Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Réflexions sur l’impérialisme américain et le capitalisme algorithmique

Par Jonathan Durand-Folco

L’hostilité de Donald Trump envers la Chine semble devenue une nouvelle habitude du président américain. Mais les dernières réactions des États-Unis à l’endroit de l’application TikTok, les débats sur l’infrastructure 5G, et la montée des inquiétudes face à la domination monopolistique des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), démontrent les tensions de l’économie numérique qui ébranle la plus grande puissance du monde. Et si les récentes manifestations du capitalisme contemporain, notamment dans sa version états-unienne, étaient l’incarnation la plus récente de l’impérialisme américain? Avant d’étayer cette hypothèse, voici quelques éléments de définition.

Qu’est-ce que le capitalisme algorithmique?

Par capitalisme algorithmique1, j’entends un nouveau stade du capitalisme qui a émergé dans la première décennie du XXIe siècle. Si l’expression « capitalisme numérique » est plutôt floue et remonte aux années 1980-1990 (avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’Internet et la « société en réseaux »), l’émergence du « capitalisme algorithmique » coïncide avec l’arrivée des médias sociaux, les téléphones intelligents, l’économie de plateforme, le big data, la diffusion des algorithmes et le machine learning. Shoshana Zuboff utilise l’expression « capitalisme de surveillance » pour désigner cette reconfiguration du capitalisme, mais l’adjectif « algorithmique » permet de mettre l’accent sur l’extraction des données (data is the new oil), le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA) et la généralisation du « pouvoir algorithmique » comme mode de régulation des pratiques sociales. Alors que plusieurs théories critiques considèrent que nous sommes encore au stade du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé, l’hypothèse du capitalisme algorithmique considère qu’une nouvelle configuration du capitalisme a déjà pris le relais, en intégrant la rationalité néolibérale dans une dynamique encore plus englobante : la logique algorithmique.

Les manifestations concrètes de ce nouveau régime d’accumulation sont nombreuses: hégémonie des GAFAM sur les marchés boursiers et l’économie mondiale, apparition du digital labor (microtravail, travail à la demande dans léconomie collaborative, travail social en réseau), technologies addictives, surveillance de masse, « 4e révolution industrielle », automatisation des inégalités sociales par les algorithmes, renforcement de l’extractivisme et de la consommation énergétique par les infrastructures numériques, dont la 5G qui vise à propulser l’Internet des objets3, l’IA et le cloud computing.

Reconfigurations de l’impérialisme américain

Par « impérialisme américain », je reprends ici par commodité la définition de Wikipédia : « L’impérialisme américain est une expression utilisée pour désigner, de manière critique et polémique, l’influence des États-Unis dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels à l’échelle mondiale. »4 Quel est le lien entre l’impérialisme et le capitalisme algorithmique? Mon hypothèse est que pour comprendre la forme particulière que prend l’impérialisme américain depuis les années 2000-2010, il ne faut pas seulement regarder du côté du Pentagone, Wall Street ou encore Hollywood, mais nous tourner vers la Silicon Valley, Google, Apple, Facebook, Instagram, YouTube, Uber, Airbnb, Netflix et compagnie, qui sont aujourd’hui devenus les vecteurs d’une nouvelle « culture globale ».

Alors que « l’américanisation du monde » dans la deuxième moitié du XXe siècle s’est diffusée par les industries culturelles (musique, films) et l’exportation de grandes marques (McDonalds, Coca-Cola, Nike, etc.), le XXIe siècle est davantage marqué par la diffusion de « styles de vie » basés sur les médias sociaux, le iPhone, les influenceurs, les valeurs, codes et références culturelles du web 2.0,  qui peuvent se décliner en une variété de langues et particularités nationales, régionales et locales. C’est donc la « siliconisation du monde »5 qui représente aujourd’hui l’archétype de l’impérialisme culturel, c’est-à-dire la suprématie d’un mode de vie particulier sur le reste du globe.

Cette analyse de l’aspect culturel du capitalisme algorithmique ne doit pas être négligée, ou considérée comme une simple « superstructure » qui émanerait de « l’infrastructure » numérique capitaliste. Elle est l’incarnation d’une forme de vie particulière qui peut être analysée comme telle, bien qu’elle soit toujours liée à des dimensions technologique, économique et politique qui l’influencent de façon dynamique. Cet impérialisme culturel est représenté par l’hégémonie de la Silicon Valley sur la « culture digitale » de notre époque.

La « nouvelle guerre froide »

Cela dit, qu’en est-il de la relation entre l’impérialisme militaire, politique et économique des États-Unis et le capitalisme algorithmique? Disons d’emblée que c’est l’impérialisme technologique qui peut avoir diverses ramifications sur les plans militaire, politique et économique. À mon avis (ce n’est qu’une simple hypothèse, car je suis relativement profane en matière de relations internationales), l’impérialismepolitique des États-Unis est sans doute l’aspect le plus éloigné du capitalisme algorithmique. Avec l’arrivée de Donald Trump, il semble même y avoir un clash complet entre le « néolibéralisme progressiste » de la Silicon Valley, lequel désigne un mélange de valeurs progressistes (diversité, ouverture, écologie, etc.) et de logique économique individualiste, puis le « populisme réactionnaire » du président6. Mais cette contradiction sur le plan politique se combine à une convergence d’intérêts sur le plan économique et militaire, le développement des algorithmes, la robotique et l’intelligence artificielle étant particulièrement utiles pour assurer la suprématie militaire et économique des États-Unis sur l’échiquier mondial. Si les États-Unis sont actuellement en train de perdre leur « leadership moral » à cause des errances débiles du président Trump, ils demeurent encore en position dominante sur les autres plans… pour le moment.

Or, c’est aujourd’hui la Chine qui apparaît comme le prochain hégémon potentiel sur la scène internationale. Si son influence économique comme « grande puissance industrielle » n’est plus à démontrer, c’est maintenant sur le plan technologique que la Chine pourrait dépasser les États-Unis dans la prochaine décennie. Notons ici que la Chine a vécu son « moment Spoutnik » en mars 2016, lorsque AlphaGo a battu le joueur Lee Sedol 4 à 1 dans une partie de Go. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire (2019), l’investisseur chinois Kai-Fu Lee raconte comment la Chine a décidé de se lancer à pleine vitesse dans la course à l’intelligence artificielle.

« Les capital-risqueurs, les géants de la technologie et le gouvernement ont brusquement inondé les start-up de capitaux, provoquant une accélération sans précédent de la recherche et des créations d’entreprises. […] Quant au gouvernement central, moins de deux mois après que Ke Jie eut déclaré forfait dans la dernière partie qui l’opposait à AlphaGo, il a présenté un plan ambitieux visant à développer le savoir-faire en intelligence artificielle. […] L’ambition avouée est de faire du pays, d’ici à 2030, le leader mondial de l’innovation en intelligence artificielle sur le plan de la recherche, des technologies et de leurs applications. »7

Rappelons ici que le capitalisme algorithmique existe actuellement sous deux principales formes: le capitalisme de surveillance mâtiné de libéralisme culturel de la Silicon Valley, puis le capitalisme autoritaire à la chinoise, lequel combine le système totalitaire du crédit social et le capitalisme d’État. Alors que l’impérialisme technologique américain est représenté par l’acronyme GAFAM, la Chine a aussi son BATX pour désigner ses Géants du numérique qui sont entrés dans le palmarès mondial des plus grandes entreprises: Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

Cette « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine ne prend plus la forme de la course à l’espace ou de la course aux armements nucléaires qui opposa les Russes aux Américains jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique; la compétition féroce pour la supériorité technologique entre grandes puissances est aujourd’hui centrée sur le développement des machines algorithmiques. Cette tension grandissante entre les États-Unis et la Chine se manifeste par différents incidents impliquant des compagnies technologiques, à l’instar de Huawei (lutte pour le contrôle de l’infrastructure 5G), ou encore TikTok, un média social de propriété chinoise qui est devenu hyper populaire auprès des jeunes depuis son lancement en septembre 2016. Le fait que les États-Unis ont annoncé vouloir bannir TikTok dans la semaine du 3 août 20208, pour empêcher une potentielle collecte de données personnelles par Pékin, alors que les éants de la Silicon Valley font de même depuis une décennie, démontre qu’il s’agit avant tout d’un enjeu géopolitique.

Dimensions de l’impérialisme algorithmique

C’est pourquoi, en résumé, nous devrions analyser les enjeux entourant le bannissement de TikTok à travers la lunette de l’impérialisme américain, qui tente de garder son hégémonie à l’ère du capitalisme algorithmique. L’analyse critique du capitalisme algorithmique comme système économique, ou encore comme moteur de l’hégémonie culturelle, doit ainsi être combinée à une analyse plus globale des nouvelles formes de l’impérialisme au tournant des années 2020. À ce titre, la définition classique de l’impérialisme formulée par Lénine en 1917 offre un bon point de départ un siècle plus tard :

« Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé quelle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », dune oligarchie financière; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »9

Pour actualiser cette définition, nous pouvons dire que l’impérialisme du XXIe siècle, comme « stade suprême du capitalisme algorithmique », repose sur les cinq piliers : 1) domination des monopoles numériques (GAFAM-BATX) sur l’ensemble de la vie économique; 2) fusion du capital industriel, financier et numérique, et création, sur la base du « capital algorithmique », fondé sur l’accumulation de données et de la puissance algorithmique; 3) exportation d’applications et d’algorithmes (au lieu de la production de simples marchandises) comme moteur d’accumulation; 4) formation de réseaux transnationaux de plateformes numériques se partageant le monde; 5) fin du partage territorial du globe et des sphères de l’existence humaine (y compris la vie quotidienne)10 entre les plus grandes puissances capitalistes.

Le procès des GAFAM

Cette définition provisoire de l’impérialisme algorithmique devra être approfondie, nuancée et modifiée au besoin, mais elle permet tout de même de mettre en lumière certains événements de l’actualité. Par exemple, la récente audition des PDG de Apple, Google, Amazon et Facebook devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine visait à condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’hégémonie des GAFAM est à la fois l’expression de l’impérialisme américain, mais aussi une menace pour le principe sacro-saint de la libre concurrence capitaliste. 

Comme le note un article du Devoir : « Les patrons ont pu faire valoir leurs arguments, surtout lors des propos liminaires, les parlementaires ne leur laissant qu’assez peu la parole lors de la séance de questions et réponses. Tous en appellent à la fibre patriotique des élus. Leurs sociétés, « fièrement américaines », dixit Mark Zuckerberg, doivent leur succès aux valeurs et lois du pays — démocratie, liberté, innovation, etc. « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays », insiste le jeune milliardaire. Les GAFA mettent aussi en avant leurs investissements, les créations d’emplois aux États-Unis, et assurent favoriser la concurrence et faire face à une concurrence féroce. »11

Bien sûr, les membres de la commission ont mis en évidence le fait que Mark Zuckerberg et autres dirigeants des GAFAM enfreignent les lois antitrust12 de différentes façons. La stratégie qui consiste à faire vibrer la fibre patriotique des États-Unis, pour que les élus sceptiques expriment de la compassion face à la « concurrence féroce » à laquelle sont soumis les géants du numérique, montre ici que la Chine apparaît comme le grand ennemi aux valeurs anti-américaines qui pourrait un jour dominer le monde. Doit-on pour autant penser que les États-Unis sont sur le point d’appliquer les lois antitrust pour démanteler les GAFAM? Nul ne le sait encore, mais il faut garder en tête que les États-Unis sont confrontés à leur potentiel déclin face à la Chine, et que des actions trop robustes du côté des GAFAM pourraient nuire à leurs intérêts économiques, géopolitiques et militaires à moyen et long terme. Jean-Robert Sansfaçon montre bien ce dilemme dans sa dernière chronique :

« Cela dit, à l’exception de quelques élus plus sensibles à l’importance d’une réelle concurrence et du respect des droits des usagers, la majorité des représentants au Congrès restent fermement solidaires de leurs entreprises à succès malgré la critique. Et même si le président Trump promet de les mettre au pas après avoir lui-même vu ses fausses nouvelles censurées, il n’en reste pas moins leur plus grand défenseur lorsqu’elles font l’objet de poursuites judiciaires ou fiscales à l’étranger. Combien de milliards ces multinationales ont-elles pu rapatrier à taux d’imposition réduit grâce à la réforme fiscale de Donald Trump, en 2017? Malgré des critiques bien senties, les élus américains sont d’abord soucieux de l’importance pour l’Amérique de maintenir sa domination sur le monde numérique face au concurrent chinois menaçant, tant sur le plan économique que militaire. »13

Démanteler l’oligarchie

Somme toute, l’impérialisme américain basé sur l’hégémonie des grandes plateformes du capitalisme algorithmique représente l’un des principaux enjeux de notre époque. La lutte contre l’impérialisme algorithmique devrait être une priorité tant pour la gauche, soucieuse de justice sociale et économique, que pour le mouvement indépendantiste, qui milite pour la souveraineté populaire et nationale. 

Cela dit, des réformettes sociales-démocrates ou la simple souveraineté politico-juridique d’un État indépendant ne sauraient faire le poids face à l’oligarchie des GAFAM, l’impérialisme américain et la montée rapide du capitalisme autoritaire chinois. Seule une perspective internationaliste et résolument anticapitaliste peut orienter nos réflexions, actions collectives et réformes radicales pour viser le démantèlement du capitalisme algorithmique. 

L’expression « capitalisme algorithmique » a été utilisée pour la première fois par Michael A. Peters dans son texte Algorithmic capitalism in the Epoch of Digital Reason (2017). http://www.uta.edu/huma/agger/fastcapitalism/14_1/Peters-Algorithmic-Capitalism-Epoch.htm. Moi et mon collègue Jonathan Martineau sommes en train d’écrire un livre qui propose une théorisation plus complète de cette reconfiguration du capitalisme, lequel devrait être publié en 2021. Notre conception du capitalisme algorithmique recoupe celle du AI-capitalism analysé par Nick Dyer-Whitehford, Atle Mikkla Kjøsen et James Steinhoff dans Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Pluto Press, London : 2019.

Pour une analyse détaillée du digital labor, voir Antonio Casilli. En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil : Paris, 2020.

L’Internet des objets désigne l’interconnexion croissante entre l’Internet, les objets physiques (électroménagers, voitures, etc.) et les environnements humains (maisons intelligentes, villes intelligentes), laquelle accélère la circulation de données entre le monde matériel et le monde numérique. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%A9rialisme_am%C3%A9ricain

Éric Sadin, La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris : L’échappée, 2016.

Pour une analyse plus détaillée du néolibéralisme progressiste et du populaire réactionnaire dans la sphère politique américaine, voir Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Revue Esprit, septembre 2018. https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672

Kai Fu-Lee, I.A. La plus grande mutation de l’histoire. Paris : Les Arènes, 2019, p. 20-21.

8 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/08/03/tiktok-interdit-aux-etats-unis-les-reponses-a-vos-questions_6048058_4408996.html

Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917. Disponible en ligne sur : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp7.htm

10 Les plateformes numériques et les algorithmes prennent une place toujours plus grande dans nos vies de tous les jours, notamment pour communiquer avec nos ami·e·s via les médias sociaux, ordinateurs et téléphones intelligents. De plus, l’arrivée de l’Internet des objets multipliant les biens physiques branchés sur le réseau (lits, brosses à dents, réfrigérateurs, voitures, etc.) fait en sorte que la logique algorithmique se déplace du « monde en ligne » vers le « monde réel », en faisant sauter la distinction entre les deux.

11 Chris Lefkow, Julie Jammot, « Les patrons des GAFA devant le Congrès américain », Le Devoir, 30 juillet 2020. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/583250/les-patrons-des-gafa-en-audition-devant-le-congres-americain

12 Les lois antitrust, apparues vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, sont des lois visant à réduire la concentration du pouvoir économique de trusts ou monopoles, comme les empires de John Rockefeller et Andrew Carnegie dans les domaines du pétrole et de l’acier par exemple. Microsoft a fait l’objet d’une poursuite judiciaire et d’une application de loi antitrust en 2001.

13 Jean-Robert Sansfaçon, « Le patriotisme avant les principes », Le Devoir, 5 août 2020. https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/583576/geants-du-numerique-le-patriotisme-avant-les-principes

CRÉDIT PHOTO: Giuseppe Milo / FLICKR

Télétravail et économie numérique en temps de pandémie : cristallisation d’une nouvelle norme?

Télétravail et économie numérique en temps de pandémie : cristallisation d’une nouvelle norme?

En l’espace de quelques mois, la société met en place et intègre un nouveau quotidien selon des critères dictés par l’État et la Santé publique. Ce qui aurait pu paraître surréel il y a de cela peu de temps encore, paraît aujourd’hui comme une nouvelle réalité qui se concrétise dans l’institution de nouvelles normes régulant le monde du travail. On peut mentionner à cet effet le déplacement massif de l’économie vers le télétravail, afin de respecter les consignes de distanciation. De petites et grandes entreprises ont rapidement dû réorganiser leurs méthodes de travail afin de s’adapter rapidement à ce nouveau prérequis, conditionnel à la poursuite du travail. Dans ses points de presse, le gouvernement laisse présager que les entreprises ayant été en mesure de réorganiser le travail selon ces considérations pourront reprendre leurs activités plus rapidement. S’agit-il d’un incitatif d’État pour entreprendre ou consolider un virage numérique? Alors qu’on est à même de penser qu’il s’agit d’une situation temporaire, ce qui peut effectivement être le cas, on peut aussi se demander si le déplacement massif du monde du travail vers le télétravail ne cristallise pas plus rapidement une tendance, déjà en cours, vers le numérique.

Confinement et déplacement du monde travail vers le virtuel

« Autant dans l’enseignement que du côté du monde du travail, on se dirige vers des modes mixtes », avance Diane-Gabrielle Tremblay, spécialiste en gestion des ressources humaines, en économie et en sociologie du travail et professeure titulaire à la TÉLUQ. En effet, une partie du télétravail devrait se maintenir après le confinement, considérant qu’il y avait une demande existante de la part de salarié·e·s bien avant la crise sanitaire. Dans le monde de l’entreprise, on pouvait constater à ce moment une certaine résistance de la part des cadres, qui avaient plutôt tendance à s’opposer à l’implantation de politiques de télétravail. La logique de l’arrangement individuel prévalait, avec une certaine méfiance découlant notamment de craintes liées à la baisse de productivité. « La crise a forcé une réorganisation rapide du travail vers le domicile, démontrant du même coup qu’il était possible de le faire » relève la chercheuse, qui s’intéresse spécifiquement aux enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir. 

En guise d’illustration, Mme Tremblay estime  qu’un bond de 10 à 40 % a été réalisé sur l’ensemble du territoire québécois depuis le début du confinement en mars 2020, principalement dans la région métropolitaine, mais également dans les régions périphériques. Ce taux devrait graduellement redescendre selon elle pour osciller autour des 30 %, au respect des directives de la santé publique en matière de sécurité au travail. Tout de même, une augmentation significative du recours au télétravail due à la crise sanitaire est à prévoir lors du retour au travail post-COVID-19. Toutefois, elle rappelle de conserver la possibilité de travailler en présentiel afin de retrouver des espaces collectifs nécessaires à une dynamique collaborative caractéristique du monde du travail, qui est aussi un milieu social. Jusqu’à nouvel ordre cependant, toutes les organisations de type bureaux devraient être davantage enclines à conserver ce fonctionnement jusqu’à l’automne au minimum, et même en 2021.

Du côté scolaire, « on devrait assister au développement de nouvelles formules d’enseignement pour réduire la densité de population étudiante présente simultanément sur les campus », remarque Mme Tremblay. À ce sujet, elle souligne un engouement pour  la TÉLUQ de la part des étudiant·e·s, qui peut s’expliquer par le fait que les cours offerts soient pensés et construits pour être donnés à distance, alors que les cours en présentiel ont dû transiter dans la hâte vers l’enseignement en ligne dans le contexte de la crise sanitaire. Ainsi, tout porte à croire que la situation actuelle semble bel et bien précipiter le virage vers le numérique. Le gouvernement du Québec a d’ailleurs débloqué 150 millions de dollars destinés à faire l’acquisition d’équipements numériques dans les écoles1, ce qui laisse penser que le secteur scolaire représente un marché potentiellement très lucratif pour l’industrie numérique. Simultanément à la numérisation grandissante de l’organisation sociale, on apprend que les fonds CEFRIO, organisme de recherche dont le mandat était de soutenir le passage au numérique, ne seront pas renouvelés, celui-ci devant mettre un terme à ses activités en juin 20202.

Pourtant, plus que jamais, il convient d’approfondir la réflexion collective sur les enjeux de l’économie numérique, et plus particulièrement du recours massif au télétravail, qui déplace les lieux conventionnels du travail vers l’espace privé. Des questions concernant des considérations d’ordre matériel et immatériel se posent : qui fournit l’équipement et les installations adéquates? Comment le télétravail transforme-il notre rapport au travail? D’après ses recherches, Diane-Gabrielle Tremblay souligne que les deux avantages principaux pour les salarié·e·s seraient la réduction du temps de déplacement, particulièrement dans les zones urbaines; et une amélioration de la concentration au travail, en contraste avec les milieux de travail à aires ouvertes par exemple, qui ont tendance à être plus bruyants. On mentionne également la possibilité d’une meilleure conciliation travail-famille, plus spécifiquement chez les femmes. Cette situation n’est pas étonnante, car les chiffres démontrent que ce sont les femmes qui consacrent toujours davantage de temps aux activités domestiques3.

Pour ce qui est des inconvénients, on relève le manque de présence de collègues, ainsi que l’isolement, inconvénients qui sont davantage cités par les femmes et par les personnes qui pratiquent le télétravail à temps plein. Ces obstacles, que l’on retrouve surtout en situation de télétravail imposé, peuvent être surmontés par une mixité des pratiques, puisqu’ils sont minimisés lorsqu’il s’agit d’un désir émis par les employé·e·s. Par ailleurs, c’est au moyen de la socialisation et de la communication que sont mis en commun les réalités et enjeux liés au travail et essentiels à la construction d’un rapport de force capable de défendre les intérêts des salarié·e·s. Dans ce contexte, la pérennité de l’isolement des travailleuses et des travailleurs peut s’avérer problématique, ce pour quoi il demeure essentiel de maintenir des structures qui favorisent les interactions entre collègues.

Alors que le télétravail était jadis le plus souvent considéré comme une faveur pour les employé·e·s, force est de constater qu’il devient de plus en plus incontournable. Pour Mme Diane-Gabrielle Tremblay, « à partir du moment où ça devient plus généralisé, on peut prévoir que les syndicats regardent de plus près les enjeux qui y sont liés ». Dans les secteurs où le télétravail est davantage utilisé, par exemple celui des technologies de l’information et des communications, certaines entreprises fournissent le matériel nécessaire (ordinateur, chaise et table ergonomique) et couvrent certains frais afférents (chauffage, encre et imprimante, abonnement internet). Comme il s’agit d’une pratique peu, voire pas du tout réglementée ni encadrée légalement en Amérique du Nord, la chercheuse croit qu’on pourrait également s’attendre à ce qu’on entame de réels pourparlers à cet effet dans un avenir rapproché. L’espace adéquat pour travailler à domicile est un enjeu important, car il peut être source d’inégalités d’accès à l’emploi. En ce sens, il devient plus urgent pour les parties prenantes ·d’instaurer un cadre clair pour baliser la pratique et éviter les écueils·, affirme-t‑elle.

Le télétravail, au cœur des mutations du capitalisme

Dans une perspective plus globale, il est possible d’analyser le télétravail comme une pratique en phase avec les mutations du capitalisme à l’ère des technologies de l’information. Avant d’entamer cette réflexion, il est toutefois important de rappeler que la crise sanitaire actuelle n’est pas vécue de la même façon pour tous. En effet, les inégalités présentes dans la société sont révélées et renforcées dans le contexte de la pandémie. Pour le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, il est important de reconnaître que le confinement ne s’applique pas de façon uniforme pour toute la population : certains groupes sociaux sont confinés alors que d’autres ne le sont pas4. L’accès au travail à domicile pour les premiers peut être conçu comme un privilège, réservé d’abord aux emplois ayant statistiquement plus de chance d’être occupés par une classe sociale scolarisée. Les classes populaires sont plutôt davantage représentées au sein des emplois requérant une présence physique, par exemple dédiés à la production et livraison de biens et services considérés essentiels. Ceux‑ci, en plus d’avoir plus de chances d’appartenir à des populations plus vulnérables face au virus sur le plan de la santé, doivent donc endosser les risques supplémentaires associés au milieu de travail. La logique du confinement obéit donc d’abord à la logique de la classe sociale qui l’emporte sur la logique sanitaire5. En outre, la situation attribuable à la pandémie contribue fortement à renforcer la précarisation des groupes sociaux auparavant déjà précarisés et marginalisés, que ce soit les immigrant·e·s en situation irrégulière, travailleur·euse·s isolé·e·s, travailleur·euse·s du sexe, gens en situation d’itinérance, de dépendance ou autres. Cette situation s’illustre notamment sur les cartes géographiques de la région métropolitaine, où l’on constate que les quartiers les plus touchés sont ceux qui font l’expérience quotidienne des inégalités, de la pauvreté et du racisme systémique6.

Historiquement, il convient de souligner que la modernité se fonde pour plusieurs sur la séparation du travail à domicile et du travail salarié. Paradoxalement, sous l’impulsion des technologies de l’information et de la communication, on constate un retour d’une partie du travail salarié vers le domicile. L’accroissement de l’autonomie du travailleur n’étant plus soumis à une surveillance directe est caractéristique du « nouvel esprit du capitalisme7 » se dégageant des textes du nouveau management des années 70, qui nourrit la pensée patronale et les nouveaux modes d’organisation de l’entreprise de la période post-fordiste. Celle‑ci requiert désormais davantage d’autodiscipline, d’adhésion aux valeurs et objectifs de l’entreprise, d’investissement de soi, et même de concurrence et de surveillance entre salarié·e·s pour assurer la productivité. Le désengagement de l’autorité dans la chaîne de commandement peut donner une impression de liberté et de flexibilité aux travailleur·euse·s, qui se trouvent en fait à internaliser ce rôle auparavant rempli par les cadres8. Pour l’entreprise, l’externalisation9 d’une partie de ses activités permet une réduction des coûts liés à l’autorité et à l’immobilier, sans néanmoins réduire les impératifs de productivité et d’innovation nécessaires à l’accroissement des profits. Des facteurs de risques tels que le stress, l’épuisement et des enjeux de santé mentale sont associés au déplacement de cette charge additionnelle sur les épaules des travailleur·euse·s, qui ne se traduit pas nécessairement par une augmentation salariale conséquente.

Pour les sociologues françaises Claudie Rey et Françoise Sitnikoff, « La diffusion des TIC consacre et banalise l’incursion du travail dans l’espace privé10 ». En effet, les salarié.e.s passent plus de temps sur les lieux de travail et/ou apportent le travail à la maison grâce à l’omniprésence des TICs, ce qui résulte en une réduction considérable de l’espace privé non marchand. Dans certains cas, l’effacement des frontières entre espace privé et travail peut être exploité par le patronat, en se traduisant par exemple par des heures supplémentaires de travail non rémunéré associés à l’introduction d’une disponibilité accrue en dehors des horaires de travail traditionnels. En guise d’illustration, cet enjeu est à la source des débats sur le « droit à la déconnexion », qui vise à octroyer à l’employé·e la possibilité de moments de retrait du travail. Pour Éric George, professeur à l’École des médias de l’UQAM, ce nouveau management de l’organisation du travail est au cœur des mutations du système capitaliste financier : les hiérarchies y sont invisibilisées afin de mobiliser la subjectivité du salarié·e·s au service de l’entreprise11.

En guise d’illustration, ce dernier reprend la perspective du philosophe français Michel Foucault : « il s’agit de rendre les corps et les esprits dociles et utiles à la reproduction de l’ordre capitaliste12 ». L’auteur a effectivement consacré une partie considérable de son travail à la théorisation et la critique du pouvoir et des structures sociales, ainsi que leurs effets sur les corps et les subjectivités. On lui doit notamment le concept de biopouvoir, qui sert notamment à distinguer théoriquement, à partir de l’étude des techniques utilisées pour assujettir les corps, les formes « traditionnelles » des formes « modernes » de pouvoir exercé sur la vie. Alors qu’à l’âge classique, le souverain à droit de vie ou de mort sur le sujet, le pouvoir se déplace en Occident à travers la gestion de la vie de l’individu dans toutes ses composantes. Pour Foucault, la vie et le vivant deviennent les enjeux de nouvelles luttes politiques et économiques dès l’essor du capitalisme, car ils sont nécessaires à son fonctionnement. Ceci se fait au moyen de la discipline du corps, « considéré comme une machine qu’il faut dresser et dont il faut tirer le maximum de ses aptitudes, de sa force et de sa croissance13 »; couplée au contrôle du vivant grâce à l’usage d’un dispositif statistique de naissance, mortalité, santé et durée de vie qui sert à en assurer la gouvernementalité. Comme le formule la professeure de communication Sophia Del Fa dans une analyse qui met à profit la lunette foucaldienne pour analyser la pandémie au regard de la biopolitique, « [c]’est donc par la discipline des corps et la régulation de la population que se déploie le biopouvoir capitaliste qui a besoin de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production pour les assujettir aux processus économiques14 ». Le but de la gouvernementalité de l’État est de disposer des individus et des relations qu’ils entretiennent au moyen de normes, de travail ou de la vie sociale, inculquées et véhiculées à travers les institutions, de façon à servir objectifs et intérêts sans avoir à recourir à la force pour exercer sa souveraineté. Ainsi, en favorisant par exemple l’autodiscipline et l’amplification du brouillage des frontières entre vie privée et travail salarié, le risque est de contribuer à renforcer des logiques d’exploitation invisibles, alors que l’on invoque en façade l’amélioration de la qualité de vie des salarié.es.

En terminant, si ces enjeux ne sont pas applicables aux situations d’emploi en télétravail observées de façon individuelle, ils permettent tout de même de brosser un tableau plus large des conséquences potentielles et insidieuses des transformations du monde du travail à l’ère des TICs. À cet égard, le télétravail en représente une manifestation concrète et partagée à travers la quasi-totalité des domaines du monde du travail15. Par ailleurs, sur le plan environnemental, si on pointe une diminution du trafic routier quotidien en réduisant la masse de salarié·e·s devant se rendre au bureau chaque matin, il est possible d’envisager que le phénomène se traduise par une augmentation de l’étalement urbain, comme le fait judicieusement remarquer Diane Gabrielle Tremblay, les salarié.e.s n’étant plus contraints de se rapprocher physiquement du lieu de travail. On peut également mentionner l’impact environnemental et social de la production délocalisée des TICs, qui comporte en soi son lot d’enjeux. Ces considérations, présentes et questionnées bien avant la pandémie, appellent à une vigilance accrue dans le contexte de crise sanitaire actuel, qui contribue à accentuer la dépendance de nos sociétés aux technologies numériques.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/Pascal Lefevre

1 La Presse Canadienne, « Québec veut accélérer le virage numérique dans les écoles », Radio-Canada, 31 mai 2020. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707958/quebec-tablettes-ordinateurs-virage-numerique-ecoles-pandemie-distance

2 Christine Thoër et Pierre Trudel, « Un coup dur pour la recherche et la société québécoise ». La Presse, 2 juin 2002. www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-06-02/un-coup-dur-pour-la-recherche…

3 Patricia Houle, Martin Turcotte et Michael Wendt, « Évolution de la participation des parents aux tâches domestiques et aux soins des enfants de 1986 à 2015 », Statistique Canada, 1er juin 2017. www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-652-x/89-652-x2017001-fra.htm

4 RT France, « Interdit d’interdire – Geoffroy de Lagasnerie sur les impensés du confinement », vidéo disponible sur Youtube, avril 2020. bit.ly/2OuCjiT

5 Idem.

6 Tracey Lindeman, « Why are so many people getting sick and dying in Montreal from Covid-19 ? », The Guardian, 12 mai 2020. www.theguardian.com/world/2020/may/13/coronavirus-montreal-canada-hit-hard

7 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit Du Capitalisme, Paris : Gallimard, 2011.

8 Claudie Rey et Françoise Sitnikoff, « Télétravail à domicile et nouveaux rapports au travail », Revue Interventions économiques, n° 34, 2006. journals.openedition.org/interventionseconomiques/697

9 Transférer une partie des activités de l’intérieur vers l’extérieur de l’entreprise.

10 Idem.

11 Éric George, « L’intrusion de Google dans la vie privée, au cœur des mutations du capitalisme », Terminal, n° 108-109, 2011. journals.openedition.org/terminal/1331

12 Idem.

13 Sophie Del Fa, « Le biopouvoir à l’épreuve de la vie », Le Devoir, 20 juin 2020. www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/581168/devoir-de-philo-le-biopouvoir-a-l-epreuve-de-la-vie

14 Idem.

15 Fabrice Filipo, « L’inquiétante trajectoire de la consommation énergétique du numérique », The Conversation, 2 mars 2020.
theconversation.com/linquietante-trajectoire-de-la-consommation-energetique-du-numerique-132532?fbclid=IwAR1_3fP53s7kY8qzCZrgn3HwF6mL6FJy1DEnSxBjMMNDY-4BFdThNWSEcf4

Les artifices du capitalisme

Les artifices du capitalisme

Entrevue avec Alain Deneault sur son livre « L’économie esthétique »
 

La réputation du philosophe Alain Deneault n’est plus à faire. Au Québec, comme ailleurs dans le monde francophone, ses différents travaux sont lus, commentés et partagés. Que ce soit pour ses thèses concernant les paradis fiscaux – aussi nommés « législations de complaisance » –, la place privilégiée dont jouit l’industrie minière dans ce minéralo-état que sont le Québec et le Canada, mais aussi ses activités parfois problématiques ailleurs dans le monde, au totalitarisme pervers mis en place par ces nouveaux pouvoirs que sont les multinationales, sa conceptualisation de la médiocratie, du régime de « l’extrême-centre » ou bien pour sa critique de la « Gouvernance », Alain Deneault développe au fil des années une œuvre dont l’accessibilité au public ne fait pas ombrage au sérieux et à la complexité de celle-ci. Alors qu’il aborde divers sujets en se basant toujours sur une approche factuelle et soucieuse de s’ancrer dans le « concret », ressemblant parfois à du journalisme de fond et d’enquête, résumer la pensée de l’auteur en une seule thèse ou théorie peut s’avérer difficile. Or, si l’on considère la pluralité de ses travaux comme différentes manières de montrer en quoi « notre régime est fondamentalement capitaliste »[i] et que « nous sommes dans un régime qui ne veut pas dire son nom, et je pense que le problème et là »[ii], les différentes perches que nous tend Alain Deneault nous permettent, d’une part de nommer le capitalisme et de le voir sous toutes ses dimensions, et d’autre part d’en élaborer la critique. Dernièrement, l’auteur s’est lancé dans la publication d’une série de livres cherchant à restituer la polysémie du terme « économie ». Les deux premiers L’économie de la foi et L’économie de la nature sont tous deux parus en automne 2019. Récemment, la maison d’éditions Lux vient de faire paraitre le troisième de la série; L’économie esthétique. En attendant la sortie des trois derniers qui porteront sur l’économie psychique, conceptuelle, ainsi que sur l’économie politique, nous avons rejoint Alain Deneault pour nous parler de son dernier livre.

Q. Vous dites que l’on doit reprendre l’économie aux « économistes », de là l’objectif des différents opuscules de votre feuilleton théorique sur le sujet. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce projet?

Les spécialistes de l’intendance, depuis la fin du xviiie siècle, ont abusivement associé le propre de l’économie à leur discipline, et se sont arrogé le terme au point de se présenter eux-mêmes comme étant « les économistes ». Or, ce sème d’économie a connu jusqu’à nous une histoire féconde, polysémique et complexe. On le reconnaît tous azimuts, de  la théologie aux mathématiques, en passant par la rhétorique, la critique littéraire, la métapsychologie, les sciences de la nature et la philosophie. Dans maintes disciplines, ce terme économie a dénoté le fait d’ensembles complexes composés d’insondables relations entre de multiples éléments sans qu’il y ait nécessairement, comme c’est le cas dans le champ de l’intendance, d’enjeux monétaires autour de la production de biens et de services en vue d’une consommation rendue possible par un enjeu de circulation et de distribution. Cette approche spécifique de l’économie, celle des sciences de l’intendance, est tout à fait particulière, régionale et même marginale. En outre, économie a signifié ce qu’il en va, dans notre culture, du rapport institué aux objets de croyance, à la complexité des rapports psychiques avec les interdits moraux, à la composition des ensembles vivants, à l’agencement des éléments d’une œuvre d’art… De ce très grand nombre d’acceptions, ma recherche dans le cadre de ce « feuilleton théorique » vise à en dégager une compréhension conceptuelle. En partant de cette observation : si ces usages variés du terme ne procèdent pas de synonymes, et on ne saurait donc en aucun cas les confondre, ils ne relèvent pas de stricts antonymes pour autant. Quelque chose de commun les lie pour que ce soit à chaque occurrence le terme d’économie qui survienne. Et la définition conceptuelle qu’on peut dégager de l’usage du mot, une fois qu’on a pris conscience de ses différentes significations dans une multitude de domaines, permet de nous éloigner de la définition hégémonique que nous ont imposé les sciences de l’intendance abusivement présentées comme « économiques » en propre. Qui plus est, ce travail nous amène même à disqualifier les recours les plus idéologiques à ce terme, soit lorsque des experts en la matière font tout pour assimiler l’économie au capitalisme marchand, destructeur, inégalitaire, stressant, infantilisant et aliénant qui prévaut aujourd’hui. Rien ne saurait favoriser l’association d’un régime aussi délétère à la définition rigoureuse et conceptuelle de l’économie, laquelle porte sur le fait de relations fécondes, bonnes, susceptibles d’éveiller les sens et d’affiner la pensée.  

Q. Que voulez-vous dire par « science » de l’intendance, voire l’intendance – termes pour lesquels vous optez souvent dans ce texte? Est-ce pour vous une autre manière de nommer le capitalisme?

Je renvoie à la catégorie plus adaptée, plus juste et plus humble d’« intendance » tout discours théorique, expert ou profane, portant sur la production de biens, leur consommation et les enjeux comptables qui y sont reliés, qu’on associe aujourd’hui de manière précipitée au propre de l’« économie ». « L’économie », comme l’entretient la doxa dans les médias, les institutions d’enseignement, les universités et conséquemment la population en général, renvoie exclusivement à ce champ régional là. « Ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses », nous dit par exemple l’entrée du Larousse.  Il ne s’agit pas de dénoncer l’existence même de cette discipline ou de s’attaquer à sa légitimité, mais de contester principalement son appellation. L’intendance n’est qu’une façon parmi de très nombreuses autres de penser l’économie. En s’arrogeant le vocable économie, en prétendant en faire sa chose propre, celle-ci fait perdre à la conscience occidentale les nombreuses acceptions qui furent celles de ce mot dans notre histoire. Cela est d’autant plus fâcheux que les sciences de l’intendance sont jeunes – elles se sont appelées officiellement économie politiquescience économique ou en allemand Nationalökonomie – et ont emprunté énormément aux usages des autres disciplines qu’elles  ont ensuite fait oublier. Ce vaste champ de l’intendance qui recouvre aujourd’hui la gestion, le marketing, la comptabilité et l’investissement financier ne cesse d’emprunter à l’économie psychique (fidélisation des clientèles, manipulation des personnels, évolution des marchés boursiers…), à l’économie esthétique (marketing, publicité, idéologie…), à l’économie de la nature (agriculture industrielle, manipulations génétiques) ou encore à l’économie logique (comptabilité, gestion, administration, rhétorique), par exemple; mais c’est en intégrant, étouffant et réduisant ces acceptions comme telles oubliées à son champ extrêmement restreint de considérations. Ôter l’économie aux économistes et ouvrir la question de l’économie aux champs traditionnels qui l’ont enfantée, c’est redonner à la notion une portée qui correspond à son histoire et à sa mémoire. Parmi cette confrérie diversifiée des « économistes », les tenants du  capitalisme, enfin, ne se sont pas contentés de cette restriction, ils ont retourné ce terme de façon orwellienne, lui faisant signifier son contraire, l’économie devenant chez eux l’appellation d’un régime frénétique qui hypostasie l’argent et justifie des phénomènes troublants tels que d’inouïs écarts de richesse à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique, l’épuisement des sources d’énergie et de mines, la sixième extinction de masse et l’ère de l’anthropocène…

Q. Vous commencez votre livre en vous attaquant à celles et ceux qui seraient tenté.e.s  de définir l’« économie » en ayant directement recours à l’étymologie du mot, soit du grec ancien Oikos (maison) et Nomos (loi). Selon vous, cette approche peut faire fi d’un sens beaucoup plus large et complexe. Dans la pensée grecque, l’économie se concevrait plutôt comme un principe supérieur. À quoi ce principe renvoie-t-il?

Il s’agit d’une mise en garde plus que d’une attaque. Très souvent, lorsqu’on cherche à s’affranchir de la façon lourdement idéologique dont on parle d’économie aujourd’hui, on prétend pouvoir faire un saut gigantesque dans l’histoire et retourner d’un trait à la signification d’origine. On nous ressort alors l’expression « loi de la maisonnée », l’oikonomia, formé d’oikos et de nomos ayant signifié cela chez les Grecs. D’une part, je suis persuadé qu’on comprend mieux la portée et la puissance du terme économie lorsqu’on en fait la philologie plutôt que l’étymologie, c’est-à-dire lorsqu’on en suit l’évolution riche et plurielle dans l’histoire plutôt que d’en revenir à son usage premier. C’est là qu’on voit comme les médecins, les rhétoriciens, les théologiens, les naturalistes, les logiciens… s’en sont saisis et en ont amplifié le sens et la puissance. D’autre part, ce qu’on se représente comme étant l’étymologie du mot trahit très souvent une ignorance de l’histoire. La « loi » à laquelle on réfère devenant le synonyme artificiel de règlements applicables à une vie domestique censée se conformer à ce que le sujet libéral occidental vit dans sa réclusion individuelle quand il rentre du travail le soir. C’est complètement méconnaître l’hétérogénéité du sens de ces notions qu’on observe pourtant assez rapidement entre les Grecs et les modernes. Surtout, en relisant Xénophon et Aristote nommément sur la question, puis ensuite Hyppocrate et Denys d’Halicarnasse, on voit comment l’économie n’offre chez eux aucune pierre de touche sémantique, aucun fondement premier sur lequel tout s’appuierait. La maison se distingue de la cité pour des raisons que je rappelle dans mon livre, mais cela de manière tellement complémentaire qu’elle finit par s’y confondre parfois nommément. La loi quant à elle constitue un principe d’organisation tablant sur la modération et la mesure, qui a la maisonnée et le domaine patrimonial pour premier champ d’application, sans que celui-ci ne lui soit exclusif, ni même particulièrement important. Chez Aristote surtout, cette loi se laissera penser à travers une pléthore de comparaisons et de métaphores. Le domaine patrimonial s’organisera à la manière d’une armée soumise à l’autorité de son général, ou à celui des dieux dans leur rapport à Zeus, ou enfin à l’instar d’une composition harmonique en musique laquelle traduit l’ordonnancement en mathématiques… C’est dans cette série de relations, qui ne commence nulle part, que s’organise la pensée de l’économie en tant que régime des associations bonnes.

Q. Vous dites qu’il y a dans le domaine de l’esthétique différentes économies à l’œuvre. Que ce soit au niveau de la création de formes esthétiques, ou bien dans l’analyse de celles-ci, à quels types d’économies peut-on faire si l’on y prête attention?

Chaque moment du feuilleton théorique s’intéresse à un usage avéré du sème économie à un moment de notre histoire. Dans l’opuscule L’Économie esthétique, je fais des sauts depuis les premiers rhétoriciens au ier siècle de notre ère aux structuralistes de la moitié du xxe siècle, en passant par les écrits de différents participants aux débats littéraires et esthétiques. Il m’intéresse de voir comment ont progressé les références à l’économie du récit, à l’économie d’une œuvre, à l’économie esthétique à travers le temps. S’il s’agit à l’époque de Pierre Corneille de respecter les canons de la vraisemblance en ce qui regarde la morale établie, il s’agit ensuite dans la modernité d’établir à même une œuvre les critères de la vraisemblance qui rendront parlante à l’intérieur d’un système particulier telle ou telle référence. Il m’a aussi plu de remarquer que les œuvres littéraires modernes ont souvent évoqué la perte de sens des grands référents symboliques en les comparant continuellement à de la fausse monnaie, ou à de la contrefaçon…

Q. Vous semblez dire que, dans le cas de l’économie de la métaphore, si l’on peut croire que la métaphore sert à faire la démonstration d’un propos, voir illustrer un propos en le complétant avec un élément extérieur, celle-ci viendrait plutôt créer du sens et des unités de langage là où il n’y en a pas. De quelles manières la « science » de l’intendance se sert-elle de ce procédé?

Le cas de la métaphore est exemplaire quant aux usages heuristiques qu’on peut faire de la notion d’économie en esthétique et en linguistique. Si on prend les choses par le petit bout, on peut dire de la métaphore, au regard de la comparaison, qu’elle est économique dans la mesure où elle procède par épargne : elle fait l’économie du « comme » de la comparaison et traduit immédiatement une chose par une autre. Il est implicitement entendu que l’on use d’un référent pour en réalité en dénoter un autre. Mais une autre façon de comprendre la puissance économique du langage est de l’aborder non pas seulement du point de vue des raccourcis qu’il permet, mais de ce qu’il est à même de produire. C’est ce qui intéresse notamment le philosophe Jacques Derrida dans La Mythologie blanche : la puissance de production des métaphores. Celles-ci interviennent dans l’histoire de la langue précisément lorsqu’un terme vient à manquer pour désigner un fait ou un objet sans correspondant lexical. Je suis passé par ce chemin de la métaphore, dans les déplacements en lesquels elle consiste, parce qu’elle procède d’un chiasme : l’économie est l’objet de plusieurs métaphores lorsqu’on en suit le terme dans la production littéraire, tout en étant elle-même un témoignage prégnant de la puissance de production économique à l’œuvre dans le langage.

Q. Vous dites que le capitalisme aurait dès ses débuts mobilisé différentes fictions, pensons ici à la fable des abeilles. Or, alors que ces fictions rendent son imaginaire cohérent, l’idéologie produit un autre procédé fictionnel, soit de lui-même désigner ces fictions comme étant, si l’on peut dire, superficielles. Dans quel but la « science » de l’intendance se place-t-elle elle-même à distance de ces procédés esthétiques qui, pourtant, la constituent fondamentalement ?

Le discours idéologique auquel la science de l’intendance s’abaisse trop souvent – mais heureusement pas toujours – présentera immanquablement l’esthétique comme une façon d’enjoliver et de traduire dans l’après-coup le fait de raisonnements proprement scientifiques et vrais. Or, toutes ces références, toute sa conception, tout l’entregent qu’elle orchestre… ne se laissent guère imaginer sans le concours des forces esthétiques. Il m’a intéressé en particulier de constater que des artistes et les écrivains se voient invités de plus en plus souvent à soumettre l’administration de leurs revues, centres d’art, musées, théâtres et compagnies à des conseils d’administration constitués de banquiers, d’avocats et de comptables qui n’y comprenaient rien, sous prétexte que ces derniers maîtrisaient une science de la gestion censée échapper en tout point aux premiers. Or, les premiers, ces artistes réputés incompétents en la matière, ont au moins une compétence qui n’en finit plus d’embarrasser les experts : l’art de la mise en scène, des artifices et des faux-semblants, qui leur permet de paraître sous un jour enviable socialement, uniquement sur le plan des apparences. S’il est caricatural de s’en tenir à ce seul rapport, il est tout aussi abusif de ne pas en tenir compte du tout. 

Q. Vous avez eu l’occasion de réaliser vos études doctorales sous la direction de Jacques Rancière, notamment au moment de vos études doctorales, et vous semblez avoir conservé certains éléments de sa philosophie politique. Par exemple, dans « Politiques de l’extrême centre » publié chez Lux en 2016, parlant de comment est-ce qu’une politique de gauche se doit de penser le sujet collectif, vous mobilisez Rancière en disant que, selon lui:

« le peuple ne se laisse pas saisir une fois pour toutes par une autorité qui aurait le pouvoir définitif de le traduire, mais qu’il se donne une conscience de lui-même par des formes esthétiques ou des considérations sociologiques nécessairement toujours débattues. »[iii]

Étonnement, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que vous mobilisiez plus amplement Jacques Rancière dans votre livre « l’économie esthétique », vous ne mentionnez que brièvement ce dernier. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette prise de distance quant à sa philosophie esthétique et politique, et, inversement, en quoi vous pourriez rejoindre la pensée de Rancière sur d’autres points ?

Mon travail consiste à suivre, d’un point de vue philologique, l’évolution du sens du concept d’économie dans une variété de disciplines, et en ce qui concerne spécifiquement le champ de l’esthétique, de comprendre la manière dont y ont recouru ceux qui l’ont fait apparaître dans leurs études. À ma connaissance, Jacques Rancière s’arrête à la notion d’économie principalement dans un court texte intitulé « Le Baromètre de Mme Aubain », publié dans le recueil Le Fil perdu (La Fabrique, 2014). La façon dont il en traite m’apparaît déterminante. En prenant à rebours la lecture désormais classique de Gérard Genette et de Roland Barthes sur l’« économie du récit », il parvient à affranchir la notion d’un régime de pensée bourgeois et traditionnel, pour offrir d’importantes clés de lecture de l’évolution du terme, et des modes d’expression qu’il a connus en art. Soyons spécifique : Genette et Barthes s’intéressaient à la façon dont des narrateurs arrivaient à leurs fins dans la proposition d’un récit en élaborant une chaîne causale d’événements constituée de référents vraisemblables. Exemple prosaïque : un personnage doit mourir brusquement. Si on dit de lui qu’il est amoureux, de plus qu’il s’agit d’un mathématicien conséquemment plongé dans ses pensées, il sera donc normal qu’il agisse souvent en étourdi. En traversant la rue, il se fera percuter par une voiture. Rancière a relevé que cette approche de l’économie littéraire, qui consiste à associer le récit à des déterminants étroits, relève d’une poétique ancienne dont se targuait pourtant de se détourner Genette et Barthes qui la défendent, et soutient pour sa part une compréhension de récits renvoyant à une constellation d’éléments générant des situations – il cite en l’occurrence Flaubert, mais on peut très certainement penser au cinéma de Robert Bresson ou au roman JR de William Gaddis. Ainsi, la chose que Genette ou Barthes jugent superflue dans un roman, parce qu’elle coûte trop cher, est là pour rien, ne s’arrime à aucune causalité nécessaire menant à la fin d’une intrigue, témoigne pour Rancière d’une compréhension sociale et historique du monde qui ne repose pas nécessairement sur une telle linéarité, cette linéarité appartenant précisément à des conceptions que ces auteurs ont contestées dans leur œuvre. Étant donné que ma série d’ouvrages se constitue d’opuscules, je n’ai pas eu le loisir de réserver plus de place à Jacques Rancière, mais m’y suis référé en tentant de faire preuve d’économie.

Q. Dans une perspective d’émancipation, comment les personnes travaillant dans le secteur des arts et de la culture, qu’elles soient artistes, organisateur.trice.s culturels, critiques d’art ou autres, peuvent-elles contribuer à démasquer le capital dans ses recours à l’esthétique?

Tenons-nous-en, de la part d’artistes et d’écrivains d’abord, à la production d’œuvres, plutôt qu’à des interventions publiques faites en tant qu’artistes ou écrivains. On remarque dans la modernité plusieurs occurrences – de La Comédie humaine au cinéma de Robert Bresson, en passant par la poésie de Stéphane Mallarmé et Les Faux-Monnayeurs d’André Gide – où le capital, l’argent, les techniques d’investissement, l’appareil judiciaire qui les couvrent, les milieux politiques qui les légitiment… sont dépeints comme les vecteurs d’une vaste supercherie. Dans tous ces cas, les stratagèmes par lesquels les détenteurs de fortune s’érigent comme modèles sociaux apparaissent à la conscience plutôt que de disparaître derrière les artifices de faiseurs d’images. En ce qui concerne les critiques de littérature ou d’art, ils sont à même de repérer explicitement les procédés par lesquels des gens d’affaires laissent des experts en relations publiques les magnifier. J’ai souligné dans ma recherche les méthodes élémentaires que mettent en application les artisans de vidéos présentant Som Seif, le gourou de la société Purpose Investments : la caméra à l’épaule qui nous donne un faux effet de réel, le contrechamp d’auditeurs qui boivent les paroles du maître, le halo des projecteurs qui nous le montrent éclairé, le son remixé qui lui donne une voix transcendante… Ces effets grossiers comptent davantage pour faire valoir la crédibilité du sire que quelque attestation rationnelle sur ses compétences réelles ou supposées.

CRÉDIT PHOTO: Steven Peng-Seng Photography

[i] Entrevue avec Quartier Libre « L’effondrement du capitalisme a commencé » Web; https://www.youtube.com/watch?v=euZI6GvNLE4 , mars 2020.

[ii] Ibid

[iii] Deneault, Alain (2016). Politiques de l’extrême-centre. Canada; Lux, p.68

La crise du libéralisme à l’heure de la COVID-19

La crise du libéralisme à l’heure de la COVID-19

Par Léandre St-Laurent

À l’ère du progrès sanitaire, il n’a fallu qu’un virus grippal de la ville chinoise de Wuhan pour que vacille la civilisation libérale, vieille d’au moins 400 ans. Les deux principales institutions qui donnent sa stabilité au libéralisme, le droit et le marché, ont été mises sur respirateur artificiel. Et il n’est absolument pas certain qu’une fois la crise passée, le vent libéral balaie du même souffle qu’auparavant le monde occidental. La COVID-19 vient bouleverser un rapport au monde érigé par un Occident qui pensait avoir évacué la moralité du champ politique.

La formation historique de l’unité libérale

Pour saisir la nature ce que l’année 2020 a vu se désarticuler, le rappel historique des racines de la civilisation libérale est nécessaire. La longue trajectoire qui a permis d’instaurer les institutions libérales nous éclaire, par contraste, sur le choc produit par la pandémie sur les sociétés qui ont adopté le modèle libéral. Tout d’abord, cette civilisation naquit, à la sortie du Moyen-Âge, des guerres de religions européennes. C’est un point fondamental, puisque c’est en réponse à cette situation que l’État moderne du XVIe siècle mit en place des dispositifs politico-juridiques pour pacifier la société. Le schisme entre catholicisme et protestantisme avait rompu l’équilibre si durement trouvé par l’Occident quant au « problème théologico-politique » si bien décrit par le philosophe Pierre Manent[i]. Selon cet équilibre, l’Église, mère de l’unité chrétienne, façonnait les esprits, tandis que la monarchie, en organisant la vie sociale des divers royaumes européens, prenait en charge le pouvoir terrestre, qui est le champ proprement politique. Le compromis théologico-politique n’était possible qu’à condition que soit assurée l’unité religieuse. Et sans compromis, sans entente sur la morale religieuse globale, ce système devenait intenable.

Comme le précise le critique du libéralisme Jean-Claude Michéa, ce sont les acteurs centraux des États européens de l’époque, les « politiques », qui, à partir de cette conjoncture, poseront les fondements matériels du libéralisme[ii]. C’est dans l’objectif de trouver une nouvelle unité civilisationnelle que le libéralisme se présentera comme une nécessité historique. Le problème central qui occupe l’esprit des politiques en est un pratique : dans un contexte de morcellement des référents religieux, l’imposition d’une morale collective devient source de discorde dégénérant potentiellement en guerre civile ou interétatique. Il devient donc primordial de construire un appareil institutionnel qui empêche quiconque d’imposer sa moralité aux individus, principalement via l’État. Le droit, se restreignant à la protection des droits et libertés des personnes, devient alors l’institution cohérente d’une certaine Europe qui ne veut plus se définir moralement par les voies politiques.

Évincer la morale de l’action collective constitue le moteur fondamental du libéralisme. Cynique, le libéralisme croit les sociétés modernes incapables de s’organiser moralement par le haut, par l’intermédiaire de l’autorité, sans commettre le mal. Dans cette perspective, c’est l’égo individuel qui vient structurer les forces organisant la société. C’est de cette façon que se référer à la neutralité du droit pour y défendre les droits individuels devient le socle des sociétés libérales. La préservation des individus est son assise.

Mais les droits des gens ne s’équilibrent pas naturellement entre eux. Ils se font compétition, et c’est là le problème pratique rencontré par la logique d’une extension des droits. Le tribunal devient cette institution qui, dans un fin jeu d’équilibrage, octroie des droits et immunités au détriment de ces mêmes droits et immunités pour d’autres individus ou groupes[iii]. Neutre, le tribunal suit la cadence de cette dynamique conflictuelle. Et rapidement, la guerre sociale tant redoutée par les politiques a tout le potentiel de se reproduire sous la forme d’un affrontement des droits multiples[iv]. Comment alors pacifier la société sans réintroduire politiquement la morale publique? Comment empêcher l’affrontement sans retomber dans les travers qui en premier lieu ont fait naître le libéralisme?

Historiquement, le projet libéral a trouvé une voie de sortie dans cette institution politiquement neutre qu’est le marché. L’économiste Friedrich Hayek a très bien su saisir l’essence de cette institution prisée par le libéralisme. Le marché est une « cattalaxie », selon le terme grec cattalaxia, qui signifie « rendre ami » par l’échange. Le marché, comme « cattalaxie », est un ordre social spontané dont l’organisation dépend d’un ajustement mutuel des acteurs qui y participent[v]. Contrairement à tout acte de commandement d’une institution politique, le marché n’impose aucune morale par le haut. Dans un marché, aucun individu ou groupe, en principe, ne décide des comportements collectifs qui sont adéquats. La morale, en constante dynamique, y émerge plutôt des multiples interactions des acteurs du marché. Elle s’autorégule.

C’est le lieu idéal pour un système qui veut à la fois éviter la guerre entre tous et toutes, et en même temps éviter de produire une morale publique par la voie des institutions politiques. C’est ainsi que le droit « sous-traite » — l’expression est de Michéa — la morale au marché. On peut ainsi résumer le libéralisme à la formule suivante : « […] le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et le Marché le contenu […] »[vi]. Il s’agit d’un acte civilisationnel qui vient neutraliser la morale publique.

La pandémie : un choc pour l’unité du libéralisme

Au contraire de ce qu’impose le libéralisme, la COVID-19 structure une crise planétaire qui neutralise le droit et le marché. Il s’agit a priori d’une neutralisation temporaire dans un contexte d’urgence. Le marché, de son côté, a démontré à maintes reprises durant l’histoire du capitalisme sa capacité à se réinventer, à prendre des formes nouvelles lorsqu’il subit un choc. Le dynamisme du capital le porte à s’accommoder d’une pluralité de contextes. La relation passive-agressive qu’il entretient avec l’État-providence en est l’exemple flagrant. Le marché capitaliste a également su se relever de bouleversements majeurs comme le krach de 1929 et la crise financière de 2007-2008. Le capital a aussi cette capacité à se dégager de nouveaux pôles d’accumulation lorsqu’il décline dans certains secteurs ou qu’il y a atteint le maximum de son potentiel de croissance[vii]. Ne proclamons pas de facto une crise assurément structurelle et permanente du libéralisme.

D’un autre côté, le choc produit par la pandémie est sans commune mesure. Aucune crise précédemment traversée par le libéralisme ne permet de jauger adéquatement ce qui assaille actuellement nos sociétés. De façon à saisir la singulière ampleur de cette crise, l’intellectuel libéral et avocat Nicolas Baverez fait le constat d’un triple choc : sanitaire, économique et financier. Pour lui, c’est un peu comme si nous devions faire face à un « […] mélange de la grippe espagnole de 1918 […], du krach de 1929 et […] de l’effondrement du crédit de 2008 »[viii]. Le libéralisme a beau avoir un sens inné pour l’adaptation, il existe un certain point de rupture à partir duquel il n’est plus possible de maintenir sa forme traditionnelle grâce à la suprématie du droit et du marché. Dans un passé rapproché, le libéralisme s’est effectivement effondré. La jonction de la première guerre mondiale et de la crise économique de 1929 a eu raison de lui. Le libéralisme n’a pu se refaire une santé qu’après la Deuxième Guerre mondiale, au prix d’une alliance contre-nature avec l’État-providence moderne qui impose son pouvoir moral sur des strates importantes de la société civile.

Et la question du caractère exceptionnel de l’urgence sanitaire pose problème. L’« exception » n’a de valeur que dans un espace-temps circonscrit. À partir du moment où c’est l’humanité entière qui est touchée et que la crise se prolonge, le caractère exceptionnel de la situation perd justement de son « exceptionnalité ». La science politique et l’histoire nous enseignent à cet égard une leçon importante : les crises historiques structurent des séquences institutionnelles dans lesquelles il est difficile de ne pas s’empêtrer une fois que lesdites séquences sont enclenchées. Peu importe les intentions de l’État et autres acteurs centraux d’un système institutionnel, plus une voie institutionnelle est empruntée, plus grands sont les incitatifs pour continuer à agir dans ce sens, et plus cher est le coût à payer pour agir autrement. Il s’agit d’un véritable engrenage dans lequel la main se coince. C’est là la fameuse notion de la « dépendance au sentier » (path dependancy)[ix]. Plus nos sociétés emprunteront une trajectoire hors du droit et du marché, plus il sera difficile d’assumer le projet civilisationnel du libéralisme de neutralisation morale.

Tout est donc une question de timing. Afin d’imager cette trajectoire hors du libéralisme que nous impose la pandémie, l’ingénieur et analyste américain Tomas Pueyo utilisait dès les débuts de la crise les métaphores de « marteau » et de « danse »[x]. Le « marteau » consiste en cette stratégie de choc contre le coronavirus qui vise à aplanir la fameuse courbe de progression de la propagation de la COVID-19. La majorité des États développés, excepté certains comme la Suède ou la Corée du Sud, ont opté pour le confinement généralisé des populations. De la durée et de la dureté de ce confinement dépend la viabilité à court et moyen terme du libéralisme. La deuxième phase, la « danse » avec le virus, correspond au juste degré de déconfinement compatible avec le ralentissement épidémiologique voulu. Cette phase est nettement plus longue et perverse, puisque la ligne de démarcation entre état d’urgence et vie normale en société civile devient poreuse. Les peuples enclenchent alors une valse macabre avec la mort, un pas devant, un pas derrière, qui, chaque jour, enfonce un peu plus les sociétés libérales dans un chemin obscur où l’incertitude est la norme. Au moment d’écrire ces lignes, les populations occidentales se déconfinent lentement d’une première vague de la pandémie.  

L’impuissance du droit

Le « marteau » a ainsi imposé le confinement à la moitié de l’humanité[xi]. En prenant le contrôle total de l’espace public devenu interdit, les États du monde entier ont transformé objectivement les sociétés en tyrannies. L’interdiction d’occuper l’espace public ne concerne pas que l’organisation politique de la Cité, mais bien les activités socio-économiques du quotidien qui permettent aux gens de se préserver, bref, de vivre. C’est que le fléau subi et anticipé est tel qu’il rend logique cette drôle de moralité publique qui dicte comme bonne façon de vivre le fait de lutter contre soi. Lorsque la camarde rôde, on retient son souffle.

Cette volonté de toute puissance paternelle évoque une forme de gouvernement que le libéralisme a toujours cherché à annihiler. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle aux prises avec la guerre civile, l’un des premiers auteurs libéraux à faire de la préservation individuelle le socle de sa pensée politique, Thomas Hobbes, trouva une solution anti-libérale au problème de l’affrontement des moralités multiples. Pour Hobbes, l’intuition libérale de sauvegarde de la vie des gens était destinée à se nier elle-même si elle voulait atteindre son objectif d’assurer la sécurité individuelle. En fait, cette intuition libérale ne parviendrait jamais à concrètement protéger les gens si son modèle, qui se restreint aux droits individuels, entrave les institutions publiques dans leurs capacités à faire régner l’ordre, seule garantie pour la sécurité individuelle et collective. Dans ces conditions (libérales), il ne peut exister de préservation individuelle concrète. Hobbes était d’avis que la seule façon de neutraliser les morales particulières qui s’affrontent était de fonder un pôle de puissance si immense qu’il neutralise les capacités d’action de toute forme de prétention morale extérieure à ce pôle de puissance. Cette exigence d’un pouvoir absolu est à trouver dans l’État souverain, qui ne saurait supporter de limites à son champ d’action ni être remis en question[xii]. Hobbes voulait ainsi vider la moralité publique de sa substance en la soumettant à la froide domination de la loi. C’est ici la puissance de l’État qui vient neutraliser toute prétention à la moralité publique, plutôt que strictement le droit et le marché, comme le préconise le libéralisme.

La pandémie n’est évidemment pas une guerre civile, mais elle constitue un mal qui nécessite une réponse rapide, unidirectionnelle, coercitive et mesurée dans sa brutalité. La gestion de crise peut très difficilement s’accommoder d’une trop grande compétition quant à savoir ce qui constitue la juste prise en charge de la population. Dans ce contexte, le droit se résume, pour reprendre l’expression du juriste John Austin, à un « acte de commandement »[xiii]. Ce qui pose la loi et fait de l’individu un sujet du droit se limite alors à ce qui est proclamé par l’État, ni plus ni moins. L’écrit s’impose aux personnes sous la menace de peines si ce qu’il prescrit n’est pas respecté.

Cette façon de concevoir et d’appliquer la loi fait violence à la façon dont le libéralisme conçoit le droit. Une société libérale bien réglée ne se contente pas d’actes de commandements dictés par le pouvoir. Ces exhortations écrites ne constituent, comme l’exprime le philosophe du droit Herbert Hart, que les « règles primaires » du droit, cet aspect externe du droit qui pose des effets de contrainte sur les populations[xiv]. Mais au-delà de ce commandement de la loi, il existe au sein du droit des « règles secondaires » qui s’intéressent à la juste configuration des règles primaires, à leur application adéquate, à leur intégration dans un système juridique cohérent et aux façons dont ces règles peuvent être modifiées. Les « règles secondaires », partie interne du droit que les peuples intériorisent comme pratique légitime du vivre-ensemble, encadrent toute décision législative. Ces règles secondaires forment le socle de toute constitution et de toute jurisprudence.

Durant la crise sanitaire, le libéralisme doit faire face à une grande contradiction. Ce pilier fondamental du droit, qui transforme l’acte de commandement en loi, est censé protéger la vie des gens, surtout contre le pouvoir arbitraire de l’État. Or, dans un contexte où une pandémie nous assaille, il fait l’inverse de son objectif de préservation de l’individu, puisqu’il nuit aux capacités d’action rapide de l’État. Et chaque fois que l’acte de commandement de l’État est contraint ou ralenti dans son application, c’est une voie d’opportunité pour que le virus se propage. C’est là une belle contradiction. L’acte de commandement nie à l’individu son statut de sujet autonome. Mais en agissant de la sorte, il le protège.

Le même type de contradiction s’impose à un autre des principes fondamentaux du droit libéral : les droits de la personne[xv]. Cet étrange moment d’histoire vient mettre le libéralisme dans une position délicate. S’il veut préserver la vie des êtres humains, il doit tout faire pour que ces droits n’entravent en rien la gouverne de l’État. La libre auto-organisation de la société civile transforme les droits de la personne en armes bactériologiques, elle en fait les bras de la faucheuse. Le libéralisme se voit dans l’obligation de se suspendre juridiquement.

L’acte de commandement, d’un pays à l’autre

Au début de cette crise, toute forme d’application d’idéologie des droits de la personne s’est montrée impuissante, voire dangereuse en contexte de pandémie. En fait état, par exemple, l’acharnement avec lequel l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tenté de maintenir le principe de libre circulation des personnes. Dans les premières semaines de la crise sanitaire, l’OMS agissait comme si le monde continuait de suivre la valse radieuse de l’humanitaire libéral. Reprenant les recommandations de l’appareil central du Parti communiste chinois (PCC), l’OMS a, durant des semaines, déconseillé aux États de restreindre les flux migratoires en provenance d’Asie. Pendant que les États occidentaux continuaient d’agir selon les paramètres ordinaires du libéralisme, le coronavirus se disséminait de façon fulgurante, passant d’épidémie à pandémie[xvi].

Les États représentatifs occidentaux qui, initialement, ont réagi le plus promptement à l’encontre du droit libéral sont ceux qui avaient à leur tête des gouvernements qui n’étaient pas particulièrement attachés au libéralisme politique classique. Les circonstances rendaient pragmatiques des décisions autrement jugées odieuses. Le 11 mars 2020, le président américain Donald Trump bloquait unilatéralement toute immigration en provenance d’Europe, après qu’il l’eut fait plus tôt pour l’immigration en provenance de Chine[xvii]. De son côté, le premier ministre canadien Justin Trudeau a gaspillé des journées critiques à tergiverser selon ses œillères libérales. Cette inaction força François Legault à envoyer des forces policières sécuriser l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau, outrepassant par le fait même ses champs de compétences provinciaux[xviii].

Mais le libéralisme s’est finalement adapté, défigurant de la sorte son projet civilisationnel. Ce qui aurait été une hérésie il y a peu a été poussé à son maximum, de sorte que les territoires nationaux, les quartiers, les rues, l’enceinte de la sphère privée ont été interdites à la circulation normale des populations. La chape de plombs d’une certaine morale publique a posé son voile sur la vie des gens. Et voilà Justin Trudeau, que The Economist qualifiait il y a peu de l’un des « derniers libéraux »[xix] au monde, qui refuse la réouverture de la frontière canado-américaine au « populiste » et autoritaire Donald Trump[xx].

L’acte de commandement par lequel le droit libéral est bafoué passe par une suprématie du pouvoir exécutif qui agit par décrets. À mesure que se disséminait le coronavirus, l’exécutif de la majorité des gouvernements du monde étalait sa sphère d’action, jusqu’à englober la quasi-totalité du processus décisionnel par lequel l’État actualise sa puissance sur la société. Sa forme ultime est le confinement policier. L’État autoritaire semble le plus à même de prendre en charge cette tâche ingrate. Si la norme chez les États occidentaux est de distribuer aux gens des amendes dissuasives très élevées et de mettre en accusation pénale certains comportements jugés dangereux, le modèle d’un État autoritaire ne s’exclut aucune limite pour abattre la menace. L’individu devient un objet dans la trajectoire de l’acte de commandement. Le président des Philippines Rodrigo Duterte fut explicite. S’adressant aux forces policières du pays et à l’armée, il leur ordonnait dès avril « d’abattre » toute personne ne respectant pas les règles de confinement et de contrôle social. À l’endroit des récalcitrant∙e∙s, il s’élança : « Je vous enverrai au cimetière… N’essayez pas de défier le gouvernement. »[xxi]

C’est là l’exemple extrême d’une excroissance du pouvoir exécutif et de tout l’arsenal policier qui l’accompagne. Mais nul besoin de se plonger dans l’observation d’une dictature assumée pour prendre acte d’un tel phénomène. Plus près de ce que l’on est habitué d’observer en Occident, les régimes représentatifs dit « ilibéraux »[xxii] d’Europe de l’Est, comme en Hongrie ou en Pologne, accusent une radicalisation d’un pouvoir autoritaire qui fait sortir ces régimes du cadre parlementaire. En Hongrie, le parlement a ratifié une « loi coronavirus » qui décrète l’état d’urgence dans tout le pays et octroie les pleins pouvoirs au premier ministre Viktor Orban et ce, sans limite de temps. Le seul moyen pour qu’Orban perde son statut de chef suprême de l’État est que le parlement entièrement acquis à son parti, le Fidesz, lui retire ce statut spécial[xxiii]. Comme nous le savons, les démocraties représentatives, elles non plus, n’en sont pas sorties indemnes. La pandémie de COVID-19 a forcé la suspension du travail parlementaire de la majorité des pays du monde, durant des semaines, voire des mois. Tout fut mis en place pour que le pouvoir exécutif ait le champ libre dans sa capacité à imposer ses actes de commandement.

À l’heure du déconfinement des populations, l’urgence de la relance économique offre de nouvelles justifications pour une extension du pouvoir exécutif en contexte démocratique. Au Québec, la CAQ en fait la parfaite démonstration avec son projet de loi 61. Avant que l’adoption du projet de loi ne soit reléguée à l’automne 2020, la loi proposée visait à donner, durant deux ans, des pouvoirs d’exception au premier ministre François Legault, qui permettent au pouvoir exécutif de contourner des lois de l’Assemblée nationale ou de ne pas la consulter, de remodeler les relations contractuelles qui lient certaines entreprises à l’État québécois et de doter le gouvernement d’un pouvoir d’expropriation[xxiv].

La crise produit donc mécaniquement des modèles de gouverne étatique en rupture avec ce que préconise le libéralisme. Au moment où la pandémie atteignait les portes de l’Occident, l’État chinois se prétendait le modèle d’un État fort bien huilé qui est capable de réagir efficacement face à un fléau qui n’a que faire de la douce discussion libérale berçant la modernité occidentale. Contrairement au capitalisme libéral, la Chine assume, comme le précisait récemment l’économiste Branko Milanovic, un « capitalisme politique » entièrement inféodé à son État central[xxv]. Ce système est le fruit d’un Parti communiste chinois (PCC) qui a écrasé toute forme d’opposition sociale et idéologique à la domination de l’État lors de la récente révolution culturelle et économique. Le capitalisme chinois, qui vise l’exportation de son modèle, se distingue par deux aspects lorsque comparé au capitalisme libéral. Dans un premier temps, la croissance économique est entièrement prise en charge par une bureaucratie centrale qui encadre les acteurs du marché selon une planification de l’économie. Dans un deuxième temps, la loi, en pleine contravention du droit libéral, s’applique arbitrairement selon les volontés du PCC.

Avant même que l’histoire n’exige des sociétés l’urgence sanitaire, le peuple chinois était donc déjà habitué de fonctionner au pas d’un État qui impose ses actes de commandements en vue d’une juste moralité publique. La propagande chinoise n’a pas tardé, dès janvier, à faire montre de son tour de force contre la pandémie, tandis que l’Occident hésitera un moment avant d’imposer le « marteau » : isolation rapide par l’armée de la ville de Wuhan, confinement généralisé de la province de Hubei, couvre-feu, construction d’immenses hôpitaux, dont l’un supposément en dix jours, érection de murs en béton autour de résidences et de quartiers accusant d’importants foyers d’éclosion du virus, occupation des villes par l’armée, fermeture des aéroports[xxvi]. En prenant pour acquis la validité des données chinoises quant à la comptabilisation de leurs victimes de COVID-19, la Chine offre un portrait reluisant de la situation lorsque comparé à des pays occidentaux comme l’Italie ou les États-Unis où l’épidémie a dégénéré. Durant les mois de mars et avril, au pic de la propagation en Occident, le gouvernement chinois, qui assurait avoir maîtrisé la situation, accusait l’Occident d’être la source d’une importation de nouveaux cas de COVID-19[xxvii], puisque considérée incapable avec ses mœurs libérales d’endiguer le fléau[xxviii].

En Occident, il est facile de ne pas se rendre compte de la nature de cet acte de commandement qui s’est imposé. Le consentement consensuel quant aux justifications sanitaires de cette affirmation autoritaire d’une moralité publique renforce cette illusion. Dans les démocraties occidentales, l’épaisseur de ce voile se mesure à l’ampleur des taux d’approbation à l’endroit des gouvernements. Pourtant, du moment où il est perçu que l’État n’agit pas simplement pour de justes raisons de santé publique, et que l’imposition d’une façon de vivre n’est plus en phase avec ce qu’une masse critique de la population est prête à assumer, le calme plat du confinement se trouve assaillit d’importantes magnitudes.

Les États-Unis constituent probablement l’exemple type d’un pays démocratique où l’urgence sanitaire a pris l’apparence d’un pur acte de commandement qui dépasse ses prérogatives de santé publique. La polarisation de l’espace public étatsunien et son tribalisme politique sont tels[xxix] que l’imposition du confinement y a pris les allures d’une continuation brutale de la politique partisane. Durant la crise, le New York Times faisait le constat que l’affirmation des mesures de contrôle social avait pour effet une dégénérescence de la guerre culturelle sévissant entre progressistes (liberals) et conservateurs[xxx].

Dans certains États sous contrôle du Parti républicain, comme le Texas, l’Ohio ou l’Alabama, l’urgence sanitaire a été l’occasion d’exclure l’avortement de la liste des services médicaux essentiels et d’en criminaliser la pratique. La mécanique électorale fut également repensée sans consultation publique, en vue d’adopter le vote électronique. À l’opposé, lorsque les tenants du conservatisme subissaient l’urgence sanitaire, les mesures de contrôle social furent perçues comme la consécration d’un « État profond » qui bafoue les libertés civiles. Ainsi en fut-il de la liberté de conscience face à la fermeture d’églises, de la liberté d’entreprendre face à l’arrêt de l’économie ou du deuxième amendement de la constitution américaine (le droit de porter des armes) face à la décision de certains États comme celui de New York de ne pas considérer les magasins d’armement comme services essentiels. Dès le 17 avril, le président Donald Trump appelait la population, dans une forme de proto guerre civile, à « libérer » les États, la plupart gouvernés par des démocrates, où les mesures de confinement furent les plus strictes[xxxi]. Durant des semaines, des manifestations anti-confinement se sont multipliées. Le 30 avril, des hommes armés de fusils d’assauts, qualifiés par Trump de « très bonnes personnes », entraient dans le capitole de l’État du Michigan afin de faire pression sur les élue∙es[xxxii]. Cette hostilité à l’endroit de l’autoritarisme sanitaire peut potentiellement s’actualiser dans maintes sphères des sociétés en cause. Par exemple, suite au meurtre policier de George Floyd, il n’est pas difficile de s’imaginer l’indignation massive qui découlerait d’une décision des États de réprimer, sous couvert de raisons de santé publique, les manifestations antiracistes qui déferlent sur l’Occident.

Du commandement à la prise en charge sanitaire           

Bien évidemment, le « marteau » concerne un espace-temps circonscrit. Le pari des sociétés libérales est qu’une fois l’exceptionnalité de l’urgence sanitaire assumée, un juste retour au droit libéral est possible. À cet égard, ce sera probablement du cas par cas, et tout dépendra des capacités de chaque société à faire rentrer dans sa bouteille le génie du pouvoir exécutif. Mais cette hypothèse reste aveugle sur un point crucial. Contrairement à son moment d’instauration, l’urgence sanitaire ne s’arrête pas du jour au lendemain par décrets. La forme qu’elle revêt suit plutôt la tendance de dissémination du virus. C’est là la « danse » avec le virus, moment où les sociétés tentent de lentement désactualiser la puissance d’un pouvoir exécutif devenu global. En déconfinant l’économie et les autres relations sociales, l’urgence sanitaire passe d’un acte de commandement explicite, et donc visible, à une dissémination subtile de la moralité publique à l’intérieur de la société civile. C’est là un aspect important qui vient mettre à mal le libéralisme qui croyait justement faire l’économie de la morale par le droit. Une forme de biopolitique[xxxiii], dictée par les spécialistes de la santé publique, s’instaure et vient modeler le corps dans ses actes et l’esprit dans ses épanchements. Pour que la bonne hygiène publique s’affirme, toute personne citoyenne devient une reproduction microscopique du pouvoir exécutif bienveillant. La norme est alors à la rectitude morale et à la délation.

Encore une fois, c’est la Chine qui montre la voie à suivre. Depuis plusieurs années, le PCC a instauré un « crédit social » qui permet à la salubrité morale d’organiser l’activité sociale des gens. Semblable à un épisode dystopique de la série Black Mirror[xxxiv], le crédit social instaure un système de points qui récompense les comportements sociaux jugés sains, le point octroyant ou réduisant les droits et services à la mesure du niveau cumulé par tout individu obligatoirement soumis à ce régime. Les technologies de la surveillance, comme la vidéo-surveillance, la géolocalisation et le bluetooth, forment le socle d’un régime devenu la première « dictature numérique » de l’histoire[xxxv]. Ce sont des mécanismes de contrôle social qui ont été radicalisés par l’État chinois durant la sortie de crise[xxxvi]. Pour l’Occident, en contexte de déconfinement, une utilisation plus modérée de ces technologies  constitue la solution logique d’un pouvoir exécutif qui se retire graduellement. Elles visent à implanter le traçage numérique des gens actuellement ou antérieurement atteints par la COVID-19 ou de toute personne ayant croisé leur route, à l’image de certains pays qui ont appliqué plus modérément le confinement, comme la Corée du Sud[xxxvii]. En Occident, l’ampleur de ce phénomène dépendra des pas de danse avec le virus et, surtout, de la présence ou non d’une deuxième vague importante du virus.

L’impuissance du marché

En principe, une telle trituration du libéralisme n’est pas totalement incompatible avec une certaine forme d’autogestion de la moralité publique au sein de la société civile. On peut imaginer, une fois le déconfinement consommé, une société ayant suffisamment intériorisé les règles sanitaires nécessaires à la lutte contre la pandémie pour continuer son train quotidien, sans que l’État soit dans l’obligation d’appliquer un acte de commandement par décret. On peut également imaginer que l’État ne s’impose pas de manière trop forte comme force morale qui dicte ou structure une juste façon de vivre. Bref, que le libéralisme maintienne cet « […] État qui ne pense pas »[xxxviii].

C’est supposer que les mécanismes neutres d’autorégulation morale que sont ceux du marché capitaliste fonctionnent toujours. Pour qu’une telle chose soit possible, il aurait fallu que les règles qui encadrent l’ajustement mutuel des acteurs du marché, et qui rendent possible les lois de l’offre et la demande, soient maintenues. Comme nous le savons, la même logique qui faisait de certains droits fondamentaux des armes pour la propagation du virus s’applique de façon analogue à la compétition des activités économiques et à la libre circulation des marchandises. C’est de cette façon que le gros de l’économie planétaire a été mis à l’arrêt. L’autorégulation morale fut ainsi remplacée par la moralité publique de l’urgence sanitaire.

Mais ce n’est pas tout. Pour que cette catallaxie décrite par Hayek, cette dynamique où l’autre est « l’ami » avec qui l’on échange, puisse se déployer, il est nécessaire que cette autorégulation morale trouve un point d’appui concret dans la réalité sociale. Ce point d’appui, qui donne les informations nécessaires aux acteurs du marché pour adapter rationnellement leurs comportements, c’est le prix des marchandises. L’autorégulation du marché s’affirme à partir du moment où l’offre et la demande se joignent sous un prix d’équilibre. Ce prix correspond toujours à sa possible transposition en un accès à des ressources matérielles. C’est pourquoi le marché, s’il veut exister, dépend de la croissance économique associée à celle de la population et de ses besoins, ainsi qu’à la croissance du capital.

Or, ce sont justement les racines matérielles du marché que l’arrêt de l’activité économique a arrachées de terre. Ces mois de confinement ont vu se concrétiser l’effondrement de la production mondiale. L’historien et économiste Adam Tooze s’alarmait dès avril des effets déjà hautement perceptibles de la politique de confinement sur l’économie planétaire. Pour lui, si la stagnation de l’activité économique se perpétuait trop longtemps, il n’aurait suffi qu’un an s’écoule pour que le PIB mondial s’effondre du tiers par rapport à son niveau du début de l’année 2020. Ce serait alors assumer « […] un niveau de contraction quatre fois plus rapide que celui de la Grande dépression des années 1930 »[xxxix]. Ça, c’est si la tendance de confinement s’était maintenue au-delà du mois de juin. La « danse » a depuis imposé son rythme lugubre.

Le présage de Tooze nous donne toutefois une idée de la violence de la dépression économique qu’ont produite les mois de mars, avril et mai. À cet égard, le Fond monétaire international (FMI) anticipe une chute du PIB mondial de 3 %, 6 % pour les pays développés, donc en deçà de la dépression de 1929 (-10 %), mais infiniment plus importante que la crise financière de 2007-2008 (-0,1 % en 2009)[xl]. La Banque mondiale a depuis revu ces prédictions à la hausse : -5,2 % pour l’économie mondiale et -7 % pour les économies développées[xli]. Il n’a suffi que de quelques semaines pour que les États-Unis perdent l’équivalent de l’ensemble des gains économiques attribués à la croissance des années 2010[xlii]. Et la Chine, pour la première fois depuis qu’elle émet des cibles de croissance économique (en 1994), a suspendu cette pratique pour l’année 2020[xliii]. À une ère où le progrès humain a pour condition une croissance au minimum entre 1 % et 2 % du PIB par année[xliv], c’est une catastrophe monumentale. Nous sommes dans une situation où les sociétés, avec leurs moyens actuels et, surtout, selon les paramètres normaux du marché, n’ont pas les capacités minimales de reproduction matérielle du bien-être humain, tel que le logement ou l’accès à des biens de première nécessité, des services essentiels et des loisirs.

La mise à mal du libéralisme économique

Le marché peut très difficilement continuer à se déployer librement sans contrevenir à l’esprit du libéralisme. La solution du marché au problème de la pandémie aurait normalement dû être celle qui n’a pas été appliquée : le laissez-faire. La stratégie de santé publique compatible avec ce dogme de l’autorégulation est celle de l’immunité collective à travers laquelle, dans une forme de darwinisme social, les plus faibles et les plus âgé∙e∙s succombent, et les mieux adapté∙e∙s, ayant contracté le virus, développent ladite immunité. C’est la stratégie de départ que le premier ministre britannique Boris Johnson voulait appliquer pour son pays, au contraire des objectifs de la santé publique[xlv], jusqu’à ce que l’éclosion du virus ne prenne des proportions monstre et qu’elle envoie aux soins intensifs un Johnson lui-même contaminé par la COVID-19[xlvi].

Encore une fois, Michéa est très utile pour cerner les acrobaties effectuées par le libéralisme lorsque confronté à une réalité qui entre en contradiction avec la vision du monde supposée par son projet civilisationnel. Plutôt que d’intégrer ces contradictions et de se transformer, le libéralisme maintient sa forme pure dans une « […] fuite en avant, avec son inévitable cortège de catastrophes et de régressions humaines »[xlvii]. Le libéralisme prend alors une forme qui réalise l’exact opposé de ce qui justifie son existence : il empêche la préservation de soi. Il n’y a pas meilleure démonstration de ce retournement funeste du libéralisme que les propos du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, qui affirmait fin mars que « les personnes âgées de ce pays sont prêtes à se sacrifier pour sauver l’économie »[xlviii]. Une société qui ferait ce genre de choix en est une qui préfère le libéralisme à la vie des personnes qui l’habitent. Belle contradiction que ce libéralisme qui se choisit lui-même plutôt que la sauvegarde du bien-être de l’individu, son but initial.

Une autre fuite en avant possible de la civilisation libérale est le maintien du marché dans une forme peu éloignée de celle qui prévalait avant la crise. Ce maintien des conditions de l’autorégulation économique nécessite toutefois, pour y parvenir, de faire violence au libéralisme en renflouant le marché à l’aide d’un État qui assume pleinement son pouvoir moral sur la société. C’est déjà ce qui s’est passé durant la crise financière de la fin des années 2000, lorsque l’État américain a injecté au-delà de 700 milliards de dollars dans la grande entreprise et les banques[xlix], assumant de la sorte un drôle de socialisme sélect pour capitalistes. Dans le contexte actuel, la Réserve fédérale américaine (FED) prévoit l’injection de 4000 milliards de dollars dans l’économie américaine, l’équivalent d’un cinquième de la richesse annuelle du pays[l]. L’Union européenne, de son côté, a déjà mis en place le 9 avril un projet d’injection de 540 milliards d’euros dans l’économie européenne[li]. Le duo franco-allemand souhaite, depuis fin mai, un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros venant s’ajouter à l’argent déjà investi[lii]. La Commission européenne renchérit en proposant une injection de 750 milliards d’euros, dont 500 milliards en subventions et le reste en prêts[liii]. Cette fuite en avant dans la relance économique selon les paramètres du marché pourrait prendre la forme d’un raidissement des conditions de vie des gens. Pour exemple, en France, le président Emmanuel Macron envisage de contourner le droit du travail français, qui impose la semaine de 35 heures, pour exiger les 60 heures dans certains secteurs clé de l’économie[liv].

Le compromis moral du libéralisme

Mais ce qui semble plus concrètement se dessiner est une intégration par le libéralisme des contradictions auxquelles il fait face. Dans ces conditions, le libéralisme ne peut plus se contenter de la forme pure d’une union du droit et du marché. À cet effet, le XXe siècle nous éclaire quant à l’exemple d’une trajectoire libérale qui a assumé un compromis avec l’affirmation du pouvoir moral de l’État-providence, suite au krach de 1929 et à la Deuxième Guerre mondiale. La situation actuelle est le fruit d’un monde occidental qui a essayé, depuis les années 1980, et au contraire de ce qui a été fait en période d’après-guerre, de se désengager de cette voie de compromis. La rupture des années 1980 s’affirma par la lente réaffirmation de la toute-puissance du marché. Cette consécration du néolibéralisme nous a placé dans la conjoncture actuelle[lv].

La pandémie structure une séquence historique qui exige le retour d’un compromis, à moins d’une fuite en avant catastrophique du libéralisme. La désindustrialisation de l’Occident, la délocalisation de son activité économique et l’affirmation d’une division internationale du travail selon les paramètres d’une économie libérale globalisée sont des effets des mécanismes du marché qui se sont avérés funestes durant la crise sanitaire. L’idée que la distribution des ressources passe par une optimisation naturelle du capital s’est fracassée à la dure réalité d’une pandémie qui annihilait les capacités usuelles d’accumulation du capital.

Et la division internationale du travail, plutôt que d’assurer une harmonie organique des avantages comparatifs de chaque pays, a prouvé qu’en temps de crise, les États-nations s’accaparent les ressources stratégiques qu’ils ont accumulé. C’est exactement ce qui est arrivé avec la production de masques médicaux que les pays asiatiques ont dirigé vers la sauvegarde de leurs populations. Il s’en est suivi une compétition existentielle des États occidentaux pour l’approvisionnement en masques. L’on se rappelle tous et toutes de cet épisode du début avril où les États-Unis ont détourné, pour leur propre approvisionnement, une cargaison de masques chinois destinés au Canada[lvi]. Une autre calamité de la suprématie du marché fut également l’affaiblissement des systèmes de santé en Occident suite à des vagues successives de mesures d’austérité dans les dernières années et de réorientation de ressources vers le marché plutôt que dans les structures de l’État-providence.

Durant l’urgence sanitaire, le retour en force de l’État-providence a, dans l’immédiat, pris la forme d’une aide économique directe aux ménages et aux particuliers pour répondre à la massification du chômage[lvii]. Jointe aux plans de relance nationaux, cette aide a signifié l’explosion massive de la dette publique de la grande majorité des États. C’est là une entorse majeure à un dogme fondamental du néolibéralisme qui condamne toute forme de déficit public. Pour cause, l’Union européenne a suspendu ses règles budgétaires qui empêchent tout État d’assumer un déficit annuel au-delà de 3 % ou une dette dépassant 60 % de son PIB[lviii]. La Banque centrale européenne (BCE) avait même pour objectif d’organiser un programme de rachat des dettes des États européens, jusqu’à ce que l’Allemagne, économie dominante de la zone euro, impose unilatéralement un arrêt juridique contre la BCE par l’intermédiaire de sa Cour constitutionnelle[lix]. On a là l’exemple d’une fuite en avant contradictoire de la civilisation libérale où un État tente de sauver le libéralisme en imposant son pouvoir moral sur la neutralité du droit européen.

Bien que la relance économique se déploie dans l’optique d’un redémarrage du grand commerce capitaliste, les États organisent déjà en parallèle certaines solutions qui font violence aux paramètres du marché. C’est le cas, par exemple, de la France[lx], mais également des Pays-Bas, du Royaume-Unis et même des États-Unis[lxi], qui envisagent des nationalisations d’entreprises privées et de certains secteurs de l’économie, en sens contraire de la trajectoire que plusieurs de ces pays suivaient depuis plusieurs années. Il reste à voir si ces intentions seront suivies d’actions conséquentes.

Certains pays adoptent même des solutions innovatrices. Pensons aux Pays-Bas, qui s’imaginent un modèle de développement nommé le « Beigne d’Amsterdam »[lxii], visant à assumer une croissance économique en phase avec les besoins des peuples et les capacités de la nature à essuyer ses contrecoups. L’Union européenne, de son côté, envisage un plan de relance écologiste avec son « Pacte vert »[lxiii]. Pensons aussi à la Nouvelle-Zélande qui veut instaurer la semaine de quatre jours comme solution au chômage de masse[lxiv]. Globalement, avec le caractère systémique de la massification des mesures d’aide économique en réponse au chômage, l’idée d’un revenu universel garanti par l’État, dans maints pays, plane sur les esprits[lxv].

Tous ces coups de semonce du réel montrent que les capacités du libéralisme à neutraliser la morale, sous une forme tendant à imposer cette union historique du droit et du marché, sont pour le moment radicalement mises à mal. Face à ces catastrophes qui se jettent sur la civilisation libérale, le retour à une moralité publique forte semble inévitable. S’il est possible que l’humanité emprunte une trajectoire morale qui ne soit pas incompatible avec une forme renouvelée de libéralisme, donc en rupture du néolibéralisme, ce n’est pas une certitude assurée. Il est important de se rappeler que, si de l’effondrement du libéralisme du XXe siècle est née la social-démocratie, cette séquence trouble a également engendré le marxisme-léninisme et ses variantes, le fascisme ainsi que le nazisme[lxvi]. Il est pour le moment assez difficile de bien scruter la pénombre qui se dresse devant nous. Ce que le regard arrive à scruter à travers ce jeu d’ombres, c’est le dragon chinois qui veut se dresser hors de l’abîme. Et l’aigle américain, qui tente de toujours voler plus haut.

CRÉDIT PHOTO: Flickr/Silvision


[i] Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.

[ii] Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, France : Champs essais, 2010.

[iii] Wesley Newcomb Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, Yale University Press, 1966.

[iv] L’empire du moindre mal, op.cit.

[v] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, France : Presses universitaires de France (PUF), 2008.

[vi] L’empire du moindre mal, op.cit., p.75

[vii] David Harvey, The New Imperialism, Royaume-Uni: Oxford University Press, 2005.

[viii] RT France, «Interdit d’interdire- Nicolas Baverez et Juliette Duquesne sur les conséquences du coronavirus», diffusé sur Youtube, 31 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=f-2fj0GYi0E&t=630s (Pour la révision, à partir de 2min).

[ix] Paul Pierson, Politics in Time: History, Institutions and Social Analysis, États-Unis: Princeton University Press, 2004.

[x] Tomas Pueyo, «Coronavirus : The Hammer and the Dance», Medium, 19 mars 2020. Repéré sur https://medium.com/@tomaspueyo/coronavirus-the-hammer-and-the-dance-be9337092b56

[xi] Le figaro avec AFP, «Coronavirus : la moitié de l’humanité appelé à se confiner», Le figaro, 2 avril 2020.

[xii]Thomas Hobbes, Léviathan, Folio, France, 2000 (1651).

[xiii] John Austin, « The Providence of Jurisprudence Determined», extraits traduits dans CHAMPEIL-DESPLATS, Véronique, GRZEGORCYK, Christophe, TROPER, Michel, Dir., Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, France, 2005.

[xiv] «Le droit conçu comme l’union des règles primaires et secondaires» dans Herbert Hart, Le concept de droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, France, 2006.

[xv] Ces droits de la personne sont au cœur de ce qui constitue le «droit naturel» en complément du droit positif écrit (règles primaires et secondaires). Voir « La doctrine du droit de saint Thomas» dans Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, France, 2013.

[xvi] Le 11 mars 2020, l’OMS déclare la COVID-19 pandémie mondiale.

[xvii] Sophie-Hélène Lebeuf, «Coronavirus : Trump ferme les frontières aux voyageurs en provenance d’Europe», Radio-Canada, 11 mars 2020. 

[xviii] Marie-Michèle Sioui & Guillaume Lepage, «Désaccord sur les frontières entre Legault et Trudeau», Le Devoir, 16 mars 2020.

[xix] The Economist, «The last liberals: Why Canada is still at ease with openness», The Economist, 29 octobre 2016.

[xx] Émilie Bergeron (Agence QMI), «La frontière canado-américaine fermée jusqu’à nouvel ordre», TVA Nouvelles, 18 mars 2020.

[xxi] Liny Billing, «Duterte’s Response to the Coronavirus: « Shoot Them Dead« », Foreign Policy, 16 avril 2020. (Traduction libre)

[xxii] Ivan Krastev, «Eastern Europe’s Illiberal Revolution: The Long Road to Democratic Decline», Foreign Affairs, mai/juin 2018.

[xxiii] The Economist, «Protection Racket: Would-be autocrats are using covid-19 as an excuse to grab more power», The Economist, 23 avril 2020.

[xxiv] Michel C. Auger, «Projet de loi 61 : la première grande défait de la CAQ», Radio-Canada, 13 juin 2020.

[xxv] Branko Milanovic, «The Clash of Capitalisms», Foreign Affairs, Janvier/Février 2020.

[xxvi] Bernadette Arnaud, «Coronavirus : chronologie de l’épidémie en Chine et émergence des théories complotistes», Sciences et Avenir, 19 mars 2020. Repéré sur https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-comment-rumeurs-et-theories-du-complot-se-sont-mises-en-place-en-chine-une-chronologie-des-evenements_142502

[xxvii] France 24, «Chine : record de nouveaux cas importés de Covid-19», France 24, 12 avril 2020.

[xxviii] Valeurs actuelles, «Coronavirus : l’ambassade de Chine se paye l’Occident dans une tribune assassine», Valeurs actuelles, 14 avril 2020.

[xxix] Déjà dès 2016, la division de l’espace public américain en tribus politiques, souvent sur une base raciale, se confirmait électoralement durant l’élection de Donald Trump, tendance déjà radicalisée sous la présidence Obama. Voir John Sides, Michael Tesler et Lynn Vavreck. 2018. «The Electoral Landscape of 2016». The Annals of the American Academy of Political Science. Septembre: 50-71.

[xxx] Jeremy W. Peters, «How Abortion, Guns and Church Closings Made Coronavirus a Cultural War», The New York Times, 20 avril 2020.

[xxxi] Chantal Da Silva, «Trump’s « Liberate«  Tweets Incite Insurrection and Flout Federal Law Against Overthrow of Government: Ex-DOJ Official», Newsweek, 19 avril 2020.

[xxxii]Josh K. Elliott, «« Very good people« : Trump backs armed effort to storm Michigan capitol over coronavirus rules», Global News, 1er mai 2020.

[xxxiii] Cette expression de Michel Foucault fut reprise par certain-e-s analystes comme par exemple le journaliste François Bousquet qui en a fait un dossier étoffé. Voir «Biopolitique du coronavirus (1). La leçon de Michel Foucault», Éléments, 2 avril 2020. Et ses suites : repéré sur https://www.revue-elements.com/author/francois2019/

[xxxiv] Plus spécifiquement de l’épisode «Nosedive», Black Mirror saison 3, réalisé par Joe Wright & Carl Tibbetts, House Of Tomorrow & Moonlighting Films, 2016.

[xxxv] La littérature allant dans ce sens est plutôt dense. Peu avant l’éclosion de la pandémie, Arte menait une enquête sur le sujet, qui constitue une bonne entrée en matière : Tous surveillés : 7 milliards de suspects, réalisé par Sylvain Louvet, ARTE France & Capa Presse, 2020.

[xxxvi] Dominique André, «Covid-19 : quand « Big Brother«  déconfine la Chine», France culture, 14 avril 2020.

[xxxvii] Human Rights Watch, «Données de localisation mobile et Covid-19 : Questions-réponses», Human Rights Watch, 26 mai 2020. Repéré sur https://www.hrw.org/fr/news/2020/05/26/donnees-de-localisation-mobile-et-covid-19-questions-reponses

[xxxviii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.36

[xxxix] Adam Tooze, «The Normal Economy Is Never Coming Back», Foreign Policy, 9 avril 2020. (Traduction libre)

[xl] Delphine Toitou (AFP), «« Cette crise ne ressemble à aucune autre«  : le FMI prévoit une récession mondiale en 2020», Le Devoir, 14 avril 2020.

[xli] Banque mondiale, «Perspectives économiques mondiales», Banque mondiale. Repéré le 12 juin 2020 : https://www.banquemondiale.org/fr/publication/global-economic-prospects#overview

[xlii] AFP, «La COVID-19 met fin à 10 ans de croissance aux États-Unis», Les Affaires, 29 avril 2020.

[xliii] Jonathan Cheng, «Beijing Scraps GDP Target, a Bad Sign for World Reliant on China Growth», The Wall Street Journal, 22 mai 2020.

[xliv] Du moins depuis les années 1950. Voir «La croissance : illusions et réalité» dans Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, France : Seuil, 2013.

[xlv] Cristina Gallardo, «Herd immunity was never UK’s corona strategy, chief scientific adviser says», Politico, 5 mai 2020.

[xlvi] Jonathan Calvert, George Arbuthnott & Jonathan Leake, «Coronavirus: 38 days when Britain sleepwalked into disaster», The Times, 19 avril 2020.

[xlvii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.197

[xlviii] Adrianna Rodriguez, «Texas’ lieutenant gorvernor suggests grandparents are willing to die for US economy», USA Today, 24 mars 2020. (Traduction libre)

[xlix] Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, France : Babel, 2010.

[l Le Figaro avec AFP, «Plan de relance aux États-Unis : 4000 milliards de dollars pour les entreprises», Le Figaro, 22 mars 2020.

[li] Virginie Malingre, «Alors que l’UE s’enfonce dans une récession sans précédent, le plan de relance à nouveau discuté», Le Monde, 21 avril 2020.

[lii] Thomas Wieder & Virginie Malingre, «La France et l’Allemagne jettent les bases d’une relance européenne», Le Monde, 19 mai 2020.

[liii] Ulrich Ladurner, «Une si puissante union européenne», Die Zeit, 27 mai 2020, dans Courrier international, no.1544 du 4 au 10 juin 2020.

[liv] AFP, «La durée du travail portée jusqu’à 60 heures par semaine dans certains secteurs», La tribune, 24 mars 2020.

[lv] David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.

[lvi] Thomas Gerbet, «Des masques destinés au Canada détournés vers d’autres pays?», Radio-Canada, 2 avril 2020.

[lvii]  Adam Tooze, op.cit. 

[lviii] Julien Da Sois, «La crise du coronavirus pousse l’Europe à assouplir la règles des 3%», C News, 18 mars 2020.

[lix] Jean Quatremer, «La Cour constitutionnelle allemande s’érige en juge de la BCE», Libération, 5 mai 2020.

[lx] Ali Laidi, «Avec le coronavirus, le retour des nationalisations en France?», France 24, 27 mars 2020.

[lxi] BFM Business, «Le grand retour de l’État interventionniste dans l’économie mondiale», BFM Business, 2 mai 2020.

[lxii] Daniel Boffey, «Amsterdam to embrace « doughnut«  model to mend post-coronavirus economy», The Guardian, 8 avril 2020. 

[lxiii]                 

[lxiv] Radio France, «En Nouvelle-Zélande, la semaine de quatre jours à l’étude pour relancer l’économie», Franceinfo, 20 mai 2020. Repéré sur https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/en-nouvelle-zelande-la-semaine-de-quatre-jours-a-l-etude-pour-relancer-l-economie_3950745.html

[lxv] Nicolas Massol, «Le revenu universel, panacée du monde d’après?», Libération, 21 mai 2020.

[lxvi] Karl Polanyi, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 2009 (1944).

Grève pour le climat : les militant·e·s manitobain·ne·s s’allient et s’organisent

Grève pour le climat : les militant·e·s manitobain·ne·s s’allient et s’organisent

Longtemps paralysés par le règne du Nouveau Parti démocratique provincial de 1999 à 2016 qui a coopté et endormi les groupes militants, les mouvements sociaux manitobains s’activent de nouveau face à l’urgence climatique. Portrait d’une mobilisation prometteuse, mais encore fragile, qui dépendra en grande partie des alliances entre autochtones et allochtones.

Un texte de Samuel Lamoureux et Sophie Del Fa

Nous avons traversé le Canada pour explorer les mouvements de résistance des provinces du centre du pays, peu couverts par les médias québécois. Se sont révélés à nous, tout au long de ces 10 000 kilomètres de nomadisme, des collectifs et des individus engagés surtout envers les luttes relatives aux changements climatiques, dévoilant du même coup un nouveau souffle pour les mouvements sociaux et une volonté de s’unir avec les plus précaires. Commençons par le Manitoba, premier arrêt de ce récit de voyage.

25 juillet 2019

Winnipeg apparaît comme une oasis en relief dans les plaines infinies du Manitoba. Plusieurs heures de route nous y amènent de Thunder Bay en Ontario[i]. Nous y entrons par le quartier périphérique de Wolseley dans lequel nous sommes charmé·e par les maisons en bois du début du 20e siècle. Parcourant les rues sous un soleil chaud et un air sec, la réalité de la ville se dévoile tout entière. Winnipeg est peu embourgeoisée par rapport à Montréal ou à Vancouver et c’est une ville inégalitaire et pauvre. Il y aurait plus de 1500 sans-abris selon le recensement de 2018[ii], mais d’autres études affirment que plus de 8 000 personnes seraient des « hidden homeless[iii] », des sans-abris temporaires vivant chez leurs ami·e·s. Pour une ville de 750 000 habitant·e·s qui a pourtant été gouvernée de 1999 à 2016 par un parti de centre gauche — le Nouveau Parti démocratique — ce chiffre est surprenant. De ce nombre, les autochtones sont clairement surreprésenté·e·s parmi les sans-abris (62 %). Les premières heures à Winnipeg nous déstabilisent et c’est rempli·e de curiosité et de questionnements que nous allons à la rencontre, pendant notre séjour, de plusieurs militant·e·s afin de comprendre l’organisation de la résistance dans cette ville située en plein centre du deuxième plus grand pays au monde.

Le climat : première (et dernière?) bataille

Dans un immeuble du centre-ville de Winnipeg, au-dessus d’une boutique MEC[iv], nous rejoignons la militante de Manitoba Energy Justice Coalition[v], Laura Tyler, jeune femme dynamique avec qui nous abordons les défis vécus par les groupes engagés de la province. C’est par elle que nous comprenons que les organismes les plus militants de la ville se sont organisés autour de la lutte contre les changements climatiques, encouragés par le mouvement des jeunes qui secoue le monde depuis 2017. Nous interrompons la militante de Manitoba Energy Justice Collation dans une journée occupée par plusieurs réunions de préparation des actions futures, en particulier la semaine d’action pour le climat à partir du 20 septembre qui culminera avec la grande manifestation internationale le 27 septembre, ainsi qu’une action pour le jour même, dont les détails que l’on nous fournit sont assez nébuleux. Nous sentons Laura préoccupée, mais elle nous donne le temps dont elle dispose entre deux déplacements pour nous éclairer sur les enjeux de la lutte. Nous la sentons profondément engagée et animée par une sorte de rage et d’impatience envers le statu quo et l’inertie de l’action militante.

« Nous essayons de convaincre des gens qui ont appris à demander les choses poliment à reconnaître que ce n’est pas suffisant : nous ne pouvons plus seulement être poli·e·s. Nous devons penser à d’autres moyens et montrer nos muscles et notre pouvoir en tant que citoyen·ne·s pour avoir un impact et créer le changement », explique la militante qui insiste longuement sur le fait qu’il ne reste plus que 18 mois pour inverser le réchauffement climatique[vi]. Laura explique que des idées neuves comme le Green New Deal, ce vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables visant à stopper le réchauffement climatique, sont prometteuses, parce que permettant de rassembler des militant·e·s aux idées divergentes comme les autochtones et les allochtones.

Protester et protéger : une alliance des forces et des esprits

Nouer des alliances avec les groupes historiquement marginalisés est en effet un des enjeux majeurs des organisations militantes. Pour Laura Tyler, « construire des relations et construire la confiance » entre son organisation et les autochtones et ne pas « répéter les systèmes d’oppression » dans les groupes militants sont les mots d’ordre pour la réussite de la mobilisation autour de la lutte contre les changements climatiques. Le tout en mettant de l’avant les personnes invisibilisées par les médias et le politique afin de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion qui ne cessent, toujours, de nous gouverner. 

D’ailleurs, alors que nous accompagnons Laura rejoindre des étudiant·e·s autochtones dans un local climatisé de l’Université de Winnipeg, nous retrouvons plusieurs jeunes autochtones en pleine préparation d’une action imminente. Des affiches avec des slogans comme « Justice Now » ou « Stop ignoring our needs » jonchent les canapés et le sol. Toutes et tous ont revêtu leur tenue de manifestant·e·s avec bandanas et pantalons longs. Une des jeunes activistes nous explique que ce groupe, auquel elle appartient, s’inspire du magazine Red Rising[vii] pour s’organiser. La détermination et la motivation des jeunes remplissent le local. Nous les regardons partir pour leur action, sans trop savoir au juste de quoi il retourne véritablement, et promettons de les rejoindre plus tard après notre rendez-vous avec une des figures majeures de la résistance autochtone dans la province, Geraldine Yvonne Mcmanus.

Occupation contre Enbridge

Depuis un an, hiver comme été, Géraldine campe dans un wigwam sur une terre traversée par un pipeline de la ligne 3 d’Enbridge dans le sud du Manitoba, proche de la frontière avec les États-Unis. Femme droite, au regard profond, un aigle tatoué au creux de sa gorge sort du col de son chandail bleu floqué du nom du territoire qu’elle défend « The Spirit of the Buffalo[viii] ». Elle déstabilise nos questions en nous parlant passionnément de la « guerre spirituelle » qu’elle mène à travers ses prières pour « sauver notre mère sur laquelle nous habitons ». C’est en l’écoutant que nous comprenons que la lutte doit se déplacer et les forces s’unir afin d’allier ceux et celles qui protestent et ceux et celles qui protègent.

« On dit de nous que l’on proteste, mais il n’en est rien, nous sommes des protecteurs et des protectrices. Nous protégeons notre terre, ce qui a besoin d’être protégé ». Au temps des zones à défendre, protéger et se réapproprier son territoire est une des stratégies de lutte de plusieurs mouvements sociaux occidentaux[ix]. Mais cela est en fait au cœur de l’existence des autochtones et anime fondamentalement leurs luttes.

« Nous nous asseyons sur nos terres parce que c’est important pour nous de réclamer nos territoires et de parler pour nos terres ancestrales auxquelles nous sommes connecté·e·s; c’est notre job, en tant que gardien·ne de la terre, de parler en son nom et de nous y asseoir. »

Géraldine nous invite dans une opposition bien loin de notre propre imaginaire militant. Elle nous amène au plus proche des esprits et nous explique que le combat qu’elle mène est spirituel et qu’elle a été appelée à faire ce qu’elle fait.

« Quand nous nous asseyons sur nos terres, que nous bloquons des routes, quand nous vous empêchons de prendre notre sable et d’extraire le pétrole du sol, nous le faisons parce que nous nous faisons dicter de là-haut (elle pointe le ciel avec son index) ce que nous devons faire : « Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les de faire ça! Peu importe la manière dont vous leur ferez comprendre : arrêtez-les! » »

Comment concilier la guerre spirituelle avec les « autres » luttes? Comment faire entendre ce discours ailleurs? Comment le rendre légitime, comme une lutte aussi valable que les autres? Géraldine ne fait pas de prosélytisme, elle est consciente des multiples dimensions de la lutte qui doit être politique, scientifique, dans la rue, sur les réseaux sociaux et par et pour les esprits.  Ces directions sont complémentaires, attachées l’une à l’autre. Et Géraldine souhaite une triple victoire : obtenir le retrait d’Enbridge des terres ancestrales indigènes, trouver un système de transition vers un autre modèle de vie et réussir à sensibiliser les allochtones afin de leur montrer que les actions menées par les autochtones proviennent du plus profond de leurs cœurs.

Penser les stratégies de transition au capitalisme

Dans la bouche de Géraldine, la solution semble simple : il faut unir les forces. Pourtant, la question de la stratégie divise toujours les troupes. Quid de l’implication politique pour des partis comme le NPD ou les Verts lors de la prochaine campagne électorale? Quid des bonnes vieilles manifestations dans la rue? Quid des relations avec les scientifiques pour asseoir la lutte sur des faits vérifiés et des réalisations « concrètes »?

Pour une organisation comme Manitoba Energy Justice Coalition, encourager les jeunes à voter et à s’impliquer lors de la prochaine élection fédérale le 24 octobre 2019 est sans aucun doute primordial.

« On essaie de faire sortir le vote des jeunes. Le gouvernement existe, que nous le voulions ou pas, alors allons-y et votons », dit Laura Tyler.

Celle-ci ne croit pas que le changement proviendra du haut et des privilégié·e·s, mais selon elle, les politicien·ne·s peuvent tout de même rendre la lutte plus facile. D’ailleurs, parmi les futur·e·s élu·e·s qui se disent progressistes, Laura mentionne la candidate du NPD, Leah Gazan, une autochtone se réclamant d’un programme ancré dans les valeurs socialistes. Elle a remporté son investiture dans la circonscription de Winnipeg Centre en mars dernier contre un candidat plus expérimenté et issu de l’establishment du parti[x]. « Leah a juste prononcé le mot socialisme dans une phrase de son discours et tout le monde s’est levé pour l’applaudir » se rappelle Laura, pour qui l’investiture de l’ancienne leader d’Idle No More a été un moment particulièrement galvanisant cette année. Gazan est d’ailleurs comparée à l’élue du Nouveau Parti démocratique Alexandria Ocasio-Cortez dans certains médias[xi].

Cependantle NPD a été au pouvoir pendant seize ans et il a très peu agi pour lutter contre les changements climatiques. Pour en parler, nous rencontrons David Camfield, membre du groupe Solidarity Winnipeg, beaucoup plus sceptique sur cette question. Il nous accueille simplement et chaleureusement dans sa maison située dans un quartier populaire de la ville.

« L’élection du NPD en 1999 a mené à une démobilisation complète, explique-t-il. Les gens se sont dit « on s’est débarrassé des conservateurs, le travail est fait ». Beaucoup d’activistes se sont d’ailleurs trouvé un emploi au sein du nouveau gouvernement. Mais au final, elles et ils ont gardé le statu quo néolibéral. »

Aujourd’hui, David Camfield ne partage plus aucune sympathie envers le NPD qu’il considère procapitaliste : « Il y a de bonnes personnes au sein du NPD, mais le parti en soi est complètement inadéquat pour faire face aux défis auxquels nous sommes confronté·e·s » explique le délégué du Winnipeg Labour Council. Et il n’encourage certainement pas les militant·e·s à perdre leur temps et leur énergie à inciter les gens à voter. Ni à militer pour les Verts d’ailleurs.

Le résident de Winnipeg depuis 2003 a plutôt mis son énergie dans la création d’un groupe politique nommé Solidarity Winnipeg (SW). Ouvertement inspiré de Solidarity Halifax, une organisation politique anticapitaliste inclusive, le groupe SW s’est formé en 2015 dans le but de rassembler les militant·e·s de gauche critiques du NPD.

« On a commencé à se rassembler pour faire face à la future élection des conservateurs. Mais rapidement, on a constaté que les gens autour de nous voulaient plus qu’une organisation anti-austérité, ils voulaient une organisation politique anticapitaliste, populaire et non sectaire » explique David Camfield.

Si le manque d’organisation des militant·e·s a pour l’instant plombé l’aile du projet (le groupe est toutefois bien vivant et organise régulièrement des séances de lecture), celui-ci croit encore que la résistance doit passer par la création d’une organisation politique démocratique, collective et surtout anticapitaliste. Le but d’une telle initiative est de prendre part aux luttes actuelles tout en ayant un objectif à long terme de transition anticapitaliste. David Camfield met pour l’instant son énergie à la construction d’une grève du climat, un projet qui fait selon lui le « buzz » chez les jeunes et les activistes.

Un problème capitaliste

La différence peut sembler de taille entre les militant·e·s, mais la réalité est beaucoup plus subtile. Peu importe la stratégie, les activistes rencontré·e·s s’entendent pour dire que le vrai problème est le capitalisme et que les changements climatiques ne sont qu’une cause de ce système basé sur l’extractivisme et le pillage des ressources.

« C’est une grande lutte et elle a plusieurs fronts. Il faut que des gens se fassent élire et écrivent les lois. Il faut aussi que des gens prennent soin des personnes les plus affectées par le système. Il faut que les gens prennent la rue pour protester. Il faut que les artistes nous inspirent. Tout le monde a un rôle à jouer », explique Laura Tyler. Pour elle, les citoyen·ne·s ont trois moyens d’utiliser leur pouvoir pour changer les choses : voter, consommer différemment et revoir la manière dont ils et elles « vendent » leur force de travail. Le but est d’exploiter toutes les options.

Alors que nous rejoignions les jeunes militant·e·s autochtones rencontré·e·s à l’université, le blocage d’une artère passante qui se transforme en marche le long de la route se mettait en branle sous nos yeux. L’action est brève, mais efficace : le son des tambours résonne et les automobilistes stoppé·e·s sont soit dégoûté·e·s, soit ravi·e·s de la protestation. Des corps précarisés et invisibilisés s’imposent[xii], pour une rare fois, dans l’espace public. Nous participons à l’action de manière discrète, en prenant quelques photos pour immortaliser le tout.

La lutte ne fait que commencer. Les activistes de Winnipeg ont bon espoir que la semaine d’action du 20 septembre 2019 sera l’étincelle qui motivera davantage de personnes à se joindre au mouvement. Des étudiant·e·s préparent déjà un die-in le 20 septembre au Musée pour les droits de la personne et des manifestations et des actions suivront le reste de la semaine. Un groupe nommé Manitoba Adult for Climate Action (en écho au Manitoba Youth for Climate Action) s’est d’ailleurs constitué dans les dernières semaines pour permettre aux non-étudiant·e·s de se joindre à la cause. Les alliances se concrétisent. Ne reste plus qu’à systématiser la lutte.

[i] Thunder Bay est l’une des villes les plus pauvres, mais aussi une des plus violente au pays, particulièrement violente envers les autochtones. Voir https://www.canadalandshow.com/shows/thunder-bay/

[ii] https://www.cbc.ca/news/canada/manitoba/winnipeg-homeless-census-1.4702113

[iii] https://www.homelesshub.ca/resource/homelessness-winnipeg-fact-sheet

[iv] Mountain Equipment Co-op est une coopérative de consommateurs canadienne

[v] https://www.mbenergyjustice.org/about

[vi] https://www.forbes.com/sites/mikehughes1/2019/08/02/climate-change-18-months-to-save-the-world/#2680f62749bd

[vii] https://www.facebook.com/redrisingmagazine/

[viii] Schroeder, « Spirit of the Buffalo Camp Aims to Stop Pipeline at Canada-U.S. Border ».

[ix] Anonyme, « La Zad est morte, vive la Zad ! – Une histoire des derniers mois et de ses conflits »; Dechezelles, « Une ZAD peut en cacher d’autres. De la fragilité du mode d’action occupationnel ».

[x] Petz et March 31, « Leah Gazan Wins NDP Nomination for Winnipeg Centre ».

[xi] https://thetyee.ca/News/2019/07/16/Leah-Gazan-NDP-Candidate/

[xii] Butler, « Politique du genre et droit d’apparaître ».