Menaces islamistes et réalités islamophobes en France

Menaces islamistes et réalités islamophobes en France

Par Adèle Surprenant

L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre dernier, a provoqué une réelle onde de choc en France et à l’étranger. Décapité devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait, M. Paty était au cœur d’une polémique pour avoir présenté des caricatures de Mohammed durant un cours sur la liberté d’expression. Le gouvernement d’Emmanuel Macron multiplie depuis les annonces sur la lutte contre la « radicalisation » et l’« obscurantisme ». À quelques semaines de la présentation d’un projet de loi sur le « séparatisme islamique », le climat est tendu au pays de la liberté, de l’égalité et de la laïcité 1.

« Ce soir, je n’aurai pas de mots pour évoquer la lutte contre l’islamisme politique, radical, qui mène jusqu’au terrorisme. Les mots, je les ai eus. Le mal, je l’ai nommé. Les actions, nous les avons décidées, nous les avons durcies, nous les mènerons jusqu’au bout », déclarait le Président de la République Emmanuel Macron le 22 octobre dernier, lors d’une soirée hommage à Samuel Paty, qu’il qualifie de « victime de la conspiration funeste de la bêtise, du mensonge, de l’amalgame, de la haine de l’autre, de la haine de ce que, profondément, existentiellement, nous sommes 2».

Le professeur d’histoire-géographie était la cible d’une vidéo circulant sur les réseaux sociaux depuis quelques jours, dans laquelle un parent d’élève du collège de Conflans-Sainte-Honorine, où M. Paty enseignait, dénonçait le choix du professeur d’avoir montré en classe deux caricatures de Mohammed extraites de Charlie Hebdo. Une vidéo qui aurait été vue par son assassin, Abdoullakh Anzorov, 18 ans, abattu par la police quelques minutes après le drame.

Le matin suivant le drame, Paris se réveille lentement. La crise sanitaire oblige plusieurs commerces à garder le rideau tiré, la pluie a vidé les rues des promeneur·se·s du samedi, et seules quelques dizaines de personnes sont rassemblées, place de la République, pour rendre hommage au professeur assassiné. Habituée aux manifestations et rassemblements en tout genre, la statue qui surplombe la place est placardée d’affiches aux slogans qui résonnent tristement dans l’imaginaire collectif français : au « Je suis Charlie » de janvier 2015 s’est substitué le « Je suis prof », dans un élan de solidarité avec celui que le Président a déclaré être le « visage de la République 3».

Une déclaration qui fait écho à la une du Point 4, qui titrait son numéro du 22 octobre « Samuel Paty. Professeur mort pour la liberté », ou encore le magazine Marianne avec « Jusqu’à quand va-t-on se coucher? 5» Parce qu’à en croire le discours gouvernemental, le nouveau visage de la République serait tordu par la peur sous la menace d’un islam intégriste rampant.

Représailles

Une série de mesures ont rapidement été annoncées par le gouvernement, à commencer par la publication imminente d’un recueil de caricatures religieuses et politiques qui sera distribué dans les écoles du pays. « Par ce geste, dans le respect de nos compétences, nous voulons témoigner de nos engagements à défendre les valeurs de la République et le droit fondamental de chacun et chacune de nos concitoyens à vivre en paix et dans la liberté », a déclaré Renaud Muselier, président du Congrès des Régions, ajoutant que le recueil contiendra « bien entendu » des caricatures du controversé Charlie Hebdo 6.

S’en est suivi la fermeture administrative de la mosquée de Pantin, en banlieue parisienne. D’après le grief, l’imam principal, Ibrahim Abou Talha, serait « impliqué dans la mouvance islamiste radicale d’Île-de-France 7». La vidéo ciblant M. Paty a également été reléguée sur leurs réseaux sociaux, puis retirée tout de suite après l’attentat, dénoncé par les responsables de la mosquée. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Silt, en 2017, les lieux de culte peuvent être fermés par ordre d’un préfet en cas de soupçon d’incitation au terrorisme. Au cours des deux dernières années, ce sont 250 mosquées, écoles, bars à narguilé et autres établissements qui ont dû mettre la clé sous la porte en vertu de cette loi 8.

« Donner certains pouvoirs aux autorités pour dissoudre certains groupes religieux sans préavis est problématique pour plusieurs raisons », d’après la chercheuse et spécialiste du contre-terrorisme Nadine Sayegh, contactée par L’Esprit libre. Prenant l’exemple de la fermeture de la mosquée de Pantin, elle ajoute que « l’imam a peut-être fait certaines remarques, et il devrait évidemment en être tenu responsable, mais la fermeture d’une mosquée en entier, laissant des centaines de fidèles sans lieu pour communier? Il s’agit clairement d’une punition collective par rapport à des remarques faites, alors que si on regarde les accusations portées envers certains hommes d’Église, souvent bien plus sévères, ceux-ci sont soit renvoyés, réaffectés ou remplacés. Mais on ne s’attend pas à ce que la communauté catholique en entier s’excuse pour les actions d’un prêtre corrompu », ajoute-t-elle. 

Certain·e·s critiques accusent le gouvernement de s’en prendre à la loi de 1901, protégeant la liberté d’association 9, et ce, depuis l’état d’urgence proclamé par François Hollande en 2015 10. Henri Leclerc, ténor du barreau et ex-président de la Ligue des droits de l’Homme, est d’avis que « c’est toujours pareil quand arrive un tel drame, le gouvernement, pour renforcer son image et rassurer l’opinion bouleversée, impose des mesures voire des lois nouvelles, dont il n’est pas établi qu’elles soient efficaces sur les circonstances ou “l’atmosphère” qui ont permis que s’accomplissent les actes criminels 11».

« La police a des politiques d’interpellation et de fouille sur les individus depuis le gouvernement Hollande — laissant donc techniquement le pays dans un état d’urgence permanent alors qu’il n’y en a pas », renchérit Mme Sayegh. Selon elle, « le racisme et l’islamophobie envahissent la société tous les jours et à un rythme effréné [et] il n’est pas surprenant qu’ils soient enracinés dans la stratégie CVE [combattre l’extrémisme violent, ndlr] » du gouvernement, qui semble avoir entamé un virement à droite au cours des derniers mois.

La construction de l’« ennemi intérieur »

Le 2 octobre dernier, le président Emmanuel Macron s’exprimait sur le projet de loi voulant lutter contre le « séparatisme » qui devrait être annoncé le 9 décembre 2020. Un « mot véhicule que l’Élysée a longtemps conjugué au pluriel, sans convaincre quiconque qu’il s’agissait de parler d’autre chose que d’islamisme », peut-on lire dans un article d’Ellen Salvi, début octobre, sur le site de Médiapart 12.

Ces annonces ont réjoui la cheffe du Rassemblement national (RN) — nouveau nom du Front national (FN) —, Marine Le Pen. Elle a déclaré dans un communiqué de presse que « plusieurs annonces du président de la République reprennent des mesures présentées depuis longtemps par le RN », citant entre autres la suppression des enseignements de la langue et de la culture d’origine, la fermeture administrative des « lieux où est prônée la haine de la France » ou la fermeture de clubs sportifs qui « pratiquent le communautarisme en droit ou en fait 13».

« Communautarisme », « séparatisme » ou « ensauvagement », ces termes empruntés à l’extrême-droite sont aujourd’hui partie prenante du discours du gouvernement : « Macron a été élu en raison de son positionnement plus neutre que les partis de droite, mais il semblerait, à travers ce que je crois être une tentative d’accroître sa popularité électorale, qu’il change à la fois ses stratégies et sa rhétorique vers les positions d’extrême-droite », reconnait Mme Sayegh. Les exemples de ce glissement sont d’ailleurs loin d’être rares.

Le 20 octobre 2020, Gérald Darmanin déclarait sur les ondes de BFMTV avoir « toujours été choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir un rayon de telle cuisine communautaire […] ». Il accuse ainsi le « capitalisme mondial » d’avoir sa part de responsabilité dans l’accroissement du « communautarisme ». « Quand on vend des vêtements communautaires, peut-être qu’on a une petite responsabilité dans le communautarisme? », s’interroge le ministre de l’Intérieur, actuellement visé par une plainte pour viol 14, affirmant que « si on peut demander des comptes aux hommes politiques […], on peut aussi dire au capitalisme qu’il est peut-être, de temps en temps, patriote 15». Il rassure cependant les auditeur·trice·s en ajoutant : « heureusement que toutes mes opinions ne font pas partie de la loi de la République parce que ce serait… », s’interrompt le ministre en haussant les sourcils 16.

Macron dénonce pourtant « le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrémistes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans », prônant plutôt un « Islam des lumières » pour une France où serait assurée « une présence républicaine en bas de chaque tour, au bas de chaque immeuble 17».

Cette « présence républicaine », Ahmad, dans la cinquantaine, la sent déjà tous les jours. Le Mauritanien d’origine naturalisé français et en France depuis 9 ans, travaille dans une buanderie à deux pas de la mosquée Myrha, dans le 18e arrondissement de Paris. À la Goutte d’Or, la population est en bonne partie d’origine maghrébine. Il se désole de la surveillance policière accrue au courant de la dernière année, autour de la mosquée et dans le quartier qui l’héberge. « Tous les vendredis, pendant la prière, il y a une voiture de police stationnée devant la mosquée », raconte-t-il, en soulignant que les autorités s’inquiètent que les portes demeurent fermées durant la prière. À l’entrée de la mosquée, un panneau indique cependant que les portes sont fermées lorsque le quota de personnes a été atteint, afin de respecter les mesures sanitaires.

Deux poids, deux mesures

Toujours à la Goutte d’Or, un homme d’origine algérienne se désole de « voir la France devenir dangereuse », pour lui et sa communauté, mais aussi pour les non-musulmans : « ici, nous sommes tous un peu victime du gouvernement, c’est lui qui nous monte les uns contre les autres. […] C’est lui qui se radicalise », ajoute-t-il.

Il est loin d’être le seul à critiquer la polarisation du discours et de la société, alimentée par les politiques et les médias traditionnels. Plusieurs campagnes de boycottage des produits français ont débuté dans certains pays du Moyen-Orient et d’Afrique « pour dénoncer [l’]amalgame indécent, insultant, entre islam et terrorisme, cette islamophobie encouragée et couvée par l’État impérialiste français », d’après le mouvement panafricaniste Frapp-France Dégage 18. Le président turc Recep Tayyip Erdogan est allé jusqu’à sous-entendre que Macron avait des problèmes de santé mentale, provoquant le rappel de l’ambassadeur français en Turquie.

L’attaque au couteau du 18 octobre contre deux cousines voilées en balade sur le Champ-de-Mars a suscité l’indignation de la gauche parlementaire et d’une partie de la population. Survenue après une altercation concernant un chien sans laisse, l’attaque n’a toutefois pas été directement traitée comme un crime haineux, raciste ou islamophobe, même si les deux victimes, Kenza et Amal, racontent avoir entendu « sale arabe », « on est chez nous » et « rentre dans ton pays », avant de se faire poignarder 19.

La population musulmane représente 8 % de la population française, soit 5,43 millions de personnes en 2020 20. Des chiffres souvent surestimés par l’opinion publique, qui estime par ailleurs à tort que les musulman·e·s de France sont tous et toutes issu·e·s de l’immigration : en 2016, la moitié d’entre elles et eux étaient français·e·s de naissance et le quart, français·e·s par acquisition 21. La présence de musulman·e·s est étroitement liée au passé colonial et mandataire de l’Hexagone, dont le passage en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Afrique de l’Ouest a contribué à tisser du lien culturel, économique et familial avec de nombreux pays, dont plusieurs ressortissant·e·s sont aujourd’hui installé·e·s en France 22.

« Expliquer, c’est déjà vouloir excuser », déclarait l’ex-premier ministre Manuel Valls en janvier 2016, lors d’une commémoration aux victimes de l’attaque de l’Hyper Cacher. Un discours qui semble désormais servir de doctrine dans la France macroniste, où l’on tente de « restreindre la liberté d’expression au nom de la liberté d’expression », comme le souligne Henri Leclerc 23.

1 « Ce qu’il faut retenir du discours d’Emmanuel Macron sur la laïcité et les « séparatismes » », Le Monde, 2 octobre 2020. .https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/ce-qu-il-faut-retenir-du-discours-d-emmanuel-macron-sur-la-laicite-et-les-separatismes_6054523_823448.html

« « Samuel Paty est devenu le visage de la République » : l’intégralité du discours d’Emmanuel Macron » , Le Monde, 22 octobre 2020. https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/22/samuel-paty-est-devenu-le-visage-de-la-republique-le-discours-d-emmanuel-macron_6056948_823448.html

3 Ibid.

« Samuel Paty. Professeur mort pour la liberté ». Le PointNuméro du 22 octobre.

« Jusqu’à quand va-t-on se coucher? ». Marianne. Numéro du 21 au 29 octobre.

« Assassinat de Samuel Paty : ce que l’on sait du recueil de caricatures que les Régions veulent distribuer dans les régions », France Info, 21 octobre 2020. https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/enseignant-decapite-dans-les-yvelines/assassinat-de-samuel-paty-ce-que-l-on-sait-du-recueil-de-caricatures-que-les-regions-veulent-distribuer-dans-les-lycees_4150399.html 

7 Margaux Lecroux, « A pantin, la fermeture de la Mosquée vécue comme une punition par les fidèles », Libération, 20 octobre 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/10/20/a-pantin-la-fermeture-de-la-mosquee-vecue-comme-une-punition-par-les-fideles_1802923 

Camille Polloni, « Avec le  » séparatisme « , le gouvernement cible les musulmans », Médiapart, 8 septembre 2020. https://www.mediapart.fr/journal/france/080920/avec-le-separatisme-le-gouvernement-cible-les-musulmans

Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. La loi du 1er juillet 1901 et la liberté d’associationhttps://www.associations.gouv.fr/liberte-associative.html 

10 Entretien réalisé par Jean Stern. « Henri Leclerc. Le chemin dangereux des restrictions des libertés en France », Orient XXI, 26 octobre 2020. https://orientxxi.info/magazine/henri-leclerc-le-chemin-dangereux-des-restrictions-des-libertes-en-france,4238 

11 Ibid.

12 Ellen Salvi, « Séparatisme : Macron prescrit l’antidote et instille le poison », Médiapart, 2 octobre 2020. https://www.mediapart.fr/journal/france/021020/separatisme-macron-prescrit-l-antidote-et-instille-le-poison

13 Rassemblement national. Lutte contre l’islamisme radical en France : trop de lacunes pour être convaincant!, 2 octobre 2020. https://rassemblementnational.fr/communiques/lutte-contre-lislamisme-radical-en-france-trop-de-lacunes-pour-etre-convaincant/

14 Héléna Berkaoui et Iban Rais, «  » Ensauvagement « Gérald Darmanin heurte jusqu’au sein de LREM », Médiapart, 29 juillet 2020. https://www.mediapart.fr/journal/france/290720/ensauvagement-gerald-darmanin-heurte-jusqu-au-sein-de-lrem

15 Gérald Darmanin en entrevue avec BFMTV, Publié sur Twitter, 20 octobre 2020. https://twitter.com/bfmtv

16 Ibid.

17 Salei, op.cit.

18 « Face à l’appel au boycottage d’Ankara, la France soutenue par ses voisins européens », France 24, 26 octobre 2020. https://www.france24.com/fr/france/20201026-face-%C3%A0-l-appel-au-boycott-de-la-turquie-la-france-soutenue-par-ses-voisins-europ%C3%A9ens

19 William Audeureau et Nicolas Chapuis, « Deux femmes poignardées, un chien non attaché et des insultes racistes : le point sur l’affaire de l’agression sur le Champ-de-Mars », Le Monde, 22 octobre 2020. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/10/20/enquete-ouverte-apres-une-agression-contre-deux-femmes-au-champ-de-mars-a-paris_6056731_4355770.html

20 Statista Research Department, L’Islam en France – Faits et chiffres, 20 octobre 2020. https://fr.statista.com/themes/6482/l-islam-en-france/ 

21 Ibid.

22 Pour en savoir plus : Maylis Kydjian, Penser l’immigration maghrébine avec l’histoire coloniale en Francehttps://journals.openedition.org/framespa/3333

23 Stern,op.cit.

Avant les préjugés, les droits des femmes portant le voile

Avant les préjugés, les droits des femmes portant le voile

La discrimination vécue au quotidien par des Québécoises, intrinsèquement liée à une méconnaissance culturelle, nous montre l’importance du dialogue afin de construire un monde plus juste. Sans quoi, par des déductions erronées, les uns discriminent les autres sur un fond de racisme culturel¹. Parlons du voile pour ce qu’il est : un symbole religieux et identitaire auquel l’on accorde trop d’attention. Parlons d’une société valorisant le vivre ensemble plutôt que la division se basant sur la différence entre individus.

Accepter la diversité religieuse constitue encore un grand défi pour certain.e.s Québécois·e·s, dont plusieurs associent la laïcité personnelle à la laïcité étatique. Des propos tenus par une Québécoise à ce sujet vous éclaireront certainement sur l’enjeu. Par le biais d’une implication en participation citoyenne, j’ai rencontré Meriem. Cette chronique vient raconter son point de vue accompagné de réflexions de mon cru. Il ne se veut pas objectif, puisqu’issu d’un vécu : celui de la femme que vous rencontrerez brièvement dans cet écrit. Allons-y. Meriem est une étudiante dans le domaine de la santé se passionnant pour la photographie ainsi que l’implication communautaire. Quel est l’objet de la discrimination qu’elle vit? Le voile couvrant ses cheveux, qu’elle a elle-même choisi de porter pour des raisons qui seront abordées plus bas.

Une discrimination « qui commence dans la rue »

Alors qu’on nous parle des bénéfices de la loi 21 sur la laïcité de l’État de notre province, on désigne le religieux comme son contraire. Or, c’est la religion comme influence dans les décisions étatiques qu’il faut opposer à la laïcité. Alors qu’on fait l’erreur de s’inquiéter de la pratique personnelle de la religion musulmane pour l’état québécois, des femmes en sont victimes. Elles subissent la perpétuation des préjugés à leur égard et à celui du tissu qui couvre leurs cheveux : le voile ou hijab. Les autorités politiques placent un combat théorique avant la liberté de pratique religieuse de ces personnes. Il importe de préciser ici que ce sont majoritairement des hommes² (cisgenre) qui votent une interdiction touchant des femmes (majoritairement cisgenre).

Sans aller dans les détails de ses expériences vécues et de celles qui ont été racontées à Meriem, en discutant avec elle, je comprends que c’est assez commun dans sa communauté d’attirer involontairement une attention négative autour de son voile. « Des fois, tu reçois des regards de travers, des remarques déplacées et ça peut même aller plus loin avec des agressions physiques ou verbales. C’est pas quelque chose qui est rare, même si on voit pas vraiment ça dans les médias » Banaliser ces micro-agressions en ne les dénonçant pas sur la sphère publique, comme ce qui est le cas présentement, signifie de les permettre et de les valider. De la discrimination vécue au quotidien, ces femmes « en parle[nt] beaucoup » entre elles. Celle-ci « marque » et « laisse un impact ». Meriem décrit le contexte pointant du doigt son voile comme « déstabilisant ». On ne respecte pas son droit de s’habiller comme elle le veut et on stigmatise le tissu qui couvre ses cheveux de façon injuste et inutile. Pourquoi le hijab dérange-t-il autant? Pourquoi ne pas revoir notre rapport à la différence? Je suis d’avis que la remise en question de ses croyances personnelles accompagnée d’écoute permet l’ouverture nécessaire à l’acceptation de la différence. Surtout, lorsque cette différence a été stigmatisée en donnant la voix aux mauvaises personnes au sein des médias traditionnels par exemple.

De la compréhension pour l’incompréhension

Selon Meriem, les interrogations à l’égard de son voile sont quand même justifiées. « Je me dis que peut-être que c’est difficile… Si par exemple tu [ne] sais pas pourquoi une femme musulmane le porte, c’est un peu […] difficile [à] concevoir […] Pourquoi une femme voudrait elle-même décider de se couvrir à tous les jours à l’extérieur? » Plusieurs restent dans le jugement de l’autre en assumant les raisons pour lesquelles des femmes portent le voile. La présomption commune que j’entends est celle de la femme soumise. À celle-ci, Meriem répond :« Mais non, je pense, je réfléchis, je suis libre, je fais mes recherches, je suis capable de fonder ma vie sur des valeurs qui me sont propres! » « Vous pensez que l’on me l’impose chez moi, mais quand je sors vous m’imposer de l’enlever [le voile] pour devenir prof […] » Ne trouvez-vous pas que cela évoque bien une peur de l’autre? De peur d’interroger, on ne trouve pas de réponses, alors on s’en imagine. Une remise en question personnelle de notre rapport aux autres semble être de mise. Accorder autant d’importance à un choix personnel qui ne fait de mal à personne reflète des préjugés internalisés qu’il nous faut déconstruire.

Une réponse trop peu diffusée

Dans les médias, on ne permet pas à ces personnes, que l’on accuse de s’attaquer à la laïcité du Québec, d’expliquer leur situation. Pourtant, entendre le point de vue des femmes musulmanes portant le voile permettrait d’informer la population sur ce groupe ouvertement discriminé, notamment concernant la question de la laïcité. « Une femme qui décide de porter un voile ne signifie pas qu’elle veut convertir les autres femmes à ses idées, » affirme Meriem.

Celles qui le portent devraient être les premières à parler de cet accessoire faisant partie de leur quotidien. C’est pourquoi j’ai demandé à l’étudiante, pourquoi elle porte le voile? « À la base, je le fais parce que je suis convaincue que c’est ce qu’il faut que je fasse pour plaire à mon seigneur. C’est devenu une partie intégrante de mon identité. Je me verrais pas sans mon voile. Initialement, je l’avais mis tout simplement parce que la modestie c’est une valeur hyper importante dans l’islam autant pour l’homme que pour la femme. » Jamais je n’avais encore entendu parler de cette valeur alors que le voile était mentionné.

D’ailleurs, souligne l’étudiante, « Dans l’islam, tu ne peux pas convertir les gens. On croit au fait que c’est Dieu qui guide chaque personne et chaque personne doit s’occuper de ses affaires. » Voilà ce qui répond à la peur du hijab liée à l’ignorance à son sujet. En concluant notre discussion Meriem me mentionne l’importance qu’elle accorde à « ne pas avoir peur de demander [les questions qu’on se pose aux personnes concernées], quand même avec un certain tact » si on « ne comprend pas pourquoi il y a des femmes qui portent le voile » Bref, la meilleure solution est de dialoguer.

Les fondements de notre société dans tout cela

La lutte pour l’égalité entre hommes et femmes est un enjeu contemporain d’une grande importance à nos yeux : autant aux miens qu’à ceux de Meriem. Or, « c’est rendu que le contraire [(des pratiques associées à la libération de la femme, comme le fait de se découvrir)] n’est plus accepté parce qu’il représente le passé. Le fondement de la libération est oublié, » souligne Meriem. « Toutes les femmes sont différentes, ont une façon de penser, des envies différentes, » ajoute-t-elle. Laissons-les être. Leur liberté passe autant par leur choix de se couvrir que celui de se dévêtir. Être féministe quant à nous, c’est accepter cela.

La situation entourant la question du voile portée par certaines femmes musulmanes entraîne une polarité d’opinion. Est-ce qu’un vêtement issu d’un choix personnel devrait nous préoccuper autant? Non, et encore plus en ce qui concerne le discours majoritairement erroné l’entourant.

En tant que société, système fonctionnant grâce à ses membres, nous avons la responsabilité d’y inclure celles et ceux qui y contribuent. Ces femmes participent à la vie collective comme n’importe qui. Une remise en question quant à la place du dialogue dans le cadre de situations conflictuelles liées à des différences entre individus devra être mise sur la table. L’acceptation de la différence devra gagner et c’est ainsi que notre société pourra avancer. Il y aura toujours des pratiques distinctes des nôtres, pourquoi ne pas l’accepter dès aujourd’hui?

Le dialogue constitué d’écoute et d’expression de soi afin de mieux se comprendre est la clé de cette situation. Les un·es ont peur, les autres sont ignoré·es. Des droits sont brimés au profit d’un groupe. Par conséquent, les femmes qui choisissent de porter le voile ont à subir les conséquences de préjugés à leur égard.

Commençons à penser au-delà de nous-mêmes, à déconstruire la croyance selon laquelle la différence menace. Éduquons-nous au lieu de rassurer une partie de la population. Nous voulons une société juste et inclusive après tout, non? Une société dans laquelle on est accepté·e·s et embauché·e·s, pour ce que l’on fait et ce que l’on est et non en fonction des vêtements que l’on porte. Il s’agit de se parler, de vouloir mieux comprendre, mieux penser. C’est vivre ensemble en s’enrichissant mutuellement, dans le respect de l’autre. Voilà une belle base sociétale sur laquelle construire un vivre-ensemble juste et équitable.

Pour en apprendre davantage:

https://yaqeeninstitute.org/yaqeen-institute/recent-webinar-behind-the-veil-the-intersection-of-rel igion-politics-culture/?fbclid=IwAR2DT3V4Ctm16n1Uwm7WNhL84uA03TrM-oodibp4dp_mjzVZL-xoEHfWFzo

¹Ministère de l’Immigration, la Francisation et l’Intégration, 26 juin 2020, h ttp://www.quebecinterculturel.gouv.qc.ca/fr/lutte-discrimination/discrimination-racisme.html.

²Assemblée nationale du Québec,«Députés», 1er octobre 2018, h ttp://www.assnat.qc.ca/fr/deputes/index.html.

Kinder Surprise

Kinder Surprise

Ma sœur entre dans ma chambre. 

« Est-ce que je suis correcte? », m’interroge-t-elle en pointant son pantalon propre et son chandail à l’effigie d’un événement caritatif.

Ma soeur me demande mon avis pour ses habits pour son entrevue d’embauche.

Je la regarde, un peu blasée par notre prochaine discussion. Je vais devoir lui expliquer pourquoi ses habits vont être inadéquats pour sa première expérience d’entrevue professionnelle.

Méganne a 16 ans. Elle est passionnée par les animaux, elle se classe parmi les meilleures élèves de sa classe. Méganne adore le « cheerleading », est arachnophobe, sensible, a la larme facile, est susceptible, adore les mangues, a des pieds creux, fait de la physio. Méganne est une femme, Méganne est une Québécoise afrodescendante des Caraïbes…

Méganne est noire.

Nous avions une conversation troublante sur le racisme qu’elle va subir, particulièrement celui qui se concentre dans les milieux professionnels. Je dois lui expliquer pourquoi elle ne pourra pas se permettre de faire des erreurs, de perdre son calme, de perdre patience; pourquoi elle doit s’efforcer de sourire le plus souvent possible, d’adoucir son ton, de vouvoyer, même si ce n’est pas nécessaire à mon avis; ne pas crier, ne pas s’offusquer, ne pas se plaindre; pourquoi il faut avoir l’attitude qui démontre le plus de gratitude possible, faire un travail qui frôle la perfection et s’habiller d’une façon ultra-professionnelle, faute de paraître comme « pauvre » ou de se faire « guetto-iser ».

La réalité afrodescendante fait qu’un habit, un geste, une phrase de trop, peut faire toute une différence entre l’obtention d’un emploi et un refus clair et net.

Elle me répond « je sais ». Je ne sais pas si son ton est morne pour soutenir la conversation qui ne donne aucune envie d’être une personne racisée à la recherche d’un gagne-pain. Je continue à lui donner la sinistre liste des obstacles qu’elle devra surmonter. Je sens qu’elle m’écoute attentivement, même si ce que je lui dis l’affecte, visiblement. Elle finit par grommeler qu’elle doit se changer. C’est seulement quand les dernières mèches de ses cheveux crépus quittent mon champ de vision que je me rends compte de mon propre étourdissement. 

Entre le fameux discours que ma famille m’a tenu et celui, presque verbatim, que j’ai récité à ma sœur, je n’ai jamais pris le temps de regarder mes propres traumatismes en tant que femme noire, travaillant depuis déjà six ans dans le milieu du travail étudiant.

Quand j’avais cinq ans, j’ai volé un KinderSurprise. Ma mère m’avait interdit de prendre des objets sans sa permission, mais l’entêtement que j’avais pour les surprises avait eu raison de moi; je l’ai pris. 

 Je n’aime même pas le chocolat.

Arrivée dans la voiture, ma mère m’a surprise avec l’œuf dans la main. Je me rappelle encore de sa réaction que je trouvais, à mon jeune âge, très disproportionnée. J’avais volé dans le lieu de travail à ma mère, et je crois qu’elle a surtout eu peur d’être elle-même accusée d’un crime qu’une enfant naïve avait commis.

Encore aujourd’hui, je me demande si j’aurais pu être l’enfant de #IeshaHarper

Quand j’avais 16 ans, j’ai obtenu ma première job en restauration. J’avais une table de clients assez réguliers qui m’appréciaient particulièrement. Je recevais des bons tips, des tips généreux, des tips « faciles ». Un jour, un client de la table, appréciant particulièrement mon service, m’avait tapé les fesses en me disant « que j’étais une belle négresse qui faisait bien sa job ». Il m’avait donné un généreux pourboire. Je suis allée immédiatement en parler à mon gérant, qui m’avait conseillé « d’encaisser et d’ignorer ».

J’ai gagné beaucoup de pourboire, cet été-là.

Deux ans plus tard, je travaille dans la vente au détail. Je me débrouille bien, je me sens vraiment mieux dans mon milieu. Mes gérant·e·s m’adorent, mes collègues et moi formons une véritable équipe, et je me sens dans un endroit que l’on veut « inclusif ».  Je reçois des critiques passives-agressives des client·e·s qui trouvent que j’ai un ton brutal, j’adoucis mon grain de voix, je ris à toutes les blagues, qu’elles soient déplacées ou non, je me permets d’en faire moi-même. Parce que je veux absolument me sentir à ma place, parce que je veux avoir des augmentations, parce que si je prends ça pour de « l’autodérision », c’est peut-être ce que ça va finir par devenir. Je finis par avoir une augmentation, j’ai une place plus importante dans l’équipe, j’entends des insultes sur mes cheveux crépus, sur « notre façon de marcher » sur « notre ressemblance avec nos cousins hominidés ». Sur « nos bouches » sur « notre teint ». Je pense avoir répliqué une ou deux fois, mais je me souviens beaucoup plus des sourires complices que j’échangeais, des rires qui apaisaient la conscience de celles et ceux qui m’oppressaient.

Entre les directives maladroites sur la coiffure la plus appropriée à la job, entre les regards solidaires que les employé·e·s racisé·e·s et moi échangions, entre une clientèle incroyablement condescendante ou incroyablement raciste, je ne me suis jamais arrêtée pour craquer. Pour décompresser. Prendre le temps de me permettre de gérer tout ce qui m’arrivait. Pour m’occuper de moi et prendre conscience de mes propres comportements.

Il y a un an, quand j’ai eu le pouvoir de choisir ma propre équipe, j’ai milité pour une diversité ethnique et raciale. Je crois que j’ai essayé, subconsciemment, de réparer les erreurs que j’avais moi-même commises par le passé en ne m’imposant pas assez. Honnêtement, ça n’a pas vraiment fait tomber ma culpabilité. Mais je crois que chacun·e des employé·e·s s’est senti·e à sa place, quelque part dans tout ça. Je pense avoir fait de mon mieux, avec les responsabilités que j’avais. 

Je repense souvent à la colère, à la peur et à l’anxiété qui suintaient du corps de ma mère pendant qu’elle me ramenait à l’endroit où j’avais volé mon KinderSurprise. La frustration qu’elle dégageait pendant qu’elle m’expliquait à quel point c’était mal, surtout POUR NOUS, de voler. Ce qu’elle a dû expliquer à son gérant, le lendemain. Je pense que mon traumatisme est venu beaucoup plus tard, quand j’ai compris que j’aurais pu nous mettre en danger, ou donner un bon prétexte au gérant de renvoyer ma mère. Parce que je trouvais ça cool, à cinq ans, un œuf en chocolat. Même si je n’aime pas le goût. 

J’entends le bruit de la porte qui s’ouvre. Ma sœur revient de son entrevue, elle me dit qu’elle ne pense pas être admise. En observant ses traits, je réalise qu’elle semble… soulagée. Probablement parce qu’elle vient de gagner du temps avant de s’engager dans ses premières expériences professionnelles. 

Je pousse un long soupir de contentement.