De retour à Paris je suis contacté par un ancien collègue. Me voilà embauché dans un bar-restaurant du nord-est de la ville. Plutôt grand, ce bar a pignon-sur-boulevard, un boulevard qui lui-même marque la frontière administrative nord/sud entre deux arrondissements de la capitale. Au nord, un quartier que l’on qualifie souvent de « populaire » ; au sud, un quartier dit « gentrifié » duquel la jeunesse étudiante remonte les soirs et les week-end pour s’enivrer dans les débits de boisson du boulevard. Un croisement donc. Un bar comme interface sociale à mi-chemin entre deux contextes urbains a priori non destinés à s’enchâsser. Moi au milieu, avec mon plateau, mon tablier, et ma maîtrise de sociologie.
L’histoire que je m’apprête à raconter pose la question du droit à l’espace urbain, ou comme disait Henri Lefebvre, du « droit à la ville ». Mais le droit de qui ? À quelles conditions ? À qui de droit cette ville revient-elle ? Pour traiter de ces interrogations, ce récit mêle les problématiques quelque peu classiques de l’interpénétration des inégalités de classes et du rapport à l’espace ; mais il souligne également une asymétrie dans les usages que ces groupes sociaux font d’un espace urbain. Mon imagination sociologique est très vite alertée quand je prends conscience d’être pris, sans l’avoir pour le moins prémédité, dans un ensemble de phénomènes complexes fait de rencontres sociales, de chevauchements urbains, d’appropriations spatiales que j’observe depuis l’interface que représente le bar. J’entends ce terme d’interface dans un sens critique. Le bar est un point nodal à l’endroit même où des individus que rien n’assemble vont être amenés, quotidiennement, à se croiser sans réellement entrer en relation. Cette interface est aussi un lieu disputé, dont les uns ont l’usage quand les autres en font un usage strictement marchand. Du point de vue où j’observe, cette économie de l’espace croise des logiques classistes, disciplinaires, et finalement d’exclusions de certaines formes d’usages. Ce sont ses dynamiques intriquées que ce récit se propose de traduire.
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Le bar ouvre de 9h du matin à 2h du soir. Le matin se croisent les habitué-e-s et les “pros” de la restauration pour un café matinal distraitement avalé. Plus tard, vers 10h en général, surtout l’hiver où le froid mord les ongles, des ouvriers du bâtiment viennent s’en jeter un petit en douce pour se donner du cœur à l’ouvrage, contemplant les mêmes boulevards que leur aïeux terrassiers dépavaient de colère à la « belle » époque.
Puis vient le rush du midi ou une clientèle affamée surgit de nulle part pour engloutir distraitement un repas bas-de-gamme, avant de regagner ses bureaux pour ne réapparaître que le lendemain, même heure, même repas. Puis le soir, c’est petite bouffe et apéro entre ami-e-s (du sud du boulevard). C’est au tour des étudiants et étudiantes d’investir les locaux. Tout en les abreuvant je me demande si ces personnes ont déjà songé à ce que, dans quelques années, il n’est pas impossible qu’elles se retrouvent à la place même de leur ainé-e-s, à midi pile, engloutissant méthodiquement la même formule : “ entrée-plat-dessert-café, et par-carte-s’il-vous-plait ! ”.
« C’est chez nous ? »
Toutes ces personnes se succèdent donc durant une journée-type au bar du boulevard. D’autres pourtant restent et font du lieu un usage bien différent. Un petit groupe, que les collègues appellent les « gars du quartier » (celui au nord du boulevard), côtoient continûment l’échoppe. Là déjà le matin pour un café ou une noisette, là encore le midi pour un jus, là toujours l’après-midi pour un, deux, trois cafés ou un soda, là enfin le soir pour retrouver les potes. Tous sont dans la petite trentaine et racisés, tous sont passé une ou plusieurs fois par la prison, tous ou presque travaillent de nuit.
Ici, comme ils le disent, « c’est chez nous ». J’ai mis un temps certain à comprendre cette formule. Je pensais au début qu’ils parlaient du quartier, celui du nord du boulevard. En fait, ils parlent aussi du bar et de l’usage très spécifique qu’ils en font. L’enseigne pour laquelle je travaille alors, et qui d’ailleurs n’existe plus aujourd’hui, n’était pas non plus la même quelques années avant mon arrivée. « C’est chez nous » signifie donc que, quel que soit le bar, il fait partie du quartier et qu’à ce titre l’usage que les gars en font n’a rien à voir avec celui de la clientèle (celle du sud du boulevard). Par exemple, je remarque que leurs cafés ils les prennent systématiquement à emporter, dans des petits gobelets de carton. Mais ils ne les emportent jamais bien loin et les boivent sur le côté (nord) du bar cachés à la vue de la clientèle (côté sud). Ils peuvent passer une bonne dizaine de fois par jour, la plupart du temps à la recherche d’un ami, ou d’une information quelconque. Quand on cherche quelqu’un ou quelque chose, c’est au bar du boulevard que l’on se rend ! Le bar n’est pas pour eux un outil de consommation festive, mais un lieu de sociabilité intégré au quartier… jusqu’à un certain point comme nous allons le voir.
Frontières, contrôle et usages
Eux, ce sont les « grands ». Eux seuls descendent sur le boulevard. Les plus jeunes garçons restent plus haut, au nord du boulevard. Frontière sociale, ce dernier est aussi une frontière disciplinaire. Les gars me racontent, et cela je le constate à maintes reprises durant les six mois que je passe dans le bar, que la police occupe régulièrement le quartier. Cezoning, ou profilage social consiste, tout simplement, à positionner une patrouille en bas de chaque rue joignant le quartier au boulevard pour en contrôler les accès et en réguler (souvent interdire) les sorties.
La situation de bouclage est d’autant plus ironique que les gars du nord du boulevard travaillent tous ou presque dans les transports. Certains sont taxis, d’autres chauffeurs VTC ou conducteurs de bus pour le réseau de transport public. Tous passent leurs nuits à quadriller les rues de Paris, à avaler les kilomètres en enchaînant les courses. L’emploi est donc ironiquement leur seul laisser-passer pour le bas du boulevard, le passeport social qui leur permettra d’accéder à une clientèle aisée capable de s’offrir leurs services pour se déplacer librement dans l’espace. Ici se repose la question du droit à la ville. Démarcation sociale, check-point disciplinaire, le boulevard est aussi une frontière d’usage ; une ligne à partir de laquelle le droit à la ville des uns est conditionné par l’obtention d’un « permis de social » – un contrat de travail, un emploi – pour faciliter le déplacement des autres. Pour traverser, il faut travailler ; sans cela, la frontière se referme littéralement devant eux à mesure que le dispositif policier se déploie.
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Un jour où je sers au bar, un des gars poursuivi sur le boulevard par la police se réfugie dans le bar, en proie à un stress intense. Repéré, il est violemment interpellé par trois policiers via plaquage-ventral à même le comptoir, puis le sol, puis la terrasse depuis laquelle quelques clientes et clients médusé-e-s assistent à la scène. Les policiers ne m’ont pas parlé, pas même regardé ; ils ont accompli leur travail de contrôle de la frontière, celle séparant le sud du boulevard du nord du boulevard.
La sentence m’est livré, glaçante, par un couple d’habitué-e-s ayant assisté à la violente arrestation : “ hé bien, comme ça au moins il ne vous embêtera plus ”. On me confirme sans détour que moi aussi, bien que travaillant dans l’interface, je suis bel est bien du sud du boulevard, mais que rien ne m’empêche de rester « chez eux ». “Il ne nous embêtera plus” veut dire “toi tu as le droit de rester”. Drôle de « chez nous » que ces endroits où d’autres restent quand eux s’en trouvent violemment délogé.
Ce feuilleton de Ksenia Burobina est extrait du premier numéro du magazine de sociologie Siggi, à paraître le jeudi 5 octobre 2020. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne !
— Quelque chose à boire? me lance le serveur d’un ton invitant, surgissant à mes côtés pendant que je m’installe à la table.
Par une chaude soirée d’un été qui s’est fait attendre, je rejoins une amie pour prendre un verre sur une terrasse. Lorsque j’arrive, elle m’attend déjà, assise confortablement à une petite table pour deux, un piña colada à la main : un beau verre plein de couleurs et de crème fouettée qui s’agence bien avec les rythmes festifs de salsa qui retentissent, créant la parfaite illusion d’être ailleurs.
Je cède à la tentation :
— Un piña colada pour moi aussi, s’il vous plaît.
— Avec ou sans alcool? m’interroge le serveur, continuant le dialogue que je croyais clos.
Surpris par la surprise qui se lit sans doute sur mon visage, il se sent obligé de clarifier :
— Euh… Nous offrons, si vous voulez, la version virgin de la plupart de nos cocktails classiques. C’est écrit dans le menu.
— Ah oui, bien sûr. Merci, je vais commencer par le régulier.
Le serveur nous sourit et disparaît dans l’enceinte du resto déjà bien rempli. De ce malentendu, je perçois un léger malaise, peut-être un secret trahi par mégarde, cet échange anodin ayant jeté une ombre de doute sur le contenu du verre de mon amie.
Si aujourd’hui, le phénomène des mocktails – ces cocktails sans alcool – m’est bien connu, je me souviens de mon étonnement lorsque j’en ai pour la première fois appris l’existence. C’était une jeune collègue qui en avait commandé un lors d’une sortie de bureau. « Je prends des antibiotiques en ce moment », avait-elle alors expliqué, faisant remarquer qu’elle manquait à ses habitudes. « Mais de toute façon, j’aime ça prendre des virgins de temps à autre, et ils en font de très bons ici. » Au fil du temps, j’ai découvert qu’ils sont plutôt populaires et que les raisons d’en consommer sont nombreuses. Celles liées à la santé ou à la prise de médicaments semblaient dominer lorsque j’ai commencé à m’en enquérir, suivies par le fait d’être au volant. Un mode de vie santé par choix, de plus en plus à la mode, a timidement fait son chemin vers le haut de la liste. Je soupçonne cependant que les motifs évoqués publiquement sont souvent ajustés en fonction du contexte : ce qui est bienvenu dans certains cercles l’est moins dans d’autres. Par exemple, au travail, les femmes peuvent ressentir la pression de donner des justifications crédibles pour prévenir tout soupçon d’être enceinte.
D’autres raisons de prendre un cocktail sans alcool? Entre autres, ne pas avoir l’âge légal pour boire, la nécessité d’être à jeun au travail, la sobriété par principe, ne pas aimer l’alcool ou son effet… Ou bien, ne pas en prendre parce qu’un proche désapprouverait, avec ou sans raison…
Mais pourquoi prendre des mocktails et non pas autre chose, une autre boisson non alcoolisée? Les uns aiment le goût du cocktail original, mais veulent éviter les effets de l’alcool. Pour d’autres, l’attrait est dans le jeu des apparences : dans les mélanges qui s’y prêtent, l’image de la boisson est inaltérée, tout comme dans le cas de la bière non alcoolisée. Cela passe ainsi inaperçu, permettant de maintenir l’illusion de relâchement et de participer à la situation de sociabilité sans briser l’atmosphère.
L’inverse cependant est tout aussi vrai. Mon regard tombe sur un verre de Coca-Cola sur la table d’à côté, partagé par deux jeunes femmes en compagnie d’enfants. Qu’est-ce qu’il y a, dans ce verre? Cela pourrait tout autant être une innocente boisson gazeuse qu’un rhum & coke, et nous ne pourrons le savoir aussi longtemps que le secret entre la cliente et le serveur reste bien gardé.
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Je me souviens encore très bien d’un professeur de philosophie des religions de mon baccalauréat, lorsque je vivais encore en Russie. Un véritable maître de la mise en scène de soi. Sa salle de classe pouvait compter une centaine d’étudiant·e·s, et il leur inspirait un sentiment difficile à définir, quelque part entre la peur et l’émerveillement. Il était hypnotisant, conservant la pleine et entière attention de ses auditeurs et auditrices pendant des heures de cours, et même après lorsqu’on réécoutait l’enregistrement vocal pour être certain·e·s de n’avoir rien manqué. « Filioque! Et du Fils », a répondu en une fraction de seconde sa voix dans ma tête lorsque ma fille m’a questionnée récemment sur la différence entre la religion orthodoxe et catholique. (La voix n’a malheureusement pas élaboré davantage, et j’ai dû me tourner vers Google pour obtenir des explications plus détaillées.)
On ne saurait pas dire quel était le secret de cet effet impressionnant qu’il produisait. Il était entouré par un nuage de mystère qui n’y était sûrement pas pour rien. Un détail inséparable de lui et de son image, c’était son thermos. Il commençait chaque cours par le même rituel : il se servait une boisson chaude dans une tasse (on voyait la vapeur blanche s’échapper du thermos) qu’il buvait dans un silence complet dont on sentait alors l’épaisseur, et passait ensuite à la prise des présences. Une des questions qui animait les étudiant·e·s concernait le contenu de ce thermos : plusieurs débattaient de la possibilité qu’il y ait, dans ce qui avait l’air d’un simple thé, de l’alcool, la majorité se prononçant en faveur de cette hypothèse.
Une autre rumeur courait, selon laquelle il avait été prêtre à l’époque soviétique alors que les activités religieuses faisaient l’objet de persécutions étatiques, et il aurait finalement quitté la religion pour devenir athée. Cette hypothèse ajoutait quelque chose de spécial à son image. Ce n’est que récemment, lorsque je suis tombée sur sa biographie en ligne, que j’ai constaté avec une certaine déception que cette légende n’était probablement pas fondée. Du moins, il n’en était pas question de manière officielle, laissant seulement un petit espoir pour un mystère encore plus profond et ainsi insolvable. Heureusement, ni Google ni Facebook, qui veulent tout savoir sur nos vies, ne pourront révéler le contenu de son thermos; celui-ci pourra donc toujours profiter de l’aura du secret dont il était si soigneusement enveloppé.
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En me remémorant maintenant cette anecdote à la lumière de ce que j’ai appris, notamment, à travers mes recherches sur la violence conjugale, je me dis qu’il y a des gens qui ne peuvent pas se permettre de telles mystifications. Par exemple, les femmes comme mon amie Lucie. Un soir pendant un « cinq à tard », alors qu’elle sirotait un rhum & coke, elle m’a avoué avec un brin d’ironie qu’elle s’était récemment mise à apprécier le voile d’intimité qu’offrait ce verre. Pas beau, mais plutôt discret et ambigu quant à son contenu, il lui permettait pour un moment d’oublier le poids de la surveillance constante qu’elle vivait. Lucie n’est pourtant pas une politicienne ni une vedette, qui sont souvent confrontées à la surveillance et à des attaques à leur image et leur crédibilité. Elle n’est qu’une mère, mais une mère séparée, et séparée d’un ex-conjoint abusif et contrôlant.
En sortant de cette relation, elle pensait retrouver sa liberté de jadis, celle d’une personne ordinaire. Elle s’est plutôt rendu compte, peu de temps après, qu’elle plongeait dans un trou noir, tout aussi profond, voire plus profond encore. Elle sentait sa vie devenir une prison sous surveillance et sans issue, alors que chaque geste anodin pouvait lui être reproché et utilisé contre elle. Le pire, disait-elle, c’est qu’à présent l’emprise ne venait plus seulement de lui – son ex-conjoint n’y serait pas arrivé à lui seul, maintenant qu’ils étaient séparés – mais de tout le monde autour.
— Pas nécessairement pour de mauvaises raisons, m’expliquait-elle, mais ils et elles pensent connaître nos vies, sans prendre le temps d’entendre et de comprendre, présument souvent sans même demander. Les gens, les institutions. On crée une image de moi qui n’a rien à voir avec la réalité, et j’ai peu d’options pour changer cela ; même le simple fait d’être en désaccord m’est reproché. C’est un cercle vicieux.
Il était question des procédures liées à la garde de leur fils, mais elle expliquait qu’ultimement cela touchait toute leur vie, tant dans les petits gestes que les grandes décisions, jusqu’au ridicule et à l’inimaginable.
Cible d’attaques constantes et de remises en question non fondées, avec le temps, elle a commencé à faire plus attention à son image. Je me rappelle, entre autres, la disparition des mèches de couleur dans ses cheveux et la transition vers un style un peu plus sobre, que j’avais attribuée à son parcours professionnel (justement, en présumant sans demander). Elle souhaitait seulement que ceux et celles qui ont le pouvoir de décider de leurs vies – tous ces juges, psychologues, travailleuses et travailleurs sociaux, agent·e·s de protection de la jeunesse – prennent le temps de les entendre, de regarder les faits, qu’ils ne présument pas et qu’ils soient conscients du poids de leur décision. Lorsque j’exprimais un doute et suggérais des solutions, elle disait que c’était un monde qui était différent, ajoutant que c’était normal de ne pas comprendre – elle aussi elle était passée par là.
Je me disais alors qu’après tout, il ne fallait pas voyager bien loin pour se trouver dans un monde parallèle, à la fois invisible aux autres et en pleine vue, derrière un mur qui semble transparent, mais qui peut être impénétrable quand on ne sait pas et ne cherche pas à savoir… un peu comme avec les boissons.
Un serveur aux cheveux décontractés et au sourire confiant nous installe au bar. Isabelle et Laurence, mes deux amies, discutent de tout et de rien. En écoutant d’une oreille distraite, mes yeux errent à la recherche d’une réponse : comment expliquer le succès de cette buvette qui vient d’ouvrir tout près de chez moi? Ce bar à vin décontracté est plein à craquer à chaque fois que je passe devant. Il est pourtant à peine visible depuis la rue, avec sa façade sobre et sans enseigne.
Mes yeux tombent finalement sur la carte des vins. Bien loin des petites pastilles de goût de la SAQ, ce sont des mots comme « émotion », « punk » ou « joufflu » qui sont employés pour décrire les vins. Alors que j’essaie d’extraire du sens de cette langue nouvelle, le serveur aux beaux cheveux vient prendre notre commande. Avec son air détendu, il s’accoude nonchalamment sur le comptoir et nous fait quelques propositions. Il a le fâcheux réflexe de toujours tourner ses yeux rusés vers moi lorsqu’il parle. Je ne comprends pourtant pas un traitre mot à ses explications sur cet « assemblage de cépages indigènes d’Hongrie » constituant un vin « très fermiers, aux notes d’abricots ». Mes amies sont d’actuelles ou d’anciennes serveuses : ce sont elles les expertes!
Par un coup du destin qui m’échappe encore, nous parvenons finalement à choisir une bouteille. Nos coupes remplies, les choses sérieuses peuvent débuter : Laurence commence à raconter les derniers potins. Habituellement, elle baisserait le ton pour ce genre de confidence, mais ce n’est pas le cas ici. Les enceintes projettent avec force une musique réglée sur les basses, ce qui fait que l’on ne sait jamais identifier la chanson qui joue : on ne perçoit qu’un rythme constant et stimulant. Le volume des conversations rivalise avec celui de la musique. Ou plutôt, les deux s’unissent pour former un brouillard auditif enveloppant. Cette ambiance sonore nous isole et crée une bulle privée. L’obligation de se rapprocher pour bien s’entendre augmente cet effet d’intimité.
Nous sommes tantôt choqués, tantôt amusés par les révélations de notre amie. La discussion est croustillante; les réactions, éclatantes. À un moment, d’une inattention calculée, Isabelle échappe un rire fort, mais élégant, qui s’élève au-dessus de la dense jungle sonore. Avec aplomb, elle amène sa main devant sa bouche pour tenter, sans grande conviction, de rattraper ce rire qui dépasse les décibels normalement permis. Quelques secondes plus tard, une autre femme lâche un rire, très similaire à celui qu’Isabelle vient d’échapper. Faussement outrée, mais réellement amusée d’être victime d’une telle moquerie, notre amie tente de découvrir l’identité de l’imitatrice sarcastique. À notre grand désarroi, le rire inconnu s’évanouit dans la flore auditive sans laisser de trace. Presque déçue, Isabelle comprend alors que cette exclamation ne lui était pas adressée et avoue avoir été convaincue qu’on l’imitait.
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Ce micro-évènement n’est pas anodin. En pensant avec satisfaction avoir été imitée, Isabelle trahit la mise en scène de son rire, destiné à se faire remarquer en se faufilant au-delà de la frontière de l’acceptabilité sonore. L’autre rire prouve d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule à se prêter à ce jeu. Je ne crois pas me tromper si j’affirme que dans chaque lieu, il y a un niveau de décibel à ne pas dépasser. Le seuil est bas dans une bibliothèque et élevé dans un bar. Reste qu’il y a toujours un seuil. Or, certains bruits bénéficient parfois d’une dérogation spéciale, leur permettant d’être émis sans que son expéditeur ou son expéditrice ne soit puni par des regards réprobateurs. C’est le cas ici de certains rires habiles. Il y a donc toute une capacité à se démarquer avec classe en contrevenant adroitement à la législation sonore afin d’afficher, sans réellement le faire, l’étendue de son aptitude à profiter du moment présent. Au cours de la soirée, ce genre d’éclat de rire se répète. J’en viens d’ailleurs à me demander si je n’assiste pas à une compétition d’interprétation du stéréotype de la jeunesse insouciante profitant de la vie.
On pourrait mal me comprendre : je n’insinue pas que ces personnes, et encore moins mes amies, sont des hypocrites et que cette mise en scène constitue le règne du faux. Je suis plutôt d’avis que toute situation commande un rôle. Si j’en parle alors, c’est qu’ici, le rôle que tous et toutes interprètent me semble particulièrement exemplaire d’un certain idéal de la « vie bonne ». On veut consommer des produits de qualité supérieure, mais en toute simplicité, sans le décorum parfois présomptueux des hautes sphères de la société. C’est ainsi que « bar à vin » est remplacé par « buvette », que le classique « aromatique et charnu » est traduit par « punk » et que le sommelier maniéré est substitué par le serveur qui me parle comme si j’étais son ami.
Je ne pourrais cependant dépeindre davantage cet idéal. Difficile de décrire concrètement un état d’esprit. Je laisse de côté mes pensées et recentre mon attention sur la discussion en cours.
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Au beau milieu du récit de ses péripéties, Laurence prend une pause pour regarder le menu: parler creuse l’appétit! C’est alors que je découvre la matérialisation la plus nette de cet idéal de la vie bonne. On trouve dans le menu une version distinguée du sandwich au baloney ainsi que des « pogauffres aux bourgots ». Le pogo, une saucisse de dernière qualité enrobée d’une pâte frite, est la définition même de la simplicité, mais pas n’importe laquelle. Une simplicité pauvre, bête, abjecte. Or, ici, la saucisse est remplacée par le bourgot, un escargot recherché, et la pâte frite par une pâte gaufrée. La simplicité rencontre le raffinement… à condition de délier les cordons de sa bourse. Si les bistrots pour jeunes professionnels se sont appropriés les éléments de la cuisine populaire, ils ont oublié au passage de s’approprier leurs prix!
Laurence fait un choix et intercepte notre serveur aux beaux cheveux pour lui transmettre sa commande. Est-ce le seul à avoir une chevelure si stylée? Je tourne la tête et constate que tous les hommes dans le bar sont bien coiffés. En fait, c’est un euphémisme : ils ont tous la même coupe de cheveux! Vous savez, cette coupe masculine à la mode : court sur les côtés, avec un dégradé qui se conclut en longueur sur le dessus de la tête et une petite vague qui fait basculer le tout à l’Est ou à l’Ouest. Au sud de cette tête se trouve une chemise avec de petits motifs. Les femmes sont elles aussi dans leurs uniformes de genre. Elles portent une robe fleurie ou cet ensemble au goût du jour composé d’un haut court et d’un long pantalon évasé, ainsi qu’un mascara subtil. Même l’habillement me semble traduire ce mélange de simplicité et de finesse. Tous et toutes ont une tenue soignée, mais celle-ci se limite à des éléments de style suffisamment mineurs pour que l’allure ne paraisse pas trop calculée, afin d’assurer un effet de « naturel ».
Les rôles dans ce script de la vie bonne sont genrés, tant du côté des vêtements – c’est une évidence – que dans les manières. Les gestes des jeunes femmes sont ici élégants, tandis que les hommes tentent d’incarner le rôle du sommelier. C’est, je pense, pourquoi notre serveur ne s’adressait qu’à moi tout à l’heure : il voyait dans mon genre la possibilité d’un sujet connaissant. Ici, d’ailleurs, ce sont les hommes qui font le service et c’est une femme qui astique les verres en tant que busgirl, exactement le contraire de ce que l’on peut généralement observer en restauration.
Cette division ne semble pas poser problème. Au contraire, elle est partie intégrante du scénario non pour le moins plaisant auquel tous et toutes viennent prendre part. Au-delà des produits qui s’y trouvent, voilà peut-être ce que les gens viennent chercher dans cette buvette : la possibilité de participer à une prestation collective, où est affirmé un idéal de la vie bonne et authentique.
Ça arrive parfois lorsque je travaille jusqu’à la fermeture du bar qui m’emploie : je termine mon shift un peu étourdi par la boisson. Cette nuit-là, je finis rapidement mon ménage, m’écrase sur la banquette à côté de mon collègue et lui lance, comme une lamentation: « je prendrais bien une autre bière », sachant très bien que cela est impossible puisque la caisse est fermée. Sans lever les yeux de sa comptabilité, mon collègue me répond spontanément « justement, je pensais aller prendre un verre avant de rentrer chez nous ». Ne comprenant pas comment cela est possible à cette heure tardive, je lui demande des explications. Selon ses dires, il y aurait un bar ouvert après trois heures du matin, donc illégalement, connu des employé·e·s de la restauration.
Je reste muet, je peine à le croire. Mon incrédulité le réjouit. Pour chatouiller davantage mon intérêt, il renchérit ; ce lieu est également fréquenté par certain·e·s comédien·ne·s connu·e·s, noms à l’appui. Et ce n’est pas tout. Ce bar est loin d’être le repère d’enfants de chœur, me prévient-il : « on y trouve de l’alcool, mais aussi des drogues, des machines à sous et des prostituées. » « C’est un bar à vices. Peu importe c’est quoi ton vice, ils l’ont », conclut-il.
Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je sens une vague d’adrénaline m’envahir. Mon imagination part alors en vrille : je visualise une grande salle aux riches tapisseries et décorations. Celle-ci est secrète, elle est au sous-sol et on y accède par des escaliers cachés. Des alcooliques et autres dépravé·e·s flambent leur argent tandis que des mafieux sont installés confortablement dans le fond de la salle et fument des cigares en se réjouissant du profit qu’ils tirent de ce commerce clandestin.
Je pense alors tenir un filon pour me lancer dans une carrière de journaliste d’enquête. Je m’imagine déjà en train de dévoiler au grand public l’existence d’un réseau de «bars à vices» spectaculairement criminel.
Mon collègue m’extirpe de mes songes et me propose de l’accompagner, offre que j’accepte naturellement sur-le-champ.
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Une bonne marche plus tard, nous arrivons sur une petite rue commerçante. Je scrute du regard chaque boutique, me demandant laquelle peut bien cacher un bar afterhours. Nous nous arrêtons finalement devant l’entrée d’un petit restaurant dont les grandes fenêtres sont recouvertes d’épais rideaux noirs. Mon rythme cardiaque s’accélère. Mon collègue fait simplement aller sa main par la fenêtre en guise de salutation. Ni code secret, ni porte arrière : je m’étonne des faibles mesures de sécurité.
Un grand homme en jeans et t-shirt nous ouvre la porte. Il serre amicalement la main de mon collègue avant que ce dernier me présente. La poigne de l’homme est solide. Je crains de ne pas avoir serré suffisamment fort et que l’on m’identifie comme un intrus.
Mon collègue s’engouffre dans une grande salle obscure. Je le suis de près. Des visages se tournent vers nous. J’ai du mal à les distinguer, j’ai l’impression de faire face à des ombres. Le très faible éclairage est en cause, mais un mince brouillard règne également dans la pièce. Je comprends quelle en est la cause lorsque je remarque les cigarettes dans les mains de plusieurs client·e·s. Je suis un peu révulsé par l’odeur ambiante : nul cigare n’est fumé ici, que du mauvais tabac à en croire ce parfum âcre qui coupe le souffle. Je me retiens toutefois de tousser pour éviter d’attirer l’attention.
Nous nous installons enfin au bar. Mon collègue commande et on nous apporte deux verres en plastique bien remplis. Il nous en coûte 16 $. La première gorgée est insatisfaisante. Un mauvais rhum additionné à un ginger ale trop sucré; inutile d’être mixologue pour comprendre que mon breuvage est médiocre.
Nous commençons à discuter de tout et de rien. J’en profite pour scruter les lieux : les murs d’un blanc délavé, du moins c’est ce qu’il me semble en l’absence de lumière, sont pauvrement décorés à l’aide de tableaux de paysages sans grande valeur esthétique. Aucune célébrité en vue, pas plus qu’il n’y a de parrain de la mafia assis dans le fond de la salle. Il n’y a là-bas qu’une toilette où certains font des allers-retours… Plus près de moi, une petite machine à sous est branchée sur une rallonge. Il s’agit probablement d’un branchement alternatif afin d’éviter le contrôle gouvernemental des jeux de hasard qui, tout comme l’alcool, sont interdits après trois heures.
Je me tourne vers la douzaine de personnes installées comme nous au comptoir. Je tends l’oreille pour capter des bribes de conversation. J’ai l’étrange sensation que certaines exclamations sonnent faux, que certains rires sont poussés en retard. Je constate que chacun et chacune est légèrement en décalage avec les autres. Ces gens doivent s’enivrer depuis plusieurs heures; le poids de la fatigue et de l’obscurité commence à peser sur leurs épaules. Tout le monde s’obstine néanmoins à rester dans un certain état d’enthousiasme festif.
Ce bar clandestin m’apparait être, pour celles et ceux qui le fréquentent, une sorte d’enclave, une échappatoire à la réalité de la prohibition nocturne qui donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment la vie stimulante et palpitante d’un bar. Le présent commerce n’est cependant qu’une sombre copie : l’ambiance est fade, les discussions sont nébuleuses, l’excitation est sur son lent déclin. J’ai ainsi l’impression de me trouver dans une vieille taverne, éternel repère de ces âmes éreintées qui semblent avoir besoin de l’obscurité pour germer.
La conversation amène mon accompagnateur à me raconter qu’il a invité un autre de mes collègues ici deux semaines plus tôt. « C’était drôle, il était vraiment stressé et il y a eu une descente de police! », me dit-il. Tout inquiet, je lui demande s’ils ont été arrêtés. « Non, pas du tout. Il y avait juste eu un crime pas trop loin et la police a shutdown le quartier », me répond-il sans trop d’émoi. Le commerce illégal dans lequel je me trouve est donc bien connu de la police. Je comprends alors pourquoi l’alcool coûte si cher : les tenanciers paient fort probablement une cote à la police.
Le présent bar s’apparente donc à une plate taverne et est connue des autorités : ma carrière de journaliste d’enquête disparaît aussi vite qu’elle a vu le jour!
Je continue tout de même mes observations. Je suis surpris qu’il y ait presque uniquement des hommes. Je ne sais comment l’expliquer, mais leurs postures respirent le virilisme. Il n’y a que deux femmes. Comme mon collègue m’avait parlé plus tôt de la présence de travailleuses du sexe, je me questionne à savoir si c’est leur cas. Quoi qu’il en soit, je me questionne tout de même : où vont les travailleuses de la restauration pour boire une bière après leur shift?
Il est probable que le pourcentage élevé d’hommes ici s’explique en partie par la division sexuelle du travail en restauration. Les femmes travaillent davantage comme serveuses que comme barmaids et terminent donc leur boulot avant trois heures. Toutefois, en écoutant les gens parler autour de moi, je réalise également que la clientèle est loin de travailler uniquement dans les bars. En fait, je ne me trouve pas tant dans un bar pour employé·e·s de la restauration que pour initié·e·s. Et vraisemblablement, les hommes n’amènent ici que d’autres hommes…
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Les minutes et les heures s’écoulent à mon insu. Je commence à bailler et à m’ennuyer. Pourtant, je ne veux pas partir, quelque chose me retient. Il y a un certain charme à cette clandestinité : je me suis habitué à la fumée et commence à apprécier la touche onirique que cette brume confère à la scène. Il y a plus. Je n’arrive pas à me faire une idée claire de ce lieu : il règne ici une certaine ambigüité. Je me trouve dans un bar illégal très tard dans la nuit, ce qui est excitant, et en même temps je suis dans ce qui me semble être une taverne tout à fait insignifiante. Le permis conclut parfois de bien curieuses alliances avec l’interdit.
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Tranquillement, le soleil déverse ses premiers rayons dans la salle par l’espace non couvert par les rideaux au haut des fenêtres. Le tenancier fait son last call. Je regarde l’heure : il est passé six heures! Nous quittons l’établissement par la même porte par laquelle nous étions entrés.
En guise d’au revoir, je remercie mon collègue de m’avoir fait découvrir cet endroit. « Je suis content que t’aies vu mon petit quotidien », me répond-il en toute simplicité.
J’enfourche mon vélo et chemine vers chez moi dans les rues que les premiers rayons de soleil inondent. Le bar me semble alors aussi lointain qu’un souvenir dans lequel le charme d’un lieu caché croise la banalité d’une taverne douteuse.