
Le « feuilleton sociologique » est-il en train de transformer la manière d’écrire les sciences sociales? Barbara Thériault, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, vient de faire paraître aux éditions L’Esprit libre sa Brève anthologie du feuilleton sociologique et du reportage. Sociologue aguerrie, elle passe son temps entre le Québec et l’Allemagne. Barbara est connue pour ses démarches de terrain hors norme, elle qui a appris et pratiquer les métiers de coiffeuse puis journaliste afin de mener des enquêtes. Son livre précédent a d’ailleurs remporté le prix de l’Association allemande de sociologie pour la meilleure ethnographie de l’année 2024. Son succès, elle le doit aussi à son style d’écriture. En effet, elle rapporte ses enquêtes sous la forme de feuilletons sociologiques, des fragments d’enquête mêlant sociologie, littérature et reportage, touchant par-là un public élargi. Son anthologie nous amène en quelque sorte dans les coulisses de son travail d’écriture. Elle y a traduit et réuni les textes – des années 1920 à aujourd’hui – qui ont inspiré sa démarche, mais aussi la création d’un magazine. En effet, elle est également cofondatrice de Siggi, le magazine de sociologie
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L’Esprit Libre (EL) : Qu’est-ce que le feuilleton sociologique et pourquoi est-il intéressant pour nous aujourd’hui?
Barbara Thériault (BT) : Le feuilleton sociologique est un genre qui est né dans les journaux germanophones dans le premier tiers du 20e siècle, d’un intérêt pour le concret, mais aussi des qualités littéraires de la première génération d’hommes et de femmes formés à la sociologie.
À la base, le mot « feuilleton » renvoient à des romans publiés en épisodes dans les journaux. Cette idée de publier plusieurs fragments de la réalité a été réappropriée et a fini par produire ce qu’on pourrait appeler une « sociologie tirée des journaux ». À côté des grands traités de sociologie et de philosophie que l’on publiait à l’époque pour fonder la discipline et asseoir sa réputation de scientifique, on retrouve aussi une forme de sociologie dans les journaux. Elle part de la surface, de détails, et nous plonge dans une réalité, celle de l’époque dans laquelle les journalistes vivaient.
EL : Votre anthologiedébute par une section dédiée à des articles de Siegfried « Siggi » Kracauer (1889-1966), que vous qualifiez de « maître du feuilleton sociologique ». Pourquoi?
BT : Parmi les centaines de feuilletons que j’ai pu lire, c’est la personne qui m’inspire le plus. Kracauer est empirique : il a un souci pour la réalité et, en même temps, il développe une perspective critique. Il ne s’agit pas d’une critique de front, en levant le doigt et nous disant quoi penser. C’est une critique qui dévoile, qui passe par la description et le montage, c’est-à-dire par la superposition de plusieurs scènes.
Il écrit beaucoup de ses textes journalistiques à Berlin, à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Les national-socialistes sont alors partout : on sait qu’ils sont dangereux, mais pas parce qu’il écrit « les nazis sont dangereux ». Plutôt : il nous le fait sentir en traitant d’autres sujets. Il y a une simultanéité d’événements. Le national-socialisme n’est pas la seule chose qui détermine le quotidien des habitant·e·s de Berlin, la vie continue. Si une foule de petits évènements surviennent, il est toujours là, partout en arrière-plan. Il fait partie de l’ambiance. Kracauer brosse une sorte de portrait atmosphérique de l’époque.
EL : L’anthologie intriguera les gens qui s’intéressent à cette période de l’histoire, mais aussi les passionné·e·s de sociologie. Vous notez, par exemple, que certains textes de Kracauer sur les classes moyennes émergentes anticipent les analyses de Bourdieu sur la distinction et d’Hochschild sur le travail émotionnel.
BT : En effet, un des feuilletons de l’anthologie, Meubles d’aujourd’hui (1928), est un texte qui porte sur la distinction, pourrait-on dire. Il y a une mode à l’époque qui prône un retour à des formes épurées, que ce soit dans littérature, la peinture, l’architecture – et même dans la coiffure. C’est partout, et on la retrouve aussi, évidemment, dans le mobilier intérieur. En se rendant à une exposition de meubles, Kracauer observe que, paradoxalement, les gens qui recherchent cette simplicité en prenant leur distance avec les riches ornementations prisées par la génération passée affirment leur propre supériorité intellectuelle.
L’autre texte est Manuel de savoir-vivre mal compris (1930). Kracauer rapporte qu’un journal berlinois décerne des prix aux vendeurs et vendeuses qui sont poli·e·s, gentil·le·s et authentiquement courtois·es; bref, qui ne font pas qu’afficher un « sourire américain ». En exposant les contradictions de ce concours, Kracauer montre que l’industrie naissante des services cherche à s’approprier l’authenticité de ses employé·e·s mal payé·e·s pour vendre plus et accroître son profit. J’ai traduit ce texte vers le français, mais il faudrait le traduire en anglais et l’envoyer à Arlie R. Hochschild!
EL : Le nom du magazine que vous avez cofondé – Siggi – est un surnom que vous donnez à Siegfried Kracauer. Pourquoi avoir choisi ce nom?
BT : Siegfried Kracauer, c’est un peu notre saint patron! À la base, l’idée du magazine était de remettre à l’avant la forme du feuilleton sociologique afin de participer à un mouvement général de renouvellement de l’écriture en sciences sociales. Les textes réunis dans l’anthologie sont ceux qui nous ont inspiré et nous ont formé, dans le cadre de différents séminaires et ateliers, à l’écriture de feuilletons sociologique. Quand on veut écrire des feuilletons, il faut en lire beaucoup. C’est comme ça qu’on s’approprie la forme et qu’on peut la réactualiser.
EL : Justement, cette tradition est réactualisée, car votre anthologie comprend aussi des textes contemporains. Comment les avez-vous choisis?
BT : La tradition du feuilleton a été maintenue vivante en Allemagne et en Pologne, même si ces textes ne sont plus toujours très sociologiques. En fait, j’ai réuni les textes selon un critère bien subjectif : j’ai choisi ceux qui m’inspirent dans mon travail d’enquête et d’écriture. Un de ceux que j’ai traduit et fait lire à mes étudiant·e·s dans mon séminaire sur le feuilleton les a particulièrement émus. Dans À la mort de X (1991), la reporter Gabriele Goettle décrit la mort physique d’une femme âgée dans un hospice. Comme dans les textes de Kracauer à l’époque, il y a une critique forte de la déshumanisation, mais cette critique se fait uniquement dans la description. Les observations sont crues, froides, factuelles, extrêmement détaillées. L’autrice n’a pas besoin de dire « c’est épouvantable ». Elle ne pose pas de jugement à notre place, mais elle nous donne à réfléchir.
Propos recueillis par Léo Fays
Thériault, Barbara. Brève anthologie du feuilleton sociologique et du reportage. Les années 1920 et aujourd’hui, L’Esprit libre, Montréal, 2025, 188 p. (ISBN: 978-2-925070-39-9).