par Adèle Surprenant | Déc 16, 2020 | Analyses
Il y a neuf ans commençaient à apparaître les premiers signes de ce qui deviendrait le mouvement des carrés rouges. Des manifestations quotidiennes à la grève générale illimitée (GGI) qui a touché près de 50 % de la communauté postsecondaire1, le mouvement étudiant devenu social est, à ce jour, encore considéré comme l’un des plus importants de l’histoire du Québec. Depuis les mouvements de 2012 et de 2015, les quelques revendications portées par diverses associations et regroupements d’associations étudiantes font peu de vagues. Quel est l’état de la démocratie et du militantisme étudiant aujourd’hui, près d’une décennie après le « printemps érable », alors que la pandémie de COVID-19 célèbre son premier anniversaire?
« Comme chaque grève étudiante, 2012 a été une formidable expérience de démocratie, ouvrant à l’idée qu’il est possible d’être autre chose qu’un électeur aux quatre ans et un consommateur », affirme à L’Esprit libre le professeur de philosophie Arnaud Theurillat-Cloutier. Depuis 1968, l’expérience de la GGI s’est reproduite neuf fois dans les universités et les cégeps du Québec2, en plus des grèves à durée limitée ponctuelles et des autres moyens de pression déployés par les associations étudiantes de la province. On peut penser au mouvement de 2015 contre les mesures d’austérité du gouvernement libéral de Philippe Couillard ou, plus récemment, à la grève pour réclamer la rémunération des stages et de la formation professionnelle à l’université3. Ces mobilisations n’ont toutefois jamais atteint l’ampleur du mouvement des carrés rouges.
Essoufflement
Pour le professeur4, la force de la mobilisation de 2012 s’est en partie construite grâce à « la persistance d’une infrastructure de la dissidence dans le mouvement étudiant, c’est-à-dire l’existence de structures et de pratiques de démocratie directe et d’actions de masse dans les associations étudiantes, en particulier autour de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante [ASSÉ] ». La coalition large de l’ASSÉ, fondée en 2012, soit la CLASSE, s’est imposée comme acteur dominant du syndicalisme étudiant en 20125. Sa collaboration avec la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), deux entités de représentation étudiante moins radicales, a accordé au mouvement une certaine unité et a favorisé le rapport de force dans les négociations avec le gouvernement.
« Il y a une expérience accumulée des luttes étudiantes entre la grève de 2005 et [de] 2012, ce qui s’est traduit par une meilleure et [une] plus grande capacité d’organisation », explique M. Theurillat-Cloutier, qui rappelle l’importance des grandes sommes d’argent, du savoir-faire ainsi que du nombre plus important de militant·e·s et de savoir théoriques que permet la multiplication des mobilisations. Le transfert de connaissances entre militantes et militants s’effectue entre autres par l’organisation d’assemblées générales comme l’organisation de grèves. L’expérience qui a émané de la mobilisation sur les campus en 2012 peut donc expliquer la proximité dans le temps avec laquelle s’est déclenchée la grève contre les mesures d’austérité de 2015. L’ampleur et l’adhésion populaire n’ont cependant jamais atteint les sommets du mouvement des carrés rouges et la population québécoise était pourtant défavorable à la grève6. Le mouvement des carrés rouges a lui-même été perçu comme un échec par plusieurs, puisque la revendication au cœur du soulèvement, soit l’annulation de la hausse des frais de scolarité de 75 % sur cinq ans prévue par le gouvernement de Jean Charest, a finalement été remplacée par une indexation et non par une annulation intégrale de la hausse. « Bref, il n’y a eu aucun gagnant et, comme dans les tragédies, tous sont morts », écrit le sociologue et chercheur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Benoit Coutu, qui soutient qu’« en 2015, l’échec fut plus profond, disloquant le mouvement étudiant jusqu’à nos jours7».
Défauts d’organisation, revendications trop larges, épuisement militant et répression policière accrue8… Les raisons de cet échec sont difficiles à déterminer, mais la désillusion qu’il entraîne et ses conséquences sont claires pour le politologue Alain Savard : « Si aucune grève n’a lieu pendant une période prolongée sur un campus, le noyau militant perdra progressivement les connaissances liées à l’organisation de grèves et aura de la difficulté à recruter une relève, écrit-il. La participation aux assemblées chutera et l’association étudiante perdra son rôle politique. […] La plupart du temps, lorsque cela arrive, l’association étudiante glisse vers l’organisation d’activités sociales comme les partys et s’oriente vers les clubs d’appartenances9 ». La grève du printemps 2015 serait également à la base de la dissolution de l’ASSÉ en mai 2019. « À la suite de celle-ci, plusieurs critiques avaient été formulées comme un manque de transparence et de confiance envers les personnes élues, résultant en un désinvestissement progressif de la structure10 », peut-on lire sur le site du défunt regroupement d’associations.
Aujourd’hui, les associations étudiantes font face à un nouvel obstacle : la pandémie de COVID-19 et les mesures sanitaires qui en ont découlé forcent les acteur·trice·s de la démocratie étudiante à transformer profondément leurs pratiques.
De nouveaux défis
« J’avais l’impression qu’il se passait quelque chose au Québec et qu’enfin je n’étais plus seul à me battre de mon bord, raconte Vincent Boisclair au Huffpost alors qu’il était confiné dans le domicile de ses parents à Victoriaville11. Quand j’ai appris qu’il y avait un mouvement de grève qui s’annonçait, c’était ça ma vie. […] Depuis un an je préparais ça. Ça s’est juste effondré du jour au lendemain », se souvient l’étudiant en environnement de 25 ans, dont les activités militantes écologistes ont pris fin avec l’annonce du confinement en mars 2020. Les manifestations et les actions pour lutter contre les changements climatiques étaient fréquentes depuis quelques mois avec l’avènement de groupes comme Extinction Rebellion Québec. La marche pour le climat de septembre 2019, qui a attiré des milliers de personnes dont la militante écologiste Greta Thunberg, n’est qu’un exemple de la mobilisation multiforme des militant·e·s étudiant·e·s qui s’organisent autour de la question environnementale, du secondaire à l’université12. La pandémie a mis un frein à cet élan.
Les établissements scolaires postsecondaires offrent, depuis la session d’hiver, la majorité de leurs cours exclusivement en ligne afin de ralentir la propagation du virus. Outre les activités académiques, le travail des associations étudiantes est également perturbé par le passage des salles de classe aux visioconférences. « La pandémie affecte beaucoup nos activités étant donné que nous n’avons plus de contact direct avec nos membres », nous confirme Ariane Monzerolle, exécutante à la vie étudiante de l’Association étudiante du cégep de Saint-Laurent (AECSL). Même si l’AECSL réussit à maintenir ses activités régulières et la majorité de ses assemblées générales — celles-ci ne pouvant avoir lieu que lorsqu’est atteint le quorum déterminé par les membres de l’association —, Ariane redoute que les activités militantes ne soient profondément perturbées. « Je ne pense pas que l’association pourrait présentement prendre des actions provinciales comme dans le passé », affirme-t-elle, citant à titre d’exemples les mouvements de 2012 et de 2015 et expliquant que « c’est difficile [de] rassembler des personnes et [d’]avoir des contacts avec elles et eux [qui soient] organiques ».
Alexandra Henkélé, elle, semble plus optimiste. Jointe par téléphone, la responsable aux affaires externes et aux affaires étudiantes du Mouvement des associations générales étudiantes de l’Université du Québec à Chicoutimi (MAGE-UQAC), en poste depuis septembre 2020, admet « que ce sont de nouveaux défis et toute une approche différente, parce que là il faut parler avec les étudiants et les solliciter à distance, mais je pense que [ce sont] de bons défis et de nouvelles façons de faire qu’il faut apprendre, et c’est l’occasion en ce moment de développer de nouvelles stratégies, de nouvelles façons de penser et de mobiliser ».
Parmi ces défis, on compte le fait que les élections du MAGE-UQAC qui devaient avoir lieu à l’été ont été reportées en septembre. Pendant plusieurs mois, la charge de travail a ainsi reposé sur les épaules de trois personnes, alors qu’elle est normalement répartie entre les membres d’une équipe de dix. Alexandra craint également une baisse progressive de la participation aux assemblées générales (AG), tenues via la plateforme Zoom jusqu’à nouvel ordre : « nos AG avant avaient lieu le midi, dans la cantine, et on distribuait de la pizza gratuite, se souvient-elle. Donc c’est sûr que c’était vraiment facile pour [les étudiantes et les étudiants] d’aller manger à la cantine comme tous les jours, de prendre une pizza gratuite et d’être au courant de tout ce qui se passe à l’université! »
La première assemblée générale de la session d’automne 2020 a, contre toute attente, attiré beaucoup de participant·e·s. Un succès qu’Alexandra explique par l’engouement entourant l’un des enjeux y ayant été abordés, soit la lutte contre le projet Énergie Saguenay de GNL Québec. À l’UQAC, l’opposition au projet de construction d’une usine de liquéfaction de gaz naturel remonte à plus de trois ans. Depuis 2017, le MAGE-UQAC a mené de nombreuses actions, des journées de grève, a formé des partenariats avec plusieurs groupes de défense de l’environnement et, surtout, a réussi à mobiliser le corps étudiant et la population de Chicoutimi autour d’enjeux environnementaux. Un engouement qu’elle explique par la portée majeure du projet de GNL Québec, dont le président a d’ailleurs démissionné à la mi-novembre13. « Le projet de loi 21, ça touche beaucoup les étudiants en droit ou en éducation, donc c’est vraiment plus cette communauté-là qui va être mobilisée, alors que l’environnement, ça touche vraiment n’importe qui », soutient la militante et étudiante en intervention plein-air, dont l’association a même participé aux audiences du BAPE cet automne, et ce, malgré la pandémie.
En plus d’avoir rédigé et présenté un mémoire en son nom, le MAGE-UQAC a invité ses membres à envoyer des lettres personnalisées aux autorités du BAPE pour faire valoir leur désaccord face au projet Énergie Saguenay. Alors que la mobilisation étudiante était au plus bas, Alexandra confie que l’association a réussi à relancer le débat et à susciter l’intérêt de ses membres autour du BAPE en utilisant les réseaux sociaux.
Arnaud Theurillat-Cloutier laisse entendre plus de réserve quant au tournant numérique de la démocratie étudiante : « jamais les réseaux sociaux ne pourront nous donner la qualité de ces liens qui émergent dans et à la suite des assemblées générales étudiantes », se désole-t-il, insistant sur le fait qu’il s’agit d’« une perte importante, car nous avons besoin de lieux physiques pour se rassembler, se reconnaître, débattre de vive voix, confronter véritablement nos perspectives en sortant du confort de nos certitudes, développer notre confiance mutuelle, se reconnaître entre allié·e·s ».
En attendant la fin de la crise sanitaire et le retour aux modes d’exercices de la démocratie étudiante pré-COVID, toutes et tous s’entendent sur le fait qu’il leur faudra se surpasser d’ingéniosité pour redéfinir leur fonctionnement, mais également pour s’attarder à de nouveaux enjeux. Avec la pandémie, l’isolement social et la précarité économique qui n’épargnent pas la population étudiante du Québec, les préoccupations des associations étudiantes, dont le mandat principal demeure la représentation et la défense de ses membres, sont également amenées à changer. Problèmes de santé mentale, dégradation de la qualité des cours et frais de scolarités jugés trop élevés, sans accès aux locaux et aux services réguliers des établissements d’enseignement : tous ces problèmes remplacent, pour l’instant, d’autres luttes politiques et sociales qui étaient prévues à l’agenda des associations étudiantes, avant que l’année qui s’achève n’impose son propre ordre du jour.
Révision de fond: Léandre St-Laurent et Any-Pier Dionne;
Révision linguistique: Laurence Marion-Pariseau
1 Alain Savard. « Comment le mouvement étudiant démocratise les structures du militantisme » dans Nouveaux cahiers du socialisme. Hiver 2017. https://www.erudit.org/en/journals/ncs/2017-n17-ncs02920/84472ac.pdf
2 Ibid.
3 Isabelle Maltais. « Une grève étudiante générale est lancée pour la rémunération des stages » dansRadio-Canada. 18 mars 2019. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1159013/greve-etudiante-generale-remuneration-stages
4 Il était également engagé dans les mouvements étudiants de 2005 et 2012, et a contribué aux ouvrages collectifs À force d’imagination, Lux, 2013 et Un printemps rouge et noir, Écosociété, 2014).
5 Xavier Lafrance. « La route que nous suivons » dansÀ bâbord!. Octobre-novembre 2012. https://www.ababord.org/La-route-que-nous-suivons
6 Marco Fortier. « Les Québécois condamnent la grève étudiante ». Le Devoir, 11 avril 2015. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/436957/sondage-leger-le-devoir-les-quebecois-condamnent-la-greve-etudiante
7 Benoit Coutu. « Le mouvement étudiant de 2015 : retour sur un échec » dans Nouveaux Cahiers du socialisme. Automne 2017. https://www.cahiersdusocialisme.org/mouvement-etudiant-de-2015-retour-echec/
8 Cassandra Harbour et Christophe Tremblay. « Les effets de la répression policière visant les manifestants dans le contexte du « printemps érable » ». Rapport final présenté à la Ligue des droits et libertés – section Québec, avril 2013. http://liguedesdroitsqc.org/wp-content/uploads/2013/08/rapport_final_harbour_et_tremblay.pdf
9 Savard, Op.cit.
10 Association pour une solidarité syndicale étudiante. Congrès annuel 2018-2019 : les membres de l’ASSÉ votent en faveur de la dissolution. 29 avril 2019. https://nouveau.asse-solidarite.qc.ca/index.html%3Fp=3788.html
11 Florence Breton. « Militantisme et pandémie : “le momentum de nos actions a été perdu” »,Huffpost, 1er septembre 2020. https://quebec.huffingtonpost.ca/entry/militantisme-pandemie-momentum-perdu_qc_5f4d1af4c5b64f17e140f4e8
12 Ibid.
13 Alexandre Shields. « Le président de GNL Québec quitte son poste » dansLe Devoir. 11 novembre 2020. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/589527/le-president-de-gnl-quebec-quitte-son-poste
par Samuel Lamoureux, Sophie Del Fa | Sep 18, 2019 | Opinions
Longtemps paralysés par le règne du Nouveau Parti démocratique provincial de 1999 à 2016 qui a coopté et endormi les groupes militants, les mouvements sociaux manitobains s’activent de nouveau face à l’urgence climatique. Portrait d’une mobilisation prometteuse, mais encore fragile, qui dépendra en grande partie des alliances entre autochtones et allochtones.
Un texte de Samuel Lamoureux et Sophie Del Fa
Nous avons traversé le Canada pour explorer les mouvements de résistance des provinces du centre du pays, peu couverts par les médias québécois. Se sont révélés à nous, tout au long de ces 10 000 kilomètres de nomadisme, des collectifs et des individus engagés surtout envers les luttes relatives aux changements climatiques, dévoilant du même coup un nouveau souffle pour les mouvements sociaux et une volonté de s’unir avec les plus précaires. Commençons par le Manitoba, premier arrêt de ce récit de voyage.
25 juillet 2019
Winnipeg apparaît comme une oasis en relief dans les plaines infinies du Manitoba. Plusieurs heures de route nous y amènent de Thunder Bay en Ontario[i]. Nous y entrons par le quartier périphérique de Wolseley dans lequel nous sommes charmé·e par les maisons en bois du début du 20e siècle. Parcourant les rues sous un soleil chaud et un air sec, la réalité de la ville se dévoile tout entière. Winnipeg est peu embourgeoisée par rapport à Montréal ou à Vancouver et c’est une ville inégalitaire et pauvre. Il y aurait plus de 1500 sans-abris selon le recensement de 2018[ii], mais d’autres études affirment que plus de 8 000 personnes seraient des « hidden homeless[iii] », des sans-abris temporaires vivant chez leurs ami·e·s. Pour une ville de 750 000 habitant·e·s qui a pourtant été gouvernée de 1999 à 2016 par un parti de centre gauche — le Nouveau Parti démocratique — ce chiffre est surprenant. De ce nombre, les autochtones sont clairement surreprésenté·e·s parmi les sans-abris (62 %). Les premières heures à Winnipeg nous déstabilisent et c’est rempli·e de curiosité et de questionnements que nous allons à la rencontre, pendant notre séjour, de plusieurs militant·e·s afin de comprendre l’organisation de la résistance dans cette ville située en plein centre du deuxième plus grand pays au monde.
Le climat : première (et dernière?) bataille
Dans un immeuble du centre-ville de Winnipeg, au-dessus d’une boutique MEC[iv], nous rejoignons la militante de Manitoba Energy Justice Coalition[v], Laura Tyler, jeune femme dynamique avec qui nous abordons les défis vécus par les groupes engagés de la province. C’est par elle que nous comprenons que les organismes les plus militants de la ville se sont organisés autour de la lutte contre les changements climatiques, encouragés par le mouvement des jeunes qui secoue le monde depuis 2017. Nous interrompons la militante de Manitoba Energy Justice Collation dans une journée occupée par plusieurs réunions de préparation des actions futures, en particulier la semaine d’action pour le climat à partir du 20 septembre qui culminera avec la grande manifestation internationale le 27 septembre, ainsi qu’une action pour le jour même, dont les détails que l’on nous fournit sont assez nébuleux. Nous sentons Laura préoccupée, mais elle nous donne le temps dont elle dispose entre deux déplacements pour nous éclairer sur les enjeux de la lutte. Nous la sentons profondément engagée et animée par une sorte de rage et d’impatience envers le statu quo et l’inertie de l’action militante.
« Nous essayons de convaincre des gens qui ont appris à demander les choses poliment à reconnaître que ce n’est pas suffisant : nous ne pouvons plus seulement être poli·e·s. Nous devons penser à d’autres moyens et montrer nos muscles et notre pouvoir en tant que citoyen·ne·s pour avoir un impact et créer le changement », explique la militante qui insiste longuement sur le fait qu’il ne reste plus que 18 mois pour inverser le réchauffement climatique[vi]. Laura explique que des idées neuves comme le Green New Deal, ce vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à stopper le réchauffement climatique, sont prometteuses, parce que permettant de rassembler des militant·e·s aux idées divergentes comme les autochtones et les allochtones.
Protester et protéger : une alliance des forces et des esprits
Nouer des alliances avec les groupes historiquement marginalisés est en effet un des enjeux majeurs des organisations militantes. Pour Laura Tyler, « construire des relations et construire la confiance » entre son organisation et les autochtones et ne pas « répéter les systèmes d’oppression » dans les groupes militants sont les mots d’ordre pour la réussite de la mobilisation autour de la lutte contre les changements climatiques. Le tout en mettant de l’avant les personnes invisibilisées par les médias et le politique afin de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion qui ne cessent, toujours, de nous gouverner.
D’ailleurs, alors que nous accompagnons Laura rejoindre des étudiant·e·s autochtones dans un local climatisé de l’Université de Winnipeg, nous retrouvons plusieurs jeunes autochtones en pleine préparation d’une action imminente. Des affiches avec des slogans comme « Justice Now » ou « Stop ignoring our needs » jonchent les canapés et le sol. Toutes et tous ont revêtu leur tenue de manifestant·e·s avec bandanas et pantalons longs. Une des jeunes activistes nous explique que ce groupe, auquel elle appartient, s’inspire du magazine Red Rising[vii] pour s’organiser. La détermination et la motivation des jeunes remplissent le local. Nous les regardons partir pour leur action, sans trop savoir au juste de quoi il retourne véritablement, et promettons de les rejoindre plus tard après notre rendez-vous avec une des figures majeures de la résistance autochtone dans la province, Geraldine Yvonne Mcmanus.
Occupation contre Enbridge
Depuis un an, hiver comme été, Géraldine campe dans un wigwam sur une terre traversée par un pipeline de la ligne 3 d’Enbridge dans le sud du Manitoba, proche de la frontière avec les États-Unis. Femme droite, au regard profond, un aigle tatoué au creux de sa gorge sort du col de son chandail bleu floqué du nom du territoire qu’elle défend « The Spirit of the Buffalo[viii] ». Elle déstabilise nos questions en nous parlant passionnément de la « guerre spirituelle » qu’elle mène à travers ses prières pour « sauver notre mère sur laquelle nous habitons ». C’est en l’écoutant que nous comprenons que la lutte doit se déplacer et les forces s’unir afin d’allier ceux et celles qui protestent et ceux et celles qui protègent.
« On dit de nous que l’on proteste, mais il n’en est rien, nous sommes des protecteurs et des protectrices. Nous protégeons notre terre, ce qui a besoin d’être protégé ». Au temps des zones à défendre, protéger et se réapproprier son territoire est une des stratégies de lutte de plusieurs mouvements sociaux occidentaux[ix]. Mais cela est en fait au cœur de l’existence des autochtones et anime fondamentalement leurs luttes.
« Nous nous asseyons sur nos terres parce que c’est important pour nous de réclamer nos territoires et de parler pour nos terres ancestrales auxquelles nous sommes connecté·e·s; c’est notre job, en tant que gardien·ne de la terre, de parler en son nom et de nous y asseoir. »
Géraldine nous invite dans une opposition bien loin de notre propre imaginaire militant. Elle nous amène au plus proche des esprits et nous explique que le combat qu’elle mène est spirituel et qu’elle a été appelée à faire ce qu’elle fait.
« Quand nous nous asseyons sur nos terres, que nous bloquons des routes, quand nous vous empêchons de prendre notre sable et d’extraire le pétrole du sol, nous le faisons parce que nous nous faisons dicter de là-haut (elle pointe le ciel avec son index) ce que nous devons faire : « Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les de faire ça! Peu importe la manière dont vous leur ferez comprendre : arrêtez-les! » »
Comment concilier la guerre spirituelle avec les « autres » luttes? Comment faire entendre ce discours ailleurs? Comment le rendre légitime, comme une lutte aussi valable que les autres? Géraldine ne fait pas de prosélytisme, elle est consciente des multiples dimensions de la lutte qui doit être politique, scientifique, dans la rue, sur les réseaux sociaux et par et pour les esprits. Ces directions sont complémentaires, attachées l’une à l’autre. Et Géraldine souhaite une triple victoire : obtenir le retrait d’Enbridge des terres ancestrales indigènes, trouver un système de transition vers un autre modèle de vie et réussir à sensibiliser les allochtones afin de leur montrer que les actions menées par les autochtones proviennent du plus profond de leurs cœurs.
Penser les stratégies de transition au capitalisme
Dans la bouche de Géraldine, la solution semble simple : il faut unir les forces. Pourtant, la question de la stratégie divise toujours les troupes. Quid de l’implication politique pour des partis comme le NPD ou les Verts lors de la prochaine campagne électorale? Quid des bonnes vieilles manifestations dans la rue? Quid des relations avec les scientifiques pour asseoir la lutte sur des faits vérifiés et des réalisations « concrètes »?
Pour une organisation comme Manitoba Energy Justice Coalition, encourager les jeunes à voter et à s’impliquer lors de la prochaine élection fédérale le 24 octobre 2019 est sans aucun doute primordial.
« On essaie de faire sortir le vote des jeunes. Le gouvernement existe, que nous le voulions ou pas, alors allons-y et votons », dit Laura Tyler.
Celle-ci ne croit pas que le changement proviendra du haut et des privilégié·e·s, mais selon elle, les politicien·ne·s peuvent tout de même rendre la lutte plus facile. D’ailleurs, parmi les futur·e·s élu·e·s qui se disent progressistes, Laura mentionne la candidate du NPD, Leah Gazan, une autochtone se réclamant d’un programme ancré dans les valeurs socialistes. Elle a remporté son investiture dans la circonscription de Winnipeg Centre en mars dernier contre un candidat plus expérimenté et issu de l’establishment du parti[x]. « Leah a juste prononcé le mot socialisme dans une phrase de son discours et tout le monde s’est levé pour l’applaudir » se rappelle Laura, pour qui l’investiture de l’ancienne leader d’Idle No More a été un moment particulièrement galvanisant cette année. Gazan est d’ailleurs comparée à l’élue du Nouveau Parti démocratique Alexandria Ocasio-Cortez dans certains médias[xi].
Cependant, le NPD a été au pouvoir pendant seize ans et il a très peu agi pour lutter contre les changements climatiques. Pour en parler, nous rencontrons David Camfield, membre du groupe Solidarity Winnipeg, beaucoup plus sceptique sur cette question. Il nous accueille simplement et chaleureusement dans sa maison située dans un quartier populaire de la ville.
« L’élection du NPD en 1999 a mené à une démobilisation complète, explique-t-il. Les gens se sont dit « on s’est débarrassé des conservateurs, le travail est fait ». Beaucoup d’activistes se sont d’ailleurs trouvé un emploi au sein du nouveau gouvernement. Mais au final, elles et ils ont gardé le statu quo néolibéral. »
Aujourd’hui, David Camfield ne partage plus aucune sympathie envers le NPD qu’il considère procapitaliste : « Il y a de bonnes personnes au sein du NPD, mais le parti en soi est complètement inadéquat pour faire face aux défis auxquels nous sommes confronté·e·s » explique le délégué du Winnipeg Labour Council. Et il n’encourage certainement pas les militant·e·s à perdre leur temps et leur énergie à inciter les gens à voter. Ni à militer pour les Verts d’ailleurs.
Le résident de Winnipeg depuis 2003 a plutôt mis son énergie dans la création d’un groupe politique nommé Solidarity Winnipeg (SW). Ouvertement inspiré de Solidarity Halifax, une organisation politique anticapitaliste inclusive, le groupe SW s’est formé en 2015 dans le but de rassembler les militant·e·s de gauche critiques du NPD.
« On a commencé à se rassembler pour faire face à la future élection des conservateurs. Mais rapidement, on a constaté que les gens autour de nous voulaient plus qu’une organisation anti-austérité, ils voulaient une organisation politique anticapitaliste, populaire et non sectaire » explique David Camfield.
Si le manque d’organisation des militant·e·s a pour l’instant plombé l’aile du projet (le groupe est toutefois bien vivant et organise régulièrement des séances de lecture), celui-ci croit encore que la résistance doit passer par la création d’une organisation politique démocratique, collective et surtout anticapitaliste. Le but d’une telle initiative est de prendre part aux luttes actuelles tout en ayant un objectif à long terme de transition anticapitaliste. David Camfield met pour l’instant son énergie à la construction d’une grève du climat, un projet qui fait selon lui le « buzz » chez les jeunes et les activistes.
Un problème capitaliste
La différence peut sembler de taille entre les militant·e·s, mais la réalité est beaucoup plus subtile. Peu importe la stratégie, les activistes rencontré·e·s s’entendent pour dire que le vrai problème est le capitalisme et que les changements climatiques ne sont qu’une cause de ce système basé sur l’extractivisme et le pillage des ressources.
« C’est une grande lutte et elle a plusieurs fronts. Il faut que des gens se fassent élire et écrivent les lois. Il faut aussi que des gens prennent soin des personnes les plus affectées par le système. Il faut que les gens prennent la rue pour protester. Il faut que les artistes nous inspirent. Tout le monde a un rôle à jouer », explique Laura Tyler. Pour elle, les citoyen·ne·s ont trois moyens d’utiliser leur pouvoir pour changer les choses : voter, consommer différemment et revoir la manière dont ils et elles « vendent » leur force de travail. Le but est d’exploiter toutes les options.
Alors que nous rejoignions les jeunes militant·e·s autochtones rencontré·e·s à l’université, le blocage d’une artère passante qui se transforme en marche le long de la route se mettait en branle sous nos yeux. L’action est brève, mais efficace : le son des tambours résonne et les automobilistes stoppé·e·s sont soit dégoûté·e·s, soit ravi·e·s de la protestation. Des corps précarisés et invisibilisés s’imposent[xii], pour une rare fois, dans l’espace public. Nous participons à l’action de manière discrète, en prenant quelques photos pour immortaliser le tout.
La lutte ne fait que commencer. Les activistes de Winnipeg ont bon espoir que la semaine d’action du 20 septembre 2019 sera l’étincelle qui motivera davantage de personnes à se joindre au mouvement. Des étudiant·e·s préparent déjà un die-in le 20 septembre au Musée pour les droits de la personne et des manifestations et des actions suivront le reste de la semaine. Un groupe nommé Manitoba Adult for Climate Action (en écho au Manitoba Youth for Climate Action) s’est d’ailleurs constitué dans les dernières semaines pour permettre aux non-étudiant·e·s de se joindre à la cause. Les alliances se concrétisent. Ne reste plus qu’à systématiser la lutte.
[i] Thunder Bay est l’une des villes les plus pauvres, mais aussi une des plus violente au pays, particulièrement violente envers les autochtones. Voir https://www.canadalandshow.com/shows/thunder-bay/
[ii] https://www.cbc.ca/news/canada/manitoba/winnipeg-homeless-census-1.4702113
[iii] https://www.homelesshub.ca/resource/homelessness-winnipeg-fact-sheet
[iv] Mountain Equipment Co-op est une coopérative de consommateurs canadienne
[v] https://www.mbenergyjustice.org/about
[vi] https://www.forbes.com/sites/mikehughes1/2019/08/02/climate-change-18-months-to-save-the-world/#2680f62749bd
[vii] https://www.facebook.com/redrisingmagazine/
[viii] Schroeder, « Spirit of the Buffalo Camp Aims to Stop Pipeline at Canada-U.S. Border ».
[ix] Anonyme, « La Zad est morte, vive la Zad ! – Une histoire des derniers mois et de ses conflits »; Dechezelles, « Une ZAD peut en cacher d’autres. De la fragilité du mode d’action occupationnel ».
[x] Petz et March 31, « Leah Gazan Wins NDP Nomination for Winnipeg Centre ».
[xi] https://thetyee.ca/News/2019/07/16/Leah-Gazan-NDP-Candidate/
[xii] Butler, « Politique du genre et droit d’apparaître ».