Se montrer

Se montrer

Un feuilleton de Loïc Beauregard-Lefebvre.

Illustrations de Laurence Thibault.

Ce texte est extrait du premier numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Mon arrivée au travail s’opérait comme une danse, un rituel d’évitement : baisser la tête pour qu’on ne remarque pas mon retard, pointer mon entrée, saluer rapidement l’employée à l’accueil (le poids du retard n’exempte pas d’un minimum de politesse); enfin on m’indiquait mon poste pour la journée : quelque part dans l’animation d’un festival. Pour pointer mon entrée, tout passait par une application sur une tablette, une carte de punch moderne : j’entrais le numéro qu’on m’avait assigné puis j’indiquais sur mon profil l’heure de mon arrivée. L’application fonctionnait même à distance : en lui permettant d’accéder à ma position, elle m’autorisait à pointer mon entrée directement sur mon appareil mobile; si j’étais en retard, elle m’envoyait un courriel : un avertissement. Un petit bijou technologique.

En anglais, la langue du travail, on ne pointe pas son entrée, we clock in : on s’horloge, on se montre. En marquant l’heure de mon arrivée, l’application émettait un clic, signalant la capture d’une photo. Une photo banale, sans visée esthétique, purement pragmatique. Mon portrait s’affichait dans un cercle au haut de l’écran. Je ne cadrais pas mon visage, par principe : j’étais trop grand pour que l’appareil capte mon visage. Qui aurait pu savoir qu’il s’agissait bien de moi? (Qui regarde ces photos?) J’aurais bien pu envoyer un∙e collègue à ma place. L’application éclopée de sa fonction de surveillance, j’en tirais une humble victoire face aux heures de travail qui m’attendaient dans le froid de janvier.

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La consigne est placardée un peu partout en ville, signe que votre commerçant possède lui aussi un certain sens de l’humour : « Souriez, vous êtes filmé[∙e∙]s. » Malgré l’ironie évidente de la consigne, à l’entrée de l’épicerie, du dépanneur, du supermarché, si un écran nous retransmet notre image en direct, il est possible que l’on obtempère d’un sourire. Moins dociles, ceux et celles qui ne suivront pas la consigne ne perdront tout de même pas la chance de jeter un petit regard à l’écran. La même réaction s’observe en passant devant une vitre teintée ou simplement devant un miroir. L’attrait de se voir est fort, rassurant.

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Attendre nous donne une raison d’observer les autres sans gêne. Dans la file d’attente pour pointer la fin de mon quart, j’observe nonchalamment l’employé devant moi. En ouvrant sa page d’employé, il met deux doigts en l’air, un sourire, clic : il pose pour la caméra.

À mon tour, interpellé par ce comportement absurde, je questionne l’employée à l’accueil :

— Les gens font tout le temps ça? 

— Ça dépend, y en a qui font d’autres poses. Y a le pouce en l’air aussi qu’est bin populaire. 

J’ai manqué de clarté, je veux dire :

— Les gens posent toujours pour la photo? 

— En général, oui… Tu veux ta bière de fin de shift ou non?

Les un∙e∙s après les autres, les employé∙e∙s posent pour une application dont la fonction est de surveiller notre arrivée. Après tout, si la photo est obligatoire, pourquoi ne pas se montrer sous son meilleur jour? La réaction face à la caméra serait quasi instinctive.

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Un ami me faisait récemment la remarque que le rôle de la photo aujourd’hui s’est alourdi : celle-ci ne permettrait plus seulement d’exister à l’extérieur de soi, de figer son image dans le temps, comme un portrait, mais servirait aussi à marquer un ici et maintenant, un instant. Dans l’instantanéité, l’accélération de la vie moderne, je montre moi aussi un instant de ma vie, je le fais entrer dans l’imaginaire. Dans une photo de groupe, l’imaginaire prend le dessus sur l’instant : nous jugeons d’abord notre image, détachée de l’ensemble. Un contrôle qualité qui impose même de reprendre la photo si nos standards n’y sont pas atteints (un recommencement éternel vers l’idéal).

L’important serait-il moins d’être vu que de se voir? Je me surprends parfois à flotter sur mes réseaux sociaux, mes photos. Je suis différents moments de ma vie, une image que je me suis construite. Je souris beaucoup. Pour une photo, on accepte sans broncher les conventions : la photo durera plus longtemps que notre humeur. Certain·e·s, avec plus de courage, défient les codes et décident de garder un air sérieux ou même de mettre de l’avant leur majeur : un doigt d’honneur dit-on alors. Faire preuve d’ironie permettrait de se représenter avec dignité.

Pour celui ou celle qui se fait photographier, la photo ne fait pas seulement office de symbole, elle atteste l’existence dans le temps, comme une preuve de soi. Chez mes parents, je me vois affiché partout, sur les murs, le frigo, à différents moments de ma vie. Mon image ne m’étonne plus : elle me rassure. Sur certaines de ces vieilles photographies, l’heure orangée est estampée dans un coin; aujourd’hui, sous nos publications en ligne, il est écrit : il y a deux semaines, il y a huit mois, il y a trois ans; la perspective est plus nostalgique.

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Je me suis fait remercier de mon emploi depuis. On m’a dit que j’arrivais trop souvent en retard, que je prenais trop mon temps.

Illustration : Laurence Thibault

La roue

La roue

« Le risque, c’est de se faire embarquer dans la roue », me lance un jour une serveuse en parlant des métiers de la restauration. J’ai trouvé la formule poétique, mais mystérieuse. Que peut bien être cette « roue »? Et puis, il y a cette curieuse formulation, « se faire embarquer », comme si ça ne dépendait pas de sa volonté propre.

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En réécoutant mes entretiens, j’ai débusqué d’autres traces de cette forme circulaire. Antoine, serveur dans un restaurant du centre-ville, m’explique qu’il compte bientôt quitter la restauration : « même si ça l’a été une expérience super agréable, à un moment donné, tu as fait le tour. Tsé, en restauration, c’est ça : c’est très cyclique, c’est très répétitif ».

Le « tour », le « cycle ». Encore des cercles.

Dans ce même entretien, nous discutons plus tard des différents moments d’une journée au travail : « À chaque fois que tu finis ton shift, tu sais que tout est clean parce que tu es passé par là 20 fois. Tu sais que tout est propre, que tout est prêt pour le lendemain ». Antoine voit juste: le point d’arrivée d’un shift n’est qu’un nouveau point de départ. Avoir fini de travailler aujourd’hui signifie que tout est prêt pour travailler demain. Le travail en restauration est une anti-finalité, ou plutôt, une finalité sans fin : l’exact opposé des études ou des carrières plus conventionnelles, où l’on franchit les étapes et les échelons, où le temps est en quelque sorte linéaire. Cette impression de tourner en rond est amplifiée par le fait que les possibilités de monter dans la hiérarchie du restaurant sont très minces.

Ce temps cyclique déborde des frontières du restaurant; il s’étend jusque dans la vie personnelle des employé·e·s de la restauration. Édouard, un ancien barman que j’ai également interviewé, m’a raconté comment il gérait son argent lorsqu’il travaillait encore dans les bars : « ce que je faisais, c’est que je prenais ma paye aux deux semaines, je la mettais tout de suite sur le loyer, Hydro pis ces affaires-là, pis j’avais plus une calice de cenne. Mes pourboires, bah tsé, si j’avais 100 piasses, bah j’avais 100 dollars jusqu’à mon prochain jour de travail ». La nature cyclique du travail correspond à un système de dépense cyclique où l’accumulation pour un projet dans le futur est en dehors du concevable. Aujourd’hui, Édouard fait du service à la clientèle par téléphone : « même si je fais moins d’argent, j’ai jamais eu autant de cash parce que je le flobe pas. Tsé, du temps où je travaillais à pourboire, je vivais vraiment au jour le jour ».

Bien plus qu’un lieu concret, le restaurant est un territoire abstrait, un pays subjectif, dans un autre fuseau horaire. Dans ce fuseau, le temps n’est pas une ligne entre deux points, mais plutôt un cercle refermé sur lui-même. Il est difficile de se projeter à l’extérieur de ce cercle fermé : c’est probablement pourquoi Édouard vivait « au jour le jour », sans économies.

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Les personnes avec qui j’ai eu la chance de m’entretenir adorent leur milieu de travail; c’est là qu’elles ont forgé leur caractère, qu’elles se sont fait des amis, que reposent leurs souvenirs. Tous et toutes se sentent appartenir à une communauté, soudée.

C’était l’emploi idéal à 20 ans, avec des revenus supérieurs à tout autre boulot dits « sans qualifications ». Mais avec ce temps qui tourne sur lui-même, les grains du sablier filent. Plusieurs des employé·e·s que j’ai rencontré·e·s ont retardé, voire abandonné, leurs études. Le « sideline », « l’emploi alimentaire », est devenu le métier; ils et elles se sont faits embarquer dans la roue. La trentaine se profile désormais à l’horizon et le sentiment d’avoir fait du surplace les ronge. Un constat cruel s’impose alors : la seule façon de cesser de toujours revenir au même point, d’arriver enfin quelque part, c’est de rompre le cycle, de débarquer de la roue, de quitter la restauration.

Mais à ce point, abandonner la restauration, c’est abandonner une partie de soi.

L’auteur mène présentement une recherche sociologique sur le style de vie des employé.e.s de la restauration montréalaise.

Des ateliers pour designers

Des ateliers pour designers

Il y a beaucoup de friperies « huppées », « nichées » ou « vintage » sur le boulevard Saint-Laurent. Elles sélectionnent des vêtements de seconde main qu’elles reçoivent ou qu’elles achètent pour les revendre. La portion du boulevard située sur le Plateau Mont-Royal en est remplie. Bien que ces friperies soient des commerces indépendants, elles ont un aménagement intérieur et une décoration qui se ressemblent drôlement. Leur regroupement sur un tronçon de la Main et leurs ressemblances ne sont sûrement pas l’effet du hasard. À mon avis, cette portion du boulevard Saint-Laurent est un écosystème, un milieu de vie qui possèderaient certaines particularités. Historiquement, la Main possède une « nature » culturelle, artistique et festive. On y trouve encore les traces dans ses commerces, ses bars, et ses festivals. Il se pourrait justement que les friperies s’intègrent bien dans ce milieu distinct, et que leur clientèle apprécie particulièrement cet habitat urbain.

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Sept friperies « vintage » se trouvent sur la Main entre le boulevard Maisonneuve et l’avenue du Mont-Royal. Dès que l’on franchit leurs portes d’entrée, on est submergé de stimuli visuels. On nage dans un espace chargé d’objets hétéroclites, de couleurs flamboyantes et de motifs de toutes sortes. Après quelques minutes, on vient à penser que l’on est entré dans un atelier d’artiste. Une énorme quantité d’objets relatifs à la musique, au cinéma et à la peinture décorent l’intérieur : des vinyles accrochés à des fils de pêche, de vieux projecteurs de salles de cinéma, des guitares suspendues, des figurines de Star Wars hors d’atteinte, des affiches d’artistes populaires tels que Boy George, Marylin Monroe, Bob Marley ou encore des cadres de films cultes comme Scarface. Ces objets ne sont pas à vendre et l’on peut y voir des affiches « ne pas toucher ». Une véritable exposition ! On pourrait venir dans ces commerces simplement pour admirer les décorations et les œuvres artistiques. Quelques dessins sur papier et sérigraphies autographiés par leur artiste se trouvent sur un mur.

Une affiche annonce l’exposition de Thierry Mugler, créateur et couturier français, au Musée des beaux-arts de Montréal. Une autre nous apprend qu’une exposition de pop art aura lieu dans les locaux de la friperie. Cet événement est décrit comme un « bazar d’artisan et d’expositions », et l’affiche indique une adresse courriel pour les artistes qui aimeraient exposer leurs œuvres.

Un autre type de décoration s’y trouve également, que l’on pourrait qualifier de « homemade » ou de « do it yourself ». Ces décorations n’ont pas été achetées. Objets de création, elles ont été faites à la main, peut-être par le propriétaire ou les employé·e·s de la friperie. Elles traduisent une certaine créativité et personnalisent quelque peu l’espace, à la manière des bricolages artistiques que les enfants réalisent à l’école et qui deviennent momentanément des œuvres exposées dans la maison familiale.

Afin d’attirer la clientèle, les friperies « arty » font également jouer de la musique et place parfois un haut-parleur à l’extérieur. On peut y entendre les classiques des années 60, 70 et 80, tel qu’Elvis Presley ou les Rolling Stones. Leurs portraits sont même sous nos yeux. Une fois arrivé dans l’allée des vestes de cuir, je me transforme en rockeur. Avec une guitare suspendue à portée de main et la chanson Born to be wild qui joue dans le magasin, je m’imagine être à genou et faire un solo de « air guitar » les yeux fermés et la bouche grande ouverte, en sautant du plancher surélevé sous les applaudissements des clients abasourdis par ma prestation surprise. Bien entendu, cette scène s’est seulement déroulée dans ma tête, mais je prends tout de même plaisir à l’imaginer. En regardant autour de moi, tout est là pour faire hommage au rock des années 70. Il manquait juste un amuseur public assumé…

Ces espaces, assurément vintage, exposent des objets et des vêtements qui appartiennent à des époques passées. On peut toucher à la vie matérielle d’autrefois et essayer de composer un numéro sur un téléphone à roulette, tenter d’allumer une lampe à huile, s’habiller avec des morceaux que l’on portait autrefois. Tous ces objets contribuent à éveiller notre curiosité sur un quotidien qui est maintenant révolu. Lorsque s’ajoutent les classiques de la culture populaire dans nos oreilles et sous nos yeux, le rapport qu’on entretient avec cet univers vintage devient multisensoriel. L’expérience sollicite à la fois le toucher, la vision, l’ouïe et fait aussi appel à nos connaissances sur les célébrités d’autres époques. Sous cet angle, on cherche possiblement à susciter un sentiment de nostalgie d’une époque que je n’ai pas vécue.

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La fin de semaine en plein jour, ces friperies « arty » sont assez achalandées. En observant, on peut voir que les client·e·s ont un look travaillé, quelque peu hippie  « des hipsters », aurait dit mon ami. Leurs tenues semblent être un mélange éclectique de styles vieillot et actuel qui se fond à merveille dans le paysage architectural du boulevard Saint-Laurent. C’est un style vestimentaire qui ne respecterait pas le décorum de l’Assemblée nationale, mais plutôt celui d’un cours d’arts et sciences au CÉGEP. Leur habillement n’est pas provocateur ou nécessairement tape-à-l’œil. L’important est plutôt d’accrocher le regard sans paraître vouloir l’attirer. En ajustant la lentille, on s’arrête sur un élément plus saillant et qui détonne de l’ensemble. Ça peut être des bracelets colorés aux poignets, un béret jaune, un vieux blouson de cuir, des souliers aux semelles hautes de trois pouces, un crewneck en camouflage bleu, un bob (chapeau rond et mou) avec de petits motifs de bananes ou un pantalon de couleur bourgogne plissé comme un rideau. Cette pièce maitresse peut être un morceau, un accessoire ou un bijou. Elle peut ressembler à ce que l’on trouve en plusieurs exemplaires dans un magasin « de marques », mais que l’on déniche comme un trésor au bout de recherches dans les rangées de vêtements dépareillés d’une friperie. Souvent, le reste de l’habillement est plus discret et fait de l’ensemble une création mesurée. Peut-être que ces client·e·s des friperies sont des hipsters, mais ils semblent être avant tout des designers qui se bricolent des ensembles uniques et travaillés, fruits de leurs recherches et de leur créativité.

Mis à part les jeunes femmes employées dans ces commerces, toutes dans la vingtaine, un indice donne à penser que les friperies du boulevard Saint-Laurent, bien que s’adressant aux personnes de tout âge, sont avant tout destinées aux adolescents et jeunes adultes. Dans une salle où l’on peut s’asseoir, un jeune couple mange à une table en dessous d’un écriteau : « Your parents don’t work here. Don’t make a mess. » Cette blague, qui incite les client·e·s s à se ramasser, fonctionne si l’on habite à la maison familiale et que l’on n’est pas encore un adulte émancipé de ses parents. Par les mots que ces friperies utilisent, on devine ainsi aisément le groupe d’âge de leur clientèle habituelle.

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Sur la portion du Plateau Mont-Royal de la Main, une seule friperie détone du lot. Elle se nomme « Maison des modes Michel ». Cette friperie aussi fait une sélection des vêtements de seconde main qu’elle revend par la suite. Elle se trouve dans le même environnement urbain que les autres friperies « vintage » ou « arty ». En rentrant, je remarque qu’on y vend uniquement des vêtements pour femmes et que l’intérieur est décoré comme un entrepôt. Je demande au monsieur derrière le comptoir des caisses s’il y a des morceaux pour hommes. Il me pointe une petite section sur le côté qu’il me présente comme étant « unisexe », avec un regard qui semblait mettre en doute ma présence dans son commerce. Alors que je me déplace vers « ma » section, j’entends une voix derrière moi : « Salut Michel ! Est-ce que tu as trouvé de nouvelles choses pour moi ? » Je me retourne et j’aperçois deux dames d’un certain âge qui viennent d’entrer dans le magasin. Michel leur répond avec un sourire et se dirige vers un support pour y prendre quelques morceaux et les leur montrer. Michel a le même âge que « sa » clientèle. Celle-ci semble avoir un service personnalisé, une relation de proximité avec Michel, qui nomme même ses clientes par leur prénom. Il se peut qu’il soit, en quelque sorte, leur « designer » et qu’il sélectionne certains morceaux spécialement selon leurs goûts. Par la devanture délavée, on devine que ce commerce a pignon sur rue depuis plusieurs années. Il attire une population de gens plus âgés qui ne se déplace sûrement pas sur de longues distances pour magasiner.

Le commerce de Michel au décor minimaliste et sa clientèle plus âgée offrent un contraste éloquent avec les autres friperies du boulevard. En effet, bien qu’indépendantes, ces friperies semblent être du même type : on y vend des vêtements rétro dans une scène qui marie art, créativité et nostalgie. Ces ateliers se partagent aussi une clientèle : de jeunes « designers » qui peut-être, apprécient la nature artistique du boulevard Saint-Laurent. À bien y penser, sous les murales qui dessinent le paysage de la Main, ces friperies « arty » se fondent bien dans leur écosystème.

Hermann Hesse dans une librairie commerciale

Hermann Hesse dans une librairie commerciale

Dans les librairies commerciales de grande surface, je vois les livres d’Hermann Hesse (1877-1962) qui sont exposés en présentoir parmi les grands noms de la littérature. SiddharthaLe Loup des steppesLe jeu des perles de verreNarcisse et GoldmundL’art de l’oisiveté sont les œuvres que je croise souvent, avec parfois Demian. Mon constat, confirmé par un libraire, est que les livres de Hermann Hesse sont encore, presque 100 ans après leurs premières parutions, abondamment vendus et lus.

Contrairement à la croyance populaire, le libraire m’a assuré que ce ne sont pas que des adolescent·e·s ou de jeunes adultes qui lesachètent. J’étais étonné de cette information. En effet, lorsque je discute avec des adultes de mon entourage ayant plus de 30 ans, plusieurs ne l’ont soit pas lu ou bien réfèrent à un passé de jeunesse où les transformations identitaires se manifestaient le plus. J’ai trouvé révélatrice cette information, car les livres de Hesse sont du type à être consultés à un certain moment de la vie. J’ai donc voulu en savoir plus sur ses lecteurs.

De quoi traitent les romans de Hermann Hesse? Ou encore : quel message portent leurs personnages? Les protagonistes que sont Siddhartha, Harry Haller, Goldmund, Joseph Valet et Émil Sinclair se retrouvent tous dans un cadre qui met leurs aventures intellectuelles de l’avant sous la forme d’un récit d’apprentissage, ce qu’on appelle, en littérature, des romans initiatiques. Ces personnages font face à des défis, parfois internes, parfois externes. Ils évoluent et trouvent éventuellement une voie qui passe par la découverte d’un monde intérieur, d’ordre métaphysique. Ces individus croient vivre en contradiction avec le contexte social qui les entoure. Pourquoi? Parce qu’ils sentent qu’ils ont un destin supérieur, que la vie ne peut pas simplement se résumer à être sur terre et se fondre dans la masse, à acquérir des biens matériels, à travailler et à être comme les autres. Avons-nous vraiment une raison unique ou suprême de vivre, une raison profondément individuelle, comme l’exprime Hermann Hesse lorsqu’il écrit que la mission de chaque humain est de « parvenir à soi-même »? Est-ce que nous pouvons encore prétendre qu’il y a, devant une vie qui semble déterminée par la science, une possibilité de croire en quelque chose de supérieur, souverain et propre à chaque individualité? Voilà des questions que pose Hermann Hesse à travers ses personnages.

Pourquoi retrouve-t-on encore fréquemment des romans traitant de ces questions (qu’il s’agisse de SiddharthaLe loup des steppes ou Le jeu des perles de verre) sur les étagères, mais aussi en vedette sur les présentoirs des librairies? Sans nier l’aura dont bénéficient les œuvres de Hesse, je me demande : pourquoi est-on amené à lire Hermann Hesse de nos jours ? Les lecteurs et les lectrices de Hesse retrouvent-ils aujourd’hui les mêmes enjeux que ceux qui lui étaient contemporains? Telles sont les questions qui me taraudent.

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Les romans de Hesse touchent souvent à des aspects métaphysiques, transcendantaux. L’auteur place ses protagonistes face à des problèmes. Ils sont mus par le désir intérieur d’être plus que ce qu’ils sont. Ils sont en quête de sens, de liberté. Ils rêvent. Ce sont des personnages qui trouveront éventuellement la voie vers eux-mêmes, un royaume intérieur. Les dénouements des romans laissent parfois perplexes et songeurs. Nous nous demandons : est-il vraiment possible de mener la vie qu’ils ont menée? Ou devons-nous seulement retenir le symbole de leur quête? Peut-être faut-il voir dans la pérennité des succès des livres de Hermann Hesse notre vision, très occidentale, du fanatisme de l’épanouissement de l’être humain.

En tant qu’écrivain et artiste, Hermann Hesse est autant un représentant idéal de son époque que ses personnages. Ils évoluent dans ce qu’ils conçoivent comme un désenchantement et une souffrance spirituelle. De ce point de vue, il devient essentiel de redonner sens à l’existence, ou d’exprimer ses souffrances existentielles : élément manifeste théorisé de nos jours, comme à son époque, par des crises existentielles. Sa particularité et celle de ses œuvres — au-delà du fait qu’il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1946 — est qu’il est devenu un porte-parole de l’idéologie de la réalisation de soi-même, cette injonction bien moderne d’être responsable de sa propre vie, qui prend des racines dépassant Hermann Hesse.

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Au-delà de leur intérêt métaphysique, on retient des personnages de Hesse qu’ils mettent tout en œuvre pour parvenir à une quête inconnue au lectorat. Il y a un jeu d’énigmes avec les notions de vie, d’existence et d’être où chacune d’elles s’entremêle pour donner un aspect mystique au roman. Autant Siddhartha, Demian, Harry Haller que Joseph Valet sont porteurs d’un message qui leur semble plus grand que dans d’autres types de romans, de par le caractère initiatique. Ils ont ce caractère bien particulier d’être dans des œuvres symboliques qui représentent des idées plus grandes que ce que notre « réalité » nous offre. Les romans de Hesse persistent dans le temps, on pourrait en faire l’hypothèse, parce qu’ils présentent des personnages aux idéaux intemporels. Ces idées, ce sont la quête de sens, la quête identitaire et la quête existentielle : ce sont, je crois, des quêtes aussi caractéristiques des personnages que de notre siècle, comme en font foi les succès de Paulo Coelho et Éric-Emmanuel Schmitt.

Quiconque s’attarde un peu aux œuvres qui se vendent le plus dans les librairies d’aujourd’hui et qui, en les lisant, ne s’attarde pas seulement aux personnages et à leur transformation, mais aussi à la manière de se réaliser, se demandera : les Siddhartha, Harry Haller et Joseph Valet sont-ils vraiment maîtres de leur destin ? Sont-ils les produits d’une conception humaniste qui valorise la liberté et l’autodétermination?

La conscience collective se nourrit de ces idées de liberté, de mythe de soi, de spiritualité, de nature : il suffit de regarder les autres présentoirs de la librairie pour s’en convaincre. Je crois que la limite des œuvres de Hesse se trouve toutefois dans la présentation de deux seuls destins : s’épanouir à l’extérieur du monde ou souffrir dans la société.

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Hesse construit toujours la structure de ses romans autour d’un personnage unique. Leur cadre social — le théâtre magique pour Harry Haller, le jeu des perles de verre pour Joseph Valet, le bouddhisme pour Siddhartha — ne sert qu’à mieux servir le message porté, c’est-à-dire illustrer le pouvoir de réalisation que possède tout individu.

Pour cette raison, je pense très bien comprendre pourquoi ses livres se vendent encore : ils bénéficient d’une aura combinée à une réputation de mystère et d’initiation. Je suppose que ses lecteurs et ses lectrices veulent nourrir cette impression qu’il est toujours possible de s’épanouir et que nous possédons cet épanouissement en nous. Ils et elles voient le monde autour d’eux exercer un certain déterminisme social, mais veulent aussi croire à leur volonté. Un regard sur l’époque de Hesse nous montre que la manifestation de ces idées n’est pas née d’hier. Toutefois, Hermann Hesse a plausiblement ce quelque chose en plus : il y dévoile un foisonnement intellectuel comportant une richesse philosophique et une construction du sens humaniste. Une question persiste néanmoins : qui lit encore Hermann Hesse de nos jours et dans quel but? Aujourd’hui, lire Hermann Hesse, c’est lire l’espoir d’être un jour plus que la personne qui va errer dans une librairie.

Sociétés invisibles

Sociétés invisibles

En menant une recherche ethnographique dans l’Est de l’Allemagne, Barbara Thériault a constamment été confrontée à ce qu’elle nomme ici les « sociétés invisibles ». Le texte qui suit a été traduit de l’allemand et fait partie du livre Die Bodenständigen. Erkundungen aus der nüchternen Mitte der Gesellschaft (Les Bodenständigen. Exploration du milieu sobre de la société), à paraître en 20201.

On y entre et en sort jour après jour sans s’en rendre compte, des sociétés invisibles. On n’y pense pas. Ça se fait tout seul.

Elles ne sont nulle part documentées ou recensées. Les statistiques, qui découpent la réalité pour la recomposer dans des catégories bien définies – groupes de revenus, Allemands ou étrangers, de l’Ouest ou de l’Est – ne s’en préoccupent pas. Les pessimistes culturels, qui prédisent depuis longtemps déjà la mort de la culture associative, les omettent. Elles ne portent pas de nom officiel, n’occupent aucun lieu propre, et ne disposent d’aucun statut.

Et pourtant, leurs membres se reconnaissent à certains signes ou codes : des références à la haute culture ou à la culture populaire (Jean-Sébastien Bach ou Game of Thrones), l’utilisation de langues étrangères (le français ou le latin, l’anglais moins), ou des phrases commençant par « entre » (« entre propriétaires de motos BMW… », « entre universitaires… », « entre fans de Depeche Mode… »). Il suffit parfois d’un regard éloquent entre femmes qui doivent endurer les explications d’un homme sur le fonctionnement du monde et des choses (#mansplaining), ou encore d’une carte postale « est-allemande » s’adressant, en alphabet cyrillique, à « ceux qui peuvent encore lire ceci » et qui partagent des expériences historiques communes.

Certaines sociétés ont certes tendance à exclure, mais ce n’est pas toujours le cas. Elles peuvent également créer des formes de solidarité. Comme lorsque dans un bar qu’on fréquente nouvellement on est salué par des habitués qui nous tapent dans le dos en nous lançant un « t’es correct, toi ». Ou alors dans ces occasions où l’on sort chercher un album photo et l’on raconte des histoires qui créent un moment d’intimité.

Certaines sociétés ont un effet libérateur et provoquent l’amusement, qui n’est pas sans être teinté d’une certaine culpabilité, comme dans le cas des sociétés de commérage.

Certaines ébauches de sociétés n’aboutissent jamais. Un flirt faisait en toute occasion référence à un film ou à un autre : « Connais-tu le film X, Y, Z ? ». Non, je ne les connaissais presque jamais ; « Qui a le temps de se taper tous ces films ? », je me demandais. Rapidement, nous avons cessé de nous voir. Et il y a ces fois où l’on sort chercher un album photo et on raconte des histoires qui ennuient.

Il y a des sociétés que l’on rejoint seulement malgré soi, qui sont pénibles. Dans mes recherches, leurs invitations se faisaient parfois par un conspiratif « tu sais ce que je veux dire… ». Pour des raisons de « rectitude politique », la suite restait non dite ; il était sous-entendu que nous partagions une même opinion politique. Même chose avec l’allusion, qui ne promet généralement rien de bon, « ce que je voulais encore dire… » qui invite à une société précisément au moment où l’on était sur le point de la quitter.

Il est possible que l’on sorte d’une société plus consciemment qu’on y entre. On peut la quitter : en faisant une pause dans la conversation, en allant se chercher un verre, en prétextant un besoin naturel ou, dans certaines régions de l’Allemagne, en frappant sur la table. Parfois, il faut se défendre un peu. Un théologien de ma connaissance m’a un jour raconté qu’on enseignait dans sa formation pastorale des techniques pour les visites à domicile : la sourde oreille (prétendre ne pas avoir entendu), le regard vide (prétendre avoir la tête ailleurs) lorsque les hôtes se perdaient dans les commentaires. Je me suis promis de l’essayer à la prochaine occasion.

Parfois, c’est sérieux. Au cours du procès du Nationalsozialistischer Untergrund (le NSU ou le mouvement national-socialiste clandestin), qui a entre 2000 et 2006 assassiné dix innocentes victimes, des hommes et des femmes ont été accusé·es d’appartenir à des groupes d’extrême-droite ou de sympathiser avec leurs idées. Pour s’en défendre, ils ont parfois fait référence à l’absence de signes visibles (« Je ne suis membre d’aucun groupe »), comme si seules des structures officielles permettaient d’attester l’existence d’une société.

Crédit image : Julien Posture – julienposture.cargo.site/