par Marine Caleb | Oct 6, 2019 | Analyses
« Ce n’est pas la diversité, mais sa gestion qui pose un problème »
Cet article est paru dans notre recueil diversalité, en vente sur notre boutique en ligne et dans plusieurs librairies indépendantes.
Vantés internationalement, le multiculturalisme et la santé du marché du travail canadiens attirent les travailleurs et travailleuses du monde entier. En théorie, au Québec, l’intégration est une responsabilité que doivent partager les migrant·e·s, la société d’accueil et l’État. En réalité, la province fait des promesses que ses services défaillants ne peuvent tenir. Si bien que les discriminations demeurent et les débats identitaires sont chroniques.
Le Canada, terre d’accueil et de tolérance : une idée qui fait l’unanimité partout dans le monde. Un fantasme sur lequel repose le branding canadien, l’image de marque que les gouvernements successifs continuent d’alimenter. Cette stratégie est loin d’être exclusive au Canada : « les pays sont construits sur des mythes nationaux pour légitimer leur système politique », explique Sabine Choquet, chercheuse au Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) à l’Université du Québec à Montréal.
Certains, comme la France, reposent sur le mythe de l’État-nation. Sont prônés une langue et une identité nationales uniques ou encore des droits universels. Au Canada, comme en Suisse ou au Liban, l’identité collective repose sur le fantasme de la diversité, poursuit Sabine Choquet. En témoigne l’inscription du multiculturalisme dans la Loi constitutionnelle de 1982. Le besoin de main-d’œuvre amène le Canada à louer les bienfaits du vivre-ensemble et de la diversité ethnoculturelle pour séduire les travailleurs et travailleuses directement dans leur pays.
En cohérence avec ce discours, des moyens accessibles et facilités sont mis en place pour ceux et celles souhaitant immigrer. « Contrairement aux pays européens, le Canada possède des règles d’immigration », confesse Stephan Reichhold, administrateur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI), lors de la conférence « Politiques et immigration : à quand la mutation ? » dans le cadre du Festival du Monde arabe le 4 novembre 2018. Il offre en effet la possibilité de préparer une immigration permanente depuis l’étranger en amont de la migration. Une manœuvre qui permet de favoriser l’établissement permanent à l’immigration clandestine et temporaire.
Mais les années 90 changent la donne. Au Canada comme dans les pays de l’OCDE, l’immigration temporaire liée au travail augmente jusqu’à dépasser en nombre l’immigration permanente. Les gouvernements doivent réagir en organisant des politiques de gestion des travailleurs et travailleuses temporaires. « Face à cette tendance, ils privilégient de plus en plus l’immigration temporaire liée au travail », détaille Sid Ahmed Soussi, sociologue membre du CRIEC. Les flux migratoires augmentent constamment et en 2016, le Canada recevait 320 932 personnes immigrées[i].
Un attrait constant pour les travailleurs et travailleuses du monde et une aubaine pour un Québec souffrant d’une pénurie de main-d’œuvre. Depuis 2004, le taux de postes vacants est passé de 2 % à 3,9 %, faisant du Québec la province la plus touchée au Canada, selon un communiqué de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante[ii]. Cette tendance devrait s’accentuer en raison des futurs départs à la retraite[iii]. Mais c’est sans compter les décisions gouvernementales. En janvier 2019, le gouvernement de François Legault maintenait sa décision de réduire d’environ 24 % le nombre de personnes accueillies en 2019, afin d’augmenter le nombre d’admis par la suite et d’ici 2021.
Seulement, les immigrant·e·s attiré·e·s par l’ouverture et le manque de main-d’œuvre feront face à des défaillances administratives, des frustrations et des désillusions personnelles. Aux promesses d’un accueil chaleureux se succèdent les réalités des politiques de gestion de l’immigration au Québec et au Canada. Les dysfonctionnements résideraient en premier lieu dans l’intégration, selon Sabine Choquet. Plus précisément, pour Sid Ahmed Soussi, la question la plus problématique est celle de l’insertion professionnelle.
En terre inconnue
L’intégration des immigrant·e·s est pensée comme une responsabilité commune : État, société d’accueil et personnes immigrées doivent y œuvrer. La maîtrise du français et le partage des valeurs québécoises de vivre-ensemble sont pour le Québec garants d’une intégration réussie. Pour ce faire, la province offre des cours de francisation, une aide financière et un accompagnement d’Emploi Québec[iv]. À la suite de ces services gouvernementaux, le Québec dirige les populations immigrantes vers des organismes subventionnés tels qu’ALPA (Accueil liaison pour arrivants) ou CANA (Carrefour d’aide aux nouveaux arrivants). Une manœuvre de désengagement qui complique la situation des nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes.
Brunilda Moreno a dû trouver ce type d’organisme par elle-même. Arrivée en 2004 depuis l’Albanie avec sa fille, elle ne connaissait personne et son français n’était encore pas parfait. « Je n’ai pas eu beaucoup d’aide, je n’étais pas accompagnée », admet-elle. Ses difficultés en langue ont fini par devenir prioritaires pour trouver un emploi, si bien qu’elle a décidé de faire un baccalauréat en relations industrielles. Étudier était selon elle la meilleure manière de perfectionner son niveau de français.
Yonny Penaranda est Canadien d’origine colombienne. Malgré une situation économique stable, sa femme et lui ont décidé de quitter leur pays pour des raisons politiques et de sécurité. Après trois ans passés à préparer leur émigration, à apprendre le français à leurs propres frais, à faire valoir leurs diplômes, ils s’installent à Montréal en 2008 en tant que résident·e·s permanent·e·s. M. Penaranda a préféré poursuivre sa francisation dès son arrivée. « J’ai eu beaucoup de chance, car au collège Montmorency où je suivais mes cours de francisation, une dame donnait des cours pour aider les finissant[·e·]s à trouver un emploi », détaille-t-il, désormais recruteur auprès de la Ville de Montréal.
Manque de repères, précarité, incompréhensions linguistiques et culturelles rythment la vie des immigrant·e·s durant les premiers mois. Ceux et celles qui retrouvent famille, ami·e·s ou connaissances peuvent être plus facilement aidé·e·s et dirigé·e·s vers les organismes appropriés. Les autres avancent dans le brouillard. Léo Cardoso[v], de l’organisme ALPA, explique que les personnes sont dirigées vers le centre surtout grâce au bouche-à-oreille, aux recommandations d’Emploi Québec et du MIDI et aux réseaux sociaux.
8,7 % de chômage
Le brouillard est d’autant plus épais quand il s’agit de trouver un emploi. Malgré une forte pénurie de main-d’œuvre au Québec, en 2017, le taux de chômage des immigré·e·s est de 8,7 %, contre 5,6 % pour le reste de la population, selon Statistique Canada[vi]. Les stagiaires du programme de parrainage professionnel de la Ville de Montréal commencent leur stage après avoir cherché du travail dans leur domaine pendant un an, en moyenne, rapporte Nathalie Tellier, conseillère à la diversité en emploi pour la Ville de Montréal, selon les données recueillies par un sondage réalisé auprès de la cohorte 2017-2018. Parmi cette dernière, 15 % avaient cherché entre un an et trois ans, et 9 % cherchaient un travail correspondant à leurs qualifications depuis plus de trois ans avant leur stage.
Bien que le Québec et le Canada prônent leur ouverture et leur besoin de main-d’œuvre, la réalité des immigré·e·s montre un dysfonctionnement. « Malgré un taux de plus 70 % de qualification[vii] des immigrant-e-s, l’insertion professionnelle pose problème », remarque Sid Ahmed Soussi. Les immigrant·e·s peinent à trouver du travail dans leur domaine. « Ce problème d’insertion frappe en premier l’immigration francophone d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord », relate le sociologue. L’Enquête nationale auprès des ménages de 2011[viii] révèle en effet qu’au Québec, le taux de chômage des immigrant·e·s d’origine arabe atteignait 16,3 %, quand il était de 7,9 % pour l’ensemble de la population.
Au bout de cinq ans au Québec, 68,7 % des personnes immigrantes obtiennent un premier emploi dans leur domaine[ix]. Les autres se dirigent vers des emplois en dessous de leurs qualifications, voire en dehors de leur champ de compétences. La surqualification touche en effet davantage les personnes immigrées que les autres, selon un rapport[x] de 2017 du CIRANO (Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations). Des chiffres qui iraient à la baisse au fil des années après l’installation selon l’étude de Jean Renaud et Tristan Cayn[xi].
Les exemples d’incohérence abondent : les hommes d’origine arabe qui se font proposer par un employé d’Emploi Québec de faire une formation de chauffeur de bus alors qu’ils ont été sélectionnés comme ingénieurs; les femmes ayant des diplômes universitaires à qui on propose d’être préposées aux bénéficiaires, etc.
En Colombie, Yonny Penaranda travaillait dans les ressources humaines. Il espérait ainsi trouver un poste à la hauteur de ses compétences en s’enregistrant auprès d’Emploi Québec. Même s’il a été bien encadré, son expérience avec Emploi Québec a été une épreuve douloureuse. Il reconnaît que sa situation est individuelle et qu’elle ne résume pas celle de tou·te·s les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes, mais il explique qu’il a été mal suivi. « Au lieu de m’encourager, elle me décourageait beaucoup, en me disant qu’elle ne pensait pas que je pouvais être placé dans les ressources humaines, avec mon niveau de français et sans l’anglais », résume M. Penaranda. Son travail en Colombie ne paraissait pas équivalent aux yeux de cette conseillère qui lui recommandait de faire au moins une technique ou un DEP pour avoir un diplôme québécois.
Petit à petit, Yonny Penaranda et Brunilda Moreno s’en sont remis aux propositions d’emplois et de stages d’Emploi Québec. Cela, jusqu’à ce qu’ils soient acceptés au sein du parrainage professionnel de la Ville de Montréal pour réaliser un stage rémunéré de six mois.
Entre sa création en 2006 et la fin 2017, le programme de parrainage professionnel de la Ville de Montréal a offert des stages de six mois à 480 personnes. Cela se destine à un·e résident·e permanent·e ayant déjà de l’expérience professionnelle dans un milieu francophone. 85 % des personnes de la cohorte de 2017-2018 ne sont pas nées au Canada. Parmi elles, 48 % étaient arrivées récemment, 68 % appartenaient à une minorité visible et 16 % avaient une autre langue maternelle que l’anglais ou le français. Des chiffres stables depuis la création du programme, rapporte Nathalie Tellier.
Le parrainage a été un véritable tremplin pour Brunilda Moreno et Yonny Penaranda. Aujourd’hui, ce dernier est en charge de la recherche de talents et de dotation pour la Ville et Brunilda Moreno est devenue agente-conseil en ressources humaines pour la Ville.
Des problèmes systémiques
D’où viennent ces contradictions et incompréhensions, ce taux de chômage élevé ou encore ces difficultés à trouver une aide pour s’installer? Sabine Choquet est catégorique : « Ce n’est pas la diversité qui pose problème, c’est la manière dont elle gérée ». Pour Yasmina Chouakri, membre de la TCRI et du CRIEC, il est clair que les obstacles sont de nature systémique et qu’ils sont ancrés dans les politiques de gestion de l’immigration et de la diversité. Elle dénonce aussi un manque criant d’arrimage entre les différents ministères touchant à l’accueil et à l’intégration des personnes immigrées. « Il y a une absence de cohérence entre la sélection des personnes et les réalités des marchés de l’emploi partout au Québec », regrette la chercheuse. Le Québec sélectionne[xii] 72 % des immigré·e·s en tant que résident·e·s permanent·e·s selon leurs diplômes, leur niveau de français, mais aussi selon les besoins démographiques, sociaux et professionnels de la province[xiii].
Mais cette sélection n’est réalisée ni en fonction des réalités du marché de l’emploi ni en fonction des formalités réelles spécifiques à chaque domaine. Cela, alors que l’on sait précisément quels secteurs sont sous pression, quels autres sont en demande, regrette Sid Ahmed Soussi. « On aurait besoin par exemple de coiffeurs [et coiffeuses], de boulangers [et boulangères] ou d’ébénistes », poursuit-il. Ces personnes choisies se retrouvent ainsi en porte-à-faux, alors que la réussite de leur sélection constituait la promesse d’un emploi à hauteur de leurs compétences. « Ce qui est surprenant, c’est que ce constat largement documenté n’ait pas été pris en compte dans les politiques publiques », remarque le sociologue du Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC). Si la loi sur l’immigration adoptée en juin 2019 est supposée corriger ces incohérences, les critères de sélection demeurent encore focalisés sur les diplômes du candidat ou de la candidate.
Dans les secteurs où un niveau de qualification est exigé, la correspondance des diplômes obtenus à l’étranger avec ceux délivrés au Québec engendre une complication supplémentaire et un deuxième déphasage. La question de la reconnaissance des diplômes est en effet source de découragement dans le domaine de l’intégration des immigré·e·s. Les diplômes reconnus par le gouvernement dans la sélection de l’immigration permanente ne correspondent pas aux exigences de certains secteurs d’emploi et des ordres professionnels. Cela concerne par exemple les architectes, les chimistes, les ingénieur·e·s ou les professionnel·le·s du domaine de la santé.
Les ordres professionnels fonctionnent comme des entités indépendantes. « Ils ont la haute main sur certaines professions et le gouvernement a beaucoup de mal à les contrôler, car c’est un mode de régulation propre au Québec », détaille Sid Ahmed Soussi. Ils sont ainsi un obstacle de taille pour les immigré·e·s, car leur admission est requise pour exercer et cette même admission peut exiger de compléter des équivalences. Seulement, par besoin de main-d’œuvre, quelques-uns de ces ordres commencent à changer leurs modalités d’adhésion en les rendant plus faciles et transparentes, tempère Léo Cardoso, agent de communication auprès de l’organisme ALPA.
Sid Ahmed Soussi revendique ainsi une sélection réalisée en concertation avec les différents secteurs et ordres, mais aussi selon les besoins réels de la société. Sabine Choquet estime qu’il ne faut pas accueillir d’immigrant·e·s sans les accueillir réellement. Il y a pour elle un vrai travail à faire pour aider les immigrant·e·s à comprendre la culture québécoise, apprendre le français, trouver un logement et un travail, accompagner leurs enfants dans leur éducation et leur socialisation, etc. Des tâches que le gouvernement québécois relègue à la société civile. « Il serait important que ces personnes aient un soutien personnalisé selon leurs besoins », estime Nathalie Tellier.
« Choc culturel »
Parmi cette gestion imparfaite de l’immigration se nicherait un certain racisme systémique. Une des causes des problèmes d’immigration pour Sid Ahmed Soussi. Ce sont tous les traitements quotidiens vécus par les minorités visibles qui génèrent des inégalités culturelles, sociales, politiques et économiques. Conscientes ou inconscientes, ces décisions sont le fruit d’une construction sociale fondée sur l’origine ethnique. En témoigne le taux de chômage des minorités visibles, originaires notamment d’Afrique.
Les dysfonctionnements dans l’accueil et l’intégration de l’immigration sont par ailleurs à lier avec les valeurs québécoises, spécifiques à la province, comme la place du religieux, estime Sabine Choquet. « La société québécoise s’est caractérisée par une distanciation du fait religieux, de par la prégnance de l’Église catholique mise à l’écart par la Révolution tranquille », analyse Sabine Choquet. Ce passé religieux est un enjeu important du débat sur la laïcité au Québec et in fine de la gestion et de la perception de l’immigration. Par le biais de l’immigration, la société craint un retour de ce religieux dont elle s’est débarrassée, explique la chercheuse. L’adoption de la loi sur la laïcité en juin 2019 et le virulent débat autour d’elle en sont une preuve supplémentaire.
« S’ensuit un choc culturel à ne pas nier, car certaines personnes issues de l’immigration sont extrêmement religieuses. » Elles se retrouvent sans le savoir dans un pays qui s’est écarté de cela. L’incompréhension est donc réciproque, chacun des groupes se retrouvant confronté à une conception opposée de la religion. « Certaines personnes prônant la laïcité peuvent être taxées de racisme, alors que c’est peut-être simplement qu’elles ne comprennent pas la place de la religion dans d’autres sociétés. Car un tel attachement relève pour eux du passé », défend la chercheuse du CRIEC.
D’autant plus qu’il est difficile d’interpréter le sens religieux d’un symbole et que la liberté religieuse doit être garantie par l’État. « Porter une djellaba n’est pas un signe d’intolérance », clame la chercheuse. La société majoritaire a une certaine représentation de ce qu’est être Québécois·e, qu’elle projette sur les minorités ethniques et culturelles. Et plus son environnement est homogène, plus la peur de l’altérité et de l’intolérance est grande. En effet, cette peur est liée à un fantasme de la figure de l’étranger. Un fantasme né d’une peur collective de l’immigration clandestine et d’un amalgame entre elle et les autres immigrations. La peur des clandestin·e·s se propage sur les autres immigrant·e·s, qui sont perçu·e·s comme un « groupe homogène, sans regarder les spécificités de chacun·e », regrette Yasmina Chouakri.
Au Québec notamment, ces perceptions populaires sont alimentées par les discours politico-médiatiques et illuminées par les groupes identitaires d’extrême-droite. Des groupes qui ne seraient justement qu’un « contre-pouvoir comme un autre face à une majorité », estime Sabine Choquet. Pour elle, le plus grand déphasage réside entre la promotion de la diversité comme pilier de l’identité collective et la persistance des revendications nationalistes des Québécois·es. Même si les discriminations et les extrémismes demeurent, Sabine Choquet estime que le modèle québécois de gestion de l’immigration est une réussite.
La faute aux immigré-e-s
La société d’accueil et les employé·e·s gouvernementaux (comme Emploi Québec) seraient-ils mal préparé·e·s à l’arrivée des immigrant·e·s et à leurs spécificités? « Il y a peu de pression sur la société d’accueil, le fardeau est beaucoup mis sur le nouvel arrivant [et la nouvelle arrivante] », poursuit Stephan Reichhold, administrateur de la TCRI. Les deux lois sur l’immigration et la laïcité votées sous le bâillon les 15 et 16 juin 2019 vont dans le même sens avec l’interdiction du port de signes religieux pour les employés de l’État, l’obligation d’avoir le visage découvert lors d’un service ou le test de valeurs québécoises pour obtenir la résidence permanente.
Ces différences ne remettent pas en cause le « vivre-ensemble, la cohésion sociale ou encore l’identité nationale », tempère-t-elle pour donner tort aux croyances et aux peurs irrationnelles largement médiatisées. « Il n’a jamais été avéré que la diversité ethnoculturelle amenait plus de conflits », explique la chercheuse. Mais c’est bien la focalisation sur la différence qui peut entraîner le sentiment que l’intégration est impossible pour la personne ou le groupe.
Pis, en plus d’endommager le tissu social, réduire un groupe à sa différence peut le pousser au repli sur soi, au communautarisme, voire à revendiquer cette différence jusqu’à mener parfois à la violence ou à la radicalisation[xiv]. Des pratiques critiquées et perçues par la majorité comme des preuves que la minorité refuse de s’intégrer. Que la majorité discrimine une communauté en particulier provoque un cercle vicieux de revendications identitaires de part et d’autre.
Dans les faits, la peur d’une menace à l’identité collective se manifeste par le sentiment que c’est à l’immigrant·e de se conformer à sa société d’accueil. Il ou elle doit s’adapter aux codes de la société québécoise, à ses valeurs et à sa version de la laïcité et du vivre-ensemble. En témoigne la volonté du gouvernement Legault d’interdire le port du voile, un projet de loi « violent » pour les concerné·e·s, selon Sabine Choquet, qui estime que cela entretient la marginalisation des minorités ciblées.
La chercheuse préfère de loin le dialogue et la médiation à ces restrictions. « Il faudrait expliquer aux personnes immigrantes qu’elles arrivent dans une société aux valeurs de laïcité et où la religion relève du privé, plutôt que d’interdire », affirme-t-elle.
Il en va de même pour trouver un emploi. « Les entrevues au Québec sont différentes d’ailleurs. Il faut que les nouveaux [et nouvelles] arrivant·e·s s’habituent à ce type d’entrevue », poursuit Nathalie Tellier. L’attitude, l’intonation, le sourire sont des conseils dont les immigré·e·s ont besoin pour réussir leur entretien d’embauche et leur intégration dans leur nouvel emploi.
Désengagement de l’État
Pour pallier les manquements du gouvernement québécois dans l’intégration des personnes immigrées, mais aussi dans la préparation de la population, la société civile s’active. Entre formations en communication interculturelle, centres d’accueil et d’aide à l’intégration, cours et séances de conversation en français ou services de garderie, tout est mis en place pour accompagner les individus. Sans oublier la promotion des régions pour désengorger la métropole et pallier le manque de main-d’œuvre partout au Québec.
Comme d’autres centres d’accueil et d’aide à l’intégration, l’organisme ALPA accompagne les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s dans leur recherche d’emploi. Établi dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, le centre propose une approche interculturelle, loin de cet ethnocentrisme qui met tout le poids de l’intégration sur la personne immigrée. Les particularités et le parcours des immigrant·e·s sont pris en compte et mis en valeur sans aucun jugement sur les valeurs et références culturelles de certain·e·s. Les intervenant·e·s du centre prônent ainsi la compréhension pour aider l’intégration.
Indéniablement, le programme de parrainage professionnel de la Ville de Montréal attire des participant·e·s tolérant·e·s et ouvert·e·s aux défis soulevés par une équipe diversifiée. En proposant un projet, ils et elles savent que leurs portes s’ouvrent à des personnes qui peinent à s’intégrer professionnellement, qu’elles soient en situation de handicap, issues de l’immigration, ou de jeunes diplômé·e·s. C’est l’occasion de « donner au suivant, quel que soit son âge, son sexe, sa religion ou sa culture », pour Stéphane Beaudoin, directeur des travaux publics de l’arrondissement Pierrefonds-Roxboro et cette année parrain de Tarek, venu d’Égypte avec sa famille.
Comme les autres, Brunilda Moreno estime que c’est à son tour d’aider. Marraine pour la première fois en 2018, elle met un point d’honneur à accompagner sa stagiaire dans sa recherche d’emploi. « Je me rappelle que pendant mon stage, c’était mon souci premier. Je voulais vraiment savoir ce qui allait se passer après ces six mois », explique Mme Moreno. Le travail des parrains et marraines est de croire en leur stagiaire, de créer un sentiment d’inclusion et d’appartenance à leur environnement.
Formatrice pour le programme de la Ville, mais aussi fondatrice de la compagnie abc intercultures, Amina Benrhazi raconte que la plupart des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s pensent que tout le monde doit se comporter de la même façon au travail pour s’intégrer. Elles et ils écrasent ainsi leurs différences pour mimer les attitudes de leurs collègues. L’objectif de ces formations est de leur enseigner à rester naturel·le·s tout en respectant la différence de l’autre. « On travaille beaucoup sur l’empathie et l’intelligence relationnelle des employé·e·s comme des stagiaires », explique-t-elle.
Si ces formations à la communication interculturelle ou la gestion de la diversité se popularisent, elles doivent avoir du sens pour les travailleurs et travailleuses de la société d’accueil pour porter leurs fruits. Répéter, parler plus lentement, laisser le temps de répondre, garder le sourire, s’assurer que l’autre a bien compris, donner des conseils en cas d’échec ou de problème. Autant de pratiques employées pour optimiser la communication interculturelle et participer au sentiment d’intégration.
Nathalie Tellier énumère fièrement les résultats du sondage réalisé tous les ans après le stage. Globalement, parrainé·e·s comme superviseurs et superviseures en sont satisfait·e·s. Mieux, le taux d’insertion professionnelle donne de l’espoir. « 59 % sont en emploi trois mois après la fin, dont 74 % à la Ville de Montréal », détaille la conseillère.
Espoir
Si, dans son travail quotidien, Léo Cardoso constate la montée d’une certaine xénophobie et des discours politico-médiatiques négatifs, il explique voir beaucoup d’espoir parmi les personnes immigrantes. Les yeux brillants, l’intervenant raconte qu’une année, des bénévoles d’ALPA ont organisé une distribution de cadeaux de Noël dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve :
« Ça a été l’une des plus belles expériences de ma vie, car 98 % de nos bénévoles étaient des demandeurs [et demandeuses] d’asile. Ces personnes étaient encore en hébergement transitoire et elles ont décidé, trois semaines après leur arrivée, de s’engager. D’aider une communauté majoritairement québécoise, blanche et pauvre, mais avec qui elles partagent l’expérience de la vulnérabilité sociale. »
Un exemple significatif de la résilience de ces personnes, estime Léo Cardoso. Mais aussi de l’impact de l’accueil et de l’intégration sur un individu, qu’il soit réfugié ou migrant économique. Si les migrant·e·s permanent·e·s n’ont pas forcément fui la terreur, ils et elles n’en ont pas moins pris la décision de tout quitter pour mieux vivre, à l’instar de Brunilda Moreno ou Yonny Penaranda. Leur objectif à travers leur travail et leur participation au parrainage professionnel est d’aider comme il et elle ont pu l’être et de protéger leur stagiaire du plus de difficultés et de solitude.
L’anecdote de Léo Cardoso fait changer de paradigme sur les personnes réfugiées et immigrantes. « Ce genre d’expérience me fait garder espoir », conclut-il. Il y a selon lui un décalage énorme entre la façon dont est dépeinte l’immigration (l’intégration est problématique, les immigrant·e·s dérangent le tissu social et sont la source de conflits) et le bonheur réel de ces individus. « Même s’il y a des problèmes et des défis, il y a énormément d’exemples positifs », déclare Léo Cardoso, optimiste. Certes, des difficultés de communication existent et exigent des ajustements, des formations ou plus de temps. « Il ne faut pas croire que la cohabitation est simple, il ne faut pas nier les difficultés », explique Sabine Choquet.
Car participer à l’intégration des personnes immigrées n’est pas seulement bénéfique pour ces dernières. Des études montrent de plus en plus les bienfaits de la diversité sur la société d’accueil ou sur une entreprise. Alberto Alesina et Eliana La Ferrara ont par exemple démontré que la diversité ethnique avait des bénéfices économiques[xv]. Dans cet article comme dans de nombreux rapports[xvi], il est constaté qu’avoir une équipe multiculturelle a des conséquences positives pour l’innovation.
Nathalie Tellier a pu témoigner de la richesse d’une équipe multiculturelle. De même, Stéphane Beaudoin explique avoir autant à apprendre de ses stagiaires qu’elles et eux. Chacun·e s’accorde pour affirmer qu’accueillir une personne immigrée au sein de son équipe apporte une diversité non seulement culturelle, mais aussi de point de vue, de techniques et de sensibilité. Cette vision se répand peu à peu tant la pénurie de main-d’œuvre amène entreprises comme institutions à se tourner vers l’immigration. Un pas qui aide à améliorer les perceptions de la société d’accueil vis-à-vis des personnes immigrées. Reste à ne pas glisser vers une vision uniquement utilitariste de l’immigration, où les immigrant·e·s sont avant tout des travailleurs et travailleuses (surtout temporaires) pour qui il n’est pas question d’intégration, voire de droits fondamentaux[xvii].
Distinguer l’immigration permanente et temporaire
La majorité des programmes d’insertion professionnelle, de francisation, de socialisation ou de régionalisation sont uniquement offerts aux résidents permanents. Qu’en est-il des autres immigrant·e·s au Québec ? Pour les travailleurs et travailleuses temporaires, la question de l’intégration ne se pose pas, car « on ne veut pas qu’ils restent », résume Sid Ahmed Soussi avec exaspération. Aucune condition d’installation n’est mise en place, les discriminations salariales sont courantes, l’accès aux droits sociaux, à la santé et à la sécurité du travail limité, la syndicalisation hors d’atteinte, une éventuelle retraite est proscrite malgré les cotisations prélevées, etc.
Les politiques publiques de gestion de l’immigration temporaire sont « totalement différentes de l’immigration permanente », détaille Sid Ahmed Soussi. Elle est premièrement très contrôlée par le gouvernement, mais reste gérée par le nombre exponentiel d’agences de placement. De par son permis nominatif, les conditions de vie et de séjour de la personne immigrée relèvent de son employeur. Le contrat n’est pas renégociable, la personne est liée à l’entreprise et une cessation de poste l’obligerait à quitter le territoire. Et c’est sans parler de la situation des travailleuses domestiques…
[i] Parmi cette population, 30 000 étaient des réfugié·e·s de Syrie. Les immigrant·e·s reçu·e·s sont selon Statistique Canada les personnes pouvant résider en permanence sur le territoire, mais qui n’ont pas encore obtenu la citoyenneté canadienne par naturalisation. Statistique Canada. 2016. Recensement de la population de 2016.
[ii] Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. 2018. Le taux de postes vacants atteint de nouveaux sommets au Canada et au Québec. En ligne https://www.cfib-fcei.ca/fr/media/le-taux-de-postes-vacants-atteint-de-nouveaux-sommets-au-canada-et-au-quebec. Lien consulté le 13 décembre 2018.
[iii] Emploi Québec. 2016. Estimations. Le marché du travail et l’emploi par industrie au Québec. En ligne < http://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/publications/pdf/00_IMT_Perspectives_2015-24.pdf>
[iv] Tous ces services provinciaux sont entièrement financés par le Canada. Sur le budget fédéral alloué aux services d’accueil et d’intégration de 1,2 million de dollars canadiens par an, 500 millions vont au Québec. Cela, alors qu’obtenir la résidence permanente coûte au moins 1 000 $ en frais de traitement par individu. « Cela ne coûte rien au Québec et la province ne fait aucune reddition de compte au fédéral », confesse Stephan Reichhold en expliquant que la TCRI œuvre à la transparence de l’utilisation de ces fonds. Cela, afin d’améliorer leur clarté, mais aussi leur efficience.
[v] Depuis la publication de cet article, Léo Cardoso n’occupe plus de poste auprès d’ALPA.
[vi] Statistique Canada. 2018. Enquête sur la population active. En ligne <https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/180907/dq180907a-fra.htm>. Lien consulté le 15 janvier 2019.
[vii] Ministère de l’Immigration, de la diversité et de l’inclusion. 2016. Plan d’immigration du Québec pour l’année 2017. Page 8. En ligne <http://www.midi.gouv.qc.ca/publications/fr/planification/Plan-immigratio…
[viii] Statistiques Canada. 2011. « Enquête Nationale auprès des ménages ».
[ix] Renaud, J. et Cayn, T. 2007. Jobs Commensurate With Their Skills? Selected Workers and Skilled Job Access in Québec. Journal of International Migration and Integration. Page 375–389
[x] Boudarbat, B. et Montmarquette, C. 2017. La surqualification professionnelle chez les diplômés des collèges et des universités : État de la situation au Québec. Rapport de projet du CIRANO (Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations)
[xi] Ibid viii
[xii] Ibid vi. Page 12
[xiii] Vatz-Laaroussi, M. et Charbonneau, J. 2001. L’accueil et l’intégration des immigrants : à qui la responsabilité ? Le cas des jumelages entre familles québécoises et familles immigrantes. Lien social et Politiques, (46), 111–124. doi:10.7202/000327ar
[xiv] « Cela peut mener au regain d’une pratique religieuse ou culturelle traditionaliste », détaille Sabine Choquet.
[xv] Alesina, A. et LF, E. 2005. “Ethnic Diversity and Economic Performance.” Journal of Economic Literature, 43 (3): 762–800.
[xvi] Momani, B. et Stirk, J. 2017. Les fruits de la diversité. L’avantage mondial du Canada. Rapport spécial du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale et la Fondation Pierre Elliott Trudeau. En ligne < https://www.cigionline.org/sites/default/files/documents/DiversitySpecia…
[xvii] Jacob, A. 2012. « La conception dominante et utilitariste de l’immigration doit changer ». Revue Relations no 757 juin 2012.
par Marine Caleb | Oct 30, 2018 | Analyses
Malgré son bilan accablant de la presse régionale, Marie-Ève Martel, journaliste fidèle à La Voix de l’Est, propose dans son essai une vision gorgée d’espoir pour la sauvegarde des journaux de proximité. Elle invite tout un chacun à se responsabiliser : journalistes, citoyen·ne·s, politicien·ne·s, acteurs et actrices économiques.
Le constat établi par Marie-Ève Martel n’est pas un scoop. Lire le titre et la quatrième de couverture de son essai pourrait inspirer une lassitude, tant le sujet est connu. Pourtant, Extinction de voix : plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale paru le 2 octobre 2018, appartient aux rares ouvrages à traiter de la presse régionale. Depuis plusieurs années au Québec, les fermetures de journaux font les manchettes et politicien·ne·s comme citoyen·ne·s regardent sans mot dire la lente et inévitable disparition des journalistes régionaux.
Au-delà de ses collègues, la journaliste de La Voix de l’Est entend sensibiliser tout le monde à l’importance du combat pour la sauvegarde des titres de presse régionaux. Le maintien des journaux locaux est une responsabilité commune, selon elle. Elle estime que l’information est un bien public et qu’il est de la responsabilité de toutes et tous de la valoriser et de protéger les titres de presse, régionaux et aussi nationaux. Il revient au gouvernement de protéger la liberté de presse, à la population de demander des médias plus forts, et à ces derniers de redéfinir leur mission et leurs valeurs.
Marie-Ève Martel reconnaît aisément qu’elle idéalise le métier, acceptant que ses pair·e·s et ami·e·s lui reprochent de voir le monde en rose. Elle leur rétorque pratiquer le journalisme qu’elle aime, nous a-t-elle précisé lors du lancement de son ouvrage à Montréal. Car c’est par passion qu’elle travaille au quotidien de Granby, mais aussi qu’elle fait cet état des lieux des médias régionaux.
« Acteurs de changements »
Le mot « plaidoyer » a été bien choisi dans le sous-titre tant le ton de l’essai est engagé et résolu. Avant de dresser un état des lieux des titres régionaux, Marie-Ève Martel a en effet estimé crucial d’expliquer les différents rôles social, politique, démocratique, culturel, économique, mémoriel, humanitaire et utilitaire des journalistes de l’information locale.
À travers des exemples concrets et de nombreuses sources, elle explique qu’elles et ils donnent une voix aux inaudibles, surveillent les pouvoirs, sont les historien·ne·s de l’instant et une vitrine des petites entreprises locales, et aident à la formation d’une « opinion plus éclairée » ainsi qu’à la mobilisation autour de projets communs. L’information locale encourage indirectement les citoyen·ne·s à voter, défend-elle en s’appuyant de plusieurs sources et études. Elle a aussi une fonction d’agenda. Parmi le flot d’évènements, les journalistes sélectionnent ceux qui feront les nouvelles et ceux qui seront oubliés.
Lac-Mégantic, juillet 2013. Les médias ont été de véritables « partenaires » dans la reconstruction de la communauté, en tant que présence rassurante et porte-voix des élu·e·s, selon la citation[i] de Colette Roy-Laroche, alors mairesse de la ville. Un exemple qui démontre l’importance des médias régionaux.
« Les journalistes sont des acteurs [et actrices] de changement, a-t-elle déclaré durant la soirée de lancement à Montréal. [Elles et ils sont] le miroir des communautés qu’[elles et] ils desservent » et des garants de leur identité, prône ainsi Marie-Ève Martel dans son ouvrage[ii]. Par son travail, la journaliste est convaincue de participer au sentiment d’inclusion de la population à la vie politique, économique et culturelle. Diminuer le nombre de journalistes en région, c’est diminuer l’esprit de communauté et faire en sorte que la population ne sait plus ce qui se passe là où elle vit, a-t-elle expliqué lors de son lancement à Montréal.
L’une des conséquences visibles et alarmantes de cette situation est l’affaiblissement de la couverture des conseils municipaux et autres instances démocratiques. Au Canada, elle aurait diminué de plus du tiers en dix ans, selon un rapport[iii] du Forum des politiques publiques intitulé Attention aux espaces vides — Quantification du déclin de la couverture médiatique au Canada publié le 2 septembre 2018. Une réalité qui menace la démocratie et favorise non seulement la méconnaissance des citoyen·ne·s quant aux actions des élu·e·s, mais aussi les manœuvres et abus de pouvoir.
Dérives journalistiques et entraves aux médias
Espoir et passion n’ont pas enlevé tout sens des réalités à Marie-Ève Martel. Avec presque une dizaine d’années passées dans le métier, elle n’a pu échapper aux restrictions budgétaires, aux différentes formes de complaisances et de pressions ou à la précarité. Cette expérience offre au lecteur un essai complet ponctué d’exemples concrets et précis, donnant ainsi un panorama du quotidien d’un·e journaliste régional·e.
Le chapitre consacré aux entraves aux médias permet de comprendre en détail comment elles peuvent être volontaires ou non, totalement arbitraires, administratives ou institutionnelles, commerciales, mais aussi médiatiques. Les journalistes de presse locale sont soumis·es aux mêmes diktats de rapidité, d’ubiquité et souffrent des mêmes pressions économiques que leurs collègues des grands médias.
Dans sa préface, le journaliste Michel Nadeau rappelle d’ailleurs que les médias ne garantissent pas la démocratie, ils y participent et la favorisent. La corruption et les échanges de services sont inévitables. Le nombre réduit de journalistes ainsi que la proximité des rédactions et des patron·ne·s de presse avec les différent·e·s acteurs et actrices économiques et politiques en région amènent régulièrement à travailler avec ses ami·e·s[iv].
À l’inverse, il existe aussi un rapport de force entre journalistes et responsables politiques. Les élu·e·s locaux et locales méconnaissent le travail des journalistes et estiment que leur travail est de rendre compte positivement des actions et de la ville. Pots-de-vin, pressions et censure en découlent. En témoigne l’expérience personnelle de Marie-Ève Martel, sans doute la plus marquante, tant la journaliste a été blessée : « Ce jour-là, j’ai eu mal à ma liberté de presse », a-t-elle écrit. En décembre 2013, les pressions du maire de Granby, soutenues par le vote des présents, ont fini par l’exclure d’une rencontre publique mensuelle avec les citoyens.
Parmi les autres exemples d’entraves et de dérives abordés dans l’essai : les problèmes d’accès à l’information, les censures injustifiées, les réglementations municipales, les manipulations par le financement, la méconnaissance des acteurs et actrices politiques et des acteurs et actrices privé·e·s vis-à-vis des médias et des journalistes, la corruption des patron·ne·s de presse, les conflits d’intérêts. Sans oublier un système législatif à revoir pour empêcher ces dérives, garantir la liberté de la presse, imposer une transparence des institutions, le libre accès aux informations et la protection des sources.
Car au-delà des journalistes et des titres de presse, ce sont les sources ainsi que les informateurs et informatrices qui en pâtissent. Dans une importante partie du livre, la journaliste déplore en effet les attaques des acteurs et actrices politiques et commerciaux envers les sources. Ces dernières affaiblissent la confiance entre les journalistes et leurs informateurs et informatrices en plus d’effrayer les sources potentielles, pourtant cruciales.
L’attrait du web
Si dans le livre le progrès technologique et l’avènement d’Internet sont dépeints comme catalyseurs de la crise des médias, il a été démontré que cette dernière a débuté bien avant. La baisse de confiance de la population et la pression économique et politique opéraient déjà dans le secteur avant que les réseaux sociaux se démocratisent[v].
Selon les recensements de 2005 et de 2015 de Statistique Canada[vi], le nombre de journalistes a baissé de 10 % en 10 ans. En retirant Montréal des données, la diminution atteint 16 %, dénonce la journaliste. Les premiers touchés ont été les salles de nouvelles locales, mais aussi, et surtout, les correspondant·e·s et collaborateurs·trices basé·e·s dans les régions et travaillant pour les grands médias tels que Le Soleil.
D’après l’enquête NETendances 2017[vii] du Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO), Internet serait le principal médium d’information pour 90 % des 18-34 ans. Le lectorat vieillit, les jeunes délaissent le format imprimé, entre autres à cause de la gratuité et de la rapidité de l’information produite et diffusée sur le web. Plus qu’Internet, ce sont les médias sociaux qui happent[viii] publicité et public, la consommation de l’information étant en grande mutation. « 43 % des adultes québécois consultent les nouvelles sur les médias sociaux », rapporte l’autrice[ix]. En 2017, les publicités fédérales sur Facebook et Twitter ont plus de triplé en un an pour atteindre 6,5 millions de dollars, quand seulement 1,9 million était versé aux quotidiens[x].
Comme le souligne Marie-Ève Martel, les titres régionaux souffrent d’une baisse d’intérêt du public. Attiré par les médias sociaux, dont les algorithmes contribuent à cibler les informations visibles et à conforter les croyances de chacun·e à travers des bulles informationnelles, un individu n’aura plus d’intérêt à payer pour une information qu’il peut obtenir gratuitement et qui le touchera plus. Cette migration dévalorise l’image des journalistes et de l’information traitée, mais aussi pousse de plus en plus à écrire pour attirer des lecteurs et lectrices et faire du profit. Cette quête du scoop et des titres racoleurs pousse à bâcler le travail journalistique et entraîne la publication de fausses nouvelles. Un phénomène encore aggravé par les médias numériques comme Google et Facebook[xi].
Que la population délaisse les journaux pour les médias numériques diminue l’attrait des annonceurs pour la presse[xii]. Moins il y a de lecteurs, moins il y a de consommateurs, moins la publicité rapporte[xiii]. La migration du public vers le numérique entraîne avec elle le marché de la publicité. La presse est le médium souffrant le plus de cette migration des annonceurs : entre 2005 et 2014, les revenus publicitaires des journaux quotidiens et communautaires canadiens ont baissé de 29,5 %, selon Médias d’info Canada[xiv].
Outre les acteurs privés et les lecteurs et lectrices, les gouvernements provincial et fédéral et autres instances démocratiques ont leur part de responsabilité dans la chute des revenus publicitaires. Municipalités, institutions et autres acteurs privés délaissent l’imprimé pour le numérique. Marie-Ève Martel rapporte que la publicité du gouvernement a baissé de plus du trois quarts dans les médias imprimés, alors qu’elle a triplé dans le secteur numérique.
La crise de la presse prend toute sa dimension lorsque l’on considère que la publicité représente 80 à 90 % des revenus de la presse écrite, rapporte la journaliste dans son ouvrage. L’étude du Forum des politiques publiques citée précédemment met en avant la coïncidence entre la fermeture des titres, la baisse de la couverture journalistique et la chute des revenus publicitaires et issus des abonnements.
« Comment espérer poursuivre la mission d’informer quand celle-ci est constamment compromise par les résultats financiers? », se demande[xv] Marie-Ève Martel en avouant que toutes les stratégies sont bonnes pour survivre. En effet, si le fondement du journalisme est d’informer la population, la variable économique a ajouté une dépendance supplémentaire au lectorat : il faut plaire pour vendre et survivre.
Quelles solutions?
Début 2018, le gouvernement de Justin Trudeau annonçait l’octroi de 50 millions de dollars sur cinq ans à la presse locale. Peu de détails ont été dévoilés, mais la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) expliquaient dans un communiqué de février 2018 redouter que cet argent soit inaccessible aux médias les plus fragiles.
Une déception partagée par Marie-Ève Martel. Elle déplore aussi l’inaction du gouvernement fédéral dans la régulation des activités des GAFAM[xvi] qui engrangent les profits. Il manque une aide concrète pour soutenir les médias qui en ont besoin. Un soutien, ne serait-ce que temporaire, le temps que le titre trouve une solution à long terme. Mais sous quelle forme?
Dure et exigeante, la journaliste de La Voix de l’Est estime aussi que les gouvernements fédéral et provincial doivent faire plus d’efforts quant à la publicité et la revalorisation de l’imprimé. Parmi les idées émises dans le dernier chapitre du livre, elle propose un fonds québécois des médias et un crédit d’impôt remboursable en fonction des coûts investis à la production de l’information, faisant des petites publications les égales des géants.
Les médias doivent aussi être les propres acteurs de leur sauvegarde. La presse régionale a besoin de retourner aux fondements du journalisme, loin de la seule recherche du profit. Ce serait pour elle un moyen de susciter l’intérêt populaire et donc de ramener les annonceurs privés et publics. En témoignent les collaborations internationales de journalistes telles que le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qui a révélé les scandaleux Panama Papers en 2016 et les Paradise Papers l’année suivante.
Une partie importante des idées détaillées par Marie-Ève Martel pour aider la presse régionale et in extenso la presse dans sa totalité concerne l’éducation. Non seulement éduquer les citoyen·ne·s, mais aussi les autorités, maires et conseillers et conseillères au rôle des médias, à la communication avec les journalistes et au décèlement des vraies et des fausses nouvelles. Si de telles formations existent déjà (le programme Actufuté, des ateliers pour le 2e cycle du secondaire, ou les formations de la Fédération québécoise des municipalités [FQM]), elles doivent être démocratisées.
Une meilleure connaissance du rôle des médias et du travail des journalistes amène de meilleures relations avec les autres acteurs et actrices, ainsi qu’une plus grande confiance. Avec une telle valorisation, la qualité de l’information sera améliorée et la démocratie, mieux défendue. Tel est le plaidoyer de Marie-Ève Martel. La presse est nécessaire, clame-t-elle à travers cette recension détaillée avec révolte et espoir. Deux mots qui ont définitivement mû chacune de ses phrases.
CRÉDIT PHOTO: https://pixabay.com/fr/journaux-kiosque-journal-1654012/
[i] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Pages 34-35.
[ii] Ibidi. Page 31
[iii] Forum des politiques publiques. 2018. Attention aux espaces vides — Quantification du déclin de la couverture médiatique au Canada. Paru le 2 septembre 2018.
[iv] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Page 89.
[v] Pour en savoir plus : lire sur le journalisme de marché et la marchandisation de l’information dépeints dans les travaux de Pierre Bourdieu et de Julia Cagé, notamment.
Bourdieu, P. 1997. Sur la télévision. Paris, Liber-Raisons d’agir.
Cagé, J. 2015. Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie. Paris, Seuil. Coll. La république des idées. 128 p.
[vi] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Annexe B, page 201.
[vii] CEFRIO. 25 juillet 2018. Enquête NETendances 2017. Lien consulté le 3 octobre 2018 < https://cefrio.qc.ca/fr/enquetes-et-donnees/netendances2017-fiches-gener…
[viii] Cette migration impacte aussi l’État, qui récupère par l’argent en impôts et taxes que les GAFAM produisent pourtant au sein du pays.
[ix] Martel, M.-E. 2018 Extinction de voix. Page 65.
[x] Ibidi. Page 69.
[xi] Ibid. Pages 82-83.
[xii] Cabrolié, S. 2009. « La double vente du journal quotidien ». Dans Vatin, F. (dir.). Évaluer et valoriser : une sociologie économique de la mesure. Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Coll. Socio-logiques. 306 p.
[xiii] Débute alors un cercle des plus vicieux : la migration des annonceurs motivée par celle du public affaiblit les titres de presse. Ils ont de moins en moins d’argent pour fonctionner, payer leurs journalistes et l’information perd en qualité. Ce qui conforte le public dans son choix du numérique.
[xiv] Médias d’infos Canada. 2015. Page consultée le 19 octobre 2018 :
<https://nmc-mic.ca/sites/default/files/Net%20Advertising%20Volume%20Repo…
[xv] Martel, M.-E. 2018. Extinction de voix. Page 71.
[xvi] GAFAM est un acronyme formé par les initiales des « géants du web » Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
par Marine Caleb | Avr 27, 2018 | Analyses
Les Roms sont la minorité ethnique la plus discriminée[1]. Leur population en Europe étant estimée entre huit et dix millions, le peuple rom est aussi la première minorité culturelle du Vieux Continent. Son histoire et son identité profondément européennes sont entourées d’un brouillard tenace de stéréotypes, à l’origine d’une persécution incessante. Les groupes restés en Europe centrale et de l’Est continuent d’être rejetés au quotidien. Au cœur de ces discriminations multiples, des enjeux politiques et électoraux rendent les Roms à la fois invisibles et boucs émissaires. Afin de bien saisir les dessous politiques de la persécution des Roms d’Europe centrale et de l’Est, il convient donc de dresser leur portrait historique et d’expliquer les tenants des discriminations auxquelles ce peuple fait face.
Cet article a été publié dans le recueil Angles morts internationaux de L’Esprit libre. Il est disponible sur notre boutique en lign ou dans plusieurs librairies indépendantes.
« Les gitan[·e·]s sont romantiques, [elles et] ils font de la musique, sont des nomades et des diseurs [et diseuses] de bonne aventure », déclare un membre du public de la conférence « Nothing about us without us ». C’était le 7 avril 2017, à l’occasion de la journée internationale des Roms. Cette anecdote résume l’idée erronée que la population se fait des Roms. Car l’enjeu au sujet de la problématique rom n’est pas que ce peuple est inconnu, mais plutôt méconnu, selon Jean-Pierre Liégeois, sociologue et fondateur du Centre de recherches tsiganes de l’Université Paris Descartes.
Décrire la communauté rom demande à définir ce qu’elle n’est pas. Elle est le sujet de nombreux amalgames et erreurs, générant un brouillard de confusion autour de sa véritable identité. Comment l’appeler quand elle est confondue avec les Tsiganes, les Gens du voyage ou les Sinti, pour ne citer que les plus connus ? Comment dénombrer les Roms puisqu’il n’existe pas une seule culture rom et qu’il y a une multitude de communautés roms différentes aux pratiques et aux valeurs spécifiques ? En témoignent aussi les écarts de chiffres quant à leur nombre.
Au Canada, le Centre communautaire rom de Toronto estime leur population à 80 000 personnes, bien que 5 300 personnes se soient identifiées roms lors du recensement de 2011[2],[3]. Et puis, si les Roms sont perçu·e·s comme étant des nomades, en réalité, une majorité de cette population est sédentaire. C’est plutôt leur capacité au voyage et leur historique fait de déplacements circonstanciels qui les caractérisent[4].
L’origine indienne des Roms
Le terme « tsigane » est utilisé par souci de simplicité plus englobante par les non-Roms. Mais la dénomination « Rom » est celle utilisée par la communauté pour s’auto-identifier. Elle signifie « homme » et peut aussi désigner les populations de langue romani. En démontrant des ressemblances de cette dernière avec le sanskrit, la linguistique a permis de situer l’origine des Roms au nord-ouest de l’Inde au XIe siècle.
À partir de cette origine, les Roms construisent leur identité commune sur une histoire douloureuse et violente, mais aussi sur leur migration. Dans une entrevue accordée à L’Esprit libre, Léon Grimard, doctorant en anthropologie à l’Université de Montréal et spécialiste des Roms en Europe, rappelle que la recherche est encore incertaine quant à la nature de la migration rom. « On sait qu’au cours de leur migration, certains groupes se sont sédentarisés ou semi-sédentarisés[5] », détaille le chercheur. Ronald Lee, fondateur du Centre communautaire Rom de Toronto, lors d’un entretien accordé à L’Esprit libre, précise que leur migration s’est faite sur une période de temps plutôt rapide de l’Inde à l’Anatolie (la Turquie actuelle). Le mouvement s’arrête dans les terres de l’Empire perse et reprend pour certain·e·s après quelques années, vers la Russie et surtout vers l’Europe. « Plus le groupe avance [vers l’ouest], plus un certain nombre se fixe en cours de route, ce qui explique l’éclatement multiculturel de ces nombreux sous-groupes », explique Léon Grimard.
Au fil des siècles, les Roms ont surtout été réprimé·e·s en Europe de l’Ouest et réduits en esclavage dans certains pays d’Europe centrale et de l’Est, notamment en Roumanie. Bien que ce fait soit rarement évoqué, les Tsiganes sont concerné·e·s au premier chef par les massacres de la Seconde Guerre mondiale. Selon la Fondation rom[6], on dénombre entre 500 000 à 2,5 millions de victimes.
La persécution des Roms continue dans la région après la guerre et avec le début de l’ère communiste. Elle prend différentes formes selon les pays : l’interdiction de voyager ou de parler la langue romani, des discriminations dans les systèmes d’éducation et de santé, la difficulté à gagner de l’argent, la menace quotidienne d’arrestation, la fermeture d’organisations roms, la ghettoïsation, etc.
« Les choses sont pires qu’avant le communisme »
« Même s’il y avait des discriminations à plusieurs niveaux, le communisme les maintenait en contrôle. Les Roms étaient officiellement protégé·e·s par le gouvernement », nuance Ronald Lee. Les gouvernements garantissaient un logement à tou·te·s, en ignorant l’ethnicité. Les Roms étaient majoritairement bien éduqué·e·s, comptant dans leurs rangs professeur·e·s, journalistes, médecins ou ingénieur·e·s.
La Yougoslavie est l’un des pays communistes où les Roms vivaient le mieux. Le pays « a accordé l’égalité de la citoyenneté, le langage, la culture et la musique étaient reconnus et il y avait des délégué·e·s roms au parlement yougoslave », détaille l’activiste, auteur et blogueur, Ronald Lee. En Roumanie, la politique violente de sédentarisation et d’assimilation du dictateur communiste Nicolae Ceausescu a permis d’améliorer les conditions de vie de la minorité[7]. Les villages étaient donc démantelés pour placer les Roms dans les villes. Si cette période n’a cependant pas empêché le rejet de la population rom, la ghettoïsation, les violences, les discriminations ou encore les rejets quotidiens, les gouvernements communistes ont tout de même permis de les endiguer.
Tout change avec la fin du communisme et l’éclatement de la Yougoslavie. Des républiques s’élèvent et les frontières commencent à s’ouvrir. « Tout redevient comme avant le communisme », regrette Ronald Lee. Les Roms deviennent des boucs émissaires faciles au sein de ces pays déstabilisés par les guerres et les conflits ethniques. Notamment en Bosnie, puis au Kosovo, où les guerres ethniques ont tué ou fait fuir des dizaines de milliers de Roms.
Pour Léon Grimard, les Roms d’Europe centrale et de l’Est étaient moins exclu·e·s à la fois socialement et économiquement durant la période communiste. En reprenant les écrits de Janos Ladanyi et de Ivan Szelenyi dans Patterns of exclusion, Léon Grimard différencie donc exclusion sociale et économique. Il explique qu’à l’instar des hors-castes en Inde, les Roms peuvent être exclu·e·s socialement, tout en occupant une niche économique qui permet de vivre relativement correctement. « À Budapest et en Hongrie, les deux exclusions sont à leur extrême, surtout depuis l’arrivée des mouvements néonazis et des skinheads », complète le chercheur[8]. La communauté fuit donc le racisme étatique, les nationalismes, les extrémismes politiques et les massacres vers le reste de l’Europe. Les Roms qui restent sont discriminé·e·s dans leur vie quotidienne. Le plus compliqué est de trouver du travail, notamment car plusieurs sont analphabètes ou des travailleurs et travailleuses sous-qualifié·e·s.
Inefficacité des mesures pour l’inclusion européenne des Roms
La période postcommuniste signe alors le début d’une multitude d’actions régionales de lutte contre la discrimination envers les Roms, mais dont le bilan s’avère mitigé. Parmi les dernières mises en place, on compte le Plan d’action européen pour l’intégration des Roms, accompagné de stratégies d’intégration nationale.
L’Agence pour les droits fondamentaux de l’UE explique dans son rapport de 2017 avoir généré des tendances positives, mais que des blocages subsistent. La République tchèque, la Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie avaient notamment pour objectifs spécifiques l’amélioration de la qualité de l’éducation et de l’inclusion et le maintien dans tout le système scolaire[9]. Des objectifs qui laissent un goût amer à Ronald Lee, qui assure que les choses sont de pire en pire. « Les personnes qui ont le plus besoin d’aide n’en reçoivent aucune », affirme l’intervenant auprès des Roms de Toronto.
En novembre 2016, l’Agence pour les droits fondamentaux de l’UE publiait une deuxième Enquête sur les minorités et la discrimination (EU-MIDIS II) réalisée dans neuf pays, majoritairement en Europe centrale et de l’Est[10]. Ainsi, 80 % des Roms qui ont répondu vivent sous le seuil de pauvreté. 41 % se sont senti·e·s discriminé·e·s à cause de leur ethnicité au moins une fois au cours des cinq dernières années, que ce soit au travail, dans la recherche d’un emploi ou dans les systèmes de santé et d’éducation. Le rejet est quotidien et s’additionne à une indifférence de la population et des gouvernements. Demeure alors un problème criant d’application des mesures socioéconomiques en question et donc des droits humains des Roms.
41 % des Roms se sentent discriminé·e·s
Les exemples de violences se bousculent dans les médias locaux. Les Roms de ces pays sont régulièrement attaqué·e·s et violenté·e·s, subissent aussi une forte judiciarisation et continuent d’être marginalisé·e·s au quotidien. Il y est aussi laborieux de trouver du travail ou même de suivre des cours. « Mon coiffeur rom m’a dit qu’il n’aurait jamais réussi en Hongrie , narre Ronald Lee. Les Roms des pays anciennement communistes […] vivent dans un état d’apartheid non déclaré. » Selon des données de 2003 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), en 1999 en Hongrie, en Slovaquie et en République tchèque, le taux de mortalité infantile rom était deux fois plus élevé que celui des non roms. Il est trois fois plus élevé en Roumanie[11].
En Macédoine, où les Roms constituent le troisième plus gros groupe ethnique, si elles et ils sont des citoyen·ne·s comme les autres en termes de droits et au sein des institutions, ce peuple constitue la communauté qui vit dans les pires conditions : les taux d’emplois et de réussite scolaire, ainsi que la qualité de leur habitation et la population universitaire rom sont les plus bas du pays[12]. Il en va de même en Serbie où 25 % des Roms n’ont pas d’électricité, où presque deux tiers manquent d’eau potable, où les trois quarts vivent sans système d’évacuation des eaux usées et où 60 % sont au chômage[13]. En République tchèque, la moitié appartient à la classe moyenne, l’autre est socialement exclue[14]. Enfin, la ségrégation à l’école est récurrente, notamment en Slovénie, en Hongrie et en Bulgarie. Pour les enfants qui peuvent s’inscrire, l’éducation est peu adaptée. Le nettoyage ethnique de 1999 au Kosovo a fait passer le nombre de Roms de 120 000 à 30 000 et la communauté continue d’être ouvertement rejetée des Albanais·es et des Serbes[15].
L’enjeu de l’Union européenne
Les raisons sous-jacentes au décalage entre les mesures supranationales et nationales en faveur de l’inclusion des Roms en Europe sont majoritairement politiques. L’entrée dans l’Union européenne des pays des Balkans, progressivement en 2004, 2007 et 2013, ainsi que la mise en place des différentes mesures d’inclusion européennes, ont permis d’améliorer quelque peu la situation économique des Roms. L’ouverture des frontières a par exemple facilité les déplacements pour une quête d’emploi ou d’une nouvelle vie. Seulement, tout cela n’a fait que renforcer leur marginalité sociale. Le sentiment xénophobe s’enracine en effet à travers tout le continent : leur présence est rejetée en Europe de l’Ouest, leur identité jugée incompatible avec la culture nationale[16].
En juin 2017, dans un article sur l’européanisation des droits des minorités en Serbie, la chercheuse au Département d’histoire et d’études politiques et internationales de l’Université de Porto Teresa Cierco explique qu’instaurer une politique d’inclusion des minorités (dont les Roms) était une condition imposée par le Conseil de l’Europe pour devenir membre de l’Union européenne[17]. Des pays comme la Roumanie ou la Serbie ont donc adopté des législations pour augmenter la protection des droits des minorités. De même, les plans d’actions et mesures supranationales devaient être appliqués nationalement par chaque pays : ils ont été acceptés, mais leur implémentation pose problème.
Des politiques « pavées d’intentions »
En 2016, la thèse de doctorat de Fényes Csaba, docteur en sociologie de l’Université de Pécs en Hongrie, établit que les politiques d’intégration des Roms sont « pavées d’intentions » politiques et électorales. Au-delà d’un manque de ressources des États et des acteurs locaux pour effectivement mettre en place les politiques d’intégration, il demeure un manque de volonté de la part des représentant·e·s politiques. Pour lui, cela va plus loin que le fait le budget de ces politiques est mal construit, voire manquant, et qu’il est surtout mal ciblé. Cela dépasse aussi le fait que les Roms ne sont pas impliqué·e·s dans ce processus qui les concerne, ni même dans son implémentation ou que les intervenant·e·s sur place sont peu impliqué·e·s. En réalité, si ces mesures ne fonctionnent pas, c’est que leur fondement est biaisé.
Le sociologue hongrois étaye que les politiques d’inclusion ont pour prémisse la lutte contre un racisme systémique qui mine le quotidien de la population discriminée. Cibler un racisme systémique revient à blâmer en partie la population, qui ne reconnaît être à l’origine d’aucune discrimination raciale. Baser la politique d’intégration sur une idée qui n’est pas partagée par la population revient à se tirer une balle dans le pied pour la classe politique dirigeante, car elle a besoin de cette même population pour être élue. Il est plus judicieux de tenir responsables les Roms de leurs propres difficultés socioéconomiques, pour que les actions de ces politiques publiques visent donc les Roms uniquement, pas la population. C’est la minorité le problème, d’autant plus que ses membres ne cherchent pas à s’assimiler et leurs mœurs dérangent l’espace public.
À travers cette responsabilisation, leur identité est déformée, car ces politiques d’inclusion sont aussi basées sur une certaine construction sociale et stéréotypée du Rom. Une telle prémisse engendre inévitablement du racisme et des discriminations systémiques. Le peuple rom est le seul responsable de sa marginalité, car sa culture est incompatible avec celle du pays : on l’associe à l’oisiveté, l’illicéité ou à une culture de la pauvreté.
Les « étrangers de l’intérieur »
Tenir pour responsable la population discriminée contribue à alimenter la haine envers elle. Les Roms sont non seulement responsables de leurs propres problèmes, mais aussi de tous les maux du pays. De par leur identité ou leur absence de territoire, elles et ils constituent le bouc émissaire idéal, les « parfait[·e·]s étrangers [et étrangères] de l’intérieur », dénonce Léon Grimard.
Pour Ronald Lee, la figure de l’étranger de l’intérieur n’est pas nouvelle, puisqu’Hitler « a fait la même chose avec les Juifs [et les Juives], Trump avec les Mexicain[·e·]s et les Musulman[·e·]s. C’est la même merde », s’irrite le chercheur avec désillusion, mais non sans écœurement. « Partout en Occident, l’étranger [ou l’étrangère] est devenu la tête de Turc », résume Léon Grimard. « En Hongrie, en Slovaquie, en Roumanie, il y a des partis de droite qui sont ouvertement anti-Roms, les blâmant de tout », continue Ronald Lee.
En Slovaquie, le racisme semble prendre racine au sein des institutions, selon le Centre européen pour les droits des Roms. En témoigne entre autres l’attaque par la police d’un quartier rom en mai 2017. Le président et son gouvernement critiquent la lutte contre la pauvreté rom et veulent plutôt réduire la criminalité en augmentant l’effectif policier dans les quartiers où les Roms se regroupent[18]. Une méthode qui illustre comment faire d’une minorité un souffre-douleur en la criminalisant. Pour Céline Bergeron, doctorante en géographie à l’Université de Poitiers, « le motif de l’illégalité de présence s’efface au profit de celui de la criminalité et pose les Roms comme une population extrêmement problématique », écrit-elle dans son blog du Monde diplomatique en juillet 2010[19]. On observe un renforcement du débat sécuritaire en Europe, sur lequel se construit un discours populiste grandissant. Il se retrouve notamment en Bulgarie, où les médias et les groupes d’extrême droite se focalisent sur le trafic humain, l’illégalité et la criminalité pour traiter des Roms. Déjà indésirables, ce peuple est désormais un problème de sécurité.
Un intérêt à les rendre invisibles
Cependant, si les Roms sont utilisé·e·s et pointé·e·s du doigt par les dirigeant·e·s politiques. Elles et ils peuvent aussi être flatté·e·s ou rendu·e·s invisibles pour les mêmes objectifs électoraux. La dissimulation prend premièrement la forme d’une imprécision des données démographiques : il manque beaucoup de données concernant les Roms et il est plus difficile qu’ailleurs de connaître précisément leur nombre et leur situation. En cause : un refus de s’identifier Rom, pour se préserver de violences. « Les gens se cachent par peur des représailles et des violences », non seulement systémiques et sociales, mais surtout physiques et directes, explique Léon Grimard.
Les gouvernements peuvent aussi les rendre invisibles par ghettoïsation ou simplement par indifférence. « Ils ont intérêt à minimiser le nombre de Roms dans les statistiques officielles, pour les passer sous le tapis », déclare le chercheur. Il s’appuie sur la thèse de la « guerre des nombres » de Colin Clark en expliquant que plus ce groupe est petit en nombre, plus ses besoins sont minimisés, moins l’État est forcé de régler ses problèmes (notamment au regard des instances européennes[20]). En témoignent les cinq siècles d’esclavage des Roms entre le XIVe et le XIXe siècles qui sont encore invisibles dans les manuels scolaires roumains.
Quant à la ghettoïsation, elle se justifie pour préserver l’ordre public dans les villes. « Dans les campagnes, l’ostracisme est beaucoup moins marqué, alors qu’en ville, c’est ce qu’on appelle l’ère du nouveau ghetto », explique Léon Grimard. On les regroupe dans des quartiers périphériques ou enclavés afin de les cacher des yeux de la population. « À Budapest [en Hongrie], c’est le pire ghetto rom d’Europe », alarme Léon Grimard.
« L’histoire du nomadisme aujourd’hui, c’est du folklore »
Parmi les nombreuses idées reçues sur les Roms, le nomadisme est le plus prégnant. « L’histoire du nomadisme aujourd’hui, c’est du folklore », raille Léon Grimard. La mobilité rom a été (et est toujours) surtout liée aux circonstances, elle est stratégique. « À une époque, leur migration était volontaire, mais depuis plusieurs centaines d’années elle est devenue forcée. » Les grands conflits du XXe siècle sont à l’origine de la fuite de dizaines de milliers d’habitant·e·s des pays d’Europe centrale et de l’Est, qu’elles ou ils soient Roms ou non. Seulement, tou·te·s les Roms arrivé·e·s comme réfugié·e·s des guerres yougoslaves ont été désigné·e·s comme des « nomades », alors que la majorité était sédentaire depuis des siècles. Ce statut a exclu entre 120 000 et 150 000 personnes des programmes d’intégration auxquels les autres demandeurs et demandeuses d’asile et migrant·e·s ont droit[21].
L’exclusion dans leur pays d’origine et de résidence les pousse à rechercher une vie meilleure pour elles et eux et surtout pour leurs enfants. « [Les roms] veulent juste que leurs enfants soient bien éduqué·e·s », déclare Ronald Lee, dépité. Actuellement, en Europe centrale et de l’Est, la migration rom concerne une frange partiellement éduquée de la communauté totale, souvent la classe moyenne. « Qui peut quitter ces pays ? Les plus aisé·e·s n’ont pas besoin de migrer », dénonce Ronald Lee. Celles et ceux qui peuvent partir empruntent encore pour beaucoup à des prêteurs ou prêteuses, vendent leur maison et tous leurs biens, sacrifiant toutes leurs économies pour mieux vivre et améliorer la qualité de vie de leurs enfants.
« Depuis leur arrivée en Europe, les gouvernements les réduisent à des vagabond[·e·]s. Alors que quand les individus demandent le refuge depuis l’Europe, [elles et] ils ne veulent pas être nomades. Les Roms ne veulent pas de caravanes, mais bien s’installer dans un appartement. C’est la première chose que ce peuple veut à Toronto : un logement », clarifie-t-il d’après son expérience auprès des Roms de la métropole ontarienne.
Le Canada est aveugle aux persécutions des Roms
Après le Nigéria, la Hongrie est le deuxième pays de citoyenneté des arrivées de réfugié·e·s au Canada. En 2016, 1 205 Hongrois·e·s ont demandé l’asile, un total qui devance la Chine ou le Pakistan, selon les données d’Immigration Canada[22]. Bien qu’aucun chiffre ne le prouve, les études sur le sujet s’entendent pour valider que la majorité des réfugié·e·s de Hongrie sont des Roms en quête d’une vie quotidienne sans discriminations. Mais il en arrive de plus en plus des autres pays d’Europe centrale et de l’Est, notamment pour demander l’asile. Ce dernier leur est refusé, faute de preuves tangibles que leur situation dans leur pays d’origine est assez invivable pour justifier un besoin de refuge. Le problème est qu’elles et ils quittent des démocraties classées dans les pays sûrs. « Il est plus facile de fuir des régimes communistes que des démocraties », conclut Ronald Lee.
La perpétuation des stéréotypes, le désintérêt et le rejet auquel les Roms font face au Canada ne sont que la continuité de la persécution quittée. À l’instar des pays d’Europe de l’Ouest, le Canada est aveugle aux persécutions que subissent les Roms d’Europe centrale et de l’Est. L’accent est mis sur l’illégalité et la criminalité de l’immigration rom, mais aussi sur le coût de cette dernière[23]. Ronald Lee estime que 60 % des demandes d’asile roms sont acceptées, même s’il y a des hauts et des bas en fonction du contexte et du gouvernement au pouvoir, tout comme l’acceptation de l’immigration en général.
CARICATURE: Solal Comis
[1] Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne, 2008, Rapport annuel 2008, rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne, Budapest.
[2] Statistique Canada, 11 septembre 2013, « Tableau 99-004-XWF. Profil de l’enquête nationale auprès des ménages (ENM), code 01 (Canada) », Enquête nationale auprès des ménages de 2011, Produit 99-004-XWF au catalogue de Statistique Canada, Ottawa, mis à jour le 27 novembre 2015. www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F
[3] Un tel écart est dû à plusieurs facteurs : la difficulté à les dénombrer de par leur grande diversité, la méconnaissance collective à leur sujet, une peur ou un simple refus de s’auto-identifier « Rom », etc.
[4] Jean-Pierre Dacheux et Bernard Delemotte, 2010, Roms de France, Roms en France. Le peuple du voyage, Le passager clandestin, coll. « Les Pratiques », Lyon.
[5] Les groupes roms semi-sédentaires possèdent un lieu d’installation durable. Leurs mouvements sont majoritairement forcés, mais demeurent volontaires en été, dans la quête d’emplois saisonniers.
[6] Voir le site web : rroma.org
[7] Marie-Hélène Giroux, 2001, « Les Roms : le cas particulier de la Hongrie et de la Roumanie », Revue québécoise de droit international, no. 13.2, Montréal. www.sqdi.org/fr/les-roms-le-cas-particulier-de-la-hongrie-et-de-la-rouma….
[8] Janos Ladanyi et Ivan Szelenyi, 2006, Patterns of Exclusion: Constructing Gypsy Ethnicity and the Making of an Underclass in Transnational Societies of Europe, Columbia University Press, coll. « East European Monographs », New York.
[9] Agence pour les droits fondamentaux de l’Union Européenne, 2017, Fundamental Rights Report 2017, rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne, Vienne. fra.europa.eu/en/publication/2017/fundamental-rights-report-2017
[10] Les neuf pays de l’enquête étant : la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, la Grèce, la Hongrie, le Portugal, la Roumanie, la Slovaquie et l’Espagne.
[11] Programme des Nations Unies pour le développement, 2003, Avoiding the dependency trap : The Roma Human Development Report, Rapport de développement humain, Programme des Nations Unies pour le développement, Bratislava. hdr.undp.org/en/content/avoiding-dependency-trap
[12] Project on Ethnic Relations, 2001, State policies toward the Roma in Macedonia, rapport de Project on Ethnic Relations, 13 et 14 octobre 2000, Skopje. www.per-usa.org/Reports/MacedoniaRoma.pdf
[13] Marija Bingulac, à paraître, « The hard life of Roma people in Serbia », dans Understanding Romani Deprivation in Serbia: From Symbolic Inclusion Prescriptions to Meaningful Pathways to Economic Integration, these de doctorat, University of Massachusetts – Centre for Social Policy, Boston. http://www.scholarsstrategynetwork.org/brief/hard-life-roma-people-serbia
[14] CTK, traduit par Gwendolyn Albert, 7 juin 2017, « Czech Govt report: Half of Romani population are middle class, half in social exclusion », Romea.cz, Prague. www.romea.cz/en/news/czech/czech-govt-report-half-of-romani-population-a….
[15] Laurent Geslin, juillet 2008, « Les Roms, « étrangers proches » des Balkans ». Le Monde diplomatique, Paris. www.monde-diplomatique.fr/2008/07/GESLIN/16065
[16] En témoignent les différentes actions du gouvernement français dans les années 2010, ainsi que les paroles de Manuel Valls, alors premier ministre. Voir : AFP, 24 septembre 2013, « Pour Valls, seule une minorité de Roms veulent s’intégrer ». Libération, Paris. www.liberation.fr/societe/2013/09/24/pour-valls-seule-une-minorite-de-ro….
[17] Teresa Cierco, 2017, « The Limits of Europeanization on Minority Rights in Serbia: The Roma Minority », International Journal on Minority and Group Rights, vol.24, no.2, pp.123-149. doi.org/10.1163/15685373-124021019
[18] European Roma Rights Center, 24 mai 2017, « Police Attack Roma Community in Slovakia: Children and Elderly Injured », European Roma Rights Center, Budapest. www.errc.org/article/police-attack-roma-community-in-slovakia-children-a….
[19] Céline Bergeron, 2010, « Roms et gens du voyage : l’histoire d’une persécution transnationale », Le Monde diplomatique, Paris. www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-07-29-Roms.
[20] Colin Clark, 1998, « Counting Backwards: the Roma ‘numbers game’ in Central and Eastern Europe », Radical Statistics, no.69, automne, Londres. www.radstats.org.uk/no069/article4.htm.
[21] Elena Marušiakova et Veselin Popov, 2008, « Les migrations des Roms balkaniques en Europe occidentale : mobilités passées et présentes », Balkanologie, vol. XI, no.1-2, Paris. journals.openedition.org/balkanologie/972
[22] Ronald Lee explique qu’elles et ils ont commencé à immigrer au Canada après les Première et Deuxième Guerres mondiales.
[23] Les Roms migrent souvent par le biais de trafic ou plus généralement de manière clandestine.
par Marine Caleb | Mar 29, 2016 | Analyses, Québec
Si le gouvernement a accepté de verser une allocation de transition de 60 millions de dollars au réseau des garderies, il n’a rien promis pour la suite et maintient pour l’année 2017-2018 les compressions de 120 millions de dollars. Cette baisse de subventions touche tous les types de structures, mais les centres de la petite enfance (CPE) sont plus touchés et plus inquiets. Durant la soirée de réflexion sur ces compressions dans les CPE organisée par L’Esprit Libre, les travailleurs-euses du milieu ont exprimé leur crainte d’un exode des parents vers les services privés. Pour eux, il faut ainsi continuer d’empêcher la baisse du financement en maintenant les emplois et un service de qualité.
« 41 millions [aux CPE pour un an], ça nous donne juste le temps de continuer la mobilisation», estime Brian Naud directeur général du Regroupement des CPE de l’île de Montréal, qui répond de l’Association québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE). Aux directrices et directeurs de CPE qui se démotivent, il leur répond qu’il ne faut pas se décourager pour travailler ensemble sur la valorisation du travail effectué en CPE.
Pour faire face au gouvernement, les travailleurs-euses des réseaux pour la petite enfance s’accordent pour dire qu’il faut s’unir et communiquer. « Il faut qu’on s’organise pour avoir une voix unique », estime Brian Naud. « On a gagné des batailles. Là, il va falloir gagner la guerre. Pour ça, ça prend un plan », déclare Brian Naud.
Godefroy Laurendeau, directeur adjoint du CPE Biscuit à Montréal, reproche au mouvement de protestation des compressions budgétaires envers les CPE d’être restreint. « J’ai l’impression que l’on milite beaucoup entre nous », regrette le père de famille qui désire convaincre aussi bien le gouvernement que les citoyens-ennes.
En tant qu’universitaire, Nathalie Bigras, professeure à l’UQAM et directrice scientifique de l’équipe de recherche Qualité éducative des services de garde et petite enfance, conseille en effet aux travailleurs-euses des CPE de commencer par convaincre les parents et de poursuivre avec ceux et celles qui n’ont pas l’habitude d’entendre ce discours de contestation. Une sensibilisation de la population qui passe nécessairement par la transmission et par l’enseignement du travail réalisé quotidiennement dans un CPE.
Prendre le taureau par les cornes
Cette transmission peut prendre d’autres formes. En créant des vidéos humoristiques amateurs pour dénoncer les coupures dans le financement et leurs conséquences, l’approche du CPE Rosemonde a inspiré le réseau. L’initiative a donné le la à une action plus offensive, afin de cesser d’attendre que le gouvernement exauce les vœux des travailleurs-euses. « On va prendre le taureau par les cornes », lance Tony Calabro, responsable des services alimentaires au CPE St-Édouard. Une travailleuse d’un CPE de Villeray soutient qu’il faut « arrêter d’attendre après les instances nationales, après les syndicats. Il faut suivre l’exemple du CPE Rosemonde. Ça prend juste du Go ».
Pour sauver le plus d’emplois possible, Brian Naud estime qu’il faut se poser des questions, revoir son fonctionnement et amener de nouvelles idées au gouvernement. Un parent qui était présent dans la salle est persuadé que « négocier les conditions de sa propre austérité ne peut pas être une option ». C’est pour lui aux travailleurs-euses de se battre afin de partir un mouvement de la base plutôt que d’attendre.
Au CPE Biscuit, Godefroy Laurendeau soutient ce combat : « Il faut savoir réfléchir, se remettre en question. On a besoin de personnes de qualité. Le passage du CPE à la maternelle doit être naturel », affirme-t-il, persuadé que le CPE prépare mieux les enfants à l’entrée dans le système scolaire. La notion de remise en question doit aussi être présente dans la formation de l’éducatrice. Une formation initiale ne suffit pas et elle doit continuellement être au fait des nouvelles techniques d’apprentissage, notamment.
« Il va falloir réfléchir à comment on veut transformer [l’organisation du CPE, ndlr] tout ça. Peut-être qu’il y aura des choses qu’il faudra faire différemment, mais ce n’est pas vrai qu’on va couper la qualité du service », assure l’éducatrice Jasmine Desmarais.
« L’argent vient couper le côté humain »
Ce sont probablement 900 postes qui sont en danger à Montréal, selon Brian Naud, et entre 2 000 et 2 500 dans la totalité de la province, dont la majorité est occupée par des femmes. Réduire les subventions percute directement la qualité des services et avec elle, ceux qui en bénéficient : les jeunes enfants. À commencer par leur alimentation, comme le témoigne Tony Calabro. Chacun d’eux est nourri avec l’équivalent de 1,91 $ d’aliments par jour. « Les enfants ne vont pas voir de différence », rapporte-t-il avec indignation des paroles d’un directeur.
« L’argent vient couper le côté humain », regrette Jasmine Desmarais, éducatrice au CPE Rosemonde. La baisse de financement réduit le temps permettant aux éducateurs-trices de garder un contact avec les parents. Un lien essentiel dans le soutien de ceux-ci, mais aussi dans le développement des enfants. Tony Calabro explique que sa semaine de travail risque de passer de 40 à 32 heures et que son temps de travail risque encore de diminuer avec la baisse de financement. « Je suis supposé être heureux parce que ce n’est pas cette année que je vais être coupé, mais l’année prochaine », ironise-t-il. Cuisiner pour 60 enfants en si peu de temps est faisable, mais il craint de ne plus pouvoir passer du temps avec les enfants.
« Ce que le gouvernement nous propose, c’est une logique de comptable », affirme Godefroy Laurendeau. Selon lui, un CPE est comme une cheminée. La nourrir d’un bois de mauvaise qualité l’endommage petit à petit. À terme, c’est toute la structure qu’il faut changer. Les coûts de réparation dépassent alors largement ceux qu’aurait engendrés l’utilisation d’un bois de meilleure qualité.
À travers cette métaphore, M. Laurendeau explique que réduire la qualité des services de garde et d’éducation aura un impact au moyen et au long terme. Les économies ne sont réalisées qu’au court terme, une théorie prônée par Pierre Fortin pour Radio-Canada[i], économiste et professeur en sciences économiques à l’Université du Québec à Montréal.
Les raisons d’une migration vers le privé
Même si Nathalie Bigras vante les CPE et fait l’éloge du service public, elle reconnaît que les institutions manquent de places et qu’en pratique, il existe des inégalités d’accès comme le coût de 7,30 $ par jour déjà trop élevé pour certains ou la trop haute demande, notamment dans certains quartiers. Des lacunes qui poussent de plus en plus les familles à se diriger vers le privé, moins coûteux en retour d’impôts que de payer chaque semaine des frais qui ne cessent d’augmenter. Les crédits d’impôt sont en effet passés de 80 millions en 2008 à 420 millions en 2013. Si la tarification journalière des CPE a augmenté pour les familles, c’est pour que le prix des structures subventionnées soit égal à celui des structures qui ne sont pas aidées. « C’est le rapport d’impôts qui va faire comprendre aux parents les réformes », explique le même père de famille qui espère que cela sensibilisera plus de parents au mouvement de contestation.
« En 1997, il y avait 58 284 places disponibles et en 2014, les services de garde subventionnés ou non proposaient 268 624 places », explique Nathalie Bigras. Les CPE à eux seuls regroupent 86 770 places. Cette explosion est le résultat d’une hausse fulgurante de la demande. Le nombre d’enfants est passé de 76 000 en garderies subventionnées en 1997 à 227 500 en 2016. Pour répondre à l’explosion du nombre d’enfants, le gouvernement crée depuis 2009 des places en garderies subventionnées et non subventionnées, mais pas en CPE. « Au niveau des 40 000 places crées entre 2009 et 2014, 71 % ont été créés dans les garderies commerciales, alors que la qualité y est franchement plus faible qu’ailleurs », précise Nathalie Bigras.
Pour l’année 2014-2015, le budget annuel par enfant était de 13 988 $ en CPE et de 11 230 $ en garderie privée subventionnée. Une hausse du nombre d’enfants augmente donc les dépenses du gouvernement, ce qui explique pourquoi le budget alloué à la petite enfance a autant augmenté. L’économiste Pierre Fortin a assuré à Radio-Canada que l’augmentation du nombre d’enfants devrait stagner, ce qui permettra d’atténuer les coûts[ii].
Réduire le financement des CPE revient à réduire la gestion des services et leur qualité, et entache directement l’éducation reçue par les enfants. Les allocations versées par la suite ne permettront pas de couvrir les dépenses systémiques telles que les salaires des employés, le loyer ou le chauffage. Le coût de fonctionnement d’un CPE est en effet plus élevé que celui d’une garderie subventionnée. En cause, de plus grandes masses salariales, une rémunération de gestionnaires plus élevée, ainsi que le besoin d’une plus grande organisation du travail. Certains CPE parviennent à concilier avec ce budget, un exemple d’efficacité que le gouvernement veut soumettre à tout le réseau public. Le budget alloué au réseau a été réduit de plus de 400 millions de dollars depuis 2006.
Le CPE comme réducteur d’inégalités
Le Québec s’est toujours distingué en matière d’éducation des plus jeunes et prône une politique familiale en faveur de l’équité. Les centres de la petite enfance sont instaurés en 1997 par le gouvernement de Lucien Bouchard. Le but est de moderniser en incluant un volet éducatif, tout en le maintenant accessible, le réseau de structures de garde et d’éducation des enfants en bas âge déjà existant. « Pour nous ça ne voulait rien dire, c’est des niaiseries gouvernementales », rit Godefroy Laurendeau, directeur adjoint du CPE Biscuit à Montréal.
« L’histoire du CPE Biscuit est un peu celle du réseau », déclare Godefroy Laurendeau. Le directeur le confesse, le CPE Biscuit propose des services convenables depuis quelques années seulement. « Aucune éducatrice ne mettait ses enfants au CPE Biscuit », rit-il en parlant de la qualité irrégulière des services. Godefroy Laurendeau explique que le progrès s’est réalisé petit à petit, notamment en formant une à une les éducatrices. En 2008, le CPE s’est agrandi de 60 places supplémentaires, à force d’efforts sur la qualité.
Parmi les effets bénéfiques à la mise en place d’un réseau de CPE de qualité, selon Nathalie Bigras, une baisse du taux de pauvreté chez les familles ayant un enfant entre 0 et 5 ans et notamment chez les mères-célibataires. Le taux de pauvreté de ces familles est passé de 35 % en 1996, avant la création des CPE, à 22 % en 2006. « Cela a aussi des bénéfices sur la réduction des inégalités sociales. Les enfants qui partent avec moins de chances dans la vie peuvent compenser par la fréquentation d’un réseau éducatif de qualité », précise la chercheuse. Elle ajoute que les effets sur le développement infantile sont plus marqués sur les enfants issus de milieux plus défavorisés. En plus d’offrir une grande protection pour les plus vulnérables, les CPE sont plus accessibles et plus ancrés dans la communauté, surtout dans les régions plus éloignées.
Seulement, ces impacts positifs ne sont pas automatiques et requièrent des conditions particulières telles que l’environnement et l’universalité de ses services. Cela passe par un programme éducatif convenable, un ratio enfants par éducatrice raisonnable, mais aussi le fait que cette dernière soit formée initialement et de façon continue. L’universalité s’acquiert aussi par une plus haute qualité des services, un prix abordable, les qualifications, ainsi qu’une bonne réglementation pour assurer des conditions de travail convenables. Ces conditions sont plus susceptibles d’être réunies dans un CPE, pour lequel c’est la vocation, que dans une garderie.
Si la mobilisation des professionnels-elles des CPE doit être planifiée et unie, elle doit aussi pouvoir proposer des pistes de solutions. Nathalie Bigras estime qu’il faut revendiquer les premières ambitions des CPE, l’accessibilité et l’universalité. Cela, en développant de nouvelles places en CPE, mais aussi en réduisant la tarification journalière selon elle déjà trop élevée pour les familles les plus pauvres, pour aller vers la gratuité.
« Au pied du mur »
Le gouvernement a fait pression pour qu’une entente soit établie rapidement. Pour ces négociations, le ministre de l’Éducation et de la Famille, Sébastien Proulx, a choisi de ne dialoguer qu’avec quatre de l’ensemble des associations de CPE et de garderies privées existantes. Avant le 23 février, seule l’AQCPE n’avait pas accepté la réforme qui réduit de 120 millions de dollars le financement annuel.
Le 27 janvier 2016, les trois autres ont conclu une entente entraînant des réductions régulières de 120 millions de dollars. Une entente se voulant surtout « efficiente, équitable et viable ». Cet accord réduit en moyenne de 4,5 % les subventions pour les CPE de 60 places et environ de 3,9 % les subventions pour les garderies privées de 65 places.
Alors que l’AQCPE voulait la suppression de toute compression, l’association a finalement accepté la réforme après la promesse de versement d’une allocation de transition de 41,1 millions de dollars aux CPE pour l’année 2016-2017, afin de diminuer la brutalité de la réduction du financement. Si l’AQCPE a finalement accepté l’accord, c’est parce qu’elle était « au pied du mur », explique Brian Naud pour répondre aux critiques que subit l’association. « Ce n’était pas une négociation, mais une discussion. Le gouvernement savait déjà ce qu’il allait faire », précise le directeur général.
Le ministère s’est engagé à ne pas réduire le financement pendant un an, mais n’a pas promis d’augmenter les subventions au fil des ans. L’allocation de transition n’est pas perçue comme une victoire, mais comme une épée de Damoclès.
[i] « Les CPE, victimes de leur succès », Radio-Canda, Montréal, le 19 janvier 2016, http://ici.radio-canada.ca
[ii] ibid