Un peuple en jaune – Partie 2 : la souveraine impuissance

Un peuple en jaune – Partie 2 : la souveraine impuissance

Par Léandre St-Laurent

Cet article fait suite au texte « Un peuple en jaune – Partie 1 : le soleil citoyen ».

L’artiste Mathieu Lemarié a peint sur une assiette en céramique une scène de révolte où des gilets jaunes se dirigent vers Paris. Au sol, une pancarte indique les dates suivantes :

« 1789. 1968. 2018 »1

Il n’y aucune innocence dans ce regard posé vers le passé. Encore moins dans le fait de joindre deux dates charnières de l’imaginaire français à l’insurrection de 2018-2019. À elle seule, cette pancarte rend explicite un enchevêtrement d’espaces de représentations mentales qui, selon l’historien allemand Reinhart Koselleck, structure l’action collective : l’enchevêtrement d’un « espace d’expériences » et d’un « horizon d’attentes ».2 Lorsque des acteurs sociaux se mobilisent, ils le font toujours dans le sillage d’une trajectoire historique où passé et futur s’entrelacent. L’expérience historique vécue par les peuples s’active toujours dans le cadre d’attentes par rapport aux effets de l’action collective et des séquences que cette action produit. De son côté, l’horizon d’attentes n’est jamais nu. Il puise continuellement dans l’expérience collective cumulée. Passé et futur sont ainsi les deux pôles d’une dialectique complexe.

En se plongeant dans l’histoire moderne des révoltes de masse, l’espace d’expériences français constitue un abîme d’événements dont la densité des représentations et des récits n’a d’égal que l’irrésistible propension des Français·e·s à fouler le pavé. La Révolution de 1789-1792 en est certes l’ultime référentiel, mais une myriade de dates jalonne le tumultueux parcours national français. La grève étudiante et ouvrière de mai 1968 constitue probablement l’épisode historique ayant le plus structuré la séquence sociale contemporaine. D’autres soulèvements, peu mentionnés par les gilets jaunes3, mais dont la radicalité d’action coïncide avec le choc produit par le mouvement actuel, pourraient être évoqués : les révolutions nationales de 1830 et 1848, celle, socialiste, de la Commune de Paris en 1871, le Front populaire de 1936 et, dans une moindre mesure, la grève de 1995 contre la réforme des retraites du premier ministre Alain Juppé. L’espace d’expériences français est si grand que les attentes qu’il structure, et leurs actions conséquentes, peuvent prendre une multitude de formes. Qu’il s’agisse d’une forme ou d’une autre d’action collective, c’est l’horizon d’attentes qui s’en trouve transformé. La question à se poser ici est de savoir si l’action effective du mouvement des gilets jaunes, et les représentations collectives qu’il emprunte et fait siennes, est en phase avec une quelconque « révolution citoyenne ». Le mouvement des gilets jaunes, et la mobilisation sans précédent qu’il a enclenchée – notamment à travers la grève générale contre la réforme des retraites -, est-il la première phase d’un cycle historique menant à la constitution d’un nouveau corps politique? Et à l’ère du coronavirus, une telle évolution des institutions est-elle envisageable?

À la défense d’une « économie morale »

Commençons dans l’ordre : à rebours. La référence à mai 1968 fait sens dans la mesure où il s’agit d’une mobilisation de masse aux élans révolutionnaires, mais qui, contrairement aux grands événements du XIXe siècle, s’est structurée dans un contexte contemporain où se conjuguent économie de marché moderne, état de droit, démocratie représentative et État-providence. Il peut donc sembler cohérent de mettre en parallèle deux mouvements sociaux qui se déroulent dans une société où les règles du jeu politico-économique n’ont pas encore assez radicalement changées pour que la France soit à ce point méconnaissable qu’il serait impossible d’observer des similitudes entre l’action des militant·e·s gilets jaunes et l’imaginaire soixante-huitard.

Une fois cet état de fait admis, l’amalgame reste toutefois très difficile. Mai 1968 constitue certes un référentiel, mais plutôt de façon à le distinguer du mouvement des gilets jaunes et du marasme social qu’il suppose, tant l’état d’esprit qui motive chacune des deux révoltes est opposé. Mai 1968, c’est avant tout le symptôme d’une révolution culturelle qui, partant des campus universitaires américains, balaie le monde occidental. Et cette révolution est incompréhensible sans la constatation d’un phénomène nouveau que la deuxième moitié du XXe siècle apporte à la modernité : l’État-providence en construction est si efficace dans sa capacité à égaliser les conditions socio-économiques des sociétés capitalistes qu’il tend à façonner un monde nouveau qui ne se réduit pas à la libre circulation du capital. Par les services qu’il offre à la population et par l’élévation des conditions de travail qu’il assure en conjuguant ces forces à celle du monde syndical, l’État-providence permet à une masse de gens de se détacher de la stricte satisfaction de leurs besoins matériels immédiats, et de penser un monde qui dépasse la simple survie économique.

Un fait majeur associé à ce retournement de l’univers mental de l’Occident est probablement la massification de l’éducation supérieure chez la jeune génération du babyboom4. La combinaison de ce phénomène à celui de la nouvelle société d’abondance de la deuxième moitié du XXe siècle et de cette vaste gamme de services publics offerts par l’État porte à un rapport social bien particulier. Les babyboomers constituent la première génération qui, en si grand nombre et bien au-delà de l’apanage d’un privilège restreint de classe, a pu se construire un monde de représentations qui ne soit pas strictement réduit aux aléas du quotidien. C’est là un phénomène que l’on peut associer à l’avènement de ce que le politologue Ronald Inglehart nomme la société « post-matérialiste »5. Au sein de ce nouvel univers social, une masse critique de la jeunesse de l’époque s’est mise à réfléchir à la reconfiguration radicale des mœurs, notamment à travers la révolution sexuelle ou l’expérimentation de psychotropes. Cette jeunesse s’est également mise à percevoir le monde à l’aune de théories que l’espace académique et militant leur rendait accessible. Ainsi en fut-il des théories féministes, anticolonialistes, marxisantes, etc., tout comme l’accès à des auteurs radicaux comme le philosophe freudo-marxiste Herbert Marcuse ou l’écrivain français iconoclaste Guy Debord avec sa critique de la « société du spectacle » du monde bourgeois6. Cet état d’esprit s’est souvent inscrit dans une pratique militante de gauche radicale.

En France, dès le printemps 1968, un regroupement d’étudiant·e·s, le Mouvement du 22 mars (1968), s’active dans les campus universitaires en vue de réorganiser la société sur des bases anti-impérialistes, libertaires, antiélitistes (surtout dans le cadre de l’organisation de l’Université) et anticapitalistes7. Ce mouvement s’inscrit dans le sillage d’une multiplication de groupes d’étudiant·e·s d’extrême gauche, qu’il s’agisse d’anarchistes, de maoïstes, de trotskistes ou de situationnistes8. L’élément déclencheur du soulèvement à venir sera l’agitation politique dans l’Université et sa répression par les directions d’établissements et les forces de l’ordre. Le mouvement étudiant, pris dans une logique d’escalade, y répondra par l’occupation de bâtiments, la manifestation de masse et l’émeute. Ce n’est que par la suite que le prolétariat organisé se mobilisera en soutien aux étudiant·e·s et qu’il enclenchera la grève générale qui paralysera la France durant ce mois de mai explosif. Ce sera l’occasion pour le monde ouvrier de s’assurer des gains dans le monde du travail.

Nous avons là l’exemple type d’un espace d’expériences où c’est l’idéologie qui prime et qui motive l’action. Par idéologie, il est ici entendu que s’affirme la « logique » d’une idée, à partir de prémisses abstraites dans lesquelles le réel est enfermé9. Chronologiquement, les besoins matériels des classes populaires arrivent en deuxième. À l’époque, ce « théâtre de rue », comme l’appelait le penseur Raymond Aron, a pris au dépourvu l’ensemble des forces sociales qui encadraient les forces productives du pays, que ce soit les syndicats les mieux organisés et les plus combatifs comme la Confédération générale du travail (CGT), le Parti communiste français ou le mouvement gaulliste alors aux manettes de l’État. Le monde du travail traditionnel, dont les préoccupations du quotidien restaient bel et bien matérielles, était dépassé par les événements.

Signe des temps qui déchantent, le mouvement des gilets jaunes prend racine dans un sol rance qui peine à faire fleurir un tel élan idéologique. Les conditions d’association qui portent le peuple français à la concorde se sont détériorées à tel point que les conditions d’existence d’une masse critique de la société sont menacées. C’est l’urgence de maintenir, voire de retrouver, une vie décente qui est ici le moteur de l’action sociale.  Il n’y a plus d’espace culturel vif faisant émerger la « logique » d’une idée géniale, comme ce fut le cas à l’époque pour la génération du babyboom. Plus de temps, en fait, pour le produire, ce maelstrom d’idées. Que les besoins immédiats du quotidien. Parlant du point de vue des opposant·e·s à la taxe « écologique » sur le carburant, Emmanuel Macron s’est à l’époque élancé, à l’aide d’un travail de communications bien rodé, d’une phrase vouée à la postérité : « ils [les membres du gouvernement] évoquent la fin du monde, et nous [les gilets jaunes] on parle de la fin du mois »10. Le quotidien est devenu si difficile pour plusieurs, que le monde, dans sa globalité, devient impensable pour les classes populaires. Le sentiment général qui porte à la révolte de ce mouvement affirme un retour du réel dans sa simplicité nue. Tant que les fins de mois ne sont pas assurées, il est impossible de construire un monde commun. Nous pouvons inverser la logique : un monde qui rend impossibles les fins de mois est un monde à détruire.

C’est bien là le signe d’un effondrement de ce qui a pu sembler être l’avènement d’une société post-matérialiste11. Reprenant le vocable de l’historien E.P. Thompson, le politologue Samuel Hayat considère que nous assistons là à la réémergence d’un sentiment populaire qui porte à la défense d’une « économie morale » qui s’ancre dans « […] des conceptions largement partagées sur ce que devrait être un bon fonctionnement, au sens moral, de l’économie »12. Il s’agit là d’une morale très terre à terre qui répond à cette question universelle qui est de savoir comment l’humain doit vivre13. La morale particulière qui a émergé en France durant le soulèvement a pris la forme d’une affirmation de normes tacites relevant d’attentes quant aux prix adéquats des marchandises, à des normes de réciprocité et de solidarité, ainsi qu’à un rapport à la distribution de la production. Lorsque cette décence commune, concept cher à Georges Orwell14, est trop radicalement transgressée par les forces du marché capitaliste ou par l’État, la révolte éclate.

Que cette urgence de défendre une économie morale se soit généralisée dans l’esprit du peuple français n’est pas une surprise. Récemment, l’anthropologue Emmanuel Todd analysait la nouvelle division de classes sociales de la société française en ce début de XXIe siècle15. Le déclin industriel français a lentement désagrégé le tissu social de sorte que ce qui menace la France n’est pas tant la croissance des inégalités économiques que l’abaissement généralisé du niveau de vie de l’ensemble des Français·e·s, situation qui, comme nous l’avons vu, porte le peuple français à avoir le sentiment de subir une rupture de contrat social16. Et cet abaissement dépasse l’univers social du bloc populaire, qui ne profite pas des fruits de la globalisation du marché capitaliste17. En fait, ce n’est qu’une infime minorité du bloc élitaire dont les conditions de vie se trouvent améliorées par l’état actuel des choses, à peine 0,1 % de la population, que Todd associe à la classe dominante, l’« aristocratie stato-financière », dont le président Emmanuel Macron est l’un des agents exemplaires. Comme l’indique son nom, cette classe se définit par une jonction entre le monde de la finance et la haute fonction publique française, majoritairement formée à l’École d’administration nationale (ÉNA) et gavée à l’idéologie néolibérale. La classe stato-financière s’affirme comme un oxymore social. Elle veut transformer le modèle social français, selon une vision néolibérale, en une nouvelle configuration sociale où le libre marché capitaliste est prédominant. Mais pour réaliser ce monde du progrès tout puissant de la globalisation, cette aristocratie stato-financière utilise sciemment tous les outils d’un État français unitaire et centralisateur. Nous assistons alors à l’étrange situation où le néolibéralisme s’affirme en France à travers les mains d’une administration publique devenue gigantesque. La dépense publique dépasse annuellement les 50 % du PIB français, tandis qu’au même moment l’appareil industriel national est démantelé, la qualité des services publics se dégrade et le modèle corporatiste français est remis en cause.

Pour Todd, cette baisse généralisée du niveau de vie restructure les rapports de classes en France. Pour un moment, l’appauvrissement du peuple français a généré un mépris de classe en cascade, vers le bas. Face au 1 % de la bourgeoisie toute puissance – dont la strate stato-financière est dominante (0,1 %) -, le gros de ce que Todd nomme la petite bourgeoisie des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPI) (19 %) a réagi à la baisse de ses conditions d’existence en exacerbant la lutte pour une place sélecte au sein du monde radieux du progrès et de la globalisation. C’est là le bloc élitaire qui affronte la masse du peuple. Ce qui reste de peuple se scinde alors en deux classes inférieures : la « majorité atomisée » (50 %) – similaire à notre définition machiavélienne du peuple18 – et ce qu’il reste de prolétariat moderne (30 %)19. Longtemps, la lente paupérisation a signifié un mépris pour plus faible que soi, jusqu’au plus bas des couches populaires. Les membres appartenant aux strates inférieures, subissant le mépris d’en haut, ont souvent lâché leur dévolu sur les personnes qu’ils et elles jugeaient inférieures : les gens issus de l’immigration. C’est là en bonne partie la lie du vote pour l’extrême droite du Rassemblement national (RN), majoritairement ouvriériste. Le tournant du mouvement des gilets jaunes en est un de revirement vers le haut de la colère de classe. Un retournement qui suppose un choc frontal avec la classe dominante.

Cet élan pour la défense d’une économie morale et pour la restauration d’un contrat social brisé est si profond, et il traverse à ce point l’ensemble de la société, qu’il ne saurait être réduit à de l’idéologie et est extrêmement difficile à encadrer politiquement. « Protéiforme », au sens de la multitude de formes que revêt cet épisode de l’histoire sociale de France, est un terme qui sera revenu régulièrement dans l’espace public français pour décrire un tel mouvement. Protéiforme en termes de mobilisation, mais également en termes d’allégeances politiques et idéologiques, ou plutôt de non-allégeance. En fait, il y avait de tout, à l’image du pluralisme que suppose un peuple en mouvement. Il y avait des gens apolitiques, pour qui c’était la première fois qu’ils et elles se mobilisaient dans l’action sociale, des vétéran·te·s de Mai 1968, des électeur·trices·s des partis traditionnels – Partis socialiste (centre gauche) ou parti Les Républicains (centre droit) –, des militant·e·s de La France insoumise (LFI), y voyant là l’éclot de la révolution citoyenne tant espérée, des activistes d’extrême gauche, des anarchistes, des gens d’extrême droite – nationaux-populistes, néo-fascistes, monarchistes, soraliens20 ou pro RN –, et même des citoyen·ne·s déçu·e·s qui ont voté pour Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 201721. Cette agrégation de points de vue, discordante en d’autres circonstances, tient tant que le mouvement spontané de défense de l’économie morale sert de liant pour l’action. Globalement, et c’est probablement là l’un des éléments les plus surprenants de ce soulèvement massif du peuple, les idéologies particulières des groupes en cause ne se sont que très rarement affirmées, d’où l’unité de la révolte. Et pour cause. Certains des courants qui animent le peuple sont si radicalement en opposition idéologique, que leur exposition ne peut mener au mieux qu’à l’effondrement de l’action collective, au pire à l’affrontement brutal. La journée du 9 février 2019 en fut la démonstration explosive, où contestataires d’extrême droite et gauche radicale « antifasciste » se sont percutés à coups de bâtons et de projectiles22.

Révolution ou jacquerie?

Comme le rappelle Samuel Hayat, les normes intériorisées que suppose la défense d’une économie morale ne sont pas flottantes. Elles sont enracinées dans un « pacte social implicite »23. La demande de respect d’un tel pacte ne suppose toutefois pas un moment révolutionnaire lorsqu’une rupture advient. La défense d’une économie morale ne serait alors pas nécessairement compatible avec le modèle, très rousseauiste, d’une révolution citoyenne. Le mouvement des gilets jaunes s’affirmerait alors comme une révolte relativement conservatrice, une révolte qui entretient un rapport paternaliste avec le pouvoir politique. Dans cet état d’esprit, il n’est pas question de fonder un nouveau corps politique. Il s’agit plutôt de quémander le respect des élites pour une décence commune élémentaire. Le paternalisme bienveillant du corps politique actuel de l’État français comme réponse à la crise n’est pas une avenue à exclure. Ainsi, « […] il suffit que le pacte soit restauré pour que l’émeute s’éteigne. »24

Selon cette interprétation, le mouvement des gilets jaunes affirme un espace d’expériences distinct des représentations historiques mobilisées par le mouvement. Le soulèvement populaire observé depuis 2018 s’apparente alors plus difficilement à la Révolution française et à tout l’imaginaire qui entoure le choc de 1789. Si le soulèvement se réduit effectivement à l’élan conservateur pour la défense de normes ancrées dans la communauté nationale, difficile d’y adjoindre le modèle d’une révolution où une classe dynamique – dans le cas de la Révolution française, la classe bourgeoise – arrache le pouvoir à un régime dépassé, avec l’appui d’une part considérable du peuple – ici, le tiers-État25. Si nous voulions appliquer à la situation actuelle un schéma révolutionnaire contemporain, nous serions face à une avant-garde éclairée, par exemple la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui encadrerait le mouvement de contestation, de sorte qu’il en émerge une réponse politique. Ce n’est pas ce qui s’est produit.

En contraste de la Révolution, le mouvement des gilets jaunes s’apparenterait davantage à un mode d’action populaire très présent dans la France prérévolutionnaire de l’Ancien Régime : les soulèvements paysans ancrés dans la satisfaction de besoins primaires, ces soulèvements, dans l’ordre féodal, qu’étaient les jacqueries. Que le peuple français doive aller puiser dans un espace d’expériences prérévolutionnaires est le signe d’une détérioration dramatique du tissu social. C’est là la démonstration de l’omniprésence du marché autorégulateur au XXIe siècle et du choc qu’il produit sur les modèles de solidarité sociale moderne comme l’État-providence. Les conditions d’existence des sociétés occidentales sont dans un tel déclin, et l’incapacité des États-nations dans une telle inefficacité à trouver une voie de sortie pour le bien-être des populations, que l’idée même d’un projet politique global et cohérent devient impensable sur le plan pratique. Ce qu’il reste aux peuples, surtout dans le cas français, ce sont des soubresauts de résistance visant à défendre ce qu’il reste de décence dans l’ordre économique et dans les institutions politiques. Et cette résistance minimale n’a rien à voir avec l’affirmation d’un modèle révolutionnaire à exporter. Du moins, le cadre classique de la révolution est-il mis à mal. C’est ce qui faisait dire récemment au polémiste réactionnaire Éric Zemmour, dans un débat avec le philosophe libertaire Michel Onfray sur le sens de la révolution, que « […] les gilets jaunes ne sont pas un mouvement révolutionnaire […]. C’est un mouvement réactionnaire. »25 Même que la France, dans un contexte de sécession des élites, ne serait plus mûre pour une révolution. Pour tous ces gens qui « veulent du soleil »27, c’est tout à fait désespérant.

Plutôt que de voir dans le mouvement des gilets jaunes les balbutiements de l’affirmation d’un nouveau corps politique à venir, il serait ainsi plus juste de réduire le mouvement à une demande collective pour la satisfaction de besoins matériels immédiats. À cet effet, une liste de revendications concrètes, des « doléances »28, a fini par émerger au fil des interactions incessantes chez une masse de gens attachés à une certaine forme d’économie morale. La liste est longue. Prenons l’exemple de la liste de doléances de novembre 2018, largement diffusée dans les milieux militants et à travers les médias. Elle nous donne une idée pratique de ce que signifie le rapport à une économie morale. On y exigeait plusieurs choses : bien sûr, la fin de toute hausse de taxes sur les prix du carburant, mais aussi l’élimination de l’itinérance, un système d’imposition davantage progressif, un salaire minimum (SMIC) à 1300 euros par mois, un salaire maximum à 15 000 euros par mois, une justice fiscale taxant davantage les plus riches, une opposition à un système de retraites par points, le salaire médian pour les élu·e·s, une indexation à l’inflation de tous les salaires et retraites, la fin des politiques d’austérité gouvernementale, un plan d’action contre les délocalisations d’entreprises françaises, et la liste continue29. Bien que ces demandes chamboulent drastiquement les pratiques d’usage du libéralisme économique, elles n’impliquent pas nécessairement une transformation importante du cadre institutionnel du pays. Elles peuvent virtuellement se résoudre avec la prise en charge des doléances par un pouvoir étatique paternel et conservateur.

Mais le mouvement des gilets jaunes n’est pas qu’une jacquerie moderne. C’est oublier que l’action collective ouvre toujours un nouvel espace d’expériences qui façonne des attentes collectives parfois absentes en début de mobilisation. Le mouvement qui débuta spontanément en novembre 2018 se résumait effectivement à un cri du cœur contre la vie trop chère. Il constituait avant tout un combat contre une mesure concrète qui venait miner la viabilité économique du quotidien d’une masse critique du peuple : en l’occurrence la taxe sur le carburant. Si le soulèvement s’en était tenu à cette lutte minimale contre une administration fiscale à l’assaut d’une certaine forme d’économie morale, « jacquerie moderne »30  serait le terme adéquat pour cerner l’esprit de révolte des gilets jaunes. Les Français·e·s auraient eu leur « Tea Party »31 bien à eux, comme le pensait l’ancien dirigeant de la droite traditionnelle (Les Républicains) Laurent Wauquiez, ne voyant dans le mouvement des gilets jaunes qu’un mouvement antifiscal et en faveur d’une réduction de la taille de l’État. Son appui à un mouvement en contradiction avec le cadre libéral qu’il défend lui-même est à l’image d’une impossibilité de contraindre cette déferlante du peuple. Wauquiez et son parti s’effondreront aux élections européennes du printemps 201932.

Si le mouvement des gilets jaunes ne se résumait qu’à une jacquerie, le pouvoir en place aurait également eu matière à apaiser la contestation. C’est ce que Macron tenta de faire. À quelques semaines des élections européennes, il organisa son fameux « Grand Débat national »33. Cet exercice de communication visait à prendre le pouls de la population, ou du moins à en donner l’impression. Durant des semaines, il convoqua les maires de communes, dans une discussion cadrée par le haut, de façon à reconnecter l’État central avec les représentant·e·s politiques davantage associé·e·s au bloc populaire et moins au bloc dominé par l’aristocratie stato-financière, plus particulièrement les représentant·e·s des communes de la périphérie française. Une façon pour Macron de convoquer un semblant d’États généraux à travers lesquels il pourrait faire le constat d’un ensemble de doléances filtré par la représentation politique locale. Des entreprises locales, des associations et des organismes divers de la société civile et des citoyen·ne·s tirés au sort étaient également mis à contribution. À travers les thèmes de la transition écologique, de la citoyenneté et de la démocratie, de la fiscalité et du rôle de l’État34, Macron a pu organiser douze débats. À l’issue de ce processus qui s’est échelonné de janvier à mars 2019, Macron avait le beau jeu de sélectionner à sa guise les doléances recevables pour le pouvoir, de sorte que le retour – plutôt la perception d’un retour – à un certain respect d’une économie morale mette fin à la crise. Macron y alla de l’annulation de la taxe sur le carburant, d’une baisse de l’imposition pour la classe moyenne, d’une indexation des petites retraites (moins de 2000 euros par mois) à l’inflation de 2020, d’une « prime exceptionnelle défiscalisée » pour les salaires mensuellement en deçà de 3600 euros, d’une promesse de décentralisation administrative et d’un engagement à réduire les mesures d’austérité gouvernementale35

Démonstration, s’il en est, que le mouvement des gilets jaunes sort du cadre de la jacquerie classique, la partie du peuple mobilisée s’est majoritairement montrée hostile à cette reprise en main paternaliste par l’État central des revendications du mouvement. Le lendemain du Grand débat, l’Acte 18 fut marqué par un regain de mobilisation et par une recrudescence de la violence au cœur de Paris. Au moment où Macron faisait le bilan du Grand débat, les heurts entre manifestant·e·s et forces de l’ordre faisaient jusqu’à 60 blessé·e·s et des incendies de rue se déclaraient, emportant avec eux une partie de la façade de l’emblématique restaurant Le Fouquet36. Les milliards d’euros cédés au peuple ne furent pas suffisants. La population exigeait bien plus qu’un timide mea culpa paternaliste.

La souveraineté populaire face à la représentation politique

Comme l’a indiqué le sociologue Alexis Spire, les sentiments qui sont rapidement devenus les moteurs de l’action pour les gilets jaunes sont ceux de respect et de dignité37. De la défense d’une économie morale s’est dégagée une fierté de s’exposer sans apparat dans la Cité, de façon authentique. L’origine ethnoculturelle, la position sociale et l’appartenance géographique sont devenues les facteurs essentiels de la reprise en main d’une existence mise à mal depuis des décennies. Être pauvre ou précaire cessait d’être quelque chose de honteux. Une masse de gens aux conditions socio-économiques similaires, ou du moins en rupture avec les critères sociologiques du bloc élitaire, refaisaient bloc en rendant apparent ce monde de la honte devenu fierté. En s’organisant, ce peuple flétri déplaçait la honte vers les élites, vers un univers mental et économique qui rendait possible une telle misère sociale.

Les ronds-points et les autoroutes occupés sont devenus les lieux d’une socialisation retrouvée, auparavant aliénée par le monde du capital et du progrès. Les gilets jaunes y ont fait l’expérience de structures politiques spontanées en adéquation avec ce qu’ils et elles étaient. Par la mise en pratique d’une démocratie directe radicale, à travers cette institution égalitaire qu’est l’assemblée générale, le peuple assemblé – le demos38 – a pu s’associer dans un consentement politique total. Consentement, s’il en est, lorsque l’organisation politique et l’expression populaire ne font qu’un. Quand les gilets jaunes décidaient en assemblée générale du mode d’action d’une mobilisation à venir ou de l’organisation sociale de la société idéale, c’est le demos qui décidait, sans filtre, et de façon souveraine. Ce sentiment d’une volonté de contrôle de son destin, une fois qu’il se répand chez une masse critique du peuple ne saurait être tu par des restants de table lancés à la plèbe.

Les gilets jaunes assemblés ont ainsi fait l’expérience d’une institution populaire où il est possible de s’intégrer soi-même et directement dans la prise de décision politique, sans qu’il n’existe d’intermédiaire pour filtrer ce qui est décidé en assemblée. Il s’agit là d’une praxis en rupture avec l’État représentatif moderne, à travers lequel la démocratie se résume, pour reprendre la formule classique de l’économiste Joseph Schumpeter, au « […] système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple »39. En opposition de ce modèle représentatif, le demos a ici mis en pratique le principe du « premier venu »40, cher à la démocratie athénienne de l’Antiquité, qui considérait la proposition d’une loi comme relevant de l’initiative de n’importe quel citoyen présent à l’assemblée du peuple.

Au court terme, l’assemblée axée sur la démocratie directe a rapidement laissé place à des cafouillages, à des difficultés pratiques quant à la prise de décision rapide et efficace41. Mais, à moyen terme, l’espace d’expériences de la discussion démocratique par un demos s’organisant de rond-point en rond-point a permis un certain consensus populaire de faire surface, duquel a pu émerger les cahiers de doléances à la base des revendications des gilets jaunes.

Pour les militant·e·s de ce mouvement, un questionnement logique s’est naturellement imposé: si le peuple assemblé trouve un point d’accord général quant à l’attachement à une certaine forme d’économie morale, comment expliquer que les décisions qui découlent du gouvernement élu par le peuple soient en telle contradiction avec ce que veut la majorité de ce même peuple? Le cas de LREM et de la présidence Macron est un cas exemplaire d’un tel décalage, mais le même constat peut être fait d’un long cycle politique qui a mené à la situation actuelle. Comment, par exemple, expliquer que le président socialiste François Mitterrand, élu en 1981 sur la promesse de « dépasser à terme le capitalisme », soit celui qui ait amorcé les premières réformes néolibérales des institutions politico-économiques françaises?42 Ou expliquer que la même trajectoire néolibérale soit appliquée depuis par tout gouvernement confondu, de droite comme de gauche? Qu’après avoir consulté le peuple français en 2005 sur son adhésion à une future constitution européenne (libérale), que le parlement européen se soit assis sur le refus des urnes, intégrant ainsi la France à un nouveau traité, celui de Lisbonne, qui grosso modo reprenait les paramètres du cadre institutionnel rejeté lors du référendum français? En d’autres mots, comment se fait-il que la souveraineté populaire soit systématiquement piétinée?

De façon conjoncturelle, la réponse peut partiellement se trouver dans l’intégration économique de la France à l’Union européenne (UE). Depuis le traité de Maastritch de 1992, texte fondateur de l’UE, et plus particulièrement depuis le traité de Lisbonne (2007), le continent européen organise le système des États-nations selon le développement d’un marché économique commun43. Cette intégration politico-économique prend la forme de traités de libre-échange vigoureux et de dispositifs institutionnels qui empêchent les États de contrevenir au libre déploiement du marché ou d’assumer une trop forte dépense publique – pensons par exemple aux règles de rigueur budgétaire qui empêchent tout État membre de l’UE d’avoir un budget annuel dépassant les 3 % du PIB national ou d’avoir une dette nationale excédant 60 % de son PIB44. Ainsi, quand bien même le gouvernement représentatif serait en phase avec la volonté du peuple, l’action gouvernementale ne pourra jamais se concrétiser si cette volonté – ici, la défense d’une économie morale – contrevient aux desseins de l’UE. Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne, l’a affirmé sans ambages : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés »45. Ce n’est donc pas un hasard si le parti eurosceptique l’Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau, partisan du Frexit, a été si populaire chez certain·e·s des porte-paroles des gilets jaunes46.

En ce qui concerne le fond de l’affaire, l’expérience démocratique des gilets jaunes met à mal l’État représentatif lui-même, au-delà de cette conjoncture qui attache l’État français au marché économique commun de l’UE. Bien que la démocratie représentative moderne contienne en son sein un élément démocratique, notamment à travers l’élection régulière couplée au suffrage universel et à travers la discussion publique, elle fait violence au principe du « premier venu » de la démocratie directe expérimentée par les gilets jaunes. L’élection impose un principe de distinction entre les gens élus, à même de prendre une décision politique, et la masse du peuple. Cette distinction suppose la sélection des meilleurs, les aristoi, l’élément aristocratique du régime représentatif47.

Cette compréhension des institutions occidentales s’est largement répandue chez les gilets jaunes à travers le travail pédagogique du professeur de droit et d’économie Étienne Chouard. Pour lui, cet état de fait mène à ce que le peuple n’ait que très peu d’outils institutionnels qui lui permette d’instaurer lui-même les lois du pays. Dans les faits, les élu·e·s du peuple ne font effectivement face à aucun outil institutionnel qui les force à respecter leurs engagements électoraux, ni non plus au spectre d’une révocation de mandat48. Les aristoi du régime représentatif sont alors en position d’agir à leur guise. Selon Chouard, cette indépendance politique fait de l’élection un outil antidémocratique d’accaparement de la souveraineté populaire. Comme le peuple n’a pas de constitution qui lui assure un réel pouvoir politique, il devient possible pour un gouvernement de prendre des décisions allant à l’encontre de la volonté générale. Ainsi, « c’est notre démission du processus constituant qui est la cause première des injustices sociales »49.

Ce constat a mené les gilets jaunes à être très hostiles à l’endroit de toute forme de représentation politique au sein du mouvement. Plutôt que de se doter d’élu·e·s, le demos avait des porte-paroles ne faisant que prendre en charge des mandats qui leur étaient délégués. Ces porte-paroles étaient fortement encadrés de sorte qu’aucun accaparement de la volonté populaire ne soit possible. Le refus des gilets jaunes de rencontrer un·e membre du gouvernement sans enregistrement vidéo en direct suit cet état d’esprit50. Toute tentative de transformer le mouvement en un parti politique a naturellement été balayée. Aucune liste de gilets jaunes n’a eu de poids politique lors des dernières élections européennes de 201951. Les gilets jaunes ont également refusé de collaborer avec les structures traditionnelles d’encadrement de la vie sociale et politique, que ce soit les syndicats ou les partis politiques. Le mot d’ordre sera resté, jusqu’à la fin : « aucune récupération politique ».

Ce rapport à la représentation politique ne signifie pas que le mouvement des gilets jaunes ait eu l’intention de confiner son action à la sphère socialement restreinte et historiquement circonscrite de la démocratie directe de cette séquence sociale. À partir de cette expérience démocratique du « premier venu », il devenait toutefois possible de s’imaginer une articulation de la représentation politique et de la souveraineté populaire, de sorte qu’un nouveau contrat social soit possible. Il redeviendrait enfin possible d’être à la fois sujet de la loi et souverain, bref, d’être pleinement citoyen·ne. Pour ce faire, un nouveau corps politique constituant, doté d’outils adéquats de contrôle des élu·e·s, devient essentiel. À cet effet, des « ateliers constituants » se sont multipliés durant ces mois d’occupation du territoire français52. Et comme pour les doléances, un consensus s’est dégagé quant à l’outil de contrôle par excellence : le référendum d’initiative citoyenne (RIC) en toute matière, y compris en ce qui concerne la révocation des représentant·e·s politiques. Le RIC stipule qu’à partir du moment où une pétition récolte la signature d’un certain pourcentage de la population, le gouvernement est dans l’obligation d’organiser un moment de débat national sur la question et d’organiser un référendum dont il devra respecter l’issue. C’est un moyen pour le peuple de jouer son rôle de législateur.

Le mouvement des gilets jaunes s’affirme ainsi comme une authentique révolution citoyenne visant, par l’introduction d’une dose institutionnelle du principe de « premier venu », à amplifier l’aspect démocratique du gouvernement représentatif et à en atténuer le caractère aristocratique. Si le mouvement des gilets jaunes devait structurer un horizon d’attentes conséquent pour les mouvements sociaux à venir, il constituerait la première étape d’une nouvelle séquence dans la grande histoire de la démocratie occidentale.

En France, la rupture entre représentation politique et souveraineté populaire est telle qu’elle ne devait aboutir au minimum qu’à la dissolution du gouvernement Macron, sous peine de grands troubles sociaux. Les cris scandant « Macron, démission! » ont par moments cédé le pas à des référents brutaux de la Révolution française. Pour exemple d’une mise en scène d’une telle rupture politique, un petit groupe de gilets jaunes se réunissait en décembre 2018, en Angoulême, pour décapiter un mannequin à l’effigie d’Emmanuel Macron53. Globalement acculée, l’aristocratie représentative ne pouvait maintenir son emprise politique que par la violence, masquée par cette pièce de théâtre aristocratique que fut le Grand débat. La féroce répression policière et judiciaire constitue l’un des éléments clés de la démobilisation. Elle fit un décès, au-delà de 2000 blessé·e·s dont plus de 100 blessures à la tête, 4 mains arrachées et une quinzaine d’éborgné·e·s54, environ 3000 condamnations judiciaires dont le tiers ont mené à de la prison ferme55. Dans ce grand et tragique moment d’histoire, ce peuple en jaune s’entête à rester souverain, à ne pas être pris en charge. Le coût de cette souveraineté est pour le moment d’être confiné à l’impuissance politique.

Le schéma incertain de la révolution citoyenne

Fait étrange : nous savons qu’il existe en France un mouvement politique en phase avec une bonne partie des revendications des gilets jaunes, ce qui a le potentiel d’offrir une sortie de crise par la voie politique. Il s’agit de La France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon. Non seulement ce mouvement cadre-t-il son action politique selon l’avènement d’une phase politique destituante, mettant fin à la Ve République, puis constituante, avec l’affirmation d’une VIe République, mais il prend également en charge un nombre important des doléances des gilets jaunes à travers son programme politique L’Avenir en commun (AEC) et est partisan du RIC. Pourtant, LFI ressemble actuellement à un astre mort. Cette contradiction s’explique de plusieurs façons. Mélenchon doit une partie de cet échec à des erreurs qui appartiennent à son mouvement : des coups de gueule médiatiques nuisibles à son image, les ambiguïtés quant à l’appartenance de la France à l’Union européenne, des problèmes de démocratie interne ainsi qu’une étrange oscillation entre populisme et gauchisme culturel auquel le bloc populaire s’identifie mal56.

Mais la situation dépasse LFI. Premièrement, le mouvement représenté par Mélenchon est centralisateur et structure son univers mental dans la capitale parisienne57, ce qui entre en contradiction avec un élan du peuple issu du bloc populaire, dont les couches sociales de la périphérie territoriale démontrent une hostilité marquée à l’endroit de l’intrusion de l’État central dans la vie des citoyen·ne·s58. Deuxièmement, la ligne de démarcation entre bloc populaire et bloc élitaire structure la vie politique représentative de sorte qu’il est difficile qu’éclose politiquement une révolution citoyenne du type défendu par Mélenchon. En Occident, nous assistons présentement à un réalignement partisan qui casse en partie l’axe gauche-droite, autour de trois pôles électoraux que le politologue Pierre Martin définit comme suit : « démocrate-écosocialiste », « libéral-mondialisateur » et « conservateur-identitaire »59. En ce moment, les pôles libéral-mondialisateur, incarné par les « progressistes », et conservateur-identitaire, par les « populistes », monopolisent le champ politique français, ce qui favorise un affrontement entre LREM de Macron et le Rassemblement national de Marine Le Pen. Finalement, l’hostilité à l’endroit du caractère aristocratique de la représentation nuit à Mélenchon, du fait qu’il est un politicien professionnel depuis des décennies, ce qui le place dans le camp des aristoi de la pratique de la représentation politique.

Mais peut-être est-ce le schéma de la « révolution citoyenne » qui pose problème. Pour que ce cadrage fonctionne, il est nécessaire que la séquence sociale qui porte à la destitution du pouvoir politique soit victorieuse. Une fois cette victoire politique assurée, c’est la phase constituante qui s’affirme. La situation actuelle ne correspond pas au juste déroulement de ce processus. En fait, la phase destituante n’a pour l’instant même pas abouti. La difficulté de ce regard se pose comme suit : à moins de croire en un sens de l’Histoire, selon une idéologie du progrès qui pose à l’avance une inéluctable continuité logique du déroulement historique, le schéma de la révolution citoyenne ne se vérifie qu’après coup.

Faisons un exercice. Tentons d’adopter ce « regard d’après-coup », comme si la séquence actuelle s’était déjà déployée jusqu’au bout du processus révolutionnaire. Le moment présent en serait alors un de mi-chemin, dans un stade avancé de destitution politique. Que s’est-il passé jusqu’à maintenant? Pour l’instant, les multiples épisodes de crise sociale qui traversent la France depuis quelques années finissent toujours par s’estomper, sans que la stratification sociale dominante soit sérieusement désorganisée. Comme si, finalement, des mouvements comme celui des gilets jaunes n’étaient que les soubresauts, que les vaines poches de résistance d’un « ancien » monde social en réaction aux forces qui l’assaillent, à l’image d’une jacquerie.

Pourtant, si le calme suit chaque choc social, ce n’est que pour assurer le remous d’une vague encore plus brutale. Regardons les faits. La fin de la présidence de François Hollande s’est bouclée sur fond de crise sociale autour de la refonte du code du travail français. À l’époque, les étudiant·e·s français·e·s s’étaient mis en grève ainsi que le puissant syndicat de la Confédération générale du travail (CGT), ce dernier paralysant une partie de l’économie française60. À Paris, les mouvements de rue, les assemblées populaires et la répression policière auront ponctué le printemps 2016. Un retour au calme s’en est suivi. Lors des élections présidentielles de 2017, c’est le système de partis traditionnel qui s’effondre, réduisant le Parti socialiste et le parti Les Républicains à l’insignifiance. LFI fait 19 % des voix au premier tour. Macron affronte Le Pen, ce qui préfigure l’affrontement électoral des deux blocs. Un précaire retour au calme s’affirme. Il suffit alors de quelques mois pour que les cheminot·e·s français·e·s bloquent massivement les transports en commun avec une grève rotative qui durera plusieurs mois. Encore une fois, retour au calme. À l’automne 2018, le mouvement des gilets jaunes embrase le pays. Retour au calme. L’hiver 2019-2020 débute à peine que le peuple français se mobilise massivement contre la réforme des retraites imposée par Macron. C’est la grève générale dans la fonction publique et les transports. Une bonne partie du peuple se reconnecte avec ces instances populaires de la représentation politique que sont les syndicats. En pleins temps des fêtes, la société fonctionne au ralenti durant plus d’un mois. Une marée humaine inonde les rues. Le 5 et le 17 décembre, environ un million de français·e·s se mobilisent à travers le pays61. Le calme attendu par le retour au travail pris une forme étrange d’action directe que la presse s’empressa de nommer « guérilla sociale », par l’interruption impromptue de rassemblements du parti au pouvoir ou d’organisations collaborant avec le gouvernement, par le harcèlement d’élu·e·s ou par l’organisation de coupures de courant et autres formes de sabotage industriel62.

Et maintenant. Peut-on vraiment qualifier de « calme » le fléau sanitaire de 2020? Le choc externe et inattendu qu’est la pandémie de COVID-19 vient pour le moment chambouler toute idée de processus linéaire de révolution citoyenne, si processus il y avait. L’action sociale s’estompe à la faveur de relents qui pétrifient la société63. Si l’élan de révolte s’évapore, la sécession des élites n’est également plus possible. Les peuples se reconnectent localement vers les institutions qui donnent sens à la décence commune. L’UE laisse tomber le dogme budgétaire des 3 % de déficit maximum pour les États membres64. Le 12 mars, Macron affirmait solennellement la « reconnaissance de la nation » dans un combat pour la défense de l’État-providence et la relance économique, et ce, « quoi qu’il en coûte »65. L’État français envisage même une vague de nationalisations en rupture avec la récente désindustrialisation ainsi que l’arrêt de privatisations en cours66. La réforme des retraites a été suspendue. Mais malgré « l’effort de guerre » promis par Macron et le gouvernement, les difficultés rencontrées par l’État français pour assurer une gestion de crise adéquate fragilisent toujours davantage un président forcé d’adopter une ligne politique qui fait violence à sa nature67.

La pandémie ramène l’humanité aux fondements du consentement politique que Jean-Jacques Rousseau cernait dans ce sentiment fondamental qu’est la « préservation de soi »68. C’est ce sentiment de refuser de voir ses conditions d’existence s’effondrer, ce refus de se laisser périr, qui est le liant de la souveraineté populaire. Le pouvoir ne s’exerce qu’à condition qu’il préserve la vie des gens. C’est finalement la mort l’ultime Souverain.

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1 Joseph Confavreux (dir.), Le fond de l’air est jaune, Paris : Seuil, 2019.

2 Reinhart Koselleck, Le futur passé : Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2016.

3 Joseph Confavreux, « Avant-propos », op. cit.

4 Eric J. Hobsbawn, « La révolution sociale, 1945-1990 » et « La révolution culturelle » dans L’âge des extrêmes : Histoire du court XXe siècle, Bruxelles : Éditions Complexe, 1994.

5 Ronald Inglehart, The Silent Revolution : Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton University Press, 1977.

6 Michel Onfray, L’autre pensée 68 : Contre-histoire de la philosophie, tome 11, Paris : Grasset, 2018.

7 Collectif, Mouvement du 22 mars : Ce n’est qu’un début, continuons le combat, Paris : La Découverte, 1998.

8 L’Internationale situationniste est un mouvement d’inspiration néo-marxiste, critique de la « société du spectacle », dans la lignée de Guy Debord.

9 L’idéologie comme « logique d’une idée » correspond à la conception qu’en a Hannah Arendt. À ce sujet, voir « Idéologie et terreur, une nouvelle forme de gouvernement» dans Les origines du totalitarisme, Paris : Quarto Gallimard, 2017[1951]. Cette conception est également compatible avec une interprétation plus sociologique qui ferait de l’idéologie cet élan de la pensée transformant un particularisme social en explication totale d’un ensemble social. Voir, à cet égard, Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris : Maison des sciences de l’homme, 2006.

10 Le Parisien, « Emmanuel Macron : fin du monde ou fin de mois, « nous allons traiter les deux » », diffusé sur Youtube, 27 novembre 2018. www.youtube.com/watch?v=pG3CdiDs7o4

11 C’est le constat que fait Inglehart lui-même suite à la crise financière de 2008 et l’émergence des partis dit « populistes ». Voir Ronald Inglehart et Pippa Norris, « Trump and the Populist Authoritarian Parties: The Silent Revolution in Reverse », Perspectives on Politics, vol.15, n° 2, 2017, pp. 443-454.

12 Samuel Hayat, « L’économie morale et le pouvoir » dans Joseph Confavreux, op. cit.

13 Le philosophe Bernard Williams distingue l’éthique, qui pose la question fondamentale « Comment doit-on vivre? », de la morale, qui vise à y donner une réponse particulière. Voir Bernard Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris : Gallimard, 1990.

14 Jean-Claude Michéa, Orwell : Anarchiste Tory, France : Climat Éditions, 2008.

15 Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Paris : Seuil, 2020.

16 Concernant le rapport de la souveraineté populaire à la sujétion à la loi, fondement du contrat social, voir la première partie de cet article : Léandre St-Laurent, « Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen », L’Esprit libre, 1er février 2020.

17 Pour mieux comprendre la division sociale occidentale entre blocs populaires et blocs élitaires, voir ibid.

18 Ibid.

19 Pour cette typologie, et la méthodologie qui y conduit, voir Emmanuel Todd, op. cit.

20 « Soralien » fait référence aux partisan-e-s du polémiste néo-fasciste et antisémite Alain Soral.

21 Le courrier international ainsi que Le monde diplomatique ont récemment fait un dossier sur cette masse diversifiée du peuple. Voir : Courrier internationalHors-série : La France des invisibles, octobre-novembre 2019 et Le monde diplomatique, Manière de voir : Le peuple des ronds-points, n° 168.

22 BFMTV, « Gilets jaunes : quand l’extrême droite et l’extrême gauche s’affrontent lors des manifestations », diffusé sur Youtube, 16 février 2019.

23 Samuel Hayat, op. cit.

24 Ibid., p.25

25 Sophie Wahnich, « Partie 1 – Devenir libre et souverain : une rupture démocratique? » dans La Révolution française, Paris : Hachette, 2012.

26 CNEWS, « Face à l’info du 21/01/2020 », diffusé sur Youtube, 21 janvier 2020. www.youtube.com/watch?v=cv5R57rpYlc

27 L’expression fait référence à un film documentaire du journaliste et homme politique français (LFI) François Ruffin. Pour la mise en contexte, voir la première partie de cet article à L’Esprit libre : Léandre St-Laurent, loc. cit.

28 Étienne Chouard, Notre cause commune : Instituer nous-mêmes la puissance politique qui nous manque, Paris : Max Milo, 2019.

29 Ibid., p. 108-111

30 C’est notamment l’expression utilisée par l’historien Pierre Vermeren pour désigner le mouvement. Voir La France qui déclasse : Les Gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle, Paris : Tallandier, 2019.

31 Tea Party : mouvement né sous l’ère Obama, issu de l’aile droite du Parti républicain. Le Tea Party lutte en faveur d’un État minimal et contre l’immigration.

32 lexpress.fr avec AFP, « LR : Laurent Wauquiez démissionne de la présidence après la défaite aux européenne », L’Express, 2 juin 2019.

33 Voir le site internet qui y est dédié : granddebat.fr/

34 Emmanuel Macron, « Lettre aux français », 13 janvier 2019. www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais

35 Valérie Mazuir, « Les annonces de Macron pour sortir du grand débat », Les Echos, 7 mai 2019.

36 La rédaction du Parisien, « Acte 18 des Gilets jaunes : un « ultimatum » marqué par un regain des violences », Le Parisien, 16 mars 2019.

37 Alexis Spire, « Reformuler la question sociale » dans Joseph Confavreux, op. cit.

38 Afin de cerner cette conception directe de la démocratie, à travers un demos en action, voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie : Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal : Lux Éditeur, 2013.

39 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris : Payot, 1951, p.355.

40 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris : Champs, 1995, pp. 28-29

41 On peut prendre l’exemple de plusieurs assemblées générales de gilets jaunes. Pensons à ce témoignage d’Yves Faucoup, journaliste à Mediapart : « Une assemblée générale de Gilets jaunes à Auch, le 4 décembre 2018 » dans Joseph Confavreux, op. cit.

42 Serge Halimi, Le grand bond en arrière : Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris : Fayard, 2006.

43 Jean-Luc Mathieu, L’Union européenne (Que sais-je?), France : PUF

44 Marie Guitton, « Déficit : qu’est-ce que la règle européenne des 3 %? », Toute l’Europe, 6 février 2019. hwww.touteleurope.eu/actualite/deficit-qu-est-ce-que-la-regle-europeenne-…

45 Coralie Delaume, « Du traité constitutionnel à Syriza : l’Europe contre les peuples », Le Figaro, 2 février 2015.

46 Gaële Joly, «  »On sent qu’il se passe quelque chose » : comment François Asselineau est devenu « très populaire » parmi les « gilets jaunes », Radio France, 1er mars 2019.

47 Bernard Manin, op. cit., p. 171-205

48 Ibid., p. 17-18

49 Étienne Chouard, op. cit., p.17

50 C’est par exemple ce qui se produisit lors de l’échec de la rencontre entre porte-paroles des gilets jaunes et le premier ministre Édouard Philippe : Mikael Corre, «  »Gilets jaunes », la rencontre avec le premier ministre tourne court », La Croix, 30 novembre 2018.

51 Le Monde avec AFP, « Élections européennes 2019 : après six mois de mobilisation, les listes « gilets jaunes » font moins de 1 % », Le Monde, 27 mai 2019.

52 Étienne Chouard, op. cit.

53 France Bleu Larochelle, « Une effigie d’Emmanuel Macron décapitée à Angoulême : trois gilets jaunes charentais mis en examen », France Bleu, 29 décembre 2018.

54 D’une source à l’autre, le nombre de blessé-e-s varie, mais toutes les données tendent vers un nombre élevé. Concernant le collectif « Désarmons-les », voici la compilation des données : desarmons.net/index.php/ressources/ .  Le ministère de l’intérieur français parle lui aussi de plus de 2000 manifestant-e-s blessé-e-s : CNEWS, « Mobilisation, blessures, arrestations… Un an de gilets jaunes en chiffres », CNEWS, 15 novembre 2019.

55 Alexandre Lechenet et Simon Gouin, « Gilets jaunes face à la justice : 3000 condamnations prononcées, 1000 peines de prison ferme », Bastamag!, 23 septembre 2019.

56 Thomas Guénolé, La chute de la maison Mélenchon : Une machine dictatoriale vue de l’intérieur, Paris : Albin Michel, 2019.

57 Pour le philosophe Michel Onfray, LFI se situe dans une ligne jacobine, propre à cette tendance radicale et centralisatrice de la Révolution française, en contraste avec la révolte des gilets jaunes, davantage compatible avec la tendance girondine, décentralisatrice et portée vers l’autonomie de l’individu et des communautés. Voir Michel Onfray, Grandeur du petit peuple, Paris : Albin Michel, 2020.

58 Richard Werly, « Les campagnes, où l’on se bat pour ne pas « craquer » », Le Temps, 1er mai 2019 dans Courrier international, loc. cit.

59 Pierre Martin, « Les systèmes représentatifs occidentaux » dans Crise mondiale et systèmes partisans, Paris : Science Po Les Presses, 2018.

60 Martine Pauwels et Amélie Baubeau (AFP), « Conflit social et spectre d’une pénurie d’essence en France », La Presse, 24 mai 2016.

61 Arnaud Bouvier, Lucie Peytermann et les bureaux de l’AFP (AFP), « Réforme des retraites : des centaines de milliers de Français dans les rues », La Presse, 17 décembre 2019.

62 Richard Werly, « Cette forme de guérilla sociale qui s’installe en France », Le Temps, 21 janvier 2020.

63 Signe de la persistance de la crise sociale, des manifestant-e-s gilets jaunes se sont tout de même réunis le 14 mars à Paris, malgré le début des mesures de confinement : AFP, « À Paris, manifestation de « gilets jaunes » malgré le coronavirus », La Presse, 14 mars 2020.

64 Jean Quatremer, « Le coronavirus a eu la peau du Pacte de stabilité de l’UE», Libération, 23 mars 2020.

65 RFI, « Coronavirus : la déclaration du président français Emmanuel Macron », diffusé sur Youtube, 12 mars 2020. www.youtube.com/watch?v=U_qD7OliGjw

66 Ali Aidi, « Avec le coronavirus, le retour des nationalisations en France? », France 24, 27 mars 2020.

67 Richard Werly, « Vu de Suisse. En France, le Covid-19 restaure les fractures des « gilets jaunes » », Le Temps (Courrier international), 2 avril 2020.

68 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : Flammarion, 2012 [1762].

Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen

Un peuple en jaune – Partie 1 : Le soleil citoyen

Par Léandre St-Laurent

L’« Acte » eut une signification bien particulière pour le mouvement français des Gilets jaunes. Tel le chapitre d’une révolte populaire, brutale par sa rupture narrative, ce que les protagonistes de la mobilisation nommaient « Acte » devait constituer chaque étape successive vers le renversement du pouvoir gouvernemental, voire à une reconfiguration des règles institutionnelles du pays. Durant des mois, chaque samedi représentait un nouvel « Acte », dans une dynamique d’accentuation du rapport de force social. À force de perte de puissance du mouvement, l’« Acte » devint rapidement un rituel grégaire à travers lequel l’on tentait de raviver une flamme qui vacillait.

« Acte 45 » Le 21 septembre 2019, les manifestant·e·s gilets jaunes jouaient la énième répétition d’une insurrection qui pointe le nez sans tout embraser. Dès les débuts de la matinée, plus de 7500 policiers et policières étaient mobilisés dans tout Paris1. Ce qui devait être une marche paisible en faveur de la lutte aux changements climatiques se transforma en une microguérilla urbaine entre des gilets jaunes et black blocks d’un côté, et forces de l’ordre de l’autre. Les échauffourées allaient durer plusieurs heures. Bilan : 137 interpellations, 224 verbalisations et 1249 contrôles2. La préfecture de police et le ministère de l’Intérieur s’y étaient préparés. Pas question de laisser se déployer la « Nuit des barricades » qui se profilait dans les actions à venir des plus radicaux des contestataires3. Pour le premier anniversaire du mouvement, à l’ « Acte 53 », les forces de l’ordre ont tenté d’empêcher la manifestation déclarée de se mettre en branle, et ont violemment dispersé la foule, qui a répliqué par des projectiles et des barricades en flammes4.  

Ce grand mouvement social bégaie. Il semble devenir l’ombre de lui-même. Du camp de la contestation à celui de la répression, les mouvements de rue qui perdurent prennent de plus en plus l’apparence d’une théâtralisation d’un soulèvement populaire qui, durant l’hiver 2018-2019, avait failli faire vaciller la Ve République. Les gilets jaunes encore mobilisés vivent dans le fantasme d’un grand soir qui a un jour semblé tout renverser. Face à la présidence Macron devenue, à l’époque, impuissante, les gilets jaunes se rassemblaient chaque samedi à Paris, au cœur du pouvoir de l’État français. Chaque « Acte » devait ainsi porter un coup au gouvernement de La République en marche (LREM), jusqu’à ce qu’il s’effondre. Depuis le samedi 9 mars, c’est l’« Acte décisif » qui a été lancé en vain par le mouvement5. Cette volonté du désespoir quant à une rupture qui n’advient pas coïncida avec une diminution graduelle de la mobilisation6.

Au long terme, cet acharnement à provoquer l’inespéré moment révolutionnaire pourrait très bien faire passer le mouvement de la tragédie à la farce7.  Tragédie, s’il en est, de voir surgir concrètement dans l’espace public une notion normalement confinée à la théorie politique, le « peuple », pour finalement apercevoir ce dernier, meurtri, quitter subitement la scène de l’histoire et encore plus profondément s’emmurer dans son usuel silence. Farce d’observer des bandes agitées surjouer le « peuple », désormais bien absent de la scène; en face, un pouvoir politique traumatisé prêt à écraser ce pâle figurant. Côté cour, côté jardin, le peuple français a bien compris que son rôle était derrière les rideaux.

*

* *

C’était le 1er décembre 2018.

La scène débordait. Les rideaux étaient en flammes. Le quatrième mur était brisé.

Sur les Champs-Élysées, les forces de l’ordre sont complètement dépassées. Reclus aux abords de l’Arc de Triomphe, les membres de l’anti-émeute essuient une pluie de pavés, de barres de fer et de barrières métalliques censées empêcher les contestataires d’avancer. Au cœur d’une tempête de gaz lacrymogène, des gilets jaunes se recueillent près de la Flamme du Soldat inconnu qui, l’entourant de leur nombre, la protègent des violences environnantes; que cette France éternelle ne s’éteigne jamais8. Au même moment, d’autres insurgé·es pénètrent dans l’Arc de Triomphe. À l’intérieur, ils et elles redonnent ses lettres de roture à la statue de la Marianne, en lui fracassant le portrait9. La voici, chère Marianne, qui renoue avec la révolution.

Le samedi suivant, la présidence est aux abois. L’Élysée se transforme en bunker. Un hélicoptère attend Macron, au cas10.  C’est cet « Acte » là qui plane sur l’esprit des gilets jaunes, celui d’un peuple victorieux qui achève un pouvoir crevassé par des forces sociales qui le dépassent.

Une révolution citoyenne?

À peine les pouvoirs publics se remettent-ils de débordements qui laissent les rues de Paris couvertes de barricades et de carcasses de voitures carbonisées que le dirigeant du parti La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, incite à l’insurrection. À l’Assemblée nationale, sous les regards tétanisés des députés de LREM et sous le rictus méprisant du premier ministre Édouard Philippe, le tribun s’élance : « Heureux les jours que nous vivons, puisqu’enfin la France est entrée en état d’insoumission générale contre un ordre injuste qui durait depuis trop longtemps »11. Mélenchon voit dans le mouvement des gilets jaunes l’affirmation d’une « révolution citoyenne », la consécration du combat politique de sa vie. « C’est l’histoire de France qui se joue », lance-t-il.

Dès 2014, il énonçait l’avènement de « l’ère du peuple » dans son ouvrage éponyme12. Mélenchon y décrivait les conditions socio-économiques dans lesquelles les masses sont poussées, dans un XXIe siècle où le nombre toujours croissant d’êtres humains fait s’accélérer l’histoire. Face à l’imposition d’une mondialisation de l’économie capitaliste, à l’effondrement des réseaux traditionnels de solidarité, à l’explosion des inégalités économiques, à l’urbanisation en constante croissante des sociétés humaines, à une dynamique effrénée du temps disponible qui chamboule le quotidien, à la crise climatique qui disloque les milieux écologiques dans lesquels s’organisent les groupements humains, il se structure une phase historique dans laquelle des multitudes sociales sont de plus en plus laissées à elles-mêmes face à des élites économico-politiques de plus en plus gloutonnes. Multitude. Le mot est juste. En ce début de siècle, l’individu fait face à une société morcelée. Isolé, de moins en moins intégré à des institutions collectives ou communautaires qui pourraient offrir une « conscience commune » donnant sens à ses actions, l’individu peut de prime abord sembler impuissant dans cet univers social contradictoirement individualiste.

Pour Mélenchon, cet éclatement des sociétés modernes en atomes pose pourtant les conditions d’un surgissement social. Si les rapports de classes classiques et l’intrication des rapports humains aux institutions traditionnelles tendent à se rompre, l’humanité a, d’un autre côté, accès à des réseaux, notamment par sa connexion à une « toile » numérique, qui offrent des potentialités repoussant sans cesse les limites de l’action collective. Les sociétés contemporaines sont amenées à refaire peuple, par la révolte d’un « nous » à reconstruire. Et de ce « nous », encore méconnu, un nouveau corps politique émerge, plus démocratique, qui permet de reconstruire les bases d’un vivre-ensemble. Ainsi, comme « l’histoire nous l’apprend : à toute condition sociale finit par correspondre une conscience collective. Que cette conscience soit claire ou confuse n’empêche rien. Ça se fait tout seul.13 » Cette conscience collective, elle jaillit par la « révolution citoyenne ». Comme première phase, les masses surgissent dans l’espace public en s’affirmant comme peuple. Le mouvement des gilets jaunes en est l’exemple type. Durant les mois qui ont suivi, des soulèvements populaires, aux causes diverses, ce sont multipliés partout à travers le monde, de l’Algérie au Liban, en passant par le Chili ou Hong Kong. Malgré les configurations particulières de ces révoltes, doit-on y voir l’affirmation d’un processus global de dislocation sociale? L’Histoire tranchera14.

De ce type de soulèvement, la phase positive devrait normalement s’ensuivre. C’est là que le peuple s’organise de façon à fonder les bases d’un nouvel ordre politique constituant. Avec la création en 2017 du mouvement LFI, Mélenchon vise, en remplacement des institutions actuelles, la création d’une VIe République, instituant une gamme d’outils de contrôle démocratique et une plus vaste redistribution des richesses15. Ce projet est en phase avec l’émergence d’un « populisme » de gauche, qui inscrit la conflictualité politique en une opposition frontale entre « peuples » et élites16.  Dès les débuts du mouvement social des gilets jaunes, Mélenchon tentait d’inscrire son action dans le sillage de ce dernier de façon à ce qu’une réponse politique surgisse de cette crise. Lors des élections européennes du printemps 2019, LFI joignait une alliance avec les partis de gauche Podemos d’Espagne et Bloco du Portugal pour qu’une révolution citoyenne embrase l’Europe17.

Pourtant, à la sortie de ces élections, la liste des candidat·e·s de LFI ne fera que 6 %18. L’époque où Mélenchon haranguait les foules et faisait 19 % au premier tour de la présidentielle de 2017 paraît bien loin. Les résultats électoraux de Podemos et du Bloco ne seront pas plus favorables19. Loin d’aboutir au renversement escompté, la sortie de crise par les voies politiques profite pour l’instant au Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, avec en deuxième place LREM de Macron. Les gilets jaunes seront restés électoralement invisibles. Il n’y a pas eu de liste « gilets jaunes ». Le nouveau corps politique demeure un fantasme.

Si donc le but est d’analyser le surgissement des gilets jaunes, alors pourquoi traiter de Mélenchon et de son mouvement? Pourquoi même évoquer le concept de « révolution citoyenne »? Plusieurs raisons s’imposent, mais ne retenons que l’essentiel. Dans un premier temps, le fait que des obstacles se dressent entre une volonté populaire et sa transposition politique ne signifie en aucun cas qu’une tentative de révolution politique n’a pas eu lieu. Dans un deuxième temps, une révolution citoyenne est, par définition, un phénomène social de très grande ampleur qui traverse l’ensemble de la société ou de ce qu’on appelle le « peuple ». Peu importe la pertinence des intuitions théoriques qu’un individu peut avoir pour tenter de le comprendre, les ramifications générales et particulières de ce phénomène dépasseront toujours les paramètres restreints d’une analyse. La chose est d’autant plus vraie dans le champ politique. Ce type de mouvement tend à balayer toute forme d’organisation politique qui contraint ou encadre son irrésistible déploiement. Il correspond à l’aboutissement paroxystique du « dégagisme », terme popularisé en France, notamment par Mélenchon, pour désigner la volonté populaire de faire disparaître de l’espace public tous les anciens appareils de partis politiques20. À cette dynamique, révolutionnaire dans le cas des gilets jaunes, nuls n’y échappent, pas même ceux et celles qui souhaitent et embrassent la « révolution citoyenne ».

Le peuple et son contrat social

Dans les milieux bourgeois, académiques et médiatiques, il est aujourd’hui de bon ton de se méfier de l’idée de peuple, voire même de la craindre. Selon cette posture, « peuple » est une notion superflue qui a le potentiel de mettre en danger les régimes démocratiques tels que nous les connaissons. La référence au « peuple » poserait le danger d’une essentialisation de la société civile. Par l’appel au peuple, des mouvements et partis politiques tireraient ainsi avantage de cette représentation de la société en s’en faisant les dignes représentants contre des « élites » dites oppressives. Ainsi s’affirmerait le péril « populiste » qui, selon quelques analystes, impose une conception « antipluraliste » de la société, par la représentation d’un peuple homogène, incompatible avec le système représentatif de nos démocraties modernes. Cette théorisation de ce qui constitue le « populisme », perçu comme une dérive dangereuse des institutions représentatives, fut notamment popularisée par le politologue Jan-Werner Müller21.  

À l’aube de la modernité, l’idée de peuple était pourtant au fondement même de la pensée démocratique. À ce titre, prenons pour exemple Machiavel, qui est l’une des influences ayant le plus contribué à définir le peuple comme moteur de l’esprit démocratique qui finira par emporter le monde occidental dans les siècles récents22. En parfait moderne, il était le pourfendeur de toute conception métaphysique du bien qui poserait une essence intangible de ce qui le constitue. Pour Machiavel, les normes dominantes du « bien » sont au contraire une construction sociale qui dépend d’un rapport de forces constant, le plus souvent à l’avantage des « grands ». Il existe toutefois une bonté fondamentale qui n’est pas une essence, mais bien une négation de celle-ci. Elle se trouve dans le « peuple », que Machiavel définit comme une masse de gens qui, subissant le pouvoir, ne veulent pas être opprimés par les « grands »23. En ce sens, le peuple apparaît comme un phénomène social de grande ampleur qui dépasse le cadre des idéologies particulières. Que des « populistes » d’extrême droite lui assignent une âme ethnico-raciale ou que la gauche radicale lui insuffle une essence ouvriériste ou cosmopolite ne change rien à l’affaire. « Peuple » n’est pas qu’une expression aux prises avec l’idéologie. Il désigne un fait social que l’on peut définir, en termes sociologiques, comme une multitude ou pluralité qui a pour socle commun le fait de ne pas avoir accès aux positions de contrôle des institutions économico-politiques, institutions qui s’imposent à cette multitude. C’est selon cette optique que le cri de détresse des gilets jaunes, et leurs actions qui en découlent peuvent être compris. Aucune « essence » ici.

Mais cette « bonté » n’est que négative. Un problème se pose lorsqu’est venu le moment de transposer cette résistance au pouvoir en un contenu explicite et intelligible. Qu’une gauche qui, comme LFI, se revendique d’une « révolution citoyenne », qui soit tant en phase théorique – théorique, le mot est important – avec un mouvement social d’une ampleur inédite, que cette gauche émerge en France n’est pas le fruit du hasard. L’une des influences de la Révolution de 1789 par ses écrits, Jean-Jacques Rousseau, a développé une analyse des conditions modernes d’association citoyenne autour d’un corps politique commun. Comme les conditions sociologiques qui font qu’une population respecte la loi et les règles du jeu politique de leur pays n’ont pas essentiellement changé depuis l’avènement de l’État moderne, ce regard reste actuel. L’analyse rousseauiste permet surtout de rendre intelligible ce phénomène qui mène un peuple à se rendre visible et à faire l’Histoire.

Pour Rousseau, si l’inégalité entre êtres humains est inhérente à la société, elle n’est en aucun cas naturelle. Il arrive un moment dans l’histoire de l’humanité où ses membres, collaborant au sein de groupements humains de plus en plus vastes, font face à des problèmes collectifs qui demandent des réponses collectives. Régler ces problèmes demande la mobilisation et l’association de certains talents et de certaines capacités souvent détenues par un cadre restreint d’individus. Un ordre social inégal en découle du moment où ces aptitudes sont reconnues par l’ensemble social comme justifiant une différenciation entre personnes. Il se structure un regard collectif sur autrui qui lui confère un statut social. C’est ainsi l’« opinion » qui contribue à l’inégalité24.

Se référer à l’opinion comme fait déterminant dans la formation des inégalités sociales présuppose un consentement collectif à un tel ordre des choses, ou du moins que le non-consentement n’est pas suffisamment enraciné pour susciter une révolte contre l’ordre établi. La société inégalitaire n’est acceptée que dans la mesure où elle permet la préservation de tou·te·s et chacun·e·s. En d’autres mots, un ordre social n’est stable que lorsqu’il correspond à « une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéissent pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »25. Pour maintenir un arrangement institutionnel donné, les membres d’un peuple obéissent, à titre de sujets, aux institutions. Ils et elles ne le font toutefois qu’à la condition d’une acceptation d’un cadre politique qui les préserve vitalement, ce qui fait d’eux des souverains. C’est ainsi que s’affirme la citoyenneté, dans un jeu d’équilibrage entre sujétion à la loi et à la souveraineté populaire. Les deux pôles s’autoalimentent. Sans souveraineté du peuple, aucune légitimité à la loi, sans l’obéissance à la loi, aucune possibilité de jouir des droits posés par la citoyenneté. Ce processus est à la base du contrat social.

C’est dans le cadre d’un bris fondamental de ce type de contrat social qu’une quelconque « révolution citoyenne » peut être comprise. Pour analyser l’irruption du mouvement des gilets jaunes, mais également les insurrections sans précédent que l’on voit éclater partout à travers le monde depuis 2018, il est primordial de cerner la nature du contrat social brisé pour chaque société en cause. Ce n’est pas de dire que chaque société concernée suit le même schéma global selon les mêmes configurations de mobilisation. À chaque révolte sont associées des causes très variées ayant des racines enfouies dans chacune des histoires et cultures nationales concernées. Nous pouvons tout de même affirmer que nous assistons à une phase historique exceptionnelle où les conditions d’association qui font qu’une société fonctionne semblent éclater dans une multitude de pays.  

Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que Jean-Jacques Rousseau ou d’autres ayant écrit sur le contrat social ont cerné dans leur exactitude historique les raisons et causes qui font émerger nos institutions communes et, par moments, les font s’effondrer. Il serait absurde de penser une telle chose. Il s’agit plutôt de dire que le fait de cadrer l’analyse du vivre-ensemble comme le respect collectif pour un contrat social permet d’identifier un état d’esprit général qui, dans nos sociétés modernes, et surtout en régime de démocratie représentative, fait en sorte qu’une masse de gens accepte les règles du jeu politique de leur société.

Dans le cas français, nous voyons que la rupture d’un tel contrat social est conjointe de l’émergence d’une minorité sociale qui brise les conditions d’association qui prévalaient jusque-là, groupe que l’on nomme dans le langage commun, de façon souvent ambiguë et polysémique, les « élites ». En réaction, et lorsque la « fracture sociale »26 finit par faire trop mal, par faire en sorte que la majorité de la société n’arrive plus à vivre une vie qu’elle juge digne, la masse des gens qui ont cessé de trouver légitime la façon dont sont régies les institutions dominantes s’organise pour former un peuple qui ne veut plus se faire écraser. Ce peuple prend alors une identité en devenant un acteur politique de masse. Il se met en scène. En France, il devient un peuple en jaune.

La destruction de l’État-providence et de la classe moyenne

Quelle est donc, en France, la nature du contrat social en phase de rupture? Pour la comprendre, il faut cerner le problème français comme l’expression radicale d’un problème qui traverse l’ensemble de l’Occident. À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, les élites occidentales ont appris des bouleversements majeurs engendrés par un capitalisme qui, à l’époque, était devenu fou. Ce capitalisme, sous la forme d’un marché global « autorégulateur », avait détruit les économies nationales, fait exploser les inégalités économiques et le chômage de masse, mené à la crise financière de 1929 et généré le bolchevisme et le fascisme27. Avec l’effondrement de l’Axe, l’Union soviétique imposait désormais sa puissance à une économie de marché occidentale qui ne pouvait plus continuer d’être ce qu’elle avait été.

L’après-guerre prit ainsi la forme d’un apaisement généralisé. Il devenait de plus en plus évident qu’un contrat social stabilisateur ne pouvait se résumer qu’à un arrangement institutionnel libéral. Pour que les peuples occidentaux adhèrent aux institutions dominantes de leurs sociétés, ces dernières devaient assurer les conditions de préservation d’un certain niveau de vie, chose que le capitalisme laissé à lui-même n’arrivait plus à faire respecter. Si la stabilisation de la démocratie représentative faisait sens, ce n’était qu’en vertu du développement conjoint d’un État social fort. Le contrat social d’Occident était dorénavant inséparable de la prédominance du modèle social de l’État-providence.

Concrètement, cette forme d’État stimule la demande par l’instauration de services publics, l’application de politiques publiques généreuses et des investissements ciblés dans le marché. Ce modèle est associé à une distribution salariale relativement équitable dans l’entreprise dans le cadre d’un système dit « fordiste », selon un partage dans l’entreprise des gains de productivité. L’activité économique des entreprises privées s’inscrit également dans le sillage d’une régulation publique des institutions financières priorisant l’investissement à faibles taux d’intérêt vers le capital productif28. Cette nouvelle conjoncture a eu pour conséquences un haut niveau de croissance, des niveaux modestes d’inégalité économique et le quasi-plein-emploi. C’est ce qui caractérise cet « âge d’or » du capitalisme29. En France, l’affirmation de l’État-providence prit la forme d’un capitalisme d’État hérité du gaullisme d’après-guerre, dont les effets bénéfiques se firent sentir durant les « Trente Glorieuses » (1946-1975). Ce phénomène peut être mis en parallèle, par exemple, avec la continuation des politiques économiques héritées du New Deal aux États-Unis ou avec la Révolution tranquille ici au Québec.

À partir du moment où ce type de modèle d’investissement entre en crise structurelle dans la deuxième moitié des années 1970, les États-nations de la sphère non soviétique s’en remettent de plus en plus au marché capitaliste pour trouver les outils nécessaires au redécollage de la croissance économique. C’est ainsi que, dès les années 1980, des vagues de gouvernements de droite économique, comme celui de Ronald Reagan aux États-Unis ou de Margareth Thatcher au Royaume-Uni, imposent ce qu’il est aujourd’hui commun de nommer « néolibéralisme ». Le libéralisme économique revient effectivement en force et détricote tranquillement l’appareil institutionnel et administratif des États-providence. Le marché autorégulateur s’impose à nouveau. En termes de politiques publiques, cette conjoncture est rendue possible par la privatisation de certains secteurs publics, par la libéralisation des marchés du travail nationaux ainsi que de la dérégulation de l’activité économique (surtout financière)30. Avec la chute de l’URSS, l’économie capitaliste devient globale. Nous assistons à l’un des transferts de richesses les plus massifs de l’histoire, vers les plus riches31. À l’échelle mondiale, les inégalités économiques ont atteint un sommet jamais observé depuis le XIXe siècle. La crise financière de 2007 vient accélérer cette dynamique de dislocation sociale. Les institutions financières sont renflouées. Les peuples, eux, se voient imposer l’austérité budgétaire par leurs gouvernements respectifs.

Au printemps 2019, le géographe français Christophe Guilluy faisait un constat dramatique de la situation des sociétés occidentales32. Pour lui, il devient en fait de plus en plus difficile de parler de « société » à proprement dire. « There is no society! » était autrefois le mot d’ordre de la première ministre anglaise Margaret Thatcher, pour qui l’ensemble de la vie sociale se résumait à l’interaction d’individus au sein d’un marché, où les lois de l’offre et de la demande mènent le bal. À force de s’imposer, le marché capitaliste tend à autoréaliser la prophétie thatchérienne.

C’est justement sur ce point qu’apparaît la rupture du contrat social au fondement même des institutions politiques occidentales. Le développement de l’État-providence est indissociable de l’affirmation d’une classe moyenne forte qui vient soutenir les institutions qui lui assurent son niveau de vie. Cette classe moyenne, si elle veut exister, inscrit historiquement son activité économique au sein d’une base industrielle nationale qui est pérenne. Les gens de la classe moyenne ont également accès à la petite propriété, à un capital économique restreint, à des services publics de qualité et à un capital social qui fait qu’ils et elles s’identifient comme appartenant à une société commune. Or, en ce début de XXIe siècle, la mondialisation de l’économie capitaliste a démantelé les conditions de possibilité de la stabilité d’une telle classe. Conjointement à un accaparement accru des richesses par les bourgeoisies de chaque pays, la suprématie des flux internationaux de capitaux sur les économies nationales a fait circuler l’activité économique là où elle est rentable, et ce, indépendamment des besoins des sociétés qui font naître cette activité. Les inégalités de salaires, de capitaux et de propriétés explosent, selon une concentration vers le haut de la richesse. Les pays occidentaux se désindustrialisent et tendent à se « tertiariser ». Économie de services pour l’Occident, prolétariat industriel pour le reste du monde. Les maux économiques engendrés par cette situation varient et s’entremêlent différemment d’un pays à l’autre. Ils suivent toutefois une tendance générale qui est celle d’une paupérisation lente des classes populaires occidentales.

La France constitue l’exemple type où la désindustrialisation fait se conjuguer chômage de masse et croissance de la pauvreté. Depuis l’après-guerre, 6 millions d’emplois agricoles ont été perdus et 3,5 millions d’emplois industriels depuis les années 1980. Le tout s’accélère. Seulement durant la dernière décennie, ce sont 601 sites industriels qui, de façon nette, se sont volatilisés de l’économie française33. La France est un cas exemplaire de la généralisation du tertiaire, l’économie de services occupant 76 % du marché du travail34. Il n’y a pas vraiment eu de mutation d’emploi de qualité pour cette main-d’œuvre qualifiée qui, autrefois, faisait la grandeur de l’industrie française. Le chômage est devenu si massif qu’il touche désormais une personne sur cinq. De l’autre côté, une masse ouvrière active arrive désormais difficilement à boucler les fins de mois. De 2008 à 2017, le pouvoir d’achat moyen s’est réduit de 6000 euros35. Ajoutons à tout ceci un appareil fiscal qui fait de plus en plus pression sur ce qui reste de classe moyenne, avec pour contrepartie des services publics dont la qualité est de moins en moins assurée, et tous les ingrédients sont réunis pour qu’éclate ce qui faisait le contrat social de la France contemporaine.

Progressisme élitaire contre déclassement populaire

L’économie de services occidentale, qui, par l’entremise de la domination de la finance, étale sa suprématie, impose un capitalisme actionnarial où ce sont, comme son nom l’indique, les actionnaires des firmes privées qui orientent la direction et la croissance de la production et de l’échange36. À cette classe dominante actionnariale s’agrège un nombre assez important d’emplois libéraux et du tertiaire. Cette strate de la population est celle qui domine l’économie contemporaine, avec son contingent de cadres qui fait rouler la machine. C’est surtout cette strate qui profite de l’état actuel des choses.

Selon l’historien Pierre Vermeren, « les cadres [de France] constituent 20 % des actifs, soit près de 10 millions de personnes37 avec leur famille, non comptée la frange aisée des retraités. Ils forment un bloc cohérent et compact qui peut vivre presque entièrement replié sur lui-même. »38 Nous assistons là à un accroissement d’un phénomène que l’historien et sociologue américain Christopher Lasch observait déjà dans les années 1990 : la « révolte des élites »39. Depuis que le marché capitaliste a recommencé à se globaliser dès les années 1970-1980, un nombre critique, mais tout de même minoritaire, de citoyen·ne·s des sociétés occidentales développe un attrait pour les flux de capitaux internationaux, sans que leur activité économique individuelle n’ait nécessairement d’attache envers l’activité économique de leur pays d’origine. Ces gens profitent de la croissance économique globalisée et de l’augmentation des inégalités, sans trop souffrir du déclin de l’industrie occidentale et de l’État-providence. L’on parle ainsi de « révolte » ou de « sécession » du fait que ces élites tendent de plus en plus à se détacher de leur société. Le capital international plutôt que le peuple.

Il se structure ainsi une opposition frontale entre ce que le géographe Christophe Guilluy nomme les « vainqueurs » et les « perdants » de la mondialisation. Selon un processus de métropolisation et de tertiarisation des économies occidentales, la croissance de l’emploi tend à se concentrer là où l’activité industrielle est moindre, à l’avantage du bloc élitaire qui profite de la situation. Dans plusieurs pays, le phénomène oppose le monde des métropoles à celui de la périphérie. Concrètement, selon Guilluy, « en France, depuis le début des années 2000, la croissance de l’emploi, qui se diffusait sur l’ensemble du territoire, se concentre désormais dans une douzaine de métropoles, dont Paris, Bordeaux, Nantes, Rennes, Toulouse, Montpellier, Lille, Lyon, Grenoble et Marseilles »40. Ce déplacement de l’activité économique accapare 46 % du niveau d’emploi et correspond à environ 75 % de la croissance économique de la décennie qui nous précède (2000-2010).

Face à cette sécession élitaire, une masse désœuvrée se trouve en situation de déliquescence sociale. Une masse de gens fait face soit à la précarité, soit au déclassement social. Dans bien des cas, ce sont les deux situations qui se conjuguent. L’insécurité économique gagne les cœurs, ainsi qu’une insécurité culturelle face à la perte d’un capital social. Cette conjoncture concerne une grande pluralité de personnes : le monde ouvrier, les travailleur·se·s précaires et/ou au SMIC (salaire minimum), les pauvres des banlieues et des métropoles, les chômeur·se·s, les rescapé·es de l’ancienne classe moyenne, ceux et celles qui sont en voie d’en être éjecté·e·s ainsi que certain·e·s petit·e·s propriétaires et entrepreneur·se·s ayant une assise nationale et qui ne profitent pas particulièrement des flux du grand capital international. Contrairement à la structuration sociale claire entre classes qui dominait les rapports de production du XXe siècle, nous ne sommes plus face à un prolétariat ouvrier organisé qui affronte une classe bourgeoise nationale. Nous observons plutôt une multitude sociale très variée qui a en commun de ne pas avoir accès au pouvoir qui s’exerce sur elle. Nous sommes là très proches de la définition machiavélienne du peuple. Les sondages d’opinion, lorsqu’agrégés, vont dans le sens de cette émergence du peuple. Pendant les premiers mois de la révolte des gilets jaunes, c’est près de 75 % de la population française qui soutenait la mobilisation. Encore aujourd’hui, et malgré les violences et le pourrissement de la situation, c’est près d’un·e français·e sur deux qui est en faveur du mouvement41.  Dans ces conditions, la rupture du contrat social propulse la révolution citoyenne.

À cet effritement des conditions de vie de cette masse populaire, le bloc élitaire y oppose un mépris de classe et culturel à la hauteur du choc produit. Pour bien des citoyen·ne·s profitant des fruits de la mondialisation, les réseaux du village planétaire représentent l’alpha omega du progrès. Progrès économique, progrès culturel, progrès civilisationnel. Les individus qui résistent à cette déferlante ou qui sont à la remorque sont perçus comme des êtres lamentables empreints d’archaïsmes sociaux et culturels. Comme le rappelait Guilluy, ce sont là les fameux deplorables dénoncés par la démocrate Hillary Clinton durant les élections présidentielles américaines de 201642. Ces personnes empêchent le monde d’advenir dans ce qu’il a de plus beau. Dans cette volonté réactionnaire de maintenir un univers social voué à la disparition, les perdant·e·s sont vu·e·s comme la base sociale de l’intolérance, la lie qui permet la perpétuation de la xénophobie, du racisme, du sexisme, de l’homophobie, etc. C’est de cette engeance qu’éclot la montée de l’extrême droite. Les anathèmes « beaufs »43, « ringard·e·s » « climatosceptiques », « homophobes », « antisémites », « fascistes » auront ponctué le dénigrement continuel de la caste à l’endroit du mouvement des gilets jaunes44.

La scène « progressiste » prend feu

Le président Emmanuel Macron s’affirme lui-même comme le représentant en chef du progressisme contre le péril « populiste ». Avec toute l’arrogance du monde, Macron présentait en 2017 son livre de campagne sous le titre Révolution. Par révolution, il entend le plein déploiement du progrès du marché capitaliste financier qui bouscule le monde, et « cette grande transformation nous oblige tous [et toutes] »45. Elle nous oblige à suivre sa cadence. Elle nous oblige à suivre le pas de ceux et celles qui épousent le dynamisme du capital et du foisonnement culturel de la sphère mondialisée. Le bloc élitaire fait l’Histoire. Pour Macron, les plus riches sont les alpinistes expérimenté·e·s de la montagne du progrès. Pour reprendre ses mots, ils constituent « les premier[·ère·]s de cordée » qui tirent la société vers le haut46. Et pour y arriver, les élites ont souvent la tâche ingrate d’entrer en contact avec ce monde du bas, pour le relever. Parlant d’une gare de trains, point de contact entre le haut et le bas, Macron, fasciné, avait cette formule maintenant passée à la postérité, pour désigner ce qu’il observait : « un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien »47.

C’est dans l’objectif de dégager la voie aux premier·ère·s de cordée que Macron fonde son « mouvement » la République en marche (LREM). L’obstacle majeur à cette marche vers le progrès est la forme particulière que prend l’État-providence français. Macron aggravera ainsi la crise en amplifiant le délitement de l’État social. Il s’attaque en fait à l’un des piliers de ce qui constitue le modèle français. L’État français correspond au modèle d’État-providence de type corporatiste48. Par corporatisme, il est entendu que la protection sociale dépend de statuts particuliers conférés à certains groupes sociaux et légaux, des « corporations ». Par exemple, le droit du travail français dépend d’une division du marché du travail en corps de métier, en « branches ». Des accords de branches protègent les travailleur-se-s de l’ensemble de chaque corps constitué. Ce type de protection constitue un obstacle majeur au libre déploiement du capital. Il s’agira pour Macron d’uniformiser le modèle français. Il faut le prendre au mot : « Les protections corporatistes doivent laisser place aux sécurités individuelles »49. Ou devrait-ton plutôt dire à la sécurité du portefeuille du bloc élitaire.

Pour ce faire, le gouvernement Macron a consacré la loi de réforme du Code du travail déjà entamée sous le précédent gouvernement Hollande. Ainsi donc, les accords de branche ne prévalent plus de la même façon sur les accords d’entreprise, laissant place à des dérogations. Ce gouvernement vise également à défaire un à un les statuts corporatistes du monde du travail. Il a déjà commencé en éliminant le statut légal des cheminots français, le tout accompagné d’une libéralisation des lignes de transport de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF)50. La réforme des retraites qui, depuis plus d’un mois, suscite l’un des plus grands mouvements de grève de l’histoire de France, tend vers cette trajectoire. Elle vise l’élimination de la retraite par répartition, où les travailleur·se·s actif·ve·s financent directement le salaire des retraité·e·s, pour instaurer un régime à points dit universel, plus compatible avec une capitalisation boursière des fonds de retraite. Le tout s’accompagne d’une volonté d’élimination des nombreux régimes de retraite dits « spéciaux ».

En parallèle, les politiques macroniennes favorisent encore davantage le transfert des richesses vers les plus fortuné·e·s. L’Impôt solidarité sur la fortune (ISF), qui imposait le grand capital, a été aboli, accélérant encore davantage l’investissement dans la finance plutôt que dans l’État social ou l’industrie nationale. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a quant à lui été amplifié par rapport aux avantages fiscaux qu’il offrait pour l’investissement en entreprise. Ce ne sont ici que des exemples auxquels ont peut ajouter une gamme de cadeaux fiscaux profitant aux 10 % les plus riches de la société qui, selon le journaliste Romaric Godin, « capteraient 46 % des gains fiscaux promis aux ménages »51.

Au même moment, LREM impose l’austérité au peuple52. Les sommes allouées aux contrats d’entreprises aidées par l’État ont été amputées d’un milliard d’euros, ce qui équivaut à la perte de 120 000 emplois pour l’année 2018. Des coupes budgétaires s’imposent également dans l’aide personnalisée au logement (APL) et, de façon indirecte, dans les pensions de plusieurs retraité·e·s par la réduction d’un prélèvement social qui les financent, la Contribution sociale généralisée (CSG).

La goutte d’huile de trop a été, comme nous le savons, l’augmentation des taxes sur l’essence visant à financer la transition écologique. Il s’agit là d’un point de rupture qui empêche la France, surtout périphérique, de fonctionner au quotidien sans que les gens assument d’insupportables privations individuelles. Dès novembre 2018, la future porte-parole des gilets jaunes, Priscillia Ludovsky, lance une pétition en ligne visant à faire annuler la taxe, pétition qui récoltera plus d’un million de signatures53. En colère, le technicien spécialisé Ghislain Coutard incite, sur les médias sociaux, les opposant·e·s à la taxe à arborer leur gilet de sécurité dit de visibilité (jaune) – obligatoire pour tout véhicule français – en signe de contestation54. Un soulèvement insoupçonné éclatera. Partant de la périphérie, les gilets jaunes vont rapidement occuper de grands axes routiers et une multitude de ronds-points, paralysant l’ensemble du territoire. De semaine en semaine, les gilets jaunes vont assiéger massivement les métropoles, jusqu’à Paris.

Durant des semaines, le député LFI et documentariste François Ruffin parcourait les ronds-points et autres lieux de rassemblement des gilets jaunes avec qui il fraternisait. Dans son documentaire en leur honneur55, il dresse le portrait de gens brisés par le travail et par les affres du quotidien. Du même coup, il observe une citoyenneté résiliente, fière, qui se tient debout, et qui n’aspire qu’à une chose : arracher à ce monde ce qui ne se quémande pas, lui arracher leur dignité. Et lorsque l’on agit, c’est l’espoir qui vient irradier les esprits. Lors d’un entretien avec une militante, la discussion s’est portée sur une métaphore, celle d’une porte qui s’entrouvre et qui laisse filtrer la lumière. Cette envie de l’enfoncer, cette porte, on peut la résumer à une demande toute simple, mais à la fois immense : « J’veux du soleil ».

Ainsi, le peuple monte sur scène dans cette pièce qu’est la révolution citoyenne. Avec son gilet jaune, il revendique le rôle principal. Pour rendre la scène flamboyante, il y met le feu. C’est son soleil.

Maintenant que nous avons dressé un portrait du contexte qui mène au déploiement du mouvement des gilets jaunes, il importe d’exposer leur projet politique constituant. Ce sera l’objet de l’article qui fait suite au présent texte : voir, dans l’Esprit libre, « Un peuple en jaune- Partie 2 : la souveraine impuissance ».

1 Sylvain Mouillard, « À Paris, l’acte 45 des gilets jaunes anesthésié par la force », Libération, 21 septembre 2019.

2 Ceinna Coll, « GJ acte XLV/45 Paris 21/09/2019 », Mediapart, 22 septembre 2019. blogs.mediapart.fr/ceinna-coll/blog/220919/gj-acte-xlv45-paris-21092019.

3 Christophe Cornevin et Angélique Négroni, « « Gilets jaunes » : face à un acte 45 incandescent, 7500 policiers et gendarmes mobilisés à Paris », Le Figaro, 20 septembre 2019. www.lefigaro.fr/actualite-france/gilets-jaunes-face-a-un-acte-45-incande….

4 Le Média, « Acte 53 : Un anniversaire qui bascule dans la violence », diffusé sur Youtube, 17 novembre 2019. www.youtube.com/watch?v=ERYdQ0i8Yvc.

5 Le Figaro, « « Gilets jaunes acte XVII » : cette nouvelle mobilisation sera-t-elle décisive? », Le Figaro, 8 mars 2019. www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/03/08/01016-20190308ARTFIG00041-gi….

6 Le Monde avec AFP, « « Gilets jaunes » : 28 600 manifestants pour l’acte XVII, plus faible mobilisation depuis le début du mouvement », Le Monde, 9 mars 2019. www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/09/a-l-approche-de-la-fin-du-gran….

7 Cette formulation, surtout esthétique, n’est pas étrangère à la formule chère à Karl Marx, bien qu’ici en partie dévoyée de son sens : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

8 LDC News Agency, « Gilets jaunes : Un combat urbain sur la tombe du soldat inconnu. Paris/France- 1er décembre 2018 », diffusé sur Youtube, 2 décembre 2018. www.youtube.com/watch?v=jx8CjZv8-HA.

9 En fait, il s’agit plutôt d’une allégorie de la Marseillaise, mais, dans l’espace public français, cette statue défigurée fut perçue comme la Marianne au moment des faits ; Aymeric Parthonnaud, « « Gilets jaunes » : la statue saccagée de l’Arc de triomphe n’est pas une Marianne », RTL, 3 décembre 2018. www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/gilets-jaunes-la-statue-saccagee-de-l….

10 valeursactuelles.com, « Policiers, drones, hélicoptère… Quand Macron se terrait à l’Élysée transformé en bunker face aux “gilets jaunes ‘», Valeurs actuelles, 12 décembre 2018. www.valeursactuelles.com/politique/policiers-drones-helicoptere-quand-ma….

11 Jean-Luc Mélenchon, « Gilets jaunes : C’est l’histoire de France qui se joue », diffusé sur Youtube, 5 décembre 2018. www.youtube.com/watch?v=WXc5-NX-fF8.

12 Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris : Fayard, 2014.

13 Ibid., p.105.

14 Jean-Luc Mélenchon, « L’ère des révolutions citoyennes », Le blog de Jean-Luc Mélenchon : L’Ère du peuple, 21 octobre 2019. melenchon.fr/2019/10/21/lere-des-revolutions-citoyennes/.

15 Voir le programme du mouvement La France insoumise, L’avenir en commun : Le programme de la France insoumise et son candidat Jean-Luc Mélenchon, Paris : Seuil, 2017.

16 L’exemple type de ce genre d’auteur-rice est Chantal Mouffe. Voir Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris : Albin Michel, 2018.

17 Sandrine Morel et Abel Mestre, « Élections européennes : La France insoumise s’allie avec Podemos et le Bloco », Le Monde, 12 avril 2019. www.lemonde.fr/la-france-insoumise/article/2018/04/12/elections-europeen….

18 Loris Boichot et Marylou Magal, « Européennes 2019 : les résultats détaillés par parti », Le Figaro, 26 mai 2019. www.lefigaro.fr/elections/europeennes/europeennes-2019-les-resultats-det….

19 Nelly Didelot, « Au parlement européen, la gauche radicale en déclin », Libération, 28 mai 2019. www.liberation.fr/planete/2019/05/28/au-parlement-europeen-la-gauche-rad….

20 Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous! – Vite, la Révolution citoyenne, Paris : Flmmarion, 2011.

21 Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme?, France : Folio, 2017.

22 Pierre Manent, « Machiavel et la fécondité du mal », dans Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.

23 Nicolas Machiavel, « Chapitre IX : De la principauté civile », dans Le prince et autres textes, Paris : Folio, 2007.

24 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris : Folio, 2016[1755].

25 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : Flammarion, 2012[1762], p. 52.

26 Terme proposé par le philosophe français Marcel Gauchet.

27 Karl Polanyi, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 2009.

28 Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, Paris : Éditions La Découverte, 2016.

29 Eric J. Hobshawn, « L’Âge d’or », dans L’Âge des extrêmes : Histoire du court XXe siècle, France : Éditions Complexe, 1999.

30 Pour une analyse nuancée du trio privatisation/libéralisation/dérégulation, voir Kathleen Thelen, Varieties of Liberalization and the New Politics of Social Solidarity, Cambridge : Cambridge University Press, 2014.

31 David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.

32 Christophe Guilluy, No Society: La fin de la classe moyenne occidentale, Paris : Flammarion, 2018.

33 Pierre Vermeren, La France qui déclasse : Les Gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle, Paris : Tallandier, 2019, pp. 34-35.

34 Ibid., p. 53.

35 Ibid., p. 115.

36 Dominique Plihon, « Le capitalisme actionnarial », dans op. cit., pp. 39-66.

37 Sur presque 68 millions de citoyen·ne·s.

38 Pierre Vermeren, op. cit., p. 96.

39 Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris : Flammarion, 2007.

40 Christophe Guilluy, op. cit., pp. 127-128.

41 Bruno Cautrès, « L’étonnante persistance du soutien des Français aux Gilets jaunes », Atlantico, 14 septembre 2019. www.atlantico.fr/decryptage/3579081/l-etonnante-persistance-du-soutien-d…

42 Lors de la dernière élection présidentielle américaine, Hillary Clinton nommait de la sorte la base électorale de Donald Trump.

43 L’équivalent français de « mononc ».

44 Alexandre Devecchio, « Jean-Pierre Le Goff : « Les gilets jaunes, la revanche de ceux que l’on a traités de ‘beaufs’ et de ‘ringards’ » », Le Figaro, 22 novembre 2018. www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/11/22/31003-20181122ARTFIG00281-jean-pi….

45 Emmanuel Macron, Révolution : C’est notre combat pour la France, Paris : XO Éditions, 2016, p. 64.

46 C dans l’air, « Macron et les premiers de cordée », diffusé sur Youtube, 16 octobre 2017. www.youtube.com/watch?v=JlduKA_lVjs.

47 Le Scan Politique, « Emmanuel Macron évoque les ‘gens qui ne sont rien ‘et suscite les critiques », Le Figaro, 2 juillet 2017. www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2017/07/02/25001-20170702ARTFIG00098-e….

48 Pour les types d’État-providence, voir Gosta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton : Princeton University Press, 1990.

49 Emmanuel Macron, op. cit., p. 72.

50 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Prendre aux pauvres pour donner aux riches », dans Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, Paris : Éditions La Découverte, 2019.

51 Romaric Godin, cité dans ibid., p. 32.

52 Ibid., pp.119-135.

53 Priscillia Ludovsky, « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe! », Change.org, 2018. www.change.org/p/pour-une-baisse-des-prix-à-la-pompe-essence-diesel?use_react=false.

54 Juliette Pelerin, « Le premier gilet jaune s’appelle Ghislain Coutard », Paris Match, 14 décembre 2018. www.parismatch.com/Actu/Societe/Le-premier-gilet-jaune-s-appelle-Ghislai….

55 J’veux du soleil, réalisé par François Ruffin et Gilles Perret, Les 400 clous, 2019.

Crédit photo : Ella 87 sur Pixabay

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Femmes précaires, femmes en guerre »

Par Marie Lefebvre

 « Il faut accepter que le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas qu’une succession de cris le samedi après-midi. C’est avant tout un propos, une réflexion et un positionnement face à un monde qui n’est plus vivable, ou qui ne le sera bientôt plus. »[i]

Après 49 samedis de manifestations, autant de blocages, d’assemblées et de discussions sur les ronds-points et carrefours du pays, les gilets jaunes sont devenus une réalité du paysage français. On croise désormais ce vêtement réfléchissant à l’arrière des coffres de voiture, parfois aux fenêtres des maisons, et surtout sur les milliers de manifestant·es qui ont battu et battent encore le pavé chaque samedi. Il est devenu le symbole de cette mobilisation contre les taxes et plus largement, contre la précarité à laquelle font face les personnes à revenus modestes en France.

Le mouvement découle d’une pétition  Pour une baisse du prix du carburant à la pompe !  lancée sur les réseaux sociaux en octobre 2018. Elle a été signée et diffusée massivement puis suivie, le 17 novembre, d’une journée d’action organisée par le biais des réseaux sociaux. Plus de 280 000 personnes ont répondu à l’appel par des manifestations dans les villes, ainsi que par des blocages de routes, de ronds-points et de péages. Le mouvement des gilets jaunes s’est par la suite poursuivi quotidiennement sur les zones de blocages et de rassemblements et tous les samedis suivants ont été marqués par de nombreuses manifestations. Après plus d’un an de mobilisation, il perdure encore aujourd’hui.

Derrière l’appel à l’origine de la mobilisation se trouvent des femmes. L’une d’elles, Jacline Mouraud, poste le 18 octobre une vidéo sur internet exprimant son mécontentement face aux difficultés des personnes en situation précaire qui empruntent la voiture tous les jours ; une autre, Priscillia Ludovsky, est à l’origine de la pétition réclamant la baisse du prix du carburant ; enfin, Ingrid Levavasseur répond à l’invitation de nombreux médias et crée une liste politique pour les élections européennes de mai 2019.Elle renonce cependant  à se présenter aux élections.

Le mouvement des gilets jaune est composé à plus de 45 % de femmes[ii] qui cumulent des emplois précaires à temps partiel, subissent des inégalités de salaire, et assument bien souvent seules les charges domestiques et familiales. Elles sont nombreuses à travailler en tant que cols roses[iii], qu’elles soient aides-soignantes, ambulancières, infirmières ou assistantes maternelles. .

Les contraintes économiques, matérielles et de temps que connaissent ces femmes laisseraient supposer  un faible investissement de leur part dans les mouvements sociaux, pourtant cela n’est pas le cas. La précarité se vit principalement au féminin, et c’est justement ce qui explique la forte présence  des femmes dans le mouvement. Elles dénoncent l’impact de la précarité vécue à la fois dans la sphère privée et la sphère publique. À ce propos, Flora, membre du collectif Femmes Gilets Jaunes à Paris, mentionne : « La précarité, ce n’est pas la même. Le problème c’est que pour les femmes, c’est plus dur. Il y a tous les problèmes médicaux que les hommes n’ont pas : IVG, accouchements, etc. En province, ils ont fermé beaucoup de maternités, les allocations pour les mères célibataires ; tout ça, c’est plus spécifique même si ça affecte toute la famille ! ». Cherifa, cofondatrice du collectif Femmes Gilets Jaunes, abonde en ce sens : « Lorsque le mouvement [des gilets jaunes] est né, il nous est apparu logique de nous y joindre. Néanmoins, il était important de créer un groupe et une page[iv] Femmes gilets jaunes axés sur les revendications féministes pour libérer la parole des femmes, car la lutte féministe d’aujourd’hui est une lutte des classes ».  

Les statistiques ne démontrent pas tant une inégalité de genre dans la pauvreté : en 2015, il y a 4,7 millions de femmes pauvres en France contre 4,2 millions d’hommes pauvres[v]. Le calcul se porte à l’échelle du ménage domestique. Or, les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois temporaires, à faible rémunération et à temps partiel. 62 % des personnes gagnant le revenu minimum en France sont des femmes[vi] et elles occupent 78 % des emplois à temps partiel[vii]. De plus, le travail domestique, non rémunéré, et la charge familiale qui leur incombe impliquent des ajustements professionnels, des ruptures de carrière. Si ces facteurs pèsent sur les trajectoires professionnelles, ils influencent également la dépendance financière des femmes à l’égard des hommes, faute que soit reconnu leur travail. Ainsi, les mères monoparentales, mais aussi les retraitées veuves, sont d’autant plus fragilisées sur le marché. Les femmes sont donc plus à risque que les hommes de vivre en situation de pauvreté, et c’est contre cette inégalité que se battent aussi les Femmes gilets jaunes en associant lutte féministe et lutte des classes.  

Cherifa et Flora évoquent leurs luttes féministes et sociales lors d’un rassemblement des Femmes gilets jaunes devant le Palais de la femme, résidence sociale accueillant des femmes en difficulté dans le 11e arrondissement de Paris. Le collectif des Femmes résidentes du Palais de la Femme combat l’insalubrité des logements proposés, l’insécurité vécue par les femmes et l’accueil d’hommes au sein d’un établissement où résident de nombreuses femmes fragilisées ayant subi par le passé agressions ou viols. Comme l’affirme Cherifa : « nous sommes les féministes, nous : femmes précaires, femmes en guerre ». Ce slogan est repris et scandé par les femmes présentes au rassemblement et est inscrit également sur les vestes jaunes de celles qui en portent. Les Femmes gilets jaunes contribuent à visibiliser cette précarité spécifiquement féminine et se réapproprient le féminisme des luttes historiquement délaissées par les organisations féministes traditionnelles. Les voix des Femmes gilets jaunes s’érigent depuis le Palais de la femme pour dénoncer les formes de domination intersectionnelles dont elles sont victimes, en tant que femmes précaires, pour beaucoup racisées, ou pour leur orientation sexuelle. Ces voix ont longtemps été tues, le mouvement féministe étant issu historiquement des expériences vécues par la femme blanche, occidentale, bourgeoise et hétérosexuelle, car ce sont ses représentantes qui avaient le temps et les moyens de théoriser leur vécu et d’être reconnues et entendues dans l’espace public[viii]

Le regroupement devant le Palais de la femme est l’occasion d’informer les passant·es de la situation et de leur faire signer des pétitions, mais aussi d’échanger entre résidentes de l’établissement, gilets jaunes, syndiquées et militantes de mouvements féministes. On y discute tout autant des conditions d’existence des femmes logées au Palais que du féminisme, ainsi que de l’articulation du collectif avec le mouvement gilets jaunes national. « Dans ce collectif, j’ai rencontré des féministes » mentionne une femme résidente au Palais. « C’était quelque chose que je ne connaissais pas, dont j’avais entendu parler simplement. Mais aujourd’hui, grâce à ces rencontres, j’essaie de chercher qu’est-ce que c’est, j’essaie d’apprendre et de savoir qu’est-ce que ça veut dire le féminisme, je suis en phase d’apprentissage ». À ses côtés, Josie, militante au Mouvement des femmes, affirme être descendue tous les samedis dans la rue à Paris avec ses camarades militantes pour rejoindre les Femmes gilets jaunes et les appuyer dans la création d’un groupe spécifique.

Le mouvement des gilets jaunes est marqué par son hétérogénéité. S’il est difficile de le situer sur un spectre politique, il est tout aussi difficile de définir un profil type des femmes qui le rejoignent. Pauline, chercheuse au sein du groupe Jaune vif mis en oeuvre par le centre Émile Durkheim du CNRS[ix] sur le mouvement des gilets jaunes, propose la typologie suivante : « il y a quatre profils de positionnement par rapport au féminisme : [les militant·es antérieur·es] qui étaient déjà féministes ; on a aussi des femmes qui refusent le féministe, avec l’idée que le féminisme défendrait la supériorité de la femme sur l’homme ; on a également des femmes qui par leurs actions et leurs discours ont une position féministe sans forcément avoir été sensibilisées à la cause et enfin une autre portion militante de gauche qui place l’humain et les classes populaires avant la différence homme/femme. »

Pauline nuance la place qu’occupe le féminisme au sein du mouvement des gilets jaunes, du fait de l’hétérogénéité des manifestant·es : « les gens ne mettent pas forcément en avant la spécificité des femmes dans la précarité. Même les militantes féministes n’ont pas parlé spécifiquement de la question des femmes, elles ne sont pas là pour ça, mais pour les gilets jaunes avant tout ». Face aux critiques médiatiques et politiques d’un mouvement difficile à cerner, échappant aux formes traditionnelles de mobilisation sociale, il existe « une lutte interne pour l’unité dans le mouvement qui passe surtout par l’élaboration de revendications communes assez fluides, assez larges pour pouvoir mettre tout le monde derrière ces revendications-là » conclut Loic, chercheur au sein du groupe Jaune vif du CNRS.

À cet égard, les femmes gilets jaunes parisiennes présentes devant le Palais de la femme se différencient de l’ensemble du mouvement par leurs revendications féministes. Cependant, l’absence de structure hiérarchique traditionnelle permet un renouvellement des structures de mobilisation qui empruntent des formes multiples : il existe des villes au sein desquelles deux ronds-points sont occupés, l’un par les hommes gilets jaunes et l’autre par les femmes, mais on peut mentionner également l’existence de créneaux horaires dédiés à un groupe de parole de femmes sur les ronds-points, des cortèges de femmes dans les manifestations du samedi, la mise en place de manifestations par et pour les femmes, etc.

Quelles que soient les formes données au mouvement, la visibilité des femmes au sein du mouvement gilets jaunes est forte, plus d’un an après l’éclosion du mouvement #MeToo et son répondant français #BalanceTonPorc, apparus à la suite de l’affaire Weinstein en octobre 2017. Or, la mobilisation des femmes dans les mouvements sociaux suscite régulièrement la surprise dans les médias alors que leur présence est récurrente à travers l’histoire. Arlette Farge écrit à propos des « évidentes émeutières » du XVIIIe siècle en France : « Dans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premiers rangs de l’émeute »[x]. Ces propos illustrent avec efficacité l’investissement des femmes dans des mobilisations rendant visibles les difficultés vécues dans la sphère privée du fait de la précarité. La position controversée des femmes mobilisées à travers l’histoire éclaire tout autant celle des femmes en têtes d’affiche du mouvement des gilets jaunes, victimes de critiques liées à leur exposition médiatique notamment. Lorsque le mouvement se structure et se dote de porte-paroles, elles ne sont désormais plus que deux à en faire partie, parmi huit les personnes désignées.

Malgré les critiques auxquelles font face les femmes médiatisées au sein du mouvement, elles sont nombreuses à constituer la base du mouvement. Militer en tant que femme gilet jaune permet de se donner une voix et de mettre en commun des expériences. Les ronds-points et manifestations instaurent donc des espaces de politisation. S’ils ne permettent généralement pas de développer des connaissances sur le féminisme en lui-même, pour les femmes gilets jaunes ils contribuent à se donner une voix et une place. Pauline abonde en ce sens : sur le rond-point, « il n’y a pas à prouver sa légitimité en tant que femme parce qu’on a sa légitimité en tant que précaire, chômeuse ».

Le mouvement des gilets jaunes favorise alors le renouvellement des structures traditionnelles du militantisme du fait de sa structure d’organisation fluide. Cette souplesse libère l’organisation des freins à la prise de parole des femmes, freins existants dans les structures classiques des partis et syndicats. « Le fait que le mouvement ne soit pas instauré par les structures syndicales de partis politiques, ça aide à ce qu’il y ait autant de femmes qui se mobilisent et ça explique en partie pourquoi il y a un petit peu plus de femmes dans ce mouvement que dans les mouvements organisés et structurés par les acteurs intermédiaires tels que partis et syndicats » explique Pauline. « L’engagement [des femmes] peut être expliqué par le fait que ce soit très fluide et que les premières barrières ne soient pas présentes », complète Loic.

L’impact de cette libération de la parole pour les femmes est fort : « dès que vous commencez à vous regrouper, à parler, à discuter avec les gens, à les emmener dans des réunions, dans des colloques et tout ça, il y a une politisation qui se fait au contact. C’est pour ça que même quand la lutte ne réussit pas, la personne est changée, elle est riche de l’expérience acquise, du lien de solidarité qu’elle a avec les autres, de l’espoir qui en naît et même dans ces cas-là, c’est payant de se bagarrer ». Si les femmes gilets jaunes se bagarrent, elles investissent également des lieux, des actions et des espaces de débat auparavant identifiés et revendiqués par les hommes dans les mouvements sociaux. On ne peut que saluer ce renouvellement des formes de mobilisation vers plus de parité.

CRÉDIT PHOTO: Flora Ci Marrone

[i] Revendications Gilets-Jaunes34, « Les revendications des Gilets Jaunes existent », Le Club de Mediapart, 15 juin 2019.

[ii] « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », tribune publiée par un collectif d’universitaire dans Le Monde le 11 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html

[iii] Autrement dit dans le secteur du service à la personne et du care.

[iv] Ndlr : page Facebook

[v] Dominique Meurs, « Femmes et précarité », Fondation Jean Jaurès, 26/02/2019. https://jean-jaures.org/nos-productions/femmes-et-precarite

[vi] DARES, 2018

[vii] Oxfam, « Travailler et être pauvre : les femmes en première ligne ». 17 décembre 2018.

[viii] Sandra Harding, « L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe », janvier 1991.

[ix] Centre national de la recherche scientifique

[x] Arlette Farge, « Évidentes émeutières », in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Femmes précaires, femmes en guerre »

« Il faut accepter que le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas qu’une succession de cris le samedi après-midi. C’est avant tout un propos, une réflexion et un positionnement face à un monde qui n’est plus vivable, ou qui ne le sera bientôt plus. »[i]

Après 49 samedis de manifestations, autant de blocages, d’assemblées et de discussions sur les ronds-points et carrefours du pays, les gilets jaunes sont devenus une réalité du paysage français. On croise désormais ce vêtement réfléchissant à l’arrière des coffres de voiture, parfois aux fenêtres des maisons, et surtout sur les milliers de manifestant·es qui ont battu et battent encore le pavé chaque samedi. Il est devenu le symbole de cette mobilisation contre les taxes et plus largement, contre la précarité à laquelle font face les personnes à revenus modestes en France.

Le mouvement découle d’une pétition  Pour une baisse du prix du carburant à la pompe !  lancée sur les réseaux sociaux en octobre 2018. Elle a été signée et diffusée massivement puis suivie, le 17 novembre, d’une journée d’action organisée par le biais des réseaux sociaux. Plus de 280 000 personnes ont répondu à l’appel par des manifestations dans les villes, ainsi que par des blocages de routes, de ronds-points et de péages. Le mouvement des gilets jaunes s’est par la suite poursuivi quotidiennement sur les zones de blocages et de rassemblements et tous les samedis suivants ont été marqués par de nombreuses manifestations. Après plus d’un an de mobilisation, il perdure encore aujourd’hui.

Derrière l’appel à l’origine de la mobilisation se trouvent des femmes. L’une d’elles, Jacline Mouraud, poste le 18 octobre une vidéo sur internet exprimant son mécontentement face aux difficultés des personnes en situation précaire qui empruntent la voiture tous les jours ; une autre, Priscillia Ludovsky, est à l’origine de la pétition réclamant la baisse du prix du carburant ; enfin, Ingrid Levavasseur répond à l’invitation de nombreux médias et crée une liste politique pour les élections européennes de mai 2019.Elle renonce cependant  à se présenter aux élections.

Le mouvement des gilets jaune est composé à plus de 45 % de femmes[ii] qui cumulent des emplois précaires à temps partiel, subissent des inégalités de salaire, et assument bien souvent seules les charges domestiques et familiales. Elles sont nombreuses à travailler en tant que cols roses[iii], qu’elles soient aides-soignantes, ambulancières, infirmières ou assistantes maternelles. .

Les contraintes économiques, matérielles et de temps que connaissent ces femmes laisseraient supposer  un faible investissement de leur part dans les mouvements sociaux, pourtant cela n’est pas le cas. La précarité se vit principalement au féminin, et c’est justement ce qui explique la forte présence  des femmes dans le mouvement. Elles dénoncent l’impact de la précarité vécue à la fois dans la sphère privée et la sphère publique. À ce propos, Flora, membre du collectif Femmes Gilets Jaunes à Paris, mentionne : « La précarité, ce n’est pas la même. Le problème c’est que pour les femmes, c’est plus dur. Il y a tous les problèmes médicaux que les hommes n’ont pas : IVG, accouchements, etc. En province, ils ont fermé beaucoup de maternités, les allocations pour les mères célibataires ; tout ça, c’est plus spécifique même si ça affecte toute la famille ! ». Cherifa, cofondatrice du collectif Femmes Gilets Jaunes, abonde en ce sens : « Lorsque le mouvement [des gilets jaunes] est né, il nous est apparu logique de nous y joindre. Néanmoins, il était important de créer un groupe et une page[iv] Femmes gilets jaunes axés sur les revendications féministes pour libérer la parole des femmes, car la lutte féministe d’aujourd’hui est une lutte des classes ».  

Les statistiques ne démontrent pas tant une inégalité de genre dans la pauvreté : en 2015, il y a 4,7 millions de femmes pauvres en France contre 4,2 millions d’hommes pauvres[v]. Le calcul se porte à l’échelle du ménage domestique. Or, les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois temporaires, à faible rémunération et à temps partiel. 62 % des personnes gagnant le revenu minimum en France sont des femmes[vi] et elles occupent 78 % des emplois à temps partiel[vii]. De plus, le travail domestique, non rémunéré, et la charge familiale qui leur incombe impliquent des ajustements professionnels, des ruptures de carrière. Si ces facteurs pèsent sur les trajectoires professionnelles, ils influencent également la dépendance financière des femmes à l’égard des hommes, faute que soit reconnu leur travail. Ainsi, les mères monoparentales, mais aussi les retraitées veuves, sont d’autant plus fragilisées sur le marché. Les femmes sont donc plus à risque que les hommes de vivre en situation de pauvreté, et c’est contre cette inégalité que se battent aussi les Femmes gilets jaunes en associant lutte féministe et lutte des classes.  

Cherifa et Flora évoquent leurs luttes féministes et sociales lors d’un rassemblement des Femmes gilets jaunes devant le Palais de la femme, résidence sociale accueillant des femmes en difficulté dans le 11e arrondissement de Paris. Le collectif des Femmes résidentes du Palais de la Femme combat l’insalubrité des logements proposés, l’insécurité vécue par les femmes et l’accueil d’hommes au sein d’un établissement où résident de nombreuses femmes fragilisées ayant subi par le passé agressions ou viols. Comme l’affirme Cherifa : « nous sommes les féministes, nous : femmes précaires, femmes en guerre ». Ce slogan est repris et scandé par les femmes présentes au rassemblement et est inscrit également sur les vestes jaunes de celles qui en portent. Les Femmes gilets jaunes contribuent à visibiliser cette précarité spécifiquement féminine et se réapproprient le féminisme des luttes historiquement délaissées par les organisations féministes traditionnelles. Les voix des Femmes gilets jaunes s’érigent depuis le Palais de la femme pour dénoncer les formes de domination intersectionnelles dont elles sont victimes, en tant que femmes précaires, pour beaucoup racisées, ou pour leur orientation sexuelle. Ces voix ont longtemps été tues, le mouvement féministe étant issu historiquement des expériences vécues par la femme blanche, occidentale, bourgeoise et hétérosexuelle, car ce sont ses représentantes qui avaient le temps et les moyens de théoriser leur vécu et d’être reconnues et entendues dans l’espace public[viii]

Le regroupement devant le Palais de la femme est l’occasion d’informer les passant·es de la situation et de leur faire signer des pétitions, mais aussi d’échanger entre résidentes de l’établissement, gilets jaunes, syndiquées et militantes de mouvements féministes. On y discute tout autant des conditions d’existence des femmes logées au Palais que du féminisme, ainsi que de l’articulation du collectif avec le mouvement gilets jaunes national. « Dans ce collectif, j’ai rencontré des féministes » mentionne une femme résidente au Palais. « C’était quelque chose que je ne connaissais pas, dont j’avais entendu parler simplement. Mais aujourd’hui, grâce à ces rencontres, j’essaie de chercher qu’est-ce que c’est, j’essaie d’apprendre et de savoir qu’est-ce que ça veut dire le féminisme, je suis en phase d’apprentissage ». À ses côtés, Josie, militante au Mouvement des femmes, affirme être descendue tous les samedis dans la rue à Paris avec ses camarades militantes pour rejoindre les Femmes gilets jaunes et les appuyer dans la création d’un groupe spécifique.

Le mouvement des gilets jaunes est marqué par son hétérogénéité. S’il est difficile de le situer sur un spectre politique, il est tout aussi difficile de définir un profil type des femmes qui le rejoignent. Pauline, chercheuse au sein du groupe Jaune vif mis en oeuvre par le centre Émile Durkheim du CNRS[ix] sur le mouvement des gilets jaunes, propose la typologie suivante : « il y a quatre profils de positionnement par rapport au féminisme : [les militant·es antérieur·es] qui étaient déjà féministes ; on a aussi des femmes qui refusent le féministe, avec l’idée que le féminisme défendrait la supériorité de la femme sur l’homme ; on a également des femmes qui par leurs actions et leurs discours ont une position féministe sans forcément avoir été sensibilisées à la cause et enfin une autre portion militante de gauche qui place l’humain et les classes populaires avant la différence homme/femme. »

Pauline nuance la place qu’occupe le féminisme au sein du mouvement des gilets jaunes, du fait de l’hétérogénéité des manifestant·es : « les gens ne mettent pas forcément en avant la spécificité des femmes dans la précarité. Même les militantes féministes n’ont pas parlé spécifiquement de la question des femmes, elles ne sont pas là pour ça, mais pour les gilets jaunes avant tout ». Face aux critiques médiatiques et politiques d’un mouvement difficile à cerner, échappant aux formes traditionnelles de mobilisation sociale, il existe « une lutte interne pour l’unité dans le mouvement qui passe surtout par l’élaboration de revendications communes assez fluides, assez larges pour pouvoir mettre tout le monde derrière ces revendications-là » conclut Loic, chercheur au sein du groupe Jaune vif du CNRS.

À cet égard, les femmes gilets jaunes parisiennes présentes devant le Palais de la femme se différencient de l’ensemble du mouvement par leurs revendications féministes. Cependant, l’absence de structure hiérarchique traditionnelle permet un renouvellement des structures de mobilisation qui empruntent des formes multiples : il existe des villes au sein desquelles deux ronds-points sont occupés, l’un par les hommes gilets jaunes et l’autre par les femmes, mais on peut mentionner également l’existence de créneaux horaires dédiés à un groupe de parole de femmes sur les ronds-points, des cortèges de femmes dans les manifestations du samedi, la mise en place de manifestations par et pour les femmes, etc.

Quelles que soient les formes données au mouvement, la visibilité des femmes au sein du mouvement gilets jaunes est forte, plus d’un an après l’éclosion du mouvement #MeToo et son répondant français #BalanceTonPorc, apparus à la suite de l’affaire Weinstein en octobre 2017. Or, la mobilisation des femmes dans les mouvements sociaux suscite régulièrement la surprise dans les médias alors que leur présence est récurrente à travers l’histoire. Arlette Farge écrit à propos des « évidentes émeutières » du XVIIIe siècle en France : « Dans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premiers rangs de l’émeute »[x]. Ces propos illustrent avec efficacité l’investissement des femmes dans des mobilisations rendant visibles les difficultés vécues dans la sphère privée du fait de la précarité. La position controversée des femmes mobilisées à travers l’histoire éclaire tout autant celle des femmes en têtes d’affiche du mouvement des gilets jaunes, victimes de critiques liées à leur exposition médiatique notamment. Lorsque le mouvement se structure et se dote de porte-paroles, elles ne sont désormais plus que deux à en faire partie, parmi huit les personnes désignées.

Malgré les critiques auxquelles font face les femmes médiatisées au sein du mouvement, elles sont nombreuses à constituer la base du mouvement. Militer en tant que femme gilet jaune permet de se donner une voix et de mettre en commun des expériences. Les ronds-points et manifestations instaurent donc des espaces de politisation. S’ils ne permettent généralement pas de développer des connaissances sur le féminisme en lui-même, pour les femmes gilets jaunes ils contribuent à se donner une voix et une place. Pauline abonde en ce sens : sur le rond-point, « il n’y a pas à prouver sa légitimité en tant que femme parce qu’on a sa légitimité en tant que précaire, chômeuse ».

Le mouvement des gilets jaunes favorise alors le renouvellement des structures traditionnelles du militantisme du fait de sa structure d’organisation fluide. Cette souplesse libère l’organisation des freins à la prise de parole des femmes, freins existants dans les structures classiques des partis et syndicats. « Le fait que le mouvement ne soit pas instauré par les structures syndicales de partis politiques, ça aide à ce qu’il y ait autant de femmes qui se mobilisent et ça explique en partie pourquoi il y a un petit peu plus de femmes dans ce mouvement que dans les mouvements organisés et structurés par les acteurs intermédiaires tels que partis et syndicats » explique Pauline. « L’engagement [des femmes] peut être expliqué par le fait que ce soit très fluide et que les premières barrières ne soient pas présentes », complète Loic.

L’impact de cette libération de la parole pour les femmes est fort : « dès que vous commencez à vous regrouper, à parler, à discuter avec les gens, à les emmener dans des réunions, dans des colloques et tout ça, il y a une politisation qui se fait au contact. C’est pour ça que même quand la lutte ne réussit pas, la personne est changée, elle est riche de l’expérience acquise, du lien de solidarité qu’elle a avec les autres, de l’espoir qui en naît et même dans ces cas-là, c’est payant de se bagarrer ». Si les femmes gilets jaunes se bagarrent, elles investissent également des lieux, des actions et des espaces de débat auparavant identifiés et revendiqués par les hommes dans les mouvements sociaux. On ne peut que saluer ce renouvellement des formes de mobilisation vers plus de parité.

CRÉDIT PHOTO: Flora Ci Marrone

[i] Revendications Gilets-Jaunes34, « Les revendications des Gilets Jaunes existent », Le Club de Mediapart, 15 juin 2019.

[ii] « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », tribune publiée par un collectif d’universitaire dans Le Monde le 11 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html

[iii] Autrement dit dans le secteur du service à la personne et du care.

[iv] Ndlr : page Facebook

[v] Dominique Meurs, « Femmes et précarité », Fondation Jean Jaurès, 26/02/2019. https://jean-jaures.org/nos-productions/femmes-et-precarite

[vi] DARES, 2018

[vii] Oxfam, « Travailler et être pauvre : les femmes en première ligne ». 17 décembre 2018.

[viii] Sandra Harding, « L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe », janvier 1991.

[ix] Centre national de la recherche scientifique

[x] Arlette Farge, « Évidentes émeutières », in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491