au reste du monde?
Jeudi 27 août 2020. À la une du New York Times 3, un article de la convention républicaine, aussi mise de l’avant dans les pages du journal Le Monde 4, entre un article sur la Covid-19 et les explorations gazières turques en Méditerranée. En première page du Devoir, la rentrée scolaire, les toilettes hors d’usage d’une école montréalaise en réparation, des parents inquiets. La Presse + 5 traite aussi d’enjeux liés à la rentrée en temps de pandémie, citation à l’appui : « être en vie, pas en survie ».
La veille, les inondations provoquées par de fortes pluies ont causé la mort de 80 personnes à Charikar 6, en Afghanistan, où 1 300 civil·e·s ont perdu la vie lors d’affrontements armés depuis début 2020, d’après un rapport des Nations Unies 7.
« Lorsqu’il est question des humains derrière ces statistiques, écrivait le mensuel américain The Atlantic, ce ne sont pas toutes les pertes qui sont couvertes équitablement 8», comme en témoigne la relégation des morts afghanes en marge de publications québécoises majeures.
Quelle place pour l’international?
« La première chose qu’il faut noter lorsqu’on parle de l’actualité internationale au Québec, c’est qu’elle n’est pas couverte », déplore Dominique Payette, professeure de journalisme à l’Université Laval, lors d’un entretien avec L’Esprit libre.
Un constat confirmé par les chiffres : parmi les thématiques qui intéressent les médias québécois, l’actualité internationale vient après la météo et juste avant les faits divers, d’après un classement réalisé par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval 9.
Interrogée sur la question, Mme Payette confirme que « [la plupart] des médias reposent entièrement sur l’offre et la demande, donc sur le marché », expliquant notamment la pression financière importante qui pèse sur une industrie médiatique aux prises avec des problèmes économiques majeurs. Le rôle croissant des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information et le désintérêt progressif du public pour les médias traditionnels ont sans conteste fait mal aux portefeuilles des médias privés. « La chute des revenus publicitaires, principalement dans la presse écrite, a [également] contraint de nombreux journaux à cesser leur parution ou à opter pour une version en ligne seulement », favorisant le développement de médias spécialisés, pour qui il est plus aisé de trouver des annonceurs. Cela pourrait entraîner « une fracture entre les “ info-riches ” et les “ info-pauvres ”, entre ceux qui disposent des moyens financiers et techniques pour avoir accès à une information diversifiée et de qualité, et ceux qui n’y ont pas accès 10».
Dans les dernières années, journaux, télévisions et radios ont aussi réduit drastiquement leur nombre de correspondant·e·s à l’étranger, faisant de plus en plus appel aux agences de presse 11. Mais « les problèmes économiques des médias n’expliquent pas tout », insiste Mme Payette, pour qui le peu de couverture internationale découle aussi d’un manque de volonté des rédactions.
« Un média privé, tu peux comprendre que pour des raisons financières, parce que les revenus sont vraiment à la baisse, qu’ils réduisent leur nombre de correspondant[·e·]s », explique en entrevue le journaliste et chef du bureau de l’Agence France Presse (AFP) à Jérusalem, Guillaume Lavallée. En référence à la fermeture du bureau de Radio-Canada à l’étranger, il rappelle que « [pour] un média public, à partir du moment où les subventions restent les mêmes… c’est vraiment une question de volonté et [un problème] de définition de comment tu vois l’international ».
Quand un visage vaut mille noms
« Aujourd’hui, on couvre surtout les crises et on n’a plus le temps pour le reste, déclarait au Devoir la journaliste Agnès Gruda. Lorsqu’il y a un attentat, tout le monde se jette sur l’évènement. On va avoir la caméra braquée sur un pays pendant trois semaines et, après ça, on l’oublie complètement 12», ajoute la chroniqueuse de La Presse, spécialisée en actualité internationale.
Cette surreprésentation des crises dans la couverture de l’actualité internationale s’explique entre autres par des raisons logistiques : il est coûteux de suivre des conflits ou des situations à long développement, mais, « à l’inverse, une crise provoquée par un tremblement de terre ou par tout autre phénomène naturel est beaucoup plus facile à couvrir, puisqu’il ne faut regarder que les résultats », confirme Mme Payette. Il est aussi plus difficile d’intéresser le public aux sujets considérés « positifs » comme la croissance économique en Afrique ou le recul d’une épidémie 13, puisque « ça marche de voir que ça va très mal ailleurs », soutient la journaliste et professeure à l’Université Laval. « On dirait que ça nous réconforte, que ça fait de nous le meilleur pays du monde », ajoute-t-elle, faisant référence à la célèbre formule de Jean Chrétien.
Parmi les crises couvertes dans les médias, un autre processus de filtration s’opère, déterminant le lien entre l’attention que les rédactions accordent à un évènement et l’intérêt que le public lui porte 14. Un processus de sélection théorisé par le concept de « mise sur agenda », et qui « dépend d’un certain nombre de facteurs déterminants, tels que les intérêts des élites à l’égard des pays en développement, la proximité de ces pays des centres de pouvoir géopolitique, la fidélité narrative des textes, c’est-à-dire sa cohérence relativement à des conceptions préexistantes du monde et les affinités culturelles » 15.
Par exemple, « quand il y a eu le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014, se souvient Guillaume Lavallée, il y a eu énormément de couverture dans les médias québécois parce que ça leur dit quelque chose », le Québec partageant une trajectoire indépendantiste similaire. Par ailleurs, « Kim Kardashian a certainement plus d’attention [médiatique] globale que les réfugié·e·s soudanais·es 16», syrien·ne·s ou érythréen·ne·s.
Un autre phénomène, cette fois-ci psychologique, explique pourquoi un évènement affectant un plus grand nombre de personnes réduit la compassion des lecteurs et lectrices, qui sont plus porté·e·s à avoir de la compassion pour les individus que pour les groupes 17. Ce que les psychologues nomment « l’effondrement de la compassion » s’est notamment manifesté lorsqu’a circulé dans les médias sociaux et traditionnels la photo du jeune syrien Alan Kurdi, retrouvé mort visage contre terre sur une plage de Turquie. En 2015, sa photographie a attiré l’attention et l’empathie du monde entier sur la vague migratoire en Méditerranée, « parce qu’on ne voit pas le visage de l’enfant [qui] pourrait être n’importe quel enfant sur une plage 18». Et s’ils avaient été cent, visages contre terre?
Du Biafra à Ottawa
Cette façon de « construire le nous-mêmes et le eux-autres », comme le formule Mme Payette, découle d’une façon de couvrir l’actualité qu’elle fait remonter à la Guerre du Biafra, au Nigeria, il y a un demi-siècle. La première représentation médiatique d’une pénurie alimentaire a donné lieu à un type de traitement de l’actualité qu’elle nomme « l’humanitarisme », soit la description biaisée d’une « situation dans laquelle il n’y a pas de coupable, pas de responsable ». En plus d’occulter les causes politiques et environnementales derrière la situation au Biafra, les médias ont introduit pour la première fois au public occidental des images montrant « des enfants avec des gros ventres et des mouches dans les yeux », contribuant à alimenter une vision misérabiliste de l’Afrique et, plus largement, des pays du Sud global.
Le misérabilisme n’est pas un biais réservé à l’actualité étrangère dans les médias québécois et canadiens. Une étude réalisée entre 2012 et 2013 par l’organisme sans but lucratif Journalists for Human Rights (JHR) démontre que sur les 0,46 % du contenu médiatique ontarien dédié aux sujets concernant les Premières Nations, l’écrasante majorité présente une vision négative, voire raciste, de ces dernières 19.
En ce qui concerne « l’autoroute des larmes », une zone de 800 km en Colombie-Britannique où plus 12 jeunes femmes sont disparues depuis 1994, « les familles de ces femmes disparues et assassinées ont longtemps soutenu que les médias accordaient moins de couverture aux autochtones qu’aux femmes blanches 20», par exemple. D’après la journaliste Adriana Rolston, ce n’est d’ailleurs qu’en 2002 que des journaux majeurs comme le Globe and Mail ou le Vancouver Sun ont écrit sur « l’autoroute des larmes », date qui correspond à la disparition de Nicole Hoan, 25 ans, première femme blanche à rejoindre la funeste liste 21.
Le « syndrome de la femme blanche disparue 22», qui renvoie à l’attention variable que les médias accordent à différents évènements selon certains paramètres, n’est donc pas exclusif aux maigres cahiers internationaux des quotidiens canadiens.
Alors qu’en 2020, le Canada figurait au 16e rang de l’index sur la liberté de presse de Reporter sans frontières 23, la professeure à l’Université d’Alberta Cindy Blackstock rappelle qu’« une presse libre a la responsabilité de couvrir les sujets sur lesquels le public a besoin d’être informé, pas uniquement sur ce qu’il veut entendre 24».
Il y a deux ans, Guillaume Lavallée et deux de ses collègues lançaient le Fonds québécois en journalisme international (FQJI), qui attribue annuellement plus de 75 000 $ en bourses à des reporters québécois·es. Une initiative qui répond à une « urgence de trouver des sources de financement qui permettent aux journalistes de témoigner davantage des réalités internationales au public québécois en toute liberté et indépendance 25», à l’heure où la mondialisation lie de plus en plus les réalités d’ici à celles d’ailleurs.
1 Firme Influence Communication, État de la nouvelle : Bilan 2019, p.10. [En ligne] https://files.influencecommunication.com/bilan/bilan-2019-qc.pdf (page consultée le 25 août 2020)
Les chiffres cités ici ont été remis en question parLa Presse dans l’article suivant : Hachey, Isabelle. 12 juin 2018. « Les chiffres tordus d’Influence Communication » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/actualites/enquetes/201806/11/01-5185382-les-chiffres-tordus-dinfluence-communication.php (page consultée le 4 septembre 2020)
2 Lepage, Guillaume. 3 avril 2018. « Trop peu de place pour l’international dans les médias québécois? » dans Le Devoir. [En ligne] https://www.ledevoir.com/culture/medias/524274/une-trop-petite-fenetre-sur-le-monde#:~:text=En%202016%2C%20la%20couverture%20moyenne,du%20pr%C3%A9sident%20am%C3%A9ricain%2C%20Donald%20Trump. (page consultée le 25 août 2020)
3 The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/section/todayspaper?redirect_uri=https%3A%2F%2Fwww.nytimes.com%2F (page consultée le 27 août 2020)
4 Le Monde. [En ligne] https://www.lemonde.fr/ (page consultée le 27 août 2020)
5 La Presse +. [En ligne]. https://plus.lapresse.ca/ (page consultée le 27 août 2020)
6 Abed, Fahim et Gibbons-Neff, Thomas. 26 août 2020. « Nearly 80 Killed As Flash Floods Ravage City in Afghanistan » dans The New York Times. [En ligne] https://www.nytimes.com/2020/08/26/world/asia/afghanistan-floods-charikar.html (page consultée le 27 août 2020)
7 United Nations. 27 juillet 2020. Afghanistan: Protection of Civilians in Armed Conflicts. [En ligne]. https://unama.unmissions.org/sites/default/files/unama_poc_midyear_report_2020_-_27_july-.pdf (page consultée le 27 août 2020)
8 Urist, Jacoba. 29 septembre 2014. « Which Deaths Matter? » dans The Atlantic. [En ligne] https://www.theatlantic.com/international/archive/2014/09/which-deaths-matter-media-statistics/380898/ (page consultée le 27 août 2020)
9 Op.cit., Lepage.
10 Payette, Dominique. L’information au Québec : un intérêt public, p.16-18. [En ligne] http://www.mcc.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/publications/media/rapport-Payette-2010.pdf (page consultée le 28 août 2020)
11 Fondation Aga Khan Canada. Les médias canadiens et les pays en développement, p.12. [En ligne] https://www.akfc.ca/wp-content/uploads/2017/10/Report-Sept-27-FRENCH-Online.pdf (page consultée le 27 août 2020)
12 Op.cit., Lepage.
13 Rothmyer, Karen. « Hiding the Real Africa: Why NGOs Prefer Bad News » dans Columbia Journalism Review. [En ligne] https://archives.cjr.org/reports/hiding_the_real_africa.php?page=all (page consultée le 28 août 2020)
14 Alvernia University. 19 février 2018. The Agenda-Setting Theory in Mass Communication. [En ligne] https://online.alvernia.edu/articles/agenda-setting-theory/ (page consultée le 27 août 2020)
15 Op.cit., Fondation Aga Khan Canada, p.5.
16 Lamensch, Marie et Pogdal, Nicolai. 15 octobre 2015. « Boko Haram, Nigeria, Africa – Where’s the News? » Dans OpenCanada.org. [En ligne] https://www.opencanada.org/features/boko-haram-nigeria-africa-wheres-news-coverage/ (page consultée le 26 août 2020)
17 Op.cit., Urist.
18 Op.cit., Lamensch et Pogdal.
19 Pierro, Robin. « Burried Voices: Media Coverage of Aboriginal Issues in Ontario » dans Journalists for Human Rights, p.6. [En ligne]. https://jhr.ca/wp-content/uploads/2019/10/Buried-Voices.pdf (page consultée le 26 août 2020)
20 Habilo Media. Représentation dans les médias des femmes autochtones disparues ou assassinées. [En ligne] https://habilomedias.ca/litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/enjeux-des-m%C3%A9dias/diversit%C3%A9-et-m%C3%A9dias/autochtones/repr%C3%A9sentations-dans-les-m%C3%A9dias-des-femmes-autochtones-disparues-et-assassin%C3%A9es (page consultée le 26 août 2020)
21 Ibid., Habilo Media.
22 Ibid., Habilo Media.
23 Reporters sans frontières. 2020. World Freedom Index. [En ligne] https://rsf.org/en/canada (page consultée le 28 août 2020)
24 Op.cit., Pierro, p.12.
25 Qu’est-ce que le FQJI? [En ligne] https://www.fqji.org/fqji (page consultée le 4 septembre 2020)
par Adèle Surprenant | Sep 7, 2020 | Canada, Québec
Depuis la mi-mars, la pandémie de Covid-19 a provoqué un ralentissement de l’économie et la restructuration de l’emploi autour de la distinction entre travailleur.se.s essentiel.le.s et non-essentiel.le.s et avec la popularisation du télétravail. À l’ère du déconfinement et de la « réouverture » de l’économie, qu’en est-il de la situation pour les travailleuses et travailleurs1 du sexe (TDS) ?
Jasmine2 a commencé à offrir des services sexuels rémunérés en 2018, à la suite d’un accident qui lui a valu un arrêt de travail forcé. Après quelques mois, elle a pu retrouver son précédent emploi. En octobre 2019, ses heures ont diminué et elle a accepté une activité de danseuse dans un bar de strip-tease montréalais.
À la mi-mars, comme les salons de massages érotiques, les bars de strip-tease ont dû fermer leurs portes dans la foulée des mesures de confinement prévues par les autorités québécoises pour faire face à la pandémie de Covid-19.
Quand criminalisation est synonyme de précarisation
Faisant entre 100 et 200 dollars par jour en semaine et de 300 à 500 dollars par jour entre le vendredi et le dimanche, Jasmine partageait alors son emploi du temps entre la danse érotique et la cuisine d’un restaurant. Aujourd’hui sans emploi, elle touche la Prestation canadienne d’urgence (PCU), grâce à ses déclarations de revenus comme cuisinière. La plupart de ses collègues se retrouvent, elles, sans aide gouvernementale. Même si la danse érotique est légale au Canada, rares sont celles qui déclarent leurs revenus provenant de cette pratique3.
« Historiquement, le gouvernement a été mauvais pour les travailleuses du sexe », soutient Jasmine, expliquant que de nombreuses collègues ne veulent tout simplement pas faire affaire avec des institutions étatiques. Par peur, mais aussi parce que « le processus de déclaration de revenus est compliqué pour les travailleur.se.s autonomes, ce n’est pas tout le monde qui peut s’y soumettre sans difficulté », rappelle Jasmine, qui ne songe pas pour le moment à retourner au bar où elle dansait avant l’éclosion de la pandémie.
Dans ce type d’institutions, les mesures de distanciation sociale et le port du masque obligatoire restreignent la capacité des travailleuses du sexe à faire de l’argent. Privées de la possibilité d’une proximité physique avec les clients, elles ne peuvent pas fournir le même genre de services. Aussi, « la plupart des bars de strip-tease font leur argent aux heures tardives, entre minuit et trois heures du matin » explique Jenn Clamen, coordinatrice nationale à la Canadian Alliance for Sex Work Law Reform (CASWLR). Même s’ils commencent à rouvrir, les bars doivent réduire les heures d’ouverture et fermer leurs portes à minuit, afin de respecter les mesures gouvernementales.
Pour Jasmine, cela pousse les danseuses et masseuses érotiques à « se diriger vers des formes de travail du sexe qui sont moins réglementées et donc tendanciellement plus marginalisées », plongeant pour certaines dans l’illégalité. Selon elle, l’offre de services sexuels en ligne n’est pas aussi lucrative.
Le Code criminel canadien comprend certaines interdictions concernant le travail du sexe, notamment en vertu de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (C-36), entrée en vigueur le 6 novembre 2014 sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper.
La loi C-36 restreint notamment la communication dans le but d’obtenir ou de fournir des services sexuels rémunérés, la publicisation ou l’obtention de ces services en échange d’argent ou de biens matériels4.
Ces restrictions augmentent le risque d’isolement et de violence pour les travailleuses du sexe, surtout en temps de pandémie, d’après Jenn Clamen. « Parce que le travail du sexe est criminalisé, explique-t-elle à L’Esprit libre, la Covid-19 a retranché certaines communautés dans la pauvreté, et les effets de la pauvreté vont se faire sentir longtemps, à moins que [le gouvernement] mette en place des mesures viables » pour soutenir financièrement les travailleuses du sexe.
Travailleuses du sexe et migrantes
« La pandémie de Covid-19 a simplement mis en lumière les failles du système social qui existaient déjà, » soutient Elene Lam, directrice générale de Butterfly, un réseau de soutien pour les travailleuses du sexe asiatiques et migrantes basées à Toronto, en référence à la précarité et aux discriminations relatives au métier.
Une étude menée par Butterfly soutient qu’environ 40 % des travailleuses du sexe migrantes de la grande région de Toronto ne perçoivent pas la PCU, soit parce qu’elles ne sont pas éligibles, soit parce qu’elles craignent d’être en contact avec les autorités5. En plus de la criminalisation de leur profession, certaines travailleuses du sexe migrantes craignent d’être judiciarisées sur la base d’un statut migratoire ou d’un permis de travail qui ne soit pas en règle6.
Le travail migrant inclut aussi les personnes qui étaient en déplacement temporaire au Canada et qui n’ont pas pu quitter le territoire à cause des restrictions sur le voyage découlant de la pandémie, d’après Mme Lam. Dans ce cas de figure, la barrière de la langue peut également priver les travailleuses du sexe de certaines ressources financières et sanitaires.
Plusieurs travailleuses du sexe basées à Toronto ont également dû déménager dans d’autres villes moins coûteuses à la suite de baisses de revenus considérables, augmentant leur isolement et réduisant un accès déjà limité aux ressources pour les travailleuses du sexe, plus nombreuses en région métropolitaine.
« Les travailleuses du sexe migrantes subissent également une surveillance policière accrue » nous explique Mme Lam, selon qui le profilage racial est une pratique courante chez les forces de l’ordre ontariennes.
Depuis l’irruption de la Covid-19 au Canada, 42 % des travailleuses du sexe asiatiques rapportent expérimenter plus de racisme et de discrimination, un chiffre qui s’élève à 40 % chez la population générale des travailleuses du sexe migrantes7.
Répression et contrôle des corps
Lors d’une récente déclaration, le policier, député caquiste et président de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs, Ian Lafrenière, laissait croire à une augmentation du trafic sexuel de mineur.e.s dans la région de Montréal8. Une déclaration sans fondements, d’après Jenn Clamen, qui interprète l’invitation de Lafrenière à augmenter la surveillance policière comme une réaction de peur : « la police [ressort toujours la carte du trafic sexuel] lorsqu’ils se sentent menacés, surtout dans le contexte d’un mouvement national appelant au désinvestissement des services policiers », explique-t-elle en faisant référence à Black Lives Matter.
L’espace et le corps des travailleuses du sexe font l’objet de surveillance policière constante, une présence « indésirée et non-sollicitée », d’après Mme Clamen.
Un contrôle du corps encore exacerbé par la crise sanitaire actuelle : « il n’est pas nouveau que les TDS soient stigmatisé.e.s et réprimé.e.s parce qu’ils.elles sont considéré.e.s comme des vecteurs de transmission de maladies contagieuses9 », rappelle la travailleuse du sexe et militante Adore Goldman.
La culture populaire s’est pourtant emparée de certains codes et symboles issus de la culture du travail du sexe, en dépit de la stigmatisation qui touche encore les travailleuses et travailleurs du milieu. Artistes populaires et musicien.ne.s « utilisent des pôles de strip-tease dans leurs concerts et vidéoclips, mais la loi et le gouvernement n’évoluent pas dans la même direction [que la société] », condamne Jasmine.
En attendant la décriminalisation, les représentantes de la CASWLR et de l’association Butterfly demandent, minimalement, la suspension de l’application des lois criminalisant le travail du sexe pour la durée de la pandémie, dans l’espoir de favoriser l’accès des travailleuses du sexe au système de santé, sans crainte de représailles.
1 Par souci de représentativité, les termes liés à la pratique d’une forme de travail du sexe seront ici féminisés.
2 Prénom modifié pour des questions de sécurité.
3 Pour être admissible à la PCU, il faut avoir déclaré un minimum de 5000$ au courant de l’année fiscale précédente.
4 Ministère de la Justice, Canada. Réforme du droit pénal en matière de prostitution: Projet de loi C-36, Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. [En ligne] https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/autre-other/c36fs_fi/c36fi_fs_fra.pdf (page consultée le 10 août 2020)
5 Butterfly. How are Asian and migrant workers in spas, holistic centres, massage parlours and the sex industry affected by the COVID-19 pandemic? [En ligne] https://576a91ec-4a76-459b-8d05-4ebbf42a0a7e.filesusr.com/ugd/5bd754_bacd2f6ecc7b49ebb3614a8aef3c0f5f.pdf (page consultée le 13 août 2020)
6 Butterfly, Ibid.
7 Butterfly, Ibid.
8 Le Journal de Montréal. Le 9 août 2020. Mettre fin à l’exploitation sexuelle des mineurs. [En ligne]
https://www.journaldemontreal.com/2020/08/09/mettre-fin-a-lexploitation-sexuelle-de-mineurs-au-quebec-1 (page consultée le 13 août 2020)
9 Goldman, Adore. Le 3 juin 2020. « Travail du sexe, pandémie & répression » dans Ouvrage. [En ligne]
http://www.revue-ouvrage.org/travail-du-sexe/ (page consultée le 11 août 2020)
par Adèle Surprenant | Août 14, 2020 | Canada, Québec
Le 10 août 2020, les débardeurs et employé.e.s d’entretien du Port de Montréal entraient en grève générale illimitée. Au cœur de leurs revendications, des changements d’horaires à déterminer dans la convention collective du Syndicat des débardeurs du Port de Montréal (SCFP), en négociation avec l’Association des employeurs maritimes (AEM) depuis septembre 2018.
Mardi midi, en plein mois d’août, quelques dizaines de personnes bloquent l’accès aux voitures sur une des rues menant au Port de Montréal. Certain.e.s sur leurs transats, abrités du soleil crevant sous une tente, hochent la tête au rythme de la musique rock que crache deux énormes haut-parleurs stationnés sur le trottoir. Les plus militant.e.s, elles et eux, applaudissent les klaxons solidaires des voitures tout en brandissant des pancartes sur lesquelles on peut lire: « 375 solidaires pour une convention collective juste et équitable ».
375, c’est le numéro de la section locale du SCFD, qui représente les quelques 1 125 débardeurs œuvrant à Montréal, dont environ 120 sont des femmes.
Après avoir mené à deux reprises 4 jours de grève consécutifs dans les dernières semaines, les membres du SCFD ont voté pour une grève générale illimitée à 99,22%, entrée en vigueur le 10 août.
Revendications et craintes du patronat
En 2015, les débardeurs montréalais enregistraient un salaire moyen de 110 000$ et touchaient des avantages sociaux de 22 000$ par année. En contrepartie d’un montant près de deux fois supérieur au salaire québécois moyeni, elles et ils doivent être disponibles pour travailler 19 jours sur 21.
« C’est pas une question d’augmenter nos salaires, » confirme à L’Esprit libre un des grévistes, « Si ça se trouve nos salaires y vont diminuer, parce que nous autres on fait notre argent quand on travaille [par périodes de travail de] 21 jours de suite ». Bras levé et pancarte au poing, il ajoute: « Des horaires comme ça, c’est inhumain ».
Alors que les négociations ont toujours lieu entre les représentant.e.s syndicaux des débardeurs et l’AEM, la ministre fédérale du Travail, Filomena Tassi, a rejeté la demande d’intervention gouvernementale émise par les associations patronales.
Ces derniers craignent les conséquences économiques majeures qui pourraient découler du prolongement du débrayage dans le deuxième port le plus important du Canada. Les quais du port de Montréal accueillent normalement, 2 500 camions par jour, 60 à 80 trains par semaines et plus de 2 000 navires par an, selon la directrice des communications de l’Administration portuaire de Montréal (APM), Mélanie Nadeau. Les activités du port entraînent annuellement des retombées économiques d’1,5 milliards de dollars à l’échelle du Canada.
« L’APM est très préoccupée par cet arrêt de travail pour la santé et la sécurité du public dans cette période de pandémie mondiale, car les activités portuaires sont essentielles à la bonne marche de l’économie et pour le ravitaillement, entre autres, des produits alimentaires et autres biens essentiels. Un arrêt des opérations portuaires a des répercussions importantes pour les entreprises canadiennes qui dépendent du commerce international et, ultimement, pour l’approvisionnement en biens et produits pour les citoyens, » peut-on lire dans un communiqué de presse officiel de l’APM en date du 7 août 2020ii.
Sur la ligne de piquetage, un débardeur s’étonne de l’ampleur qu’a pris le mouvement: « ça fait quinze ans qu’on n’a pas réussi à se mobiliser comme ça, » commente-t-il, « c’est grâce à la nouvelle génération si on est là aujourd’hui, » insistant sur la nouveauté de la question de la conciliation famille-travail dans le mouvement syndical chez les employé.e.s du Port de Montréal.
La lutte en héritage
Il ne s’agit pourtant pas de la première grève menée par les débardeurs. Branche locale du Syndicat de la fonction publique affilié à la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, le SCFP a été fondé en 1902 et est, depuis, responsable de plusieurs débrayages.
Sur le site du syndicat, on peut lire: « [le syndicat] est un des pionniers dans l’histoire héroïque des luttes de classes au Québec, au Canada et en Amérique du Nord iii».
Une histoire qui commence dans les années 1920, alors que Montréal héberge le plus important port céréalier au monde. Le crash boursier de 1929 et l’ouverture progressive de l’économie au marché américain entraîne son déclin, profitant parallèlement aux infrastructures portuaires de Toronto, en plein développement dû à sa proximité avec les États-Unisiv.
Le port devient un no man’s land: les autorités portuaires peinent à garder le contrôle sur les quais, théâtre de beuveries, de flâneries et de vols, tout cela devant le regard impuissant des policiers portuaires, mal payés et mal équipésv.
Il faut attendre la fin des années 60 pour que les activités du port reprennent en vigueur et que l’ordre se rétablisse. Le corps syndical, lui, a déjà retrouvé sa ferveur militante, avec l’entrée des baby-boomers sur le marché du travailvi. Les employé.e.s nouvelle génération, bien que pour beaucoup issu.e.s d’une lignée de débardeurs, sont souvent plus éduquée que leurs prédécesseurs et plus à même de réclamer de meilleures conditions de travail.
Entre 1960 et 1975, une flambée de grèves illégales prend d’assault les quais montréalais et ceux e toutes les villes portuaires en Amérique du Nord. Durant cette période, 13 grèves sont entreprises au Port de Montréalvii.
Celle de 1972 dure 52 jours, et voit le SCFP obtenir d’importantes hausses salariales et une sécurité d’emploi complète pour ses membresviii.
Trois ans plus tard, le Parlement canadien répond à un nouveau mouvement de débrayage des débardeurs avec l’adoption d’une loi spéciale forçant un retour au travail. Fort des gains des dernières décennies, accentués par la mécanisation de l’emploi qui facilite nettement la tâche des employé.e.s du port, « le militantisme syndical entre dans une période de dormance qui durera quelques annéesix ».
Lundi 10 août, 40 000 conteneurs étaient déjà bloqués ou détournés à cause du conflit entre le SCFP et l’AEM, d’après Mélanie Nadeau. Des répercussions majeures sur l’économie sont anticipées, alors que de nombreuses entreprises peinent à se remettre des répercussions de la pandémie de Covid-19.
« On ne lâchera rien, » lâche un débardeur en grève, la colère à peine étouffée par le masque qui recouvre une partie de son visage.
Une détermination à l’image des luttes menées sur des générations au Port de Montréal, alors que « le syndicat des débardeurs est resté un précurseur de vagues de revendications syndicales au Québecx », et ce, depuis les années 1930.
i Institut de la statistique du Québec (ISQ).
ii Préavis de grève générale illimitée des débardeurs, communiqué de presse, Administration du Port de Montréal, le 7 août 2020. [En ligne] https://www.port-montreal.com/fr/le-port-de-montreal/nouvelles-et-evenements/nouvelles/communiques-de-presse/preavis-greve (page consultée le 11 août 2020)
iii Syndicat des débardeurs du Port de Montréal. [En ligne] https://www.syndicat375.org/propos (page consultée le 9 août 2020)
iv Martel, Étienne. 2014. Une vie de débardeur: troubles et changements au Port de Montréal (160-1975), p.28. [En ligne]. https://histoire.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/21/2017/03/%C3%89TIENNE-MARTEL_UNE-VIE-DE-D%C3%89BARDEUR_-TROUBLES-ET-CHANGEMENTS-AU-PORT-DE-MONTR%C3%89AL-1960-1975.pdf (page consultée le 10 août 2020)
v Martel, Ibid., p.33.
vi Martel, Ibid., p.50.
vii Martel, Ibid., p.50-51.
viii Martel, Ibid., p.55.
ix Martel, Ibid., p.56-58.
x Martel, Ibid., p.58.