Haïti: impact sur la diaspora montréalaise

Haïti: impact sur la diaspora montréalaise

Par Chantale Ismé

Cet article est publié dans le numéro 84 de nos partenaires, la Revue À bâbord(link is external)

L’autrice est chercheuse et militante féministe et communautaire. 

Un mouvement social revendicateur d’une grande intensité (lutte contre la corruption, contre la dilapidation des fonds PétroCaribe, contre l’impunité, contre la cherté de la vie, etc.) secoue Ayiti depuis presque deux ans maintenant.

Ce mouvement social, présent tant dans la capitale que dans les villes de province, provoque une explosion sociale qui semblevouloir non seulement renverser le président Jovenel Moïse, mais surtout abattre le système de la double oligarchie, à savoir un ensemble d’institutions étatiques et privées qui contrôle et domine la vie sociale dans l’intérêt du petit groupe restreint et privilégié détenant le pouvoir.

Cette crise aiguë vient exacerber la dégradation de la situation socioéconomique déjà entamée depuis plus d’une décennie. Tous les indicateurs socioéconomiques sont au rouge »: la monnaie haïtienne, la gourde, s’échange actuellement à 100 gourdes pour 1 dollar étatsunien »; l’inflation a atteint un niveau record de 20 %; le déficit budgétaire est estimé à plus de 10 milliards de gourdes; la croissance économique est inférieure à 1 %. En outre, la pauvreté s’est transformée en misère : 77 % de la population vit au-dessous du seuil de la pauvreté ; 60 % de la population est au chômage ; plus d’un million d’Haïtien·ne·s vit avec moins de 50 gourdes par jour et 5,4 millions d’Haïtien·ne·s sont en situation d’insécurité alimentaire. L’espérance de vie n’excède pas 63 ans et la mortalité infantile atteint 80 enfants par 1 000 naissances. À tout cela s’ajoutent les pénuries récurrentes de carburant et d’électricité et la fuite du pays sur de frêles embarcations d’hommes, de femmes et d’enfants prêt·e·s à risquer leur vie pour échapper à la misère, à l’insécurité programmée et à la répression.


Cette situation a un impact énorme sur la « transnation » constituée par la diaspora montréalaise (1), particulièrement sur les couches précaires qui, malgré tout, soutiennent leurs proches en Ayiti. Une situation qui les fragilise encore plus (2). Les couches plus favorisées sont aussi concernées, leurs rêves du retour semblent impossibles, créant ainsi un sentiment d’exil. Les jeunes de la deuxième et de la troisième génération, en plein dilemme identitaire, intériorisent un sentiment d’infériorité, renforcé par l’image d’une Ayiti mutilée, en crise perpétuelle. D’une façon générale, la diaspora, très attachée à sa terre d’origine, ne peut pas retourner au pays à cause de la présence de gangs armés et de kidnappings en série. Elle vit en différé la peur et le stress des familles restées au pays. L’affection des Haïtien·ne·s vivant au Québec pour leur terre d’origine et les liens qu’ils et elles tissent à différents niveaux avec ceux et celles qui y vivent les placent aussi au coeur des réflexions sur les alternatives en Ayiti. La matérialisation de cette participation est ancrée dans la synergie entre la militance politique à l’intérieur et à l’extérieur. Un exemple emblématique est l’implication des jeunes de la diaspora dans l’avant-garde au sein du mouvement petrochallengers, dont Mirambeau qui a lancé le #Kotkòbpetrocaribea. Bien sûr, c’est un débat qui était déjà sur la scène nationale à travers d’autres organisations de l’opposition. La jeunesse animée d’une certaine flamme, forte de son expérience en terre étrangère, apporte d’autres perspectives dans les stratégies de lutte. L’engagement de la diaspora s’effectue à travers des notes de presse (3), l’organisation de panel de discussion, de manifestations, de sit-in devant le consulat haïtien, parfois dans un froid glacial (4). Toutes ces actions, même si elles n’arrivent pas à mobiliser la masse des travailleurs·euses et des cadres, ont un impact particulièrement visible sur les médias sociaux. Par ailleurs, quelques associations régionales investissent dans la revitalisation de leur zone; la communauté universitaire, à travers des institutions comme le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle, apporte son savoir à la modernisation et à l’extension du réseau universitaire à l’intérieur du pays.

En somme, la lutte pour l’émancipation du peuple haïtien est soutenue par sa diaspora sous diverses formes. Toutefois, il faut reconnaître les limites de ces supports qui sont intimement liés aux mouvements de résistance à l’intérieur du pays dont ils font écho. Ainsi, on constate un certain ralentissement des dispositifs de lutte de la diaspora, conséquence d’un reflux apparent des mouvements sociaux évoluant à travers le pays.

1. La communauté haïtienne au Canada, estimée en 2016 à 93 485 personnes, vit essentiellement au Québec, plus spécifiquement à Montréal (81 %).

2. Selon un rapport de la Banque de la République d’Haïti, la diaspora haïtienne a transféré 19,75 milliards de dollars étatsuniens entre 2010 et 2019. Le gouvernement haïtien a prélevé sur les transferts de la diaspora environ 160 millions de dollars en taxes pour le compte dit de l’éducation pour la seule année de 2019, taxes prélevées depuis 2011.

3. Notamment le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO) et Haïti Québec Solidarité.

4. Initiatives de Haïti Québec Solidarité. 

CRÉDIT PHOTO: Flickr / CIDH visita Haiti – 2019

La Coalition Fjord : un mouvement crédible contre GNL Québec

La Coalition Fjord : un mouvement crédible contre GNL Québec

Exploitations forestières, pulperies, hydroélectricité, aluminium, depuis le XIXe siècle, le Saguenay—Lac-Saint-Jean vit au rythme des industries qui profitent de l’abondance des ressources de la région et de la voie maritime qu’est le fjord du Saguenay, porte d’entrée et de sortie vers le reste du monde. Alors que la dépendance aux énergies fossiles est toujours d’actualité au Canada et au Québec, de nouveaux joueurs lorgnent le paysage industriel saguenéen. On peut penser notamment à GNL Québec et son double projet de gazoduc et d’usine de liquéfaction de gaz naturel. Les activités, allant de l’extraction jusqu’à la consommation, engendreraient l’émission de plus de 7,8 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an1. En effet, le gaz naturel est en réalité du méthane issu en grande partie de la fracturation hydraulique et en termes d’émission de GES, l’impact du méthane est 25 fois plus important que celui du CO2 sur 20 ans2. Face aux menaces environnementales et sanitaires que représente ce projet aux niveaux régional et national, le mouvement citoyen de la Coalition Fjord mobilise la population contre GNL depuis novembre 2018. Ce texte analysera ce mouvement qui a fait germer, au Saguenay—Lac-Saint-Jean, une mobilisation qui met à mal un mégaprojet soutenu par des élites politiques et économiques parmi les plus influentes au monde. 

Trois projets menaçants

Avant de revenir sur la Coalition Fjord, il faut rappeler que ce n’est pas un, mais trois projets qui menacent la biodiversité du fjord du Saguenay entre La Baie et Tadoussac.

Tout d’abord, le projet d’Ariane Phosphate pour lequel l’Administration Portuaire du Saguenay (ou Port de Saguenay) construirait un port entre Saint-Fulgence et Sainte-Rose du Nord pour accueillir les ressources d’une mine de phosphate située à 200 km au nord de Chicoutimi (c’est le « Troisième port »). Ensuite, celui de Métaux Black Rock (MBR) installerait une fonderie et une usine cryogénique dans la zone portuaire de Grande-Anse. Et enfin, le projet GNL Québec se divisant en deux : 1) le projet Gazoduq, qui prévoit la construction d’un gazoduc de 782 km qui s’accorderait à un réseau existant en Ontario via l’Abitibi et la Haute Mauricie pour transporter du gaz naturel; et 2) le projet Énergie Saguenay, qui verrait la construction d’une usine de liquéfaction à La Baie et qui refroidirait à -162 degrés le gaz naturel en provenance des gaz de fracturation d’Alberta pour le liquéfier, le compresser et l’envoyer dans le monde entier par d’immenses méthaniers.

Point commun : les trois projets passeraient sur des territoires ancestraux de plusieurs communautés autochtones; ils utiliseraient le fjord pour le transport de minerais et de gaz, ce qui augmenterait considérablement le trafic dans le milieu protégé et unique qu’est le Parc-Marin du Saguenay-Saint-Laurent. De plus, ils prévoient la construction d’infrastructures nuisibles à la biodiversité, à la stabilité écologique de la région et aux bélugas, tout en invoquant des retombées économiques hautement controversées.

Puisque plusieurs incertitudes entourent les projets d’Ariane Phosphate et de Métaux Black Rock (problèmes de contrats avec les clients pour le premier et travaux reportés pour l’autre), c’est contre le projet GNL Québec que la mobilisation se concentre depuis plusieurs mois. Répondant à une supposée demande croissante en gaz naturel3 dans le monde, décrit à tort comme une énergie écologique par rapport au charbon, et ce même par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec4, le gouvernement québécois, tout en se montrant prudent, a, malgré tout, plusieurs fois posé des gestes en faveur de ce projet, notamment en rencontrant les PDG des entreprises5. Ces appuis de poids pour le projet ont fait naître la Coalition Fjord.

Créer un mouvement crédible

« On est parti·e·s d’absolument rien », raconte Adrien Guibert-Barthez, cofondateur et co-porte-parole de la Coalition Fjord. En novembre 2018, une assemblée de cuisine d’une dizaine de personnes s’est transformée via les réseaux sociaux en une rencontre de plus de cent personnes au bar de l’Université du Québec à Chicoutimi. Selon Adrien, trois éléments ont déclenché cette importante mobilisation. Tout d’abord, la décision de la ministre McKenna, le 22 octobre 2018, d’approuver la construction du terminal maritime sur la rive nord lié au projet d’Ariane Phosphate6; ensuite, les appels de plusieurs scientifiques déterminés à arrêter les projets destructeurs de l’environnement; enfin, l’issue des élections provinciales, qui, malgré l’importance des questions climatiques débattues pendant la campagne, ont vu gagner la CAQ dont le programme en la matière était vide. 

Le principal enjeu, souligne la co-porte-parole de la Coalition, Anouk Nadeau-Farley, a été de créer un groupe crédible et légitime dans la région. Pour ce faire, les membres ont toujours été soucieux·ses de faire reposer leurs propos sur des faits scientifiques approuvés et documentés, de préparer leurs sorties médiatiques consciencieusement et surtout d’établir un dialogue respectueux avec la population.

En un an, la Coalition Fjord n’a pas chômé. Selon les informations disponibles et diffusées en ligne par le groupe à l’occasion de leur première année d’activité, la Coalition a participé à 9 consultations publiques, a organisé 6 ateliers de travail ainsi que 6 manifestations réunissant de 300 à 3000 personnes chacune. Le combat contre GNL était également visible à la grande manifestation du 27 septembre 2019 à Montréal, dans laquelle a circulé un gigantesque monstre représentant un méthanier relié à un pipeline. De plus, les membres ont participé à 18 conférences publiques pour informer la population, tout en intervenant régulièrement au conseil de Ville Saguenay pour peser dans la balance politique. La force de la mobilisation repose sur les plus de 61 000 signatures recueillies jusqu’à ce jour sur la pétition Non-GNL Québec7, le nombre croissant de personnes qui suivent la page Facebook de la Coalition Fjord, la réalisation de la vidéo Gazoduq/GNL Non merci! visionnée plus de 100 000 fois en plus des centaines d’entrevues diffusées dans les médias locaux et nationaux. Il faut mentionner également les liens de proximité renforcés avec les groupes environnementaux nationaux (comme Équiterre, Greenpeace, Nature Québec, Eau secours, Coule pas chez nous!, etc.), insérant la Coalition Fjord dans le réseau serré de la lutte environnementale québécoise. À tout cela s’ajoutent les appuis extérieurs provenant de chercheuses et chercheurs et de plusieurs lettres ouvertes, notamment des membres de l’UQAC8 spécifiquement contre le projet GNL Québec.

David contre Goliath

Mais la lutte est bien celle de David contre Goliath. La Coalition Fjord affronte ce qu’elles et ils ont appelé la pieuvre saguenéenne (voir image), qui révèle que plusieurs actrices et acteurs occupent des rôles importants au sein de différentes organisations : « On se rend rapidement compte que les élu·e·s du Saguenay sont proches des acteurs économiques, ce qui remet en cause leur neutralité et leur lucidité quant aux réalités du projet », souligne Adrien Guibert-Barthez. Quelques exemples : la mairesse Josée Néron et le conseiller Michel Potvin occupent des fonctions au conseil municipal et à Promotion Saguenay; le préfet de la MRC du Fjord-du-Saguenay Gérald Savard est administrateur de Promotion Saguenay; Stéphane Bédard est président de Port Saguenay et conseille la mairesse de ville Saguenay; Carl Laberge est directeur général de Port Saguenay et président de la chambre de commerce et de l’industrie Saguenay-le-Fjord.

De même, pendant quatre mois, Promotion Saguenay a octroyé 33 000$ à Karine Trudel (ex-députée néodémocrate de Jonquière), à même les fonds publics, pour son rôle de porte-parole du groupe « Je crois en ma région » (100 000$ a été budgété pour faire la campagne de publicité incluant le salaire). Ce regroupement, qui se considère comme un mouvement, n’est rien d’autre qu’une stratégie de relation publique qui s’apparente à ce qu’on appelle « l’astroturfing » (ou la désinformation populaire planifiée), c’est-à-dire la construction de toutes pièces d’un soi-disant mouvement créé spontanément pour contrebalancer les groupes militants9. Ce faux mouvement milite donc pour la réalisation des grands projets au Saguenay10 et opte pour un discours qui stigmatise les sympathisant·e·s de la Coalition Fjord. En effet, le nom suppose implicitement que les personnes contre les grands projets ne « croient pas en leur région ». Rhétorique habile pour décrédibiliser plusieurs citoyennes et citoyens qui croient simplement « autrement » en leur région, c’est-à-dire à une région qui reposerait sur des projets de transition socioécologiques, notamment par et à travers les entreprises locales.

La connivence entre élu·e·s et promoteurs industriels s’est confirmée lorsque les membres du conseil de Saguenay ont adopté le 2 février 2020 une résolution d’appui à « Je crois en ma région ». La Coalition Fjord ainsi qu’une centaine de personnes étaient présentes ce soir-là pour exprimer leur désaccord face à l’adoption de cette résolution d’appui11.

Rassembler et se mobiliser calmement et dans le respect sont les mots d’ordre de la Coalition qui fait face à de nombreuses critiques du côté de ses détracteurs en région face à un sujet extrêmement polarisé. En effet, pour plusieurs résident·e·s, freiner ces projets au nom de l’environnement est un suicide pour la vitalité économique de la région, qui dépend encore beaucoup de la grosse industrie. Évidemment, ce sont des idées propices à ce genre de clivages dans une région éloignée aux prises avec des enjeux démographiques importants, des taux de scolarisation moins élevés et des tendances conservatrices. La Coalition est critiquée parce qu’elle cherche des appuis en dehors de la région et qu’elle semble militer contre la relance économique promise par les promoteurs industriels.

Un argumentaire à construire

Alors que le milieu politique s’est emparé de la lutte contre GNL, la Coalition Fjord est soucieuse de ne pas être associée à un parti politique. Elle s’attèle plutôt à organiser la mobilisation face aux prochaines échéances (notamment les interventions au Bureau d’Audience Publique en Environnement – le BAPE) et à démonter les arguments, principalement celui de la création d’emplois grâce à GNL. Les membres de la Coalition Fjord sont formels : les garanties d’emplois régionaux sont minimes et considérant la pénurie de mains d’œuvre au Saguenay—Lac-Saint-Jean, les emplois seront comblés par des employé·e·s provenant de l’extérieur de la région ou quittant même leur emploi actuel, ce qui aggraverait la situation de pénurie12. De plus, les retombées locales seront bien loin de ce que promettent les soutiens au projet puisqu’elles ne seront pas redistribuées localement, mais rapatriées dans des sociétés d’investissement établies aux États-Unis13. Enfin, la question de la taxation de GNL Québec demeure sans réponse. En effet, la municipalité taxe sur les bâtiments, mais les infrastructures et les équipements ne peuvent pas être taxés et puisque l’usine serait à ciel ouvert14, comment va-t-elle être taxée?

L’argumentaire écologique développé par les industriels doit aussi être démonté (puisque l’entreprise axe son discours sur le GNL comme énergie de transition) en soulignant que le projet n’est rien d’autre que l’exportation d’un gaz fossile et polluant provenant de l’Ouest canadien et éventuellement du nord-est des États-Unis vers des marchés étrangers volatiles.

Si la pieuvre saguenéenne semblait au départ si solide, les efforts de la Coalition portent leurs fruits : des acteurs et actrices politiques se sont affichés contre le projet (les membres de Québec Solidaire et Sylvain Gaudreault député péquiste de Jonquière); et, surtout, le plus grand investisseur de GNL, le fond Berkshire Hathaway de Warren Buffett15, s’est retiré du projet en mars 2020. Il est intéressant de noter que le retrait du milliardaire américain survient en pleine mobilisation de la communauté autochtone Wet’suwet’en contre le projet du gazoduc Coastal GasLink (CGL) en Colombie-Britannique qui a paralysé le pays du 6 février jusqu’à la mi-mars 2020. Par ailleurs, ce retrait est le signe de l’importance de l’acceptabilité sociale des projets extractivistes. D’ailleurs, force est de constater que l’effervescence de la mobilisation au Saguenay—Lac-Saint-Jean (et ailleurs) contre GNL autour de la Coalition Fjord se fonde sur le travail du mouvement anti-pétrole au pays, particulièrement actif au Québec, qui s’est opposé à tous les projets d’exploitation sur le territoire, dont Énergie Est de Transcanada et Junex en Gaspésie.

Ainsi, les stratégies de communication industrielles sont devenues essentielles pour favoriser l’acceptabilité sociale et faire passer les projets de l’industrie pétrolière et gazière en raison des nombreuses mobilisations anti-pétrole à travers le pays au cours des dernières années. GNL et les investisseurs étrangers le savent très bien et concentrent leurs efforts sur l’alliance avec les élites locales et nationales et en insistant sur les arguments économiques et environnementaux (surtout au Québec et en Colombie-Britannique) qui s’apparentent ni plus ni moins à un capitalisme vert. Face à ces stratégies, une organisation militante fiable et crédible peut effriter le mirage de la réalisation du projet GNL Québec. Cependant, rien n’est gagné, et ce d’autant plus avec la pandémie de la COVID-19 qui a reporté les audiences du BAPE et qui rend incertaines les stratégies de relance qui seront choisies par les gouvernements.

Mais le groupe est prêt et tient plus que jamais à freiner l’expansion du capitalisme fossile au pays. Impulsées par la mobilisation récente et par la prise de conscience qu’une autre façon de croire en sa région est possible, plusieurs initiatives écologiques éclosent au Saguenay, notamment au niveau agroalimentaire (comme par exemple Zone Boréale, Coopérative Nord-Bio, Borée16). Il est certain qu’il faut continuer à suivre de près les maillages à venir dans cette région contre GNL, mais aussi pour la transition socioécologique nécessaire. 

L’opinion exprimée dans le cadre de cette lettre d’opinion, est celle de son auteur et ne reflète pas nécessairement l’opinion, ni n’engage la revue l’Esprit libre.

Crédit photo : Gwano

1 À noter que ce chiffre est très contesté. C’est le chiffre officiel du CIRAIG de l’extraction jusqu’à la liquéfaction, mais en sous-estimant le nombre de fuites et omettant le transport par navire, la gazéification et la consommation. Centre International de Référence sur le cycle de vie des produits, précédés et services (CIRAIG), Rapport préliminaire. Analyse du cycle de vie du terminal de liquéfaction de gaz naturel du Saguenay, janvier 2019. jgreener.chm.ulaval.ca/fileadmin/user_upload/Rapport_de_CIRAIG.pdf

2 Intergovernmental Panel on Climate Change, Good Practice Guidance and Uncertainty Management in National Greenhouse Gas Inventories, Intergovernmental Panel on Climate Change National Greenhouse Gas Inventories Programme, 2000. www.ipcc-nggip.iges.or.jp/public/gp/english/

3 Patrick Bérubé, « Une demande forte et croissante des besoins en gaz naturel », Le Quotidien, 18 septembre 2019. www.lequotidien.com/opinions/une-demande-forte-et-croissante-des-besoins…

4 Gouvernement du Québec, « Gaz naturel », Ministère de l’énergie et des ressources naturelles, consulté le 5 avril 2020. mern.gouv.qc.ca/energie/hydrocarbures/gaz-naturel/

5 Pascal Girard, « François Legault rencontre GNL Québec et vante le projet Énergie Saguenay », ICI Radio-Canada, 17 janvier 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1476794/gnl-quebec-environnement-gaz-naturel

6 Radio-Canada, « Le projet de terminal maritime sur la rive nord obtient le feu vert du ministère », ICI Radio-Canada, 22 octobre 2019. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1131353/accord-projet-terminal-rive-nord-saguenay

7 NON au gaz fossile de GNL Québec !, « Pétition Non GNL Québec », consulté le 5 avril 2020. www.non-gnl-quebec.com/

8 Alexandre Shields, « Cent profs de l’UQAC s’opposent au projet GNL Québec », Le Devoir, 1er février 2020. www.ledevoir.com/societe/environnement/572019/une-centaine-d-enseignants…

9 Cette stratégie est utilisée par l’industrie pétrolière. Par exemple, en Colombie-Britannique, on peut mentionner l’Ethical Oil, un groupe financé par le promoteur qui se présente comme un organisme citoyen indépendant faisant la promotion du pétrole éthique canadien, et qui devrait être encouragé contrairement à celui qui provient des régimes autoritaires qui oppriment les droits et libertés de leurs citoyens. D’un point de vue démocratique, ce genre de tactique est perçue comme malhonnête puisqu’elle confond le public et masque les intérêts, notamment derrière la diffusion de contenus à caractère informatif.

10 Mélanie Côté, « Je crois en ma région : Karine Trudel recevra 33000$ pour quatre mois », Le Quotidien, 15 novembre 2019. www.lequotidien.com/actualites/je-crois-en-ma-region-karine-trudel-recev…

11 Mélyssa Gagnon, « L’appui à “Je crois en ma région” par Saguenay adopté à onze contre trois », ICI Radio-Canada, 3 février 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1504433/gnl-quebec-grands-projets

12 Comme l’explique bien plusieurs économistes dans une lettre ouverte : Texte collectif, « Le projet GNL Québec, bon pour l’économie ? », La Presse, 15 octobre 2019. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/201910/14/01-5245371-le-projet-g…

13 Colin Pratte et Bertrand Schepper, GNL Québec/Énergie Saguenay – Quelles retombées fiscales ?, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, novembre 2019. cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/FicheCAQ-8-GNL_WEB.pdf

14 GNL Québec Inc., Projet Énergie Saguenay : Résumé de l’étude d’impact sur l’environnement (PROJET NO : 161-00666-00), janvier 2019. energiesaguenay.com/media/cms_page_media/38/161-00666-00_GNL_Resume_EIE_FR_20190208%20(002).pdf

15 Radio-Canada, « Projet GNL Québec : un investisseur majeur abandonne le navire », ICI Radio-Canada, 5 mars 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1649506/investisseur-perdu-gnl-quebec-warren-buffett

16 Zone Boréale : https://zoneboreale.com/ ; Coopérative Nord-Bio : https://www.nord-bio.coop/ecomarche ; Borée : https://boree.ca/416-2/

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Femmes précaires, femmes en guerre »

Par Marie Lefebvre

 « Il faut accepter que le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas qu’une succession de cris le samedi après-midi. C’est avant tout un propos, une réflexion et un positionnement face à un monde qui n’est plus vivable, ou qui ne le sera bientôt plus. »[i]

Après 49 samedis de manifestations, autant de blocages, d’assemblées et de discussions sur les ronds-points et carrefours du pays, les gilets jaunes sont devenus une réalité du paysage français. On croise désormais ce vêtement réfléchissant à l’arrière des coffres de voiture, parfois aux fenêtres des maisons, et surtout sur les milliers de manifestant·es qui ont battu et battent encore le pavé chaque samedi. Il est devenu le symbole de cette mobilisation contre les taxes et plus largement, contre la précarité à laquelle font face les personnes à revenus modestes en France.

Le mouvement découle d’une pétition  Pour une baisse du prix du carburant à la pompe !  lancée sur les réseaux sociaux en octobre 2018. Elle a été signée et diffusée massivement puis suivie, le 17 novembre, d’une journée d’action organisée par le biais des réseaux sociaux. Plus de 280 000 personnes ont répondu à l’appel par des manifestations dans les villes, ainsi que par des blocages de routes, de ronds-points et de péages. Le mouvement des gilets jaunes s’est par la suite poursuivi quotidiennement sur les zones de blocages et de rassemblements et tous les samedis suivants ont été marqués par de nombreuses manifestations. Après plus d’un an de mobilisation, il perdure encore aujourd’hui.

Derrière l’appel à l’origine de la mobilisation se trouvent des femmes. L’une d’elles, Jacline Mouraud, poste le 18 octobre une vidéo sur internet exprimant son mécontentement face aux difficultés des personnes en situation précaire qui empruntent la voiture tous les jours ; une autre, Priscillia Ludovsky, est à l’origine de la pétition réclamant la baisse du prix du carburant ; enfin, Ingrid Levavasseur répond à l’invitation de nombreux médias et crée une liste politique pour les élections européennes de mai 2019.Elle renonce cependant  à se présenter aux élections.

Le mouvement des gilets jaune est composé à plus de 45 % de femmes[ii] qui cumulent des emplois précaires à temps partiel, subissent des inégalités de salaire, et assument bien souvent seules les charges domestiques et familiales. Elles sont nombreuses à travailler en tant que cols roses[iii], qu’elles soient aides-soignantes, ambulancières, infirmières ou assistantes maternelles. .

Les contraintes économiques, matérielles et de temps que connaissent ces femmes laisseraient supposer  un faible investissement de leur part dans les mouvements sociaux, pourtant cela n’est pas le cas. La précarité se vit principalement au féminin, et c’est justement ce qui explique la forte présence  des femmes dans le mouvement. Elles dénoncent l’impact de la précarité vécue à la fois dans la sphère privée et la sphère publique. À ce propos, Flora, membre du collectif Femmes Gilets Jaunes à Paris, mentionne : « La précarité, ce n’est pas la même. Le problème c’est que pour les femmes, c’est plus dur. Il y a tous les problèmes médicaux que les hommes n’ont pas : IVG, accouchements, etc. En province, ils ont fermé beaucoup de maternités, les allocations pour les mères célibataires ; tout ça, c’est plus spécifique même si ça affecte toute la famille ! ». Cherifa, cofondatrice du collectif Femmes Gilets Jaunes, abonde en ce sens : « Lorsque le mouvement [des gilets jaunes] est né, il nous est apparu logique de nous y joindre. Néanmoins, il était important de créer un groupe et une page[iv] Femmes gilets jaunes axés sur les revendications féministes pour libérer la parole des femmes, car la lutte féministe d’aujourd’hui est une lutte des classes ».  

Les statistiques ne démontrent pas tant une inégalité de genre dans la pauvreté : en 2015, il y a 4,7 millions de femmes pauvres en France contre 4,2 millions d’hommes pauvres[v]. Le calcul se porte à l’échelle du ménage domestique. Or, les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois temporaires, à faible rémunération et à temps partiel. 62 % des personnes gagnant le revenu minimum en France sont des femmes[vi] et elles occupent 78 % des emplois à temps partiel[vii]. De plus, le travail domestique, non rémunéré, et la charge familiale qui leur incombe impliquent des ajustements professionnels, des ruptures de carrière. Si ces facteurs pèsent sur les trajectoires professionnelles, ils influencent également la dépendance financière des femmes à l’égard des hommes, faute que soit reconnu leur travail. Ainsi, les mères monoparentales, mais aussi les retraitées veuves, sont d’autant plus fragilisées sur le marché. Les femmes sont donc plus à risque que les hommes de vivre en situation de pauvreté, et c’est contre cette inégalité que se battent aussi les Femmes gilets jaunes en associant lutte féministe et lutte des classes.  

Cherifa et Flora évoquent leurs luttes féministes et sociales lors d’un rassemblement des Femmes gilets jaunes devant le Palais de la femme, résidence sociale accueillant des femmes en difficulté dans le 11e arrondissement de Paris. Le collectif des Femmes résidentes du Palais de la Femme combat l’insalubrité des logements proposés, l’insécurité vécue par les femmes et l’accueil d’hommes au sein d’un établissement où résident de nombreuses femmes fragilisées ayant subi par le passé agressions ou viols. Comme l’affirme Cherifa : « nous sommes les féministes, nous : femmes précaires, femmes en guerre ». Ce slogan est repris et scandé par les femmes présentes au rassemblement et est inscrit également sur les vestes jaunes de celles qui en portent. Les Femmes gilets jaunes contribuent à visibiliser cette précarité spécifiquement féminine et se réapproprient le féminisme des luttes historiquement délaissées par les organisations féministes traditionnelles. Les voix des Femmes gilets jaunes s’érigent depuis le Palais de la femme pour dénoncer les formes de domination intersectionnelles dont elles sont victimes, en tant que femmes précaires, pour beaucoup racisées, ou pour leur orientation sexuelle. Ces voix ont longtemps été tues, le mouvement féministe étant issu historiquement des expériences vécues par la femme blanche, occidentale, bourgeoise et hétérosexuelle, car ce sont ses représentantes qui avaient le temps et les moyens de théoriser leur vécu et d’être reconnues et entendues dans l’espace public[viii]

Le regroupement devant le Palais de la femme est l’occasion d’informer les passant·es de la situation et de leur faire signer des pétitions, mais aussi d’échanger entre résidentes de l’établissement, gilets jaunes, syndiquées et militantes de mouvements féministes. On y discute tout autant des conditions d’existence des femmes logées au Palais que du féminisme, ainsi que de l’articulation du collectif avec le mouvement gilets jaunes national. « Dans ce collectif, j’ai rencontré des féministes » mentionne une femme résidente au Palais. « C’était quelque chose que je ne connaissais pas, dont j’avais entendu parler simplement. Mais aujourd’hui, grâce à ces rencontres, j’essaie de chercher qu’est-ce que c’est, j’essaie d’apprendre et de savoir qu’est-ce que ça veut dire le féminisme, je suis en phase d’apprentissage ». À ses côtés, Josie, militante au Mouvement des femmes, affirme être descendue tous les samedis dans la rue à Paris avec ses camarades militantes pour rejoindre les Femmes gilets jaunes et les appuyer dans la création d’un groupe spécifique.

Le mouvement des gilets jaunes est marqué par son hétérogénéité. S’il est difficile de le situer sur un spectre politique, il est tout aussi difficile de définir un profil type des femmes qui le rejoignent. Pauline, chercheuse au sein du groupe Jaune vif mis en oeuvre par le centre Émile Durkheim du CNRS[ix] sur le mouvement des gilets jaunes, propose la typologie suivante : « il y a quatre profils de positionnement par rapport au féminisme : [les militant·es antérieur·es] qui étaient déjà féministes ; on a aussi des femmes qui refusent le féministe, avec l’idée que le féminisme défendrait la supériorité de la femme sur l’homme ; on a également des femmes qui par leurs actions et leurs discours ont une position féministe sans forcément avoir été sensibilisées à la cause et enfin une autre portion militante de gauche qui place l’humain et les classes populaires avant la différence homme/femme. »

Pauline nuance la place qu’occupe le féminisme au sein du mouvement des gilets jaunes, du fait de l’hétérogénéité des manifestant·es : « les gens ne mettent pas forcément en avant la spécificité des femmes dans la précarité. Même les militantes féministes n’ont pas parlé spécifiquement de la question des femmes, elles ne sont pas là pour ça, mais pour les gilets jaunes avant tout ». Face aux critiques médiatiques et politiques d’un mouvement difficile à cerner, échappant aux formes traditionnelles de mobilisation sociale, il existe « une lutte interne pour l’unité dans le mouvement qui passe surtout par l’élaboration de revendications communes assez fluides, assez larges pour pouvoir mettre tout le monde derrière ces revendications-là » conclut Loic, chercheur au sein du groupe Jaune vif du CNRS.

À cet égard, les femmes gilets jaunes parisiennes présentes devant le Palais de la femme se différencient de l’ensemble du mouvement par leurs revendications féministes. Cependant, l’absence de structure hiérarchique traditionnelle permet un renouvellement des structures de mobilisation qui empruntent des formes multiples : il existe des villes au sein desquelles deux ronds-points sont occupés, l’un par les hommes gilets jaunes et l’autre par les femmes, mais on peut mentionner également l’existence de créneaux horaires dédiés à un groupe de parole de femmes sur les ronds-points, des cortèges de femmes dans les manifestations du samedi, la mise en place de manifestations par et pour les femmes, etc.

Quelles que soient les formes données au mouvement, la visibilité des femmes au sein du mouvement gilets jaunes est forte, plus d’un an après l’éclosion du mouvement #MeToo et son répondant français #BalanceTonPorc, apparus à la suite de l’affaire Weinstein en octobre 2017. Or, la mobilisation des femmes dans les mouvements sociaux suscite régulièrement la surprise dans les médias alors que leur présence est récurrente à travers l’histoire. Arlette Farge écrit à propos des « évidentes émeutières » du XVIIIe siècle en France : « Dans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premiers rangs de l’émeute »[x]. Ces propos illustrent avec efficacité l’investissement des femmes dans des mobilisations rendant visibles les difficultés vécues dans la sphère privée du fait de la précarité. La position controversée des femmes mobilisées à travers l’histoire éclaire tout autant celle des femmes en têtes d’affiche du mouvement des gilets jaunes, victimes de critiques liées à leur exposition médiatique notamment. Lorsque le mouvement se structure et se dote de porte-paroles, elles ne sont désormais plus que deux à en faire partie, parmi huit les personnes désignées.

Malgré les critiques auxquelles font face les femmes médiatisées au sein du mouvement, elles sont nombreuses à constituer la base du mouvement. Militer en tant que femme gilet jaune permet de se donner une voix et de mettre en commun des expériences. Les ronds-points et manifestations instaurent donc des espaces de politisation. S’ils ne permettent généralement pas de développer des connaissances sur le féminisme en lui-même, pour les femmes gilets jaunes ils contribuent à se donner une voix et une place. Pauline abonde en ce sens : sur le rond-point, « il n’y a pas à prouver sa légitimité en tant que femme parce qu’on a sa légitimité en tant que précaire, chômeuse ».

Le mouvement des gilets jaunes favorise alors le renouvellement des structures traditionnelles du militantisme du fait de sa structure d’organisation fluide. Cette souplesse libère l’organisation des freins à la prise de parole des femmes, freins existants dans les structures classiques des partis et syndicats. « Le fait que le mouvement ne soit pas instauré par les structures syndicales de partis politiques, ça aide à ce qu’il y ait autant de femmes qui se mobilisent et ça explique en partie pourquoi il y a un petit peu plus de femmes dans ce mouvement que dans les mouvements organisés et structurés par les acteurs intermédiaires tels que partis et syndicats » explique Pauline. « L’engagement [des femmes] peut être expliqué par le fait que ce soit très fluide et que les premières barrières ne soient pas présentes », complète Loic.

L’impact de cette libération de la parole pour les femmes est fort : « dès que vous commencez à vous regrouper, à parler, à discuter avec les gens, à les emmener dans des réunions, dans des colloques et tout ça, il y a une politisation qui se fait au contact. C’est pour ça que même quand la lutte ne réussit pas, la personne est changée, elle est riche de l’expérience acquise, du lien de solidarité qu’elle a avec les autres, de l’espoir qui en naît et même dans ces cas-là, c’est payant de se bagarrer ». Si les femmes gilets jaunes se bagarrent, elles investissent également des lieux, des actions et des espaces de débat auparavant identifiés et revendiqués par les hommes dans les mouvements sociaux. On ne peut que saluer ce renouvellement des formes de mobilisation vers plus de parité.

CRÉDIT PHOTO: Flora Ci Marrone

[i] Revendications Gilets-Jaunes34, « Les revendications des Gilets Jaunes existent », Le Club de Mediapart, 15 juin 2019.

[ii] « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », tribune publiée par un collectif d’universitaire dans Le Monde le 11 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html

[iii] Autrement dit dans le secteur du service à la personne et du care.

[iv] Ndlr : page Facebook

[v] Dominique Meurs, « Femmes et précarité », Fondation Jean Jaurès, 26/02/2019. https://jean-jaures.org/nos-productions/femmes-et-precarite

[vi] DARES, 2018

[vii] Oxfam, « Travailler et être pauvre : les femmes en première ligne ». 17 décembre 2018.

[viii] Sandra Harding, « L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe », janvier 1991.

[ix] Centre national de la recherche scientifique

[x] Arlette Farge, « Évidentes émeutières », in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Il faut accepter que le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas qu’une succession de cris le samedi après-midi. C’est avant tout un propos, une réflexion et un positionnement face à un monde qui n’est plus vivable, ou qui ne le sera bientôt plus. »[i]

Après 49 samedis de manifestations, autant de blocages, d’assemblées et de discussions sur les ronds-points et carrefours du pays, les gilets jaunes sont devenus une réalité du paysage français. On croise désormais ce vêtement réfléchissant à l’arrière des coffres de voiture, parfois aux fenêtres des maisons, et surtout sur les milliers de manifestant·es qui ont battu et battent encore le pavé chaque samedi. Il est devenu le symbole de cette mobilisation contre les taxes et plus largement, contre la précarité à laquelle font face les personnes à revenus modestes en France.

Le mouvement découle d’une pétition  Pour une baisse du prix du carburant à la pompe !  lancée sur les réseaux sociaux en octobre 2018. Elle a été signée et diffusée massivement puis suivie, le 17 novembre, d’une journée d’action organisée par le biais des réseaux sociaux. Plus de 280 000 personnes ont répondu à l’appel par des manifestations dans les villes, ainsi que par des blocages de routes, de ronds-points et de péages. Le mouvement des gilets jaunes s’est par la suite poursuivi quotidiennement sur les zones de blocages et de rassemblements et tous les samedis suivants ont été marqués par de nombreuses manifestations. Après plus d’un an de mobilisation, il perdure encore aujourd’hui.

Derrière l’appel à l’origine de la mobilisation se trouvent des femmes. L’une d’elles, Jacline Mouraud, poste le 18 octobre une vidéo sur internet exprimant son mécontentement face aux difficultés des personnes en situation précaire qui empruntent la voiture tous les jours ; une autre, Priscillia Ludovsky, est à l’origine de la pétition réclamant la baisse du prix du carburant ; enfin, Ingrid Levavasseur répond à l’invitation de nombreux médias et crée une liste politique pour les élections européennes de mai 2019.Elle renonce cependant  à se présenter aux élections.

Le mouvement des gilets jaune est composé à plus de 45 % de femmes[ii] qui cumulent des emplois précaires à temps partiel, subissent des inégalités de salaire, et assument bien souvent seules les charges domestiques et familiales. Elles sont nombreuses à travailler en tant que cols roses[iii], qu’elles soient aides-soignantes, ambulancières, infirmières ou assistantes maternelles. .

Les contraintes économiques, matérielles et de temps que connaissent ces femmes laisseraient supposer  un faible investissement de leur part dans les mouvements sociaux, pourtant cela n’est pas le cas. La précarité se vit principalement au féminin, et c’est justement ce qui explique la forte présence  des femmes dans le mouvement. Elles dénoncent l’impact de la précarité vécue à la fois dans la sphère privée et la sphère publique. À ce propos, Flora, membre du collectif Femmes Gilets Jaunes à Paris, mentionne : « La précarité, ce n’est pas la même. Le problème c’est que pour les femmes, c’est plus dur. Il y a tous les problèmes médicaux que les hommes n’ont pas : IVG, accouchements, etc. En province, ils ont fermé beaucoup de maternités, les allocations pour les mères célibataires ; tout ça, c’est plus spécifique même si ça affecte toute la famille ! ». Cherifa, cofondatrice du collectif Femmes Gilets Jaunes, abonde en ce sens : « Lorsque le mouvement [des gilets jaunes] est né, il nous est apparu logique de nous y joindre. Néanmoins, il était important de créer un groupe et une page[iv] Femmes gilets jaunes axés sur les revendications féministes pour libérer la parole des femmes, car la lutte féministe d’aujourd’hui est une lutte des classes ».  

Les statistiques ne démontrent pas tant une inégalité de genre dans la pauvreté : en 2015, il y a 4,7 millions de femmes pauvres en France contre 4,2 millions d’hommes pauvres[v]. Le calcul se porte à l’échelle du ménage domestique. Or, les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois temporaires, à faible rémunération et à temps partiel. 62 % des personnes gagnant le revenu minimum en France sont des femmes[vi] et elles occupent 78 % des emplois à temps partiel[vii]. De plus, le travail domestique, non rémunéré, et la charge familiale qui leur incombe impliquent des ajustements professionnels, des ruptures de carrière. Si ces facteurs pèsent sur les trajectoires professionnelles, ils influencent également la dépendance financière des femmes à l’égard des hommes, faute que soit reconnu leur travail. Ainsi, les mères monoparentales, mais aussi les retraitées veuves, sont d’autant plus fragilisées sur le marché. Les femmes sont donc plus à risque que les hommes de vivre en situation de pauvreté, et c’est contre cette inégalité que se battent aussi les Femmes gilets jaunes en associant lutte féministe et lutte des classes.  

Cherifa et Flora évoquent leurs luttes féministes et sociales lors d’un rassemblement des Femmes gilets jaunes devant le Palais de la femme, résidence sociale accueillant des femmes en difficulté dans le 11e arrondissement de Paris. Le collectif des Femmes résidentes du Palais de la Femme combat l’insalubrité des logements proposés, l’insécurité vécue par les femmes et l’accueil d’hommes au sein d’un établissement où résident de nombreuses femmes fragilisées ayant subi par le passé agressions ou viols. Comme l’affirme Cherifa : « nous sommes les féministes, nous : femmes précaires, femmes en guerre ». Ce slogan est repris et scandé par les femmes présentes au rassemblement et est inscrit également sur les vestes jaunes de celles qui en portent. Les Femmes gilets jaunes contribuent à visibiliser cette précarité spécifiquement féminine et se réapproprient le féminisme des luttes historiquement délaissées par les organisations féministes traditionnelles. Les voix des Femmes gilets jaunes s’érigent depuis le Palais de la femme pour dénoncer les formes de domination intersectionnelles dont elles sont victimes, en tant que femmes précaires, pour beaucoup racisées, ou pour leur orientation sexuelle. Ces voix ont longtemps été tues, le mouvement féministe étant issu historiquement des expériences vécues par la femme blanche, occidentale, bourgeoise et hétérosexuelle, car ce sont ses représentantes qui avaient le temps et les moyens de théoriser leur vécu et d’être reconnues et entendues dans l’espace public[viii]

Le regroupement devant le Palais de la femme est l’occasion d’informer les passant·es de la situation et de leur faire signer des pétitions, mais aussi d’échanger entre résidentes de l’établissement, gilets jaunes, syndiquées et militantes de mouvements féministes. On y discute tout autant des conditions d’existence des femmes logées au Palais que du féminisme, ainsi que de l’articulation du collectif avec le mouvement gilets jaunes national. « Dans ce collectif, j’ai rencontré des féministes » mentionne une femme résidente au Palais. « C’était quelque chose que je ne connaissais pas, dont j’avais entendu parler simplement. Mais aujourd’hui, grâce à ces rencontres, j’essaie de chercher qu’est-ce que c’est, j’essaie d’apprendre et de savoir qu’est-ce que ça veut dire le féminisme, je suis en phase d’apprentissage ». À ses côtés, Josie, militante au Mouvement des femmes, affirme être descendue tous les samedis dans la rue à Paris avec ses camarades militantes pour rejoindre les Femmes gilets jaunes et les appuyer dans la création d’un groupe spécifique.

Le mouvement des gilets jaunes est marqué par son hétérogénéité. S’il est difficile de le situer sur un spectre politique, il est tout aussi difficile de définir un profil type des femmes qui le rejoignent. Pauline, chercheuse au sein du groupe Jaune vif mis en oeuvre par le centre Émile Durkheim du CNRS[ix] sur le mouvement des gilets jaunes, propose la typologie suivante : « il y a quatre profils de positionnement par rapport au féminisme : [les militant·es antérieur·es] qui étaient déjà féministes ; on a aussi des femmes qui refusent le féministe, avec l’idée que le féminisme défendrait la supériorité de la femme sur l’homme ; on a également des femmes qui par leurs actions et leurs discours ont une position féministe sans forcément avoir été sensibilisées à la cause et enfin une autre portion militante de gauche qui place l’humain et les classes populaires avant la différence homme/femme. »

Pauline nuance la place qu’occupe le féminisme au sein du mouvement des gilets jaunes, du fait de l’hétérogénéité des manifestant·es : « les gens ne mettent pas forcément en avant la spécificité des femmes dans la précarité. Même les militantes féministes n’ont pas parlé spécifiquement de la question des femmes, elles ne sont pas là pour ça, mais pour les gilets jaunes avant tout ». Face aux critiques médiatiques et politiques d’un mouvement difficile à cerner, échappant aux formes traditionnelles de mobilisation sociale, il existe « une lutte interne pour l’unité dans le mouvement qui passe surtout par l’élaboration de revendications communes assez fluides, assez larges pour pouvoir mettre tout le monde derrière ces revendications-là » conclut Loic, chercheur au sein du groupe Jaune vif du CNRS.

À cet égard, les femmes gilets jaunes parisiennes présentes devant le Palais de la femme se différencient de l’ensemble du mouvement par leurs revendications féministes. Cependant, l’absence de structure hiérarchique traditionnelle permet un renouvellement des structures de mobilisation qui empruntent des formes multiples : il existe des villes au sein desquelles deux ronds-points sont occupés, l’un par les hommes gilets jaunes et l’autre par les femmes, mais on peut mentionner également l’existence de créneaux horaires dédiés à un groupe de parole de femmes sur les ronds-points, des cortèges de femmes dans les manifestations du samedi, la mise en place de manifestations par et pour les femmes, etc.

Quelles que soient les formes données au mouvement, la visibilité des femmes au sein du mouvement gilets jaunes est forte, plus d’un an après l’éclosion du mouvement #MeToo et son répondant français #BalanceTonPorc, apparus à la suite de l’affaire Weinstein en octobre 2017. Or, la mobilisation des femmes dans les mouvements sociaux suscite régulièrement la surprise dans les médias alors que leur présence est récurrente à travers l’histoire. Arlette Farge écrit à propos des « évidentes émeutières » du XVIIIe siècle en France : « Dans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premiers rangs de l’émeute »[x]. Ces propos illustrent avec efficacité l’investissement des femmes dans des mobilisations rendant visibles les difficultés vécues dans la sphère privée du fait de la précarité. La position controversée des femmes mobilisées à travers l’histoire éclaire tout autant celle des femmes en têtes d’affiche du mouvement des gilets jaunes, victimes de critiques liées à leur exposition médiatique notamment. Lorsque le mouvement se structure et se dote de porte-paroles, elles ne sont désormais plus que deux à en faire partie, parmi huit les personnes désignées.

Malgré les critiques auxquelles font face les femmes médiatisées au sein du mouvement, elles sont nombreuses à constituer la base du mouvement. Militer en tant que femme gilet jaune permet de se donner une voix et de mettre en commun des expériences. Les ronds-points et manifestations instaurent donc des espaces de politisation. S’ils ne permettent généralement pas de développer des connaissances sur le féminisme en lui-même, pour les femmes gilets jaunes ils contribuent à se donner une voix et une place. Pauline abonde en ce sens : sur le rond-point, « il n’y a pas à prouver sa légitimité en tant que femme parce qu’on a sa légitimité en tant que précaire, chômeuse ».

Le mouvement des gilets jaunes favorise alors le renouvellement des structures traditionnelles du militantisme du fait de sa structure d’organisation fluide. Cette souplesse libère l’organisation des freins à la prise de parole des femmes, freins existants dans les structures classiques des partis et syndicats. « Le fait que le mouvement ne soit pas instauré par les structures syndicales de partis politiques, ça aide à ce qu’il y ait autant de femmes qui se mobilisent et ça explique en partie pourquoi il y a un petit peu plus de femmes dans ce mouvement que dans les mouvements organisés et structurés par les acteurs intermédiaires tels que partis et syndicats » explique Pauline. « L’engagement [des femmes] peut être expliqué par le fait que ce soit très fluide et que les premières barrières ne soient pas présentes », complète Loic.

L’impact de cette libération de la parole pour les femmes est fort : « dès que vous commencez à vous regrouper, à parler, à discuter avec les gens, à les emmener dans des réunions, dans des colloques et tout ça, il y a une politisation qui se fait au contact. C’est pour ça que même quand la lutte ne réussit pas, la personne est changée, elle est riche de l’expérience acquise, du lien de solidarité qu’elle a avec les autres, de l’espoir qui en naît et même dans ces cas-là, c’est payant de se bagarrer ». Si les femmes gilets jaunes se bagarrent, elles investissent également des lieux, des actions et des espaces de débat auparavant identifiés et revendiqués par les hommes dans les mouvements sociaux. On ne peut que saluer ce renouvellement des formes de mobilisation vers plus de parité.

CRÉDIT PHOTO: Flora Ci Marrone

[i] Revendications Gilets-Jaunes34, « Les revendications des Gilets Jaunes existent », Le Club de Mediapart, 15 juin 2019.

[ii] « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », tribune publiée par un collectif d’universitaire dans Le Monde le 11 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html

[iii] Autrement dit dans le secteur du service à la personne et du care.

[iv] Ndlr : page Facebook

[v] Dominique Meurs, « Femmes et précarité », Fondation Jean Jaurès, 26/02/2019. https://jean-jaures.org/nos-productions/femmes-et-precarite

[vi] DARES, 2018

[vii] Oxfam, « Travailler et être pauvre : les femmes en première ligne ». 17 décembre 2018.

[viii] Sandra Harding, « L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe », janvier 1991.

[ix] Centre national de la recherche scientifique

[x] Arlette Farge, « Évidentes émeutières », in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491

Liban : de la résilience à la résistance

Liban : de la résilience à la résistance

Par Adèle Surprenant

Suite à l’annonce de nouvelles taxations par le gouvernement jeudi dernier, la population libanaise se mobilise partout au pays. Après six jours de manifestations, la démission de quatre ministres et l’abandon de certaines taxes controversées, le mouvement ne semble toujours pas s’essouffler.

Assis au volant de son service, un taxi collectif palliant à l’absence de transport publics, Ahmed se prépare à retrouver les manifestant·e·s rassemblé·e·s depuis la veille au centre-ville de Beyrouth : « Ma voiture ne me rapporte même pas assez d’argent pour survivre. Khalas[1], ce soir je vais la brûler avec le reste », laisse-t’il échapper entre deux coups de klaxons.

Alors que le Liban fait face à une crise économique et financière majeure, le gouvernement libanais annonçait, le 17 octobre, l’instauration de nouvelles taxes sur le tabac, l’essence ainsi que sur l’application de messagerie WhatsApp. De nouvelles mesures retirées dès le lendemain des premières manifestation, suivi de près par une annonce du Premier-ministre Saad Hariri, accordant un délai de 72 heures aux élu-e-s pour approuver une série de réformes.

L’annonce anticipée du budget pour l’année 2020 inclut une réduction de 50% de la rémunération des députés, ministres et présidents actuels et passé. Aucune nouvelle taxe n’y est prévue, alors que l’effort pour réduire le déficit budgétaire repose sur une restriction des dépenses publiques. La Banque du Liban devra aussi participer à la hauteur de 5 100 milliards de livres libanaises au courant de la prochaine année fiscale. Le délai arrivé à échéance et les nouvelles réformes consenties, la foule est toujours au rendez-vous, reprenant les slogans des Révolutions arabes de 2011 (« Le peuple veut la chute du régime »). Entre deux appels à la révolution, une militante confie ne pas être prête à quitter la rue : « Nous resterons là jusqu’à ce qu’ils partent, tous jusqu’au dernier. »

Un ras-le-bol généralisé

Eux, ce sont les élites politiques et économiques du pays, dont certains sont d’anciens seigneurs de guerre au pouvoir depuis la fin de la Guerre civile, en 1990. Accusés de corruption et de clientélisme, les élus sont maintenus au pouvoir par un système de confessionnalisme politique[i] basé sur le dernier recensement démographique datant de 1932, et assurant une représentation proportionnelle au parlement des 18 communautés religieuses officiellement reconnus.

Un système aujourd’hui rejeté par les manifestant·e·s et la société civile, réclamant notamment l’établissement d’un gouvernement constitué de députés indépendants, la fin de l’impunité pour les politiciens corrompus et la mise en place d’un nouveau système électoral.

C’est ce que revendique Mohammad Serhan, 29 ans, chargé de projet pour le Bloc national libanais, un parti politique prônant, auprès d’autres membres de la société civile, l’établissement d’un cabinet ministériel technocrate, désignés par élections anticipées.

Interrogé sur la possibilité d’une réforme constitutionnelle, discutée parmi certain·e·s manifestant·e·s, le militant est catégorique : « Comment pouvons-nous faire confiance aux politiciens pour mettre en place une nouvelle constitution, alors qu’ils nous mentent depuis presque trente ans? »

De tels propos résonnent chez Layla, 52 ans, accompagnée ce samedi par ses deux filles de 16 et 25 ans : « Je n’attends plus rien des politiciens. Mon aînée est sans travail depuis plus d’un an, et moi je suis sans espoir », confie-t’elle avec, à la main, une pancarte où l’on peut lire : « Unis pour le futur. »

Une réponse insuffisante

Le mouvement de contestation, où sont représentées pour une rare fois toutes les franges de la population, a donné lieu à des scènes inédites : des salons de barbiers improvisés au DJ techno dans la ville sunnite de Tripoli, la plus pauvre du bassin méditerranéen, sans compter les corvées de ménage spontanées prises en charge par des manifestant·e·s ou encore les distributions gratuites de bouteille d’eau.

« Nous avons déjà gagnés », s’exclame cet étudiant de 26 ans, « nous avons gagnés parce que pour une fois nous sommes uni·es! »

Une victoire énorme pour les libanais·e·s, divisé·e·s sur le plan politique et religieux par quinze ans de conflits, mais aussi par les enjeux liés à la présence de centaine de milliers de réfugié·e·s palestinien·ne·s et syrien·ne·s.

Pour Mohammad Serhan, la division est aussi économique. Alors que le quart de la population du Liban vit sous le seuil de la pauvreté, d’autres défilent en BMW dans les quartiers chics de la capitale. Annoncés par le Premier ministre Saad Hariri avec l’ambition de régler la crise, le budget de 2020 a été adopté ce lundi, incluant certaines mesures de redressement économique visant notamment à ramener le déficit budgétaire à 0,6%.

Des promesses insuffisantes, d’après le militant. Selon lui, la contestation réclame des changements structurels de plus grande ampleur, qui vont d’une réforme de la loi électorale à l’abolition du confessionnalisme politique, en réponse à une population qui « en a marre de l’économie, même si ce n’est pas tout le monde qui comprends l’économie. »

Entre deux regards sur son téléphone, qui n’arrête pas de sonner depuis le début de la révolte, il insiste sur le fait que « les gens sont fatigués des politiciens, mais ils ne connaissent pas tous bien la politique. Les gens sont sortis parce qu’ils [et elles] sont blessé·es, parce qu’ils [et elles] sont fatigué·es, parce qu’ils [et elles] sont pauvres, parce qu’ils [et elles] n’ont aucuns droits. »

CRÉDIT PHOTO:  Nader Bahsoun

[1] « Assez » en arabe.

[i] Le confessionnalisme politique est un système basé sur la représentation proportionnelle des 18 communautés religieuses officiellement reconnu au gouvernement. Au Liban, ce système a été adopté en 1943 lorsque le pays à acquis l’indépendance face à la puissance mandataire français.