Décentralisation et autonomie régionale dans la grève des stages

Décentralisation et autonomie régionale dans la grève des stages

Une collaboration spéciale de Eloi Halloran et Etienne Simard, militant pour la campagne sur le travail étudiant (CUTE)

La grève des stages a pris fin il y a bientôt un an, le 12 avril 2019, lorsque les étudiantes en éducation de l’UQO à Saint-Jérôme ont voté à majorité contre sa reconduction. Elle aura duré quatre semaines dans ce campus satellite des Laurentides, deux à trois semaines de plus que dans la plupart des universités et cégeps, même parmi les bastions les plus militants comme l’UQAM et le Cégep du Vieux Montréal. Des semaines de débrayage en autonomie locale et régionale, sans légitimation par une association étudiante départementale ou modulaire – il n’y en avait pas – ni soumission à un momentum dit « national » – il n’y en avait plus! Une lecture de l’histoire du mouvement pourrait y voir un fait anodin ou un retournement insolite. Pourtant, si on lâche Montréal « deux minutes » pour parler d’« une ville bien ordinaire » comme Saint-Jérôme, à l’instar de Ducharme et Charlebois, on peut y voir l’expression de la décentralisation et de l’autonomie régionale dans l’organisation de cette lutte. Un bilan.

Un mouvement sans dessus dessous

La campagne pour la rémunération des stages a été marquée par une décentralisation sans précédent dans le mouvement étudiant. Elle a mis de l’avant l’autonomie des réseaux militants dans chaque région où l’on s’organisait pour se mobiliser. Cette autonomie a été incarnée par des comités autonomes locaux où se sont concentrés les pouvoirs de décision et des structures régionales où les pouvoirs de coordination se sont négociés. Ce faisant, il s’agit d’une tentative de renversement du rapport de domination traditionnel du centre métropolitain sur les villes périphériques en supprimant toute forme de palier décisionnel à l’échelle nationale.

Plusieurs parmi celles et ceux à avoir posé les jalons de cette campagne avaient déjà participé activement à des luttes étudiantes1 à Gatineau et Sherbrooke ou s’y impliquaient toujours. Ceux et celles-ci questionnent sévèrement la centralisation des pouvoirs entre les mains d’une clique montréalaise. D’autres avaient le souci d’inscrire le mouvement dans une critique du nationalisme et du colonialisme, telle qu’elle se développe au sein de la gauche étudiante et féministe depuis plusieurs années. Il faut aussi dire que la campagne est née dans un contexte où un débat sur la centralisation et le « montréalocentrisme »faisait rage à l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)2. S’y opposaient deux tendances : l’une qui voulait s’attaquer aux disparités régionales en concentrant davantage de ressources au palier national pour mieux les répartir entre les associations de campus des autres régions3 ; et l’autre, qui proposait, au contraire, de réduire au maximum le palier national et de renforcer les conseils régionaux pour assurer une plus grande autonomie vis-à-vis de la métropole et de l’exécutif national4.

Suite à la mise en place de comités autonomes (CUTE et CRIS)5, dont le potentiel de mobilisation sur les campus semblait avoir plafonné après une première année de campagne, des structures ont été imaginées dans une perspective d’élargissement et de coordination entre les campus. L’objectif était notamment d’intégrer au mouvement des exécutifs d’associations étudiantes et de syndicats, des comités de mobilisation, des comités féministes, des comités de parents étudiants et des groupes politiques et communautaires. Sont ainsi nées, l’une après l’autre, les coalitions régionales de Montréal, de Sherbrooke, de l’Outaouais, de Québec et des Laurentides. Si la structure différait quelque peu d’une région à l’autre, le principe était essentiellement le même : des militant·e·s de différents campus collégiaux et universitaires impliqué·e·s dans des comités et des associations étudiantes s’y rencontraient pour coordonner l’organisation de la grève des stages dans leur région. L’objectif était de favoriser la prise en charge de toutes les dimensions de l’organisation de la campagne par l’ensemble des militant·e·s, peu importe le contexte régional.

Mais l’élément le plus marquant de ces structures est qu’elles n’étaient dotées d’aucun palier national : une tentative de défier le réflexe nationaliste dans l’organisation des mouvements sociaux. D’une part, on faisait l’expérience d’une organisation qui ne prenait pas la nation québécoise comme communauté politique de référence, préférant structurer le mouvement des stagiaires sur les liens de communauté entretenus entre militant·e·s d’une même région. Ce pari s’est doublé de tentatives de faire déborder le mouvement à l’extérieur des frontières québécoises, que ce soit à New York, au Michigan, en Ontario et au Nouveau-Brunswick, où des militant·e·s de l’Université de Moncton ont notamment organisé une manifestation dans le cadre du Global Interns Day, en novembre 2017. Cette critique effective du nationalisme semblait nécessaire pour inscrire le mouvement dans une perspective révolutionnaire, de manière à incarner le « refus politique de se faire peuple »6. D’autre part, la multiplication des pôles de coordination au sein de ces différentes structures rendait à peu près impossible la prise de contrôle sur l’ensemble du mouvement par quiconque s’y aventurait. Cela rendait beaucoup plus difficile la centralisation des pouvoirs à Montréal et, surtout, la mise des autres régions à la remorque du centre métropolitain. Parce que ce qu’il y a d’encombrant avec le national, c’est que c’est toujours le national de Montréal.

Saint-Jérôme ne s’est pas faite en un jour

Bien sûr, on ne renverse pas des rapports de domination simplement en inventant de nouvelles structures. Le maintien des disparités régionales au niveau des ressources et des effectifs militants repose sur des leviers qui ne sont pas entre les mains du mouvement : l’ensemble du territoire est organisé de manière à ce que Montréal demeure la métropole7. Cela a notamment des répercussions migratoires sur les militant·e·s parmi les plus motivé·e·s, qui passent d’un cégep ou d’une université de région à une université montréalaise en cours de campagne, comme ça a été le cas de quelques-un·e·s qui avaient mis sur pied les coalitions outaouaise et sherbrookoise. 

La métropole concentre également la plupart des réseaux militants, ce qui donnent un accès direct à des informations privilégiées, trop peu souvent documentées, particulièrement en ce qui concerne les conflits entre les tendances politiques et la mémoire militante. On y accède dans les bars, lors des nombreux ateliers et conférences, ou encore par l’entremise de documentation, bien que rare, disponible dans les espaces radicaux et associatifs ainsi que dans les bureaux d’associations étudiantes « nationales ». Ces différents éléments rendent beaucoup plus aisées la formulation de propositions et la consolidation théorique pour les militant·e·s de Montréal, d’autant plus que ces initiatives sont stimulées par une dialectique avec d’autres mouvements politiques, ce qui crée un désir de critique, d’opposition, de complémentarité ou de dépassement. Il va donc sans dire que les militant·e·s de la métropole ont eu une grande responsabilité dans cette tentative pratique d’inverser le « montréalocentrisme ». Pour partager au maximum l’information et les savoirs et donner de l’aide à la mobilisation, la Coalition montréalaise a mis sur pied un comité destiné à organiser des tournées de formation pour partager ses ressources dans le but d’élargir et consolider la grève sur les campus des différentes régions. Plutôt que d’organiser un camp de formation national par session, des ateliers ont ainsi été donnés à Gatineau, Sherbrooke, Victoriaville, Laval, Québec, Rimouski et Saint-Jérôme. On n’a évidemment pas anéanti la disparité entre les campus avec une tournée d’ateliers et des échanges de ressources, mais certainement plus qu’en laissant le tout entre les mains d’un palier national. Ce travail collaboratif entre les régions a eu un effet visible à travers l’articulation d’analyses originales concernant l’exploitation des stagiaires et le salaire étudiant8. On a fait le pari qu’en privilégiant une décentralisation radicale, on verrait émerger des décisions stratégiques qui n’auraient probablement jamais franchies l’instance nationale, voire qui n’aurait peut-être même pas été formulées.

D’ailleurs, quelques mois après la mise sur pieds des coalitions régionales, on a commencé à en percevoir les effets. La Coalition outaouaise émettait à l’automne 2018 un communiqué indiquant que la lutte pour la rémunération des stages ferait fi des résultats électoraux et tiendrait coûte que coûte la grève en novembre, quel que soit le gouvernement au pouvoir9. Elle appela également à une journée de grève le 20 février 2019, conjointement avec la mobilisation des organismes communautaires réclamant un meilleur financement, pour créer des ponts entre les luttes. Ce mot d’ordre a été repris à Sherbrooke et à Montréal. La Coalition de Québec a, quant à elle, lancé un appel à tenir des journées de grève flottantes dans les campus de la capitale nationale, ce qui a été tenté dans les assemblées d’associations étudiantes de l’Université Laval et du Cégep de Limoilou. La Coalition laurentienne a, pour sa part, joué un rôle clé dans le maintien de la grève au campus de l’UQO à Saint-Jérôme. Toutefois, l’exécutif de l’Association générale étudiante du Centre universitaire des Laurentides (AGECEUL) demeurait passif quant à la mobilisation et ne prenait aucune initiative quant à la convocation des assemblées générales de grève. La coalition a donc constitué un espace d’organisation où les efforts militants de l’Association des étudiantes et des étudiants du Collège Lionel-Groulx (AGEECLG), du CUTE CLG et du CUTE UQO-Saint-Jérôme ont été mis en commun, même après que la grève ait été battue en assemblée au cégep. La coalition régionale a ainsi servi à renforcer le petit noyau des militantes de l’UQO-Saint-Jérôme, qui se sentaient isolées et moins bien outillées, notamment en raison de l’absence d’une culture militante sur leur campus.

La manie des grosses manifs

Bien sûr, les relations n’ont pas été aussi harmonieuses à l’interne de toutes les coalitions ni entre ces dernières. Il y a eu à quelques reprises des désaccords entre tendances politiques au regard la stratégie de grève générale illimitée, notamment en Outaouais et à Montréal, mais généralement rien qui n’a empêché la continuité du mouvement10.

Cette expérience a poussé plusieurs militant·e·s des CUTE de Montréal à privilégier dorénavant des manifs régionales et des actions locales sur les campus, d’une part parce que l’organisation et la coordination d’une manifestation nationale était une tâche lourde pour la poignée de militant·e·s qui portaient la campagne à bout de bras, et, d’autre part, pour favoriser la participation d’un plus grand nombre de personnes aux manifestations. Un constat semblable a été formulé deux mois plus tard par les militant·e·s du CUTE du Cégep de Sherbrooke concernant le poids qu’a représenté l’organisation d’une manifestation nationale de l’ASSÉ dans leur ville11. Cette position ne faisait évidemment pas l’affaire de tout le monde. En Outaouais, par exemple, des militant·e·s du CRIS-UQO trouvaient démobilisant de se trouver un petit nombre isolé en grève à Gatineau, préférant se joindre au rassemblement devant le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité Sociale à Montréal lors de la journée internationale des stagiaires, le 10 novembre 2017.

L’année suivante, dans le cadre de la Global intern strike du 20 février 2018, on a tout de même tenté le coup des actions décentralisées sur les campus. L’idée était qu’en préparation de la grève des stages à venir, il importait de développer des savoir-faire en organisation dans les différentes régions et sur les campus où s’organisait la campagne. Le résultat a été impressionnant : des actions et piquets de grève sur plusieurs campus, dans six régions, et des militant·e·s qui prennent la rue à Gatineau, Montréal et même à Trois-Rivières. Voyant que ça grouillait un peu partout, il est probable que cette stratégie ait convaincu le gouvernement d’octroyer, dans les semaines qui ont suivi, des bourses pour le stage final en enseignement, dans le but d’atténuer la mobilisation.

Mais les tensions autour des manifs sont revenues de plus belle l’automne suivante, à la Coalition montréalaise, cette fois. Des militant·e·s proches des associations étudiantes du Cégep de Saint-Laurent, du Cégep du Vieux Montréal et de la Faculté d’éducation de l’UQAM désiraient organiser une manifestation nationale à Montréal lors de la journée du 21 novembre 2018, avançant qu’il s’agissait d’une étape nécessaire pour que le mouvement prenne de l’ampleur, notamment en étant couvert par les médias nationaux. La proposition n’a pas fait l’unanimité : des militant·e·s du CUTE UQAM ont réitéré qu’il était préférable de privilégier des actions locales pour maximiser la participation et assurer la prise en charge de l’organisation par les comités locaux, en prévision de la GGI à l’hiver suivant12. Bien qu’une décision collective en défaveur d’une manifestation nationale ait été prise, l’ADEESE-UQAM appelait à une manifestation à Montréal le 21 novembre, en gardant flou son caractère national.

La participation à la semaine de grève a été beaucoup plus considérable que prévue : environ 60 000 étudiant·e·s en grève et des milliers de personnes qui prennent la rue à Gatineau, Rimouski, Sherbrooke et Québec, en plus de la manifestation de Montréal. Tout comme à l’hiver précédent, le caractère décentralisé de la lutte des stagiaires est bien visible. Dès le vendredi précédent, les médias régionaux et nationaux couvrent amplement le mouvement, mais les tensions demeurent. À quoi sert de discuter pendant des heures en réunion si des personnes présentes font à leur tête par la suite? Que ce soit volontaire ou non, l’appel à une manif vaguement nationale a contribué à délégitimer les coalitions régionales comme espaces d’organisation.

La même tension a refait surface à deux reprises durant l’hiver, à l’aube de la grève générale, cette fois avec comme protagonistes des militant·e·s de Québec. Dans le premier cas, sans les principal·e·s concerné·e·s, il était décidé qu’une action de visibilité se tiendrait à Montréal le 15 mars au même moment où avait lieu une rencontre entre le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et des militant·e·s de Québec. Évidemment, sans la prise en charge de l’événement par les personnes qui l’ont décidé, l’action n’a pas eu lieu13. Dans le deuxième cas, malgré qu’aucun de ses propres effectifs n’ait été consacré à l’élargissement de la mobilisation, l’ASSÉ appelait à une manifestation nationale pour la rémunération des stages à Québec le 21 mars. L’appel est par la suite adopté par la Coalition de Québec, mais nulle part ailleurs. À Montréal et à Gatineau, on préfère organiser des manifestations à proximité pour maximiser la participation. Dans les faits, même l’ASSÉ ne mobilise personne à l’extérieur de la capitale nationale et n’envoie aucun autobus. Une manif a quand même lieu à Québec et, même si elle n’est pas spectaculaire en nombre, a le mérite d’être entièrement organisée et mobilisée par les militant·e·s de la capitale.

La tentation du national

L’expression d’une résistance nationaliste14 à l’élan de décentralisation incarnée par les coalitions régionales a également pris d’autres formes. Plus politiques, elles concernaient directement la mise en place d’une instance nationale. Si l’on prend en compte le rôle prépondérant accordé aux fédérations nationales dans l’imaginaire du mouvement étudiant québécois, il était prévisible qu’il y ait des tentatives de faire bifurquer l’organisation de la campagne vers une structure nationale. Les tentatives de récupération de la campagne par l’ASSÉ ont d’ailleurs été nombreuses, alors même que la campagne pour la reconnaissance du travail étudiant et l’appel à la grève des stages n’ont jamais été adoptés en congrès. Du côté de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et de l’Union étudiante du Québec (UEQ), la récupération a pris la forme d’une campagne « nationale » tardive de lobbyisme pour l’amélioration de la condition des stagiaires, qui s’écartait de toutes les dimensions progressistes et subversives de la campagne portée par les coalitions régionales15.

Or, cette contre-attaque nationaliste ne s’est pas limitée aux bureaucraties étudiantes nationales : elle a également été défendue dans les espaces d’organisation par des militant·e·s près de l’ASSÉ et des conseils exécutifs d’associations étudiantes. C’est bien sûr à Montréal, mais aussi à Québec, que les critiques contre l’absence d’un palier national ont été les plus fortes. Elles ont été formulées bien après l’instauration du mode d’organisation décentralisé, au moment où un ultimatum au gouvernement était lancé. À l’approche du point culminant de la campagne, la grève générale, on vantait les avantages stratégiques de la coordination et des actions à l’échelle nationale : meilleure représentation médiatique et politique, élargissement dans un maximum de régions, légitimation du mouvement par la centralisation des ressources, de l’information et du pouvoir dans une structure de coordination nationale, etc. On se référait ainsi aux coalitions nationales passées, organisées par l’ANEEQ, le MDE et l’ASSÉ16.

C’est la position que le conseil exécutif de l’Association facultaire étudiante des sciences humaines de l’UQAM (AFESH-UQAM) défendait, quelques semaines avant la grève de l’automne 2018, par la proposition d’une structure de coordination nationale afin de mener à bon terme la lutte pour la rémunération de stages. Advenant son refus, ses représentant·e·s menaçaient de déserter la Coalition montréalaise et de créer un palier national avec d’autres associations étudiantes, hors des espaces d’organisation existants17. Peu de temps auparavant, une proposition portée par les exécutifs de l’AFESH-UQAM et de l’Association facultaire étudiante de science politique et droit (AFESPED) de l’UQAM avait été adoptée par la Coalition montréalaise. Cette résolution prévoyait la tenue d’une conférence de presse pour annoncer le lancement de l’ultimatum de grève au gouvernement, le 1er novembre. Les exécutifs de ces associations avaient interprété le mandat en considérant qu’il s’agissait d’une conférence nationale et centralisée, ce qui a généré quelques protestations parmi lesmilitant·e·s en Outaouais et à Québec à l’effet que la Coalition montréalaise voulait leur imposer un rythme qui ne convenait pas au niveau de mobilisation dans leurs régions, et ne reconnaissaient pas être lié·e·s par une décision prise à Montréal. Un réflexe nationaliste sans malice, mais très parlant sur la réalité structurelle du « montréalocentrisme » dans le mouvement étudiant.

En réponse à cette situation, le besoin de créer un canal de communication interrégional a été exprimé à la Coalition outaouaise. Une proposition adoptée à la Coalition montréalaise et à la Coalition sherbrookoise a été d’organiser des rencontres régulières entre des délégué·e·s de chacune des coalitions régionales et d’autres groupes qui ne sont pas organisés en coalition. Nommées l’Interrégionale, ces réunions devaient se tenir par vidéoconférence environ aux trois semaines pour échanger de l’information et du matériel produit pour la campagne, mais pas à des fins décisionnelles. Les coalitions régionales étaient aussi invitées à rendre disponibles aux autres leurs procès-verbaux et comptes-rendus18.

Parallèlement, une discussion issue d’une journée de formation en août 2018 a mené à la création d’un comité de liaison – avec délégation rotative de chaque coalition régionale – dans le but de ne pas laisser les rencontres avec le ministère de l’éducation entre les mains des fédérations étudiantes – la FECQ et l’UEQ, principalement. Le mandat de ce Comité de liaison se limitait à recueillir de l’information et de la ramener dans les coalitions régionales. Dès le départ, la condition de la tenue des rencontres était la présence des délégations de toutes les régions afin qu’aucune ne soit laissée derrière. Une position claire contre les négociations avec le gouvernement était aussi prise. On considérait que ce dernier ferait des concessions à la hauteur de ce que la pression le contraindrait de faire et, qu’en ce sens, des négociations ne joueraient pas à notre avantage. Au contraire même, elles tendraient davantage à atténuer l’effet des revendications, ce qui a été confirmé par les gains de la grève : des bourses se rapprochant des revendications des fédérations étudiantes.

Il est intéressant de comparer la dynamique de l’Interrégionale et du Comité de liaison. Alors que le premier est issu d’un débat enflammé et souvent lourd sur la structure, il n’a pas particulièrement été investi par la suite. Les réunions Skype étaient difficiles à tenir et les personnes qui réclamaient un palier national n’y ont jamais participé. Le Comité de liaison a, quant à lui, été beaucoup plus investi, particulièrement par les exécutifs d’associations étudiantes locales impliqués dans les coalitions régionales. C’est le caractère prestigieux de la représentation auprès du ministère qui semblait attirant, et pas seulement pour les personnes qui y étaient déléguées. Il est arrivé à quelques reprises que la discussion en préparation d’une rencontre avec le ministère puisse occuper presque tout le temps disponible pour des rencontres de coalition, et ce, dans toutes les régions organisées. Alors que tout le temps et les énergies étaient nécessaires pour que la grève passe et tienne, la tentation de « représenter » le mouvement et d’en prendre la direction était manifeste dans les espaces d’organisation.

Ces exemples un peu, comme celui de la manifestation nationale conjointement organisée avec l’ASSÉ à Québec, exposent plutôt bien la difficulté de briser les dynamiques de représentation et le réflexe nationaliste dans l’organisation des mouvements sociaux, et ce, même si l’on met en place des structures qui cherchent à les contrer. Cette difficulté prend une ampleur particulière dans la « Belle province » où l’indépendantisme a été pendant longtemps fédérateur dans les mouvements sociaux. Dans la métropole et la capitale nationale surtout, mais aussi, à un moindre degré, dans les autres coalitions régionales, une tendance en faveur de la centralisation nationale est régulièrement revenue à la charge. Elle se manifestait par une volonté d’utiliser les effectifs plus importants de Montréal et de leur donner un caractère national, que ce soit pour la représentation médiatique, les rencontres avec le gouvernement ou l’organisation de manifestations, le tout pour donner une impression d’un mouvement massif. Au niveau décisionnel, elle s’exprimait par une volonté de représenter une région au moment de la délibération et de renvoyer la charge de l’exécution à d’autres.

Or, c’est exactement cette dynamique de représentation que tentait de briser l’organisation de coalitions autonomes et décentralisées, en misant sur la vivacité d’une base active et capable partout où la campagne s’organisait plutôt que sur une représentation de la masse qui se fait craindre par la force du nombre. Même au sein de tendances se réclamant de l’anticapitalisme, de l’autonomie et de l’anticolonialisme, l’imaginaire radical présente un penchant pour la masse « nationale » quand vient le temps de se structurer, que ce soit dans le but de lancer des mots d’ordre à l’ensemble du mouvement ou simplement pour laisser à d’autres la prise en charge des aspects les laborieux et le plus plates de l’organisation.

Le chauvinisme régional : effet pervers de la décentralisation

La mise en place d’un mouvement structuré en coalitions régionales a évidemment entraîné son lot de conséquences indésirables, la plus pernicieuse étant le chauvinisme régional. À peu près tous les campus ont eu besoin d’aide à un moment ou un autre pour l’organisation de la lutte, que ce soit pour des ateliers de formation, l’organisation d’instances, la rédaction de communiqués ou la distribution de matériel de mobilisation. Et bien sûr elle provenait presque essentiellement de l’UQAM, mais aussi de l’UdeM et du Cégep Saint-Laurent.

Or, cette aide ne venait jamais sans une influence sur l’analyse ou la stratégie à adopter, en plus d’une certaine arrogance. Après l’atteinte d’un certain degré d’organisation, à peu près toutes les coalitions régionales ont opéré un repli pour conserver leur autonomie vis-à-vis Montréal. Ce repli était principalement porté par des exécutifs d’associations étudiantes, dont les responsabilités de représentation contraignaient davantage la possibilité de défendre des lignes plus maximalistes dans les revendications comme dans la tactique. Si ce réflexe est tout à fait justifié, voire nécessaire à l’autonomie, ce détournement vis-à-vis des militant·e·s de la métropole est arrivé à un moment où les besoins d’organisations étaient les plus criants, particulièrement entre la grève de l’automne et celle de l’hiver.

C’est devenu du chauvinisme au moment où les canaux de communication entre régions ont été de plus en plus interrompus pour se détourner de l’objectif de la grève générale illimitée des cours et des stages à l’hiver 2019. Cet abandon s’est exprimé de différentes manières, soit en poussant soudainement une ligne maximaliste (GGI ou rien!) en sachant pertinemment que ça ne passerait pas dans les AG sans aide extérieure pour la mobilisation, soit en évitant tout bonnement la tenue d’AG de grève, cette fois sous prétexte que la mobilisation n’était pas au rendez-vous. C’est d’ailleurs cette dynamique ainsi que la multiplication des rencontres des différentes instances d’organisation, c’est-à-dire les assemblées générales, les conseils de grève ou des stagiaires, les comités autonomes, les coalitions régionales, le comité de liaison, l’Interrégionale, qui ont rendu de plus en plus difficile la mobilisation, malgré son importance évidente.

Dans le même sens, le chauvinisme régional a également servi à mystifier certains conflits de tendances. À gauche comme à droite, il a servi à défendre une ligne centralisatrice et nationaliste dans les régions non-métropolitaines contre la décentralisation et l’autonomie défendues par « Montréal », pourtant « montréalocentriste ». À droite, il a servi à combattre la stratégie de GGI au profit de journées ponctuelles ou bien pire, d’une campagne de lobbying. À gauche, il a servi à mousser la prétention et la suffisance montréalaises à concrétiser la ligne juste d’une grève des stages authentique, sans pour autant s’intéresser à donner un coup de main à l’extérieur de l’Île. Dans tous les cas, le chauvinisme régional a été néfaste pour la mobilisation et a nui au maintien et à l’élargissement du mouvement.

« Ça me fait bien de la peine, personne n’écrit sur Saint-Jérôme »

Peut-on avancer que la grève a eu lieu à Saint-Jérôme en raison des structures décentralisées? Non. Dans les faits, le mouvement a gagné le centre d’études universitaires des Laurentides (UQO) bien avant la mise sur pied des coalitions régionales, dès le tout premier appel à la grève des stages la journée du 16 février 2017 où se déroulait une manifestation à Québec. À l’appel des différents comités autonomes de Montréal, Gatineau et Sherbrooke, et particulièrement du CRIS-UQO, les étudiantes en éducation de Saint-Jérôme se sont mises en grève, conjointement avec celles de l’Association étudiante modulaire en éducation de l’UQO (Gatineau). Une initiative similaire lancée par une fédération nationale aurait très bien pu trouver le même écho à Saint-Jérôme : la résonance de la revendication pour la rémunération des stages concerne une réalité de classe propre à ce campus, qui concentre les étudiant·e·s universitaires parmi les plus précaires. « Parce que l’ouvrage est rare à Saint-Jérôme, faut qu’y travaillent! ».

On peut par contre affirmer sans gêne que c’est en raison des structures décentralisées que la grève y a duré aussi longtemps. Aucune instance à l’extérieur des Laurentides n’avait la légitimité d’appeler à la fin de la grève, même quand les dernières associations étudiantes de l’UQAM y mettaient fin. En même temps, la Coalition laurentienne est celle qui a été le moins affectée par le chauvinisme régional. Les militant·e·s y ont entretenu des canaux de communication avec les autres coalitions tout au long de la dernière année de campagne, particulièrement avec celles de Québec, Montréal et Gatineau. De l’aide pour la rédaction, la mobilisation et l’organisation d’instances a été demandée au besoin et l’autonomie a tout de même été conservée.

Bref, malgré un bilan mitigé pour la décentralisation régionale, on doit en partie la concession du gouvernement à mettre en place des bourses pour stagiaires dans de nombreux programmes à l’université, au cégep et dans les écoles de métiers à la ténacité des grévistes en enseignement de Saint-Jérôme. La contribution du CUTE UQO-Saint-Jérôme et l’indépendance des grévistes vis-à-vis de leur association étudiante incarnent particulièrement bien le potentiel de l’autonomie dans l’organisation d’une lutte au sein de laquelle on préfère un mouvement plus petit mais plus dynamique à un mouvement plus spectaculaire en nombre mais centralisé. On parle quand même de la première grève offensive à obtenir des gains importants en quarante ans.

Les militant·e·s de la Coalition laurentienne pour la rémunération des stages ont d’ailleurs pris la décision de transformer cette dernière en coordination régionale de la grève pour le climat, un héritage structurel concret de la grève des stages, mais la poursuite de ce mouvement est nébuleuse. Un an plus tard, on ne sait toujours pas si la décentralisation régionale marquera durablement la structure du mouvement étudiant. On sait cependant que le comité de transition post ASSÉ en charge de réorganiser la gauche étudiante a été fortement investi par les militant·e·s qui ont le plus ardemment défendu la nécessité d’un palier national au cours de cette campagne. Ainsi, s’il est impératif de souligner les limites de la décentralisation « antinationale », les critiques se limitent encore, depuis la fin de la grève des stages, à marteler la nécessité d’une fédération nationale, et ce, dans les mêmes termes et par les mêmes tendances qu’il y a quatre ans, comme si rien n’avait bougé depuis. Pourtant, des comités autonomes ont bel et bien organisé de A à Z une grève dans différentes régions, alors que les structures nationales que sont l’AVEQ19 et l’ASSÉ ont toutes deux été dissoutes vers la fin de la campagne, et ce n’est pas faute de tentatives de les (ré) animer. N’est-ce pas là un point de départ logique pour la suite des réflexions organisationnelles?

Enfin, il reste peu probable que les mouvements à venir transcendent les frontières provinciales et canadiennes, si on se fie au peu de motivation à intégrer Ottawa dans la Coalition outaouaise ou au désintérêt généralisé vis-à-vis de la collaboration avec les groupes du Nouveau-Brunswick et des États-Unis au cours de cette campagne. De même, la volonté de certaines tendances de mettre sur pied une structure qui prendrait encore une fois la nation comme communauté politique de référence est de mauvais augure. Il n’y a pas à dire, le nationalisme se porte plutôt bien au sein de la gauche étudiante, même là où il s’ignore le plus. « Lâchez-moé ça, vos steps assis et chantez-moi donc Saint-Jérôme! »

1 Plus précisément, les grèves de 2005 contre la réforme de l’AFE et les coupures dans les bourses, et celles de 2007 et de 2012 contre des hausses de frais de scolarité.

2 On retrouve plusieurs textes de réflexions à ce propos dans le cahier de congrès de l’ASSÉ de février 2016, accessible à tinyurl.com/y4v4wy98.

3 Comité anti-montréalocentriste (CRAMo), « L’ASSÉ en dehors de l’île », Congrès d’orientation de l’ASSÉ, 14 novembre 2016. tinyurl.com/yy3dvltn.

4 Thierry Beauvais-Gentile et Chanel Fortin, « Juste milieu », Dissident.es, 27 octobre 2015. dissident.es/juste-milieu/.

5 Désignent les comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) à Montréal, Sherbrooke et Saint-Jérôme et les comités pour la rémunération des internats et des stages (CRIS) à Gatineau.

6 « […] quand la classe ouvrière exprime son refus politique de se faire peuple, la voie la plus directe de la révolution socialiste ne se ferme pas, elle s’ouvre » ; Traduction de Yann Moulier avec la collaboration de G. Bezza, Mario Tronti, Operai e capitale, Turin : Einaudi, 1966. tinyurl.com/y3oapmkh.

7 Jadd-Abigaël Céré et Étienne Simard, « Appel interurbain », Dissident.es, numéro 0, août 2016. dissident.es/appel-interurbain.

8 Voir, par exemple, Amélie Poirier et Camille Tremblay-Fournier, « La grève des stages est une grève des femmes », Françoise Stéréo, 23 mai 2017. francoisestereo.com/greve-stages-greve-femmes.

9 Coalition de l’Outaouais pour la rémunération des stages, « Lettre ouverte aux partis politiques et à leurs candidat.e.s », 17 septembre 2018. tinyurl.com/yxdaaqjb.

10 Le plus gros des tensions s’est exprimé autour de l’organisation de manifestations, et ce, dès la toute première journée de grève pour la rémunération des stages, tenue le 16 février 2017. L’appel à une manifestation à Québec, en marge du Rendez-vous national sur la main-d’œuvre, avait provoqué d’importantes tensions entre les militant·e·s des CUTE et celles et ceux du Front régional de l’ASSÉ à Québec (FRAQ) ; CUTE UQAM, « Rapport sur la collaboration trouble avec le Front régional de l’ASSÉ à Québec », Dissident.es, 11 avril 2017. tinyurl.com/yxvbdd6f.

11 CUTE Sherbrooke, « Mourir sans quorum », Dissident.es, 27 mars 2017. tinyurl.com/y4asrhw3.

12 Pour une analyse détaillée des rapports conflictuels entre les comités autonomes et les associations étudiantes en contexte de grève, voir le bilan de Loïc Carpentier, Félix Dumas-Lavoie, Camille Marcoux et Amélie Poirier, « Tu travailles pour qui? Une grève, trois récits », Dissident.es, numéro 6, automne 2019. dissident.es/tu-travailles-pour-qui-une-greve-trois-recits/.

13 D’autant plus que cette action devait avoir lieu le même jour où étaient déjà planifiées la grande manifestation pour le climat et la manifestation annuelle contre la brutalité policière, ce qui fait que la mobilisation et la visibilité de cette action aurait été à peu près nulle.

14 Nous comprenons le nationalisme comme une logique de reconnaissance qui a pour cadre de référence un espace national et ses frontières, même si un mouvement en rejette les institutions. Pour une définition semblable, voir Angela Mitropoulos, « Autonomy, Recognition, and Movement », sometim3s, 22 avril 2006. s0metim3s.com/2006/04/22/autonomy-recognition-movement/.

15 La campagne Stagiaires en solde a été lancée quelques semaines avant le déclenchement de la grève générale, voir www.stagiairesensolde.quebec.

16 Benoît Renaud, « Six grèves générales ». tinyurl.com/y2unzqly.

17 Comme elle a été présentée en assemblée générale, sous huis clos, la proposition est seulement accessible en retranscription dans le texte « Et pendant ce temps en région… », que des militant·e·s de l’Outaouais ont écrit pour critiquer l’initiative centraliste et nationaliste du conseil exécutif de l’AFESH ; CUTE Magazine, « Et pendant ce temps en région… », Dissident.es, 25 octobre 2018. dissident.es/et-pendant-ce-temps-en-region/.

18 Les procès-verbaux des coalitions sont disponibles sur le site grevedesstages.info/coalitions-regionales.

19 Association pour la voix étudiante au Québec.

Liban : de la résilience à la résistance

Liban : de la résilience à la résistance

Par Adèle Surprenant

Suite à l’annonce de nouvelles taxations par le gouvernement jeudi dernier, la population libanaise se mobilise partout au pays. Après six jours de manifestations, la démission de quatre ministres et l’abandon de certaines taxes controversées, le mouvement ne semble toujours pas s’essouffler.

Assis au volant de son service, un taxi collectif palliant à l’absence de transport publics, Ahmed se prépare à retrouver les manifestant·e·s rassemblé·e·s depuis la veille au centre-ville de Beyrouth : « Ma voiture ne me rapporte même pas assez d’argent pour survivre. Khalas[1], ce soir je vais la brûler avec le reste », laisse-t’il échapper entre deux coups de klaxons.

Alors que le Liban fait face à une crise économique et financière majeure, le gouvernement libanais annonçait, le 17 octobre, l’instauration de nouvelles taxes sur le tabac, l’essence ainsi que sur l’application de messagerie WhatsApp. De nouvelles mesures retirées dès le lendemain des premières manifestation, suivi de près par une annonce du Premier-ministre Saad Hariri, accordant un délai de 72 heures aux élu-e-s pour approuver une série de réformes.

L’annonce anticipée du budget pour l’année 2020 inclut une réduction de 50% de la rémunération des députés, ministres et présidents actuels et passé. Aucune nouvelle taxe n’y est prévue, alors que l’effort pour réduire le déficit budgétaire repose sur une restriction des dépenses publiques. La Banque du Liban devra aussi participer à la hauteur de 5 100 milliards de livres libanaises au courant de la prochaine année fiscale. Le délai arrivé à échéance et les nouvelles réformes consenties, la foule est toujours au rendez-vous, reprenant les slogans des Révolutions arabes de 2011 (« Le peuple veut la chute du régime »). Entre deux appels à la révolution, une militante confie ne pas être prête à quitter la rue : « Nous resterons là jusqu’à ce qu’ils partent, tous jusqu’au dernier. »

Un ras-le-bol généralisé

Eux, ce sont les élites politiques et économiques du pays, dont certains sont d’anciens seigneurs de guerre au pouvoir depuis la fin de la Guerre civile, en 1990. Accusés de corruption et de clientélisme, les élus sont maintenus au pouvoir par un système de confessionnalisme politique[i] basé sur le dernier recensement démographique datant de 1932, et assurant une représentation proportionnelle au parlement des 18 communautés religieuses officiellement reconnus.

Un système aujourd’hui rejeté par les manifestant·e·s et la société civile, réclamant notamment l’établissement d’un gouvernement constitué de députés indépendants, la fin de l’impunité pour les politiciens corrompus et la mise en place d’un nouveau système électoral.

C’est ce que revendique Mohammad Serhan, 29 ans, chargé de projet pour le Bloc national libanais, un parti politique prônant, auprès d’autres membres de la société civile, l’établissement d’un cabinet ministériel technocrate, désignés par élections anticipées.

Interrogé sur la possibilité d’une réforme constitutionnelle, discutée parmi certain·e·s manifestant·e·s, le militant est catégorique : « Comment pouvons-nous faire confiance aux politiciens pour mettre en place une nouvelle constitution, alors qu’ils nous mentent depuis presque trente ans? »

De tels propos résonnent chez Layla, 52 ans, accompagnée ce samedi par ses deux filles de 16 et 25 ans : « Je n’attends plus rien des politiciens. Mon aînée est sans travail depuis plus d’un an, et moi je suis sans espoir », confie-t’elle avec, à la main, une pancarte où l’on peut lire : « Unis pour le futur. »

Une réponse insuffisante

Le mouvement de contestation, où sont représentées pour une rare fois toutes les franges de la population, a donné lieu à des scènes inédites : des salons de barbiers improvisés au DJ techno dans la ville sunnite de Tripoli, la plus pauvre du bassin méditerranéen, sans compter les corvées de ménage spontanées prises en charge par des manifestant·e·s ou encore les distributions gratuites de bouteille d’eau.

« Nous avons déjà gagnés », s’exclame cet étudiant de 26 ans, « nous avons gagnés parce que pour une fois nous sommes uni·es! »

Une victoire énorme pour les libanais·e·s, divisé·e·s sur le plan politique et religieux par quinze ans de conflits, mais aussi par les enjeux liés à la présence de centaine de milliers de réfugié·e·s palestinien·ne·s et syrien·ne·s.

Pour Mohammad Serhan, la division est aussi économique. Alors que le quart de la population du Liban vit sous le seuil de la pauvreté, d’autres défilent en BMW dans les quartiers chics de la capitale. Annoncés par le Premier ministre Saad Hariri avec l’ambition de régler la crise, le budget de 2020 a été adopté ce lundi, incluant certaines mesures de redressement économique visant notamment à ramener le déficit budgétaire à 0,6%.

Des promesses insuffisantes, d’après le militant. Selon lui, la contestation réclame des changements structurels de plus grande ampleur, qui vont d’une réforme de la loi électorale à l’abolition du confessionnalisme politique, en réponse à une population qui « en a marre de l’économie, même si ce n’est pas tout le monde qui comprends l’économie. »

Entre deux regards sur son téléphone, qui n’arrête pas de sonner depuis le début de la révolte, il insiste sur le fait que « les gens sont fatigués des politiciens, mais ils ne connaissent pas tous bien la politique. Les gens sont sortis parce qu’ils [et elles] sont blessé·es, parce qu’ils [et elles] sont fatigué·es, parce qu’ils [et elles] sont pauvres, parce qu’ils [et elles] n’ont aucuns droits. »

CRÉDIT PHOTO:  Nader Bahsoun

[1] « Assez » en arabe.

[i] Le confessionnalisme politique est un système basé sur la représentation proportionnelle des 18 communautés religieuses officiellement reconnu au gouvernement. Au Liban, ce système a été adopté en 1943 lorsque le pays à acquis l’indépendance face à la puissance mandataire français. 

Un climat insurrectionnel

Un climat insurrectionnel

Par Marc-Arthur Fils-Aimé

Cet article a été publié dans la dernière édition de nos partenaires, la Revue À bâbord. 

L’auteur est directeur général de l’Institut Culturel Karl-Lévêque (ICKL)

Depuis le début du mois de juillet 2018, Haïti vit une situation de révolte, similaire à une préinsurrection populaire. Une large partie de la population a gagné les rues, bloqué les principales artères de la capitale, des villes de province ainsi que les routes nationales pour demander des comptes à l’État et exiger une amélioration de ses conditions de vie.

Sur l’injonction du Fonds monétaire international, le gouvernement haïtien devait augmenter le prix de l’essence à la pompe. Il s’est servi du match de football opposant le Brésil et la Belgique durant la dernière Coupe du monde pour exécuter sa mission. Le peuple ne s’est pas laissé prendre au piège. Les 6, 7 et 8 juillet, il a presque mis en déroute l’exécutif et les forces répressives en barricadant le pays. Il réclamait non seulement le retrait du communiqué relatif à cette augmentation brutale, mais aussi la baisse du coût de la vie.

Au fur et à mesure que les protestations gonflaient à travers le pays, les revendications se sont radicalisées à un point tel qu’elles ont pris l’allure d’une lutte de classe. Des foules attaquaient des banques et de grands commerces et demandaient le départ du président et de son premier ministre d’alors, Guy Lafontant, qui sont les principaux soutiens d’une bourgeoisie qualifiée d’antinationale et de toutes sortes d’épithètes malodorantes par les Haïtien·ne·s. Malgré le remplacement du premier ministre, le peuple n’a pas décoléré. Au contraire, le dossier Petrocaribe a provoqué un sursaut de colère et a tenu le pays en haleine le 15 octobre et le 18 novembre 2018. Ces deux dates correspondent à l’assassinat de Dessalines, l’un des fondateurs de la nation haïtienne, et à la dernière bataille qui a bouté hors du pays l’armée de Napoléon. Après un calme apparent, le pays s’est réveillé le 7 février, date symbolique du départ du dictateur Jean-Claude Duvalier en 1986 et du deuxième anniversaire de l’investiture du président Jovenel, avec des manifestations évaluées entre deux et trois millions de personnes, au milieu de barricades. Les « Petro challengers », comme se nomment les manifestant·e·s, et l’opposition au pouvoir sont convaincus qu’aucun jugement n’est possible sous Moïse, dont le nom est cité dans l’audit partiel de la Cour supérieure des comptes publié à la fin du mois de janvier.

Le Petrocaribe, c’est quoi?

Le président René Préval a signé en 2006 l’accord Petrocaribe avec son homologue vénézuélien Hugo Chávez. Haïti paie une partie du pétrole au comptant et une autre partie à un taux préférentiel de 1 % dans un délai de 17 à 21 années avec deux années de grâce. Cette somme équivaut aujourd’hui à une dette de plus de quatre milliards de dollars américains. Elle devait être investie dans des projets de développement durable qui n’ont pas laissé beaucoup de traces. La dilapidation de cette fortune a eu lieu en grande partie sous le gouvernement de Michel Martelly, le mentor du président Jovenel.

Les racines de la colère

Ces luttes conjoncturelles se sont superposées à des luttes structurelles. Il est presque impossible de bien cerner le contour des actuelles perturbations si on les sépare de la charpente socio- économique et culturelle du pays. C’est pourquoi, même s’il ne nous revient pas de retracer l’histoire du pays, il s’avère nécessaire de faire ce rappel très panoramique.

Haïti est née avec deux projets issus de deux visions de classe différentes. La majorité des anciens esclaves – devenus aujourd’hui des paysans moyens, parcellaires ou même des champarts – voulaient développer une culture vivrière pour sauvegarder leur indépendance durement acquise. C’était la promotion avant la lettre de « la souveraineté alimentaire ». La nouvelle oligarchie, elle, encourageait la culture de denrées pour l’exportation. Elle était encore empêtrée de l’esprit et fascinée du schéma de développement des colons esclavagistes français qu’elle avait physiquement combattus. Les masses rurales, dès l’aube de la déclaration officielle de notre indépendance, n’ont jamais accepté leur état de sujétion. Elles guettaient la moindre occasion pour se soulever en vue de conquérir un droit qu’elles n’avaient en réalité jamais eu. Dans un premier moment, c’était les Français et les Allemands qui, avec le concours des dirigeants haïtiens, dominaient l’économie et la finance haïtiennes. Aujourd’hui, en raison de la première occupation américaine qui a duré 19 ans (de 1915 à 1934), les Américains ont une influence prépondérante sur la politique nationale, même sur la présidente ou le président qui doit sortir des urnes1.
 

Plus de deux siècles après le choix initial d’une économie d’exportation, la formation haïtienne n’a pas connu de grand changement dans sa nature. L’écart social s’est creusé davantage entre les masses populaires et les classes dominantes du fait de tous les obstacles tendus par les classes politiciennes traditionnelles pour maintenir le statu quo.

La classe paysanne, impuissante face à la détérioration de la qualité de l’humus, de la parcellisation grandissante de sa terre due à la problématique de l’héritage tirée du Code de Napoléon, des complots du système judiciaire et d’une vague de fausses promesses de nouveaux acquéreurs – Bill Clinton est aujourd’hui l’un des grands propriétaires fonciers dans le pays – se rétrécit de jour en jour, malgré une résistance farouche des organisations paysannes formées de ses couches les plus conscientisées. Le discours dominant veut faire croire que les pauvres ne peuvent pas faire de l’agriculture moderne. La paysannerie abandonne sa petite propriété dans l’espoir d’un mieux-être dans les principales villes. Il en résulte une « bidonvillisation » envahissante puisque l’État haïtien, embourbé dans la corruption et à cause de son mépris des masses, ne s’efforce nullement d’améliorer son sort. Le chômage domine la vie nationale. Il varie selon les données à environ 70 %. La classe ouvrière, coincée en grande partie dans l’assemblage, est surexploitée. Le désespoir fait rage au milieu même de la petite-bourgeoisie qui s’embarque, elle, vers la première frontière qui lui est ouverte.

Le suffrage direct, reconnu seulement en 1950, n’a pas permis à ces masses de trouver le chemin de leur amélioration. À chaque grande phase électorale, les thuriféraires du système plus que biséculaire dressent de nouvelles difficultés pour empêcher les cadres populaires de briguer des postes électifs et réduire la population à un rôle passif de simples votants. Il résulte de cette exclusion que les trois grands pouvoirs sont truffés de bandits, de trafiquants de drogue, de contrebandiers et de délinquants de tout acabit.

C’est dans cette même optique que nous devons appréhender le fléau de la corruption qui a toujours rongé la société haïtienne. Elle a épousé des formes différentes sans n’avoir jamais perdu de sa vigueur et de sa constance. Par exemple, Leslie Péan a écrit cinq tomes intitulés Haïti, économie politique de la corruption, dont le premier est sous-titré De Saint-Domingue à Haïti (1791-1870). La corruption a atteint ces temps-ci un niveau d’immoralité que le néolibéralisme a aggravé avec l’argent placé au-dessus de toutes les valeurs, y compris celle de l’être humain et des biens inaliénables de la nature. Certaines consciences nationales ont inscrit leur bataille dans l’esprit de savoir où sont passés les milliards de Petrocaribe et l’argent détourné par la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), un organisme créé pour aider Haïti à mieux se sortir des désastres du tremblement de terre du 12 janvier 2010 et présidé par Bill Clinton.

Une scène politique complexe

Au sommet du pouvoir, le président Jovenel n’a jamais joui d’une grande légitimité. Il a été élu avec quelque 500 000 voix sur une population de plusieurs millions de personnes en âge de voter. Sa popularité est au bas-fond, car peu de ses promesses électorales se sont concrétisées. La misère des masses a empiré et a même affecté une fraction importante de la petite-bourgeoisie. Face à l’opposition plurielle qui tient à la démission du chef de l’État a émergé un différend ouvert entre lui et son premier ministre, le notaire Jean Henry Céant, imposé par des forces puissantes. Il a dû l’accepter à contrecœur. La controverse n’est pas le fruit d’un projet alternatif. Chacun d’eux représente une fraction différente des classes dominantes qui cherche soit à maintenir son hégémonie soit à l’arracher.

Sur le terrain des luttes quotidiennes, le consensus ne dépasse pas le départ du président, qui reste accroché au pouvoir malgré la détérioration accélérée de toutes les branches vivantes du pays. L’opposition sème la confusion totale avec des propositions contradictoires quant à la nature de la transition devant aboutir aux prochaines élections. La droite et l’extrême droite tentent de récupérer le mot d’ordre des masses populaires en voulant réduire leur désir de changement de système à un remplacement de personne au sein du même régime. Le courant de gauche, du fait de son inorganisation ne constitue pas une force capable d’aider les masses à dissoudre le système éculé et à bâtir la transformation sociale espérée.

En définitive, cette absence d’avant-garde a freiné l’élan préinsurrectionnel en une véritable insurrection populaire. Le combat des classes dominées se joue sur le front conjoncturel et structurel. C’est pourquoi nous ne devons pas laisser le terrain à l’oligarchie et à ses intellectuels organiques et sommes obligés de le poursuivre avec tact et intelligence.

CRÉDIT PHOTO: Medyalokal, wikimedia.org

1. Voir Dantes Bellegarde, La résistance haïtienne. L’occupation américaine d’Haïti, collection du bicentenaire Haïti, 1804-2004, p. 127-128 ; Suzy Castor, L’occupation américaine d’Haïti, Imprimerie Henri Deschamps, p. 64 ; et Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, p. 259.