par Barbara Thériault | Jan 6, 2019 | Feuilletons
Traduction : Francis Douville Vigeant et Rosalie Dion
Celui qui cherche la vertu devrait visiter la ville de Mühlhausen[i] en Allemagne : sur les murs de la grande salle du conseil municipal, elle y est dépeinte. On y retrouve six figures du XVIe siècle : justitia (justice), fortitudo (courage), spes (espoir), caritas (amour), prudentia (sagesse) et temperantia (modération). Elles forment un portrait de groupe où chacune semble observer le visiteur d’un œil sévère.
Temperantia est représentée par un homme portant une soucoupe et une cruche. Il symbolise le contrôle des pulsions et suggère une attitude mesurée par rapport à l’alcool. C’est du moins ce que j’ai retenu du commentaire de l’archiviste local. La figure faisait écho à ce que j’avais déjà observé : en Allemagne, on boit moins que par le passé. Cette tendance s’est d’ailleurs vue confirmée immédiatement après la visite de la salle du conseil. Alors que nous passions à table, les trois hommes avec qui je venais de passer la matinée ont commandé des jus de fruits. Quand j’ai pour ma part commandé une bière, le serveur a eu un geste de soulagement.
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J’ai un jour demandé à un groupe de citoyen·ne·s issu·e·s de la classe moyenne d’Erfurt — employé·e·s, fonctionnaires et enseignant·e·s entre 40 et 55 ans — ce qu’elles et ils considéraient être un « bon repas ». Aucun d’entre eux n’a mentionné l’alcool. Surprise, j’ai demandé : « L’alcool ne fait-il pas partie d’un bon repas ? » « Peut-être une bière ou un verre de vin pour accompagner le rôti », a été la timide réponse.
La mémoire assure qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Un coup d’œil aux albums photos de mes interviewé·e·s suffit pour me le confirmer : on voit lors des fêtes familiales, sur la table, à côté des cigarettes, de nombreuses bouteilles d’alcool. « Avant, on ne buvait pas d’eau », a commenté sèchement ma belle-mère lorsque j’ai tenté d’aborder la question.
S’il est difficile de situer précisément cet « avant », il est clair que la tendance observée dénote un changement important, étroitement lié à de nouvelles formes de sociabilité. Les statistiques nous donnent plus de précisions : on consomme aujourd’hui moins de schnaps et de bière ; en revanche, on boit plus de whisky et, surtout, de vin. On boit moins, mais on boit mieux, sans pourtant être un connaisseur ou fantasmer sur une cave à vin. C’est ce que confirme également le restaurateur français d’Erfurt : à son arrivée dans la ville au début des années 1990, il ne vendait que du Bordeaux ; aujourd’hui, on lui demande des vins de Bourgogne et d’autres régions.
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De nos jours, temperantia semble être la devise en matière de consommation d’alcool. Non pas qu’on ne boive plus, mais l’alcool contredit peut-être un ethos de la modération. On ne doit pas trop boire, mais il ne faut pas y renoncer complètement non plus. Les adeptes de la modération forment en quelque sorte un milieu sobre qui n’apparaît qu’en contrastant deux types : ceux qui boivent trop et ceux qui ne boivent pas du tout.
On reconnaît les représentant·e·s du premier type à leur volubilité et à certaines de leurs expressions euphémisantes : elles et ils boivent « une petite bière » ou « une goutte » et égrènent des dictons du genre : « La bière est sèche, je dois boire un schnaps », « Je soutiens l’industrie de Nordhausen[ii] » ou encore le légendaire « C’est un médicament ! ». Boire en quantité est encore autorisé, mais perçu comme peu convenable. Quelques exceptions sont toutefois possibles : lors des kermesses, des carnavals, des enterrements de vie de garçon, et dans certaines sociétés de femmes où l’on boit du mousseux et l’on peut – en groupe – se laisser aller.
Les représentant·e·s du deuxième groupe, celles et ceux qui ne boivent pas, n’ont pour leur part aucun besoin de parler. À lui seul, leur renoncement à l’alcool en dit déjà beaucoup. Il soulève le doute : a-t-on affaire à un·e alcoolique abstinent·e, une personne malade, une personne religieuse ? Si on ne se moque pas d’elles et eux, elles et ils doivent néanmoins vivre avec le fait qu’elles et ils empêchent les autres de boire à leur guise ; elles et ils mènent donc une existence sociale quelque peu isolée.
À ces deux types, ajoutons-en un troisième : les « faux buveurs » et « fausses buveuses ». Ce qu’elles et ils tiennent dans la main, qui a l’air d’un verre de bière semblable au nôtre, s’avère en réalité du jus de pomme. J’ai déjà rencontré ce genre de personnes, et elles m’ont semblé malhonnêtes. Il y a aussi les « faux non-buveurs ». Elles et ils consomment en cachette, de l’alcool et des pastilles à la menthe – mais c’est autre chose. Elles et ils suscitent plus de pitié que d’agacement.
La consommation modérée d’alcool est symbole d’une conduite de vie stricte ; en même temps, l’alcool est un antidote possible, une fuite momentanée de ces restrictions. Je ne sais pas si les gens sobres sont des maîtres de la modération ou s’ils ne pensent tout simplement plus à l’alcool. Lorsqu’on leur pose la question, ils déploient tout un arsenal de justifications pragmatiques qui appuient leur mode de vie équilibré : elles et ils travaillent tôt le lendemain, sont en voiture, ont encore une tonne de choses à faire. Bref : elles et ils sont terriblement occupé·e·s. Et peut-être font-ils aussi attention à leur ligne.
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Par son travail, un serveur, que ce soit à Mühlhausen, à Erfurt ou ailleurs, n’a pas à être un défenseur de la temperantia. L’étiquette de son métier le contraint à ne pas juger les préférences de sa clientèle. Ce principe s’applique également à la sociologue qui s’abstient de porter un jugement sur ce qu’elle observe. Si boire ne fait plus nécessairement partie d’un bon repas et n’est vraisemblablement plus aussi célébré qu’« avant », il faut reconnaître que la tendance peut être perçue comme dégrisante. Mais rappelons une chose : il est, en Allemagne, encore possible de boire un verre de vin au cinéma, une bière au sauna et un verre de mousseux dans le train. Quand on vient de l’étranger, on sait que quelque chose de ce genre, en dépit de toute modération, n’est pas évident.
CRÉDIT PHOTO: Flickr-Cyril Caton
[i] Ce texte fait partie d’une série sur la vie quotidienne et les habitudes de vie de citoyens d’Erfurt et d’autres villes de Thuringe, province de l’Est de l’Allemagne. Il est d’abord paru en allemand (« Das Trinken der nüchternen Mitte », Thüringer Allgemeine, 8 septembre 2017, p. 4).
[ii] La ville de Nordhausen, en Thuringe, est réputée pour la production schnaps à base de grain.
par Coralie Laperrière | Avr 10, 2014 | Opinions
« Investir dans le pétrole pour créer de la richesse, c’est mettre le feu à la maison pour récolter l’argent des assurances. » Ainsi s’exprimait le scénariste Daniel Thibault sur son compte Facebook au sujet de l’exploration pétrolière sur l’île d’Anticosti, et il a tout à fait raison.
Encore récemment, plusieurs québécoises et québécois estimaient que leur province était un leader mondial dans la lutte contre les changements climatiques ; certains le pensent toujours. Cependant, ce n’est certainement pas le projet du Parti Québécois qui nous aurait mené dans la direction de la protection environnementale et encore moins celui du Parti Libéral. Quand les Conservateurs ont retiré le Canada du protocole de Kyoto, plusieurs (surtout les souverainistes) arguaient que le Québec, lui, serait resté ! Vraiment ?
Quelques faits : le Québec est le deuxième plus grand consommateur d’électricité au monde par habitant, après l’Islande. C’est sans compter les entreprises énergivores qui sont installées ici et qui consomment 44% de notre électricité. Bien que notre source d’énergie soit « propre », cette surconsommation est préoccupante et le climat froid n’est pas l’unique excuse à ces chiffres. Les Québécois s’inscrivent parmi les plus grands consommateurs d’eau au monde avec une moyenne de 795 litres par personne par jour (2006), et ce, sans même effleurer la question de la consommation des industries. Saviez-vous qu’il existe une stratégie québécoise d’économie d’eau potable ? Que si les objectifs ne sont pas atteints en 2017, le gouvernement pourrait introduire « une tarification adéquate après consultation du milieu municipal » ? Comment respecter les objectifs collectifs alors que les individus ne sont pas mis au courant de telles mesures ? C’est à se demander si le gouvernement veut réellement que la consommation d’eau potable des Québécois-es diminue.
Outre ces statistiques, il y a aussi notre surconsommation nord-américaine de biens, le gaspillage alimentaire, nos voitures, notre retard en matière recyclage, des organismes génétiquement modifiés (OGM) de plus en plus présents dans notre alimentation, etc.
Le Québec n’est pas aussi vert qu’on le croit, et avec ce qui s’en vient, il commence à brunir…
Le gouvernement Marois avait promis une réduction des gaz à effet de serre (GES) de 25% par rapport à 1990. Or, les émissions de GES augmentent (0,25% en 2010). Il faudrait donc élaborer un plan clair impliquant des changements radicaux pour arriver à cet objectif en 2020. Mais le véritable but de Québec est-il de lutter contre les changements climatiques ? Les décisions qu’endossent les dirigeants présentement reflètent tout le contraire. Le Québec s’apprête à devenir une véritable plaque tournante pour l’industrie du pétrole. Le projet d’inversement de l’oléoduc de la ligne 9-b d’Enbridge devait être discuté lors d’audiences publiques. L’ancien ministre de l’Environnement avait même promis une « évaluation environnementale sans compromis ». À l’automne, le tout était stratégiquement bien dissimulé sous l’encre que faisait couler la fameuse charte de la laïcité. À la dernière minute, le gouvernement lançait alors des consultations particulières sur le sujet, annulant ainsi ses promesses antérieures d’en discuter publiquement. Parmi les groupes invités à ces consultations, il n’y figurait qu’un seul groupe autochtone et seulement quatre organisations écologistes. Aucun regroupement citoyen n’était sur la liste. L’élite politique et économique, elle, était par contre conviée avec enthousiasme. Les représentants des compagnies pétrolières, des municipalités et des chambres de commerce étaient aussi les bienvenus. La Coalition Vigilance Oléoducs, un groupe citoyen, a cependant réussi à se faire entendre, convoquée à seulement 24 heures d’avis. Le 6 mars 2014, l’Office national de l’Énergie a donné le feu vert au projet d’Enbridge….le lendemain du déclenchement des élections.
Tous s’entendent pour dire que nous devons diminuer notre dépendance aux énergies fossiles. Cependant, on continue d’accepter des projets pétroliers et à financer en grandes pompes l’industrie du bitume. C’est comme si quelqu’un voulait arrêter de boire, mais qu’il s’achetait un vignoble. Ouvrir la porte à l’exploitation pétrolière sur l’île d’Anticosti en permettant son exploration est un pas dans la mauvaise direction.
L’État québécois compte investir 115 millions de dollars pour explorer le potentiel pétrolier de l’île d’Anticosti, potentiel qui ne sera connu qu’à l’été 2015. Pour faire avaler la grosse pilule noire, le gouvernement fait miroiter des chiffres alléchants. « Des jobs ! 45 milliards de retombées économiques! », alors que nous n’avons encore aucune idée de ce qui se cache dans le sous-sol de l’île. En guise de verre d’eau, il y aussi le « manifeste pour tirer profit collectivement de notre pétrole » signé par des noms crédibles, beaux sur une feuille, tels Bernard Landry (ancien premier ministre du Québec), Monique Jérôme-Forget (ancienne ministre des finances du Québec et conseillère spéciale chez Osler), Joseph Facal (ancien président du Conseil du Trésor du Québec et professeur au HEC) et Yves Thomas-Dorval (président du Conseil du patronat du Québec). Comment ne pas les prendre au sérieux ? EUX, ils doivent savoir ce qui est bon pour notre économie. D’ailleurs, le manifeste nous rappelle qu’on ne doit pas « rêver en couleurs : nous consommerons du pétrole pour encore longtemps! » Cette affirmation ne vient pas seule, elle est accompagnée de chiffres : de 1989 à 2009, la consommation de pétrole a augmenté de 4% au Québec. Ou encore : de 1996 à 2006 le nombre de véhicules circulant sur les routes au Québec est passé de 3,5 millions à 4,5 millions. Tant qu’à polluer, autant le faire pour de vrai ! Doit-on rappeler qu’il ne suffit pas d’exploiter (peut-être, éventuellement) le pétrole ? On doit également mettre en place les infrastructures nécessaires à son transport, et surtout à son exportation : des oléoducs, des ports, des raffineries. Alors, le gouvernement péquiste voulait-il vraiment protéger l’environnement ?
Il est cependant possible de changer les choses à long terme, que ce soit en modifiant sa consommation énergique individuelle, ou seulement en s’informant des conséquences de l’exploitation pétrolière au Québec et dans le monde. L’État québécois a le pouvoir et les ressources de ne pas aller dans la direction de l’énergie sale et d’ignorer la pression acharnée et absurde du marché international. Il suffit de ne pas nous laisser amadouer par les beaux discours économiques et réagir fortement contre l’industrie du bitume.