par Ksenia Burobina | Nov 3, 2020 | Feuilletons
Ce feuilleton de Ksenia Burobina est extrait du premier numéro du magazine de sociologie Siggi, à paraître le jeudi 5 octobre 2020. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne !
— Quelque chose à boire? me lance le serveur d’un ton invitant, surgissant à mes côtés pendant que je m’installe à la table.
Par une chaude soirée d’un été qui s’est fait attendre, je rejoins une amie pour prendre un verre sur une terrasse. Lorsque j’arrive, elle m’attend déjà, assise confortablement à une petite table pour deux, un piña colada à la main : un beau verre plein de couleurs et de crème fouettée qui s’agence bien avec les rythmes festifs de salsa qui retentissent, créant la parfaite illusion d’être ailleurs.
Je cède à la tentation :
— Un piña colada pour moi aussi, s’il vous plaît.
— Avec ou sans alcool? m’interroge le serveur, continuant le dialogue que je croyais clos.
Surpris par la surprise qui se lit sans doute sur mon visage, il se sent obligé de clarifier :
— Euh… Nous offrons, si vous voulez, la version virgin de la plupart de nos cocktails classiques. C’est écrit dans le menu.
— Ah oui, bien sûr. Merci, je vais commencer par le régulier.
Le serveur nous sourit et disparaît dans l’enceinte du resto déjà bien rempli. De ce malentendu, je perçois un léger malaise, peut-être un secret trahi par mégarde, cet échange anodin ayant jeté une ombre de doute sur le contenu du verre de mon amie.
Si aujourd’hui, le phénomène des mocktails – ces cocktails sans alcool – m’est bien connu, je me souviens de mon étonnement lorsque j’en ai pour la première fois appris l’existence. C’était une jeune collègue qui en avait commandé un lors d’une sortie de bureau. « Je prends des antibiotiques en ce moment », avait-elle alors expliqué, faisant remarquer qu’elle manquait à ses habitudes. « Mais de toute façon, j’aime ça prendre des virgins de temps à autre, et ils en font de très bons ici. » Au fil du temps, j’ai découvert qu’ils sont plutôt populaires et que les raisons d’en consommer sont nombreuses. Celles liées à la santé ou à la prise de médicaments semblaient dominer lorsque j’ai commencé à m’en enquérir, suivies par le fait d’être au volant. Un mode de vie santé par choix, de plus en plus à la mode, a timidement fait son chemin vers le haut de la liste. Je soupçonne cependant que les motifs évoqués publiquement sont souvent ajustés en fonction du contexte : ce qui est bienvenu dans certains cercles l’est moins dans d’autres. Par exemple, au travail, les femmes peuvent ressentir la pression de donner des justifications crédibles pour prévenir tout soupçon d’être enceinte.
D’autres raisons de prendre un cocktail sans alcool? Entre autres, ne pas avoir l’âge légal pour boire, la nécessité d’être à jeun au travail, la sobriété par principe, ne pas aimer l’alcool ou son effet… Ou bien, ne pas en prendre parce qu’un proche désapprouverait, avec ou sans raison…
Mais pourquoi prendre des mocktails et non pas autre chose, une autre boisson non alcoolisée? Les uns aiment le goût du cocktail original, mais veulent éviter les effets de l’alcool. Pour d’autres, l’attrait est dans le jeu des apparences : dans les mélanges qui s’y prêtent, l’image de la boisson est inaltérée, tout comme dans le cas de la bière non alcoolisée. Cela passe ainsi inaperçu, permettant de maintenir l’illusion de relâchement et de participer à la situation de sociabilité sans briser l’atmosphère.
L’inverse cependant est tout aussi vrai. Mon regard tombe sur un verre de Coca-Cola sur la table d’à côté, partagé par deux jeunes femmes en compagnie d’enfants. Qu’est-ce qu’il y a, dans ce verre? Cela pourrait tout autant être une innocente boisson gazeuse qu’un rhum & coke, et nous ne pourrons le savoir aussi longtemps que le secret entre la cliente et le serveur reste bien gardé.
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Je me souviens encore très bien d’un professeur de philosophie des religions de mon baccalauréat, lorsque je vivais encore en Russie. Un véritable maître de la mise en scène de soi. Sa salle de classe pouvait compter une centaine d’étudiant·e·s, et il leur inspirait un sentiment difficile à définir, quelque part entre la peur et l’émerveillement. Il était hypnotisant, conservant la pleine et entière attention de ses auditeurs et auditrices pendant des heures de cours, et même après lorsqu’on réécoutait l’enregistrement vocal pour être certain·e·s de n’avoir rien manqué. « Filioque! Et du Fils », a répondu en une fraction de seconde sa voix dans ma tête lorsque ma fille m’a questionnée récemment sur la différence entre la religion orthodoxe et catholique. (La voix n’a malheureusement pas élaboré davantage, et j’ai dû me tourner vers Google pour obtenir des explications plus détaillées.)
On ne saurait pas dire quel était le secret de cet effet impressionnant qu’il produisait. Il était entouré par un nuage de mystère qui n’y était sûrement pas pour rien. Un détail inséparable de lui et de son image, c’était son thermos. Il commençait chaque cours par le même rituel : il se servait une boisson chaude dans une tasse (on voyait la vapeur blanche s’échapper du thermos) qu’il buvait dans un silence complet dont on sentait alors l’épaisseur, et passait ensuite à la prise des présences. Une des questions qui animait les étudiant·e·s concernait le contenu de ce thermos : plusieurs débattaient de la possibilité qu’il y ait, dans ce qui avait l’air d’un simple thé, de l’alcool, la majorité se prononçant en faveur de cette hypothèse.
Une autre rumeur courait, selon laquelle il avait été prêtre à l’époque soviétique alors que les activités religieuses faisaient l’objet de persécutions étatiques, et il aurait finalement quitté la religion pour devenir athée. Cette hypothèse ajoutait quelque chose de spécial à son image. Ce n’est que récemment, lorsque je suis tombée sur sa biographie en ligne, que j’ai constaté avec une certaine déception que cette légende n’était probablement pas fondée. Du moins, il n’en était pas question de manière officielle, laissant seulement un petit espoir pour un mystère encore plus profond et ainsi insolvable. Heureusement, ni Google ni Facebook, qui veulent tout savoir sur nos vies, ne pourront révéler le contenu de son thermos; celui-ci pourra donc toujours profiter de l’aura du secret dont il était si soigneusement enveloppé.
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En me remémorant maintenant cette anecdote à la lumière de ce que j’ai appris, notamment, à travers mes recherches sur la violence conjugale, je me dis qu’il y a des gens qui ne peuvent pas se permettre de telles mystifications. Par exemple, les femmes comme mon amie Lucie. Un soir pendant un « cinq à tard », alors qu’elle sirotait un rhum & coke, elle m’a avoué avec un brin d’ironie qu’elle s’était récemment mise à apprécier le voile d’intimité qu’offrait ce verre. Pas beau, mais plutôt discret et ambigu quant à son contenu, il lui permettait pour un moment d’oublier le poids de la surveillance constante qu’elle vivait. Lucie n’est pourtant pas une politicienne ni une vedette, qui sont souvent confrontées à la surveillance et à des attaques à leur image et leur crédibilité. Elle n’est qu’une mère, mais une mère séparée, et séparée d’un ex-conjoint abusif et contrôlant.
En sortant de cette relation, elle pensait retrouver sa liberté de jadis, celle d’une personne ordinaire. Elle s’est plutôt rendu compte, peu de temps après, qu’elle plongeait dans un trou noir, tout aussi profond, voire plus profond encore. Elle sentait sa vie devenir une prison sous surveillance et sans issue, alors que chaque geste anodin pouvait lui être reproché et utilisé contre elle. Le pire, disait-elle, c’est qu’à présent l’emprise ne venait plus seulement de lui – son ex-conjoint n’y serait pas arrivé à lui seul, maintenant qu’ils étaient séparés – mais de tout le monde autour.
— Pas nécessairement pour de mauvaises raisons, m’expliquait-elle, mais ils et elles pensent connaître nos vies, sans prendre le temps d’entendre et de comprendre, présument souvent sans même demander. Les gens, les institutions. On crée une image de moi qui n’a rien à voir avec la réalité, et j’ai peu d’options pour changer cela ; même le simple fait d’être en désaccord m’est reproché. C’est un cercle vicieux.
Il était question des procédures liées à la garde de leur fils, mais elle expliquait qu’ultimement cela touchait toute leur vie, tant dans les petits gestes que les grandes décisions, jusqu’au ridicule et à l’inimaginable.
Cible d’attaques constantes et de remises en question non fondées, avec le temps, elle a commencé à faire plus attention à son image. Je me rappelle, entre autres, la disparition des mèches de couleur dans ses cheveux et la transition vers un style un peu plus sobre, que j’avais attribuée à son parcours professionnel (justement, en présumant sans demander). Elle souhaitait seulement que ceux et celles qui ont le pouvoir de décider de leurs vies – tous ces juges, psychologues, travailleuses et travailleurs sociaux, agent·e·s de protection de la jeunesse – prennent le temps de les entendre, de regarder les faits, qu’ils ne présument pas et qu’ils soient conscients du poids de leur décision. Lorsque j’exprimais un doute et suggérais des solutions, elle disait que c’était un monde qui était différent, ajoutant que c’était normal de ne pas comprendre – elle aussi elle était passée par là.
Je me disais alors qu’après tout, il ne fallait pas voyager bien loin pour se trouver dans un monde parallèle, à la fois invisible aux autres et en pleine vue, derrière un mur qui semble transparent, mais qui peut être impénétrable quand on ne sait pas et ne cherche pas à savoir… un peu comme avec les boissons.
par Julien Quevillon | Juil 4, 2019 | Feuilletons, Societé
Après que le diocèse de Mont-Laurier a vendu l’église près du chalet familial où je me soustrais de temps à autre, les résident·e·s du village ont établi un nouveau point de rencontre dans une auberge mystérieuse. Au cours de mes observations, j’ai découvert que ce bâtiment devant lequel je passais comme un étranger depuis plusieurs années renfermait des activités citoyennes aussi variées qu’inusitées. Les soupers communautaires, les après-midi de danse en ligne et les tournois de bras de fer s’étaient naturellement substitués aux rites d’antan pour animer le village comme le faisait jadis la paroisse. Mais par-dessus tout, c’est là que j’ai fait un soir d’hiver la rencontre fortuite de ceux que j’ai nommés les cowboys des Laurentides.
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« Sois bien prudent là-bas », me lance ma mère en me voyant enfiler mon manteau. Les familles qui possèdent une résidence secondaire sur le bord du lac se soucient peu de ce qui se déroule au-delà des limites de leur terrain. Pourvu qu’il n’y ait pas d’algues bleues dans l’eau, que leur fosse septique se contienne et que les mouches noires ne soient pas trop voraces quand l’été arrive. Lorsque l’on quitte les bornes de son terrain pour rejoindre l’inconnu, il faut être prudent, et particulièrement quand l’inconnu se situe à dix minutes de voiture.
Dans le vestibule de l’auberge se trouvent additionnées à la porte principale deux batwing doors identiques à celles qui sont dépeintes dans le cinéma western. En les franchissant pour accéder à la salle commune, on se sent enveloppé par une aura de virilité comme si un blouson de cuir venait se poser sur nos épaules. Si les établissements du Far West utilisaient ces portes pour aérer les lieux et voiler les activités illicites auxquelles se livraient les brutes, on peine ici à leur trouver une raison d’être. Les vents hivernaux sont trop froids et les bars de région ne sont pas des mondes interlopes. Leur fonction première consiste à rendre l’endroit plus exotique. Et quoi qu’on en pense, c’est plutôt réussi. Cette esthétique se propage sans vergogne pour déteindre sur les quatre coins de l’auberge : les murs sont tapissés par des images de cowboys et d’« Indiens » finement sélectionnées, au-dessus du bar pendent des cornes de taureau et au loin retentissent des mélodies du rockabilly des années cinquante. Western, western, quand tu nous tiens…
Si le décor de l’auberge a quelque chose d’attrayant, l’accueil que l’on réserve à un étranger comme moi a de quoi provoquer un malaise. Les regards fuyants et les « bonsoirs » qu’on ne me disait pas étaient les signes avant-coureurs d’une étrange gravité. Étais-je entré dans un pseudo–saloon où je n’étais pas le bienvenu? J’allais sans doute le découvrir. Pour l’instant, je partageais l’auberge avec quatre hommes dans la cinquantaine quelque peu réchauffés par la boisson. Aux fins de l’observation, je me suis installé à quelques mètres d’eux et j’ai sorti mon calepin rouge afin de capter ce qui traversait mon champ de vision. J’ai alors remarqué qu’il était inscrit sur une affiche « We don’t dial 911, we use colt » et au même moment un des hommes a proféré à son voisin : « Et puis, l’as-tu enfin enregistrée, ton arme à feu? »
Je pensais à ma mère.
La serveuse est venue me voir pour m’offrir à boire. J’ai accepté volontiers en lui suggérant de m’apporter sa boisson préférée. Quelques minutes se sont écoulées et j’avais entre les mains une grosse bière fièrement américaine de 710 millilitres. La soirée pouvait commencer.
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« Qu’est-ce que tu écris? », m’a demandé une employée en uniforme de jeans accoudée au comptoir, « Des jokes pour un show d’humour? » Si la question m’a fait sourire, c’est que deux humoristes en rodage ont récemment donné le premier spectacle d’envergure au village. On s’en enorgueillit et l’on cherche à récolter un peu partout des bribes d’humour qu’ils auraient pu semer ici pendant leur bref passage. Je lui ai expliqué que mon entreprise était malheureusement moins amusante que la leur : « J’étudie en sociologie et je fais une petite séance d’observation sur l’auberge. » Sans m’en rendre compte, mon inexpérience venait de me plonger dans une situation embarrassante. Après m’avoir écouté pendant un moment, l’employée s’est dirigée vers les quatre hommes en s’exclamant : « Messieurs, on a un sociologue de Montréal parmi nous ce soir! »
On m’a regardé comme si j’étais aux prises avec un grave problème. Qu’est-ce que cette auberge pouvait bien avoir de particulier pour qu’un « sociologue de Montréal » délaisse le confort de son chalet pour venir s’y aventurer? L’aîné du groupe me fusilla même du regard : « Et tu prends des notes sur nous en plus! Moi, mes notes, je les prends ici », dit-il en pointant son crâne du bout de son index. Difficile de savoir s’il était réellement fâché ou quelque peu railleur. Je sentais toutefois avec plus de certitude que le commentaire naïf de l’employée m’avait mis sur la sellette et qu’il était temps pour moi d’officialiser une rencontre avec ces hommes. Me prêtant donc à quelques gymnastiques, j’ai laissé mon calepin derrière moi et suis allé m’asseoir avec eux. La troupe se formait d’un dynamiteur de profession, d’un entrepreneur général, d’un ébéniste et d’un fermier. Je le répète : la soirée pouvait enfin commencer.
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Il serait possible de feuilleter mon calepin rouge et d’y trouver quelques citations mesquines qui appuient l’idée selon laquelle ces hommes étaient quelque peu lourds et légèrement grossiers. Mais cela m’importe peu. On venait tout juste de me baptiser sociologue de Montréal et pour honorer ce titre, il me fallait dépasser ces préinterprétations. Pendant les jours qui ont suivi cette rencontre inopinée, une même question me taraudait : comment expliquer le comportement hostile de ces hommes à mon égard? En guise de réponses, j’aimerais vous faire part de deux courtes histoires : l’une traite des bottes, l’autre de l’ivresse.
La botte de ville et la botte de travail
La façon par laquelle nous couvrons nos pieds peut nous renseigner sur le type de rapport que nous entretenons avec la réalité. En ce qui me concerne, je chausse la plupart du temps des bottes de ville avec lesquelles je me rends confortablement à l’université tous les matins. Je tente de les garder en bon état et j’évite de marcher volontairement sur la terre solide du sens communi. À ce propos, certains écrivain·e·s se plaisent à dire, non pas sans ironie, que les pieds des universitaires ne « collent » pas toujours à la réalité; celle de la ruralité, de la province et du bon sens. Inversement, s’il est une botte qui y adhère fermement, c’est bien la botte de travail. Elle promeut la force physique, celle des muscles du corps, de la poitrine et des bras.
Lorsque j’ai franchi les deux batwing doors de l’auberge, une aura de virilité avait beau m’envelopper de son blouson imaginaire, mes bottes de villes, elles, me trahissaient. Elles projetaient l’image d’un garçon oisif pour qui le travail physique semblait être quelque chose de parfaitement étranger. Devant les huit bottes robustes que chaussaient ces hommes, les miennes paraissaient tout à fait chétives : deux réalités se côtoyaient sous le même toit sans se croiser.
La valorisation du travail physique a une longue histoire dans la province, et surtout dans celle qui a trait à la colonisation des Laurentides. On peut lire dans un livre publié au début du XXe siècle par le ministère de la Colonisation du Québec la chose suivante : « Si vous aimez la vie au grand air, le travail énergique et la tranquillité; si vous êtes un bon ouvrier, intelligent, plein de santé; si vous aspirez au bonheur de soustraire vos enfants aux dangers des grandes villes et de leur assurer un avenir modeste, mais solide, oh! Là par exemple, vous êtes mon hommeii ».
Trois des quatre hommes qui se trouvaient à l’auberge cette soirée-là étaient natifs du village et leurs ancêtres étaient de véritables pionniers des Laurentides. Sous les durs commandements d’Antoine Labelle, ils avançaient sans se lasser dans les immenses terres du Nord en entendant toujours, comme des coups de fouet : « Abattez les arbres! Faites reculer les forêts!iii » Si les tournois de bras de fer sont aujourd’hui populaires à l’auberge, c’est peut-être parce qu’ils renouent avec cet esprit qui tend à valoriser le travail physique. Le gagnant, c’est évidemment celui qui a les bottes les plus usées.
La bière de 710 millilitres et le shooter d’une once
La bière de 710 millilitres se boit tranquillement. Quand on la commande, on signale son intention de passer un bon moment à picoler. On s’ouvre ainsi à la possibilité de combiner sa consommation à une discussion. Le shooter d’une once, quant à lui, se boit d’un trait, dans la rapidité. On penche vite sa tête vers l’arrière, on avale vite le liquide et on en ressent vite les effets. Les manœuvres se font en l’espace de quelques instants.
Je me trouvais donc assis avec ma troupe de colosses à discuter quand trois individus dans la trentaine ont fait leur apparition dans l’auberge. Vu leurs accoutrements, ils venaient sans doute d’une grande ville tout aussi dangereuse que la mienne et ils s’étaient aventurés ici pour faire une courte escale avant de reprendre la route vers leur chalet. Ils ont commandé une demi-douzaine de shooters, les ont avalés tout de go, et sont repartis aussi vite qu’ils étaient entrés. « Ils ne sont même pas venus nous voir… », a râlé d’un air mi-fâché, mi-déçu l’aîné du groupe.
Les gens qui ont une résidence secondaire dans les Laurentides consomment la nature comme ils consomment leur alcool : ils quittent la ville en vitesse le vendredi, font une marche rapide le samedi, et reviennent au bercail à la hâte le dimanche pour éviter le trafic. Par chance, l’employée m’avait servi une grosse bière fièrement américaine. Peut-être était-ce le sésame pour que les quatre hommes m’accueillent avec une certaine clémence auprès d’eux malgré tout.
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Les lueurs de la lune réfléchissaient sur les capots des chevaux-vapeur qui attendaient leur conducteur dans le stationnement. Les bêtes à propulsion devaient toutefois être patientes, car les quatre hommes étaient bien campés au comptoir du bar. À l’intérieur de l’auberge, on se remémorait, non sans nostalgie, un temps où l’on s’avançait dans les forêts encore vierges des Laurentides, comme les cowboys repoussaient jadis les terres hostiles de l’Ouest américain.
i « La terre solide du sens commun » est une expression employée par Roland Barthes dans ses Mythologies. Roland Barthes. 2001 [1957]. Poujade et les intellectuels dans Mythologies. Paris : Éditions du Seuil. p.170.
ii Henri-Gaston de Montigny. 1902. Le Livre du Colon. Montréal : Ministère de la Colonisation de la Province de Québec. p.5.
iii Pierrette Langlois Thibault. 2009. L’immigration des familles dans les Laurentides. Paru dans Histoire Québec 14 (3). p.32.
par Barbara Thériault | Jan 6, 2019 | Feuilletons
Traduction : Francis Douville Vigeant et Rosalie Dion
Celui qui cherche la vertu devrait visiter la ville de Mühlhausen[i] en Allemagne : sur les murs de la grande salle du conseil municipal, elle y est dépeinte. On y retrouve six figures du XVIe siècle : justitia (justice), fortitudo (courage), spes (espoir), caritas (amour), prudentia (sagesse) et temperantia (modération). Elles forment un portrait de groupe où chacune semble observer le visiteur d’un œil sévère.
Temperantia est représentée par un homme portant une soucoupe et une cruche. Il symbolise le contrôle des pulsions et suggère une attitude mesurée par rapport à l’alcool. C’est du moins ce que j’ai retenu du commentaire de l’archiviste local. La figure faisait écho à ce que j’avais déjà observé : en Allemagne, on boit moins que par le passé. Cette tendance s’est d’ailleurs vue confirmée immédiatement après la visite de la salle du conseil. Alors que nous passions à table, les trois hommes avec qui je venais de passer la matinée ont commandé des jus de fruits. Quand j’ai pour ma part commandé une bière, le serveur a eu un geste de soulagement.
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J’ai un jour demandé à un groupe de citoyen·ne·s issu·e·s de la classe moyenne d’Erfurt — employé·e·s, fonctionnaires et enseignant·e·s entre 40 et 55 ans — ce qu’elles et ils considéraient être un « bon repas ». Aucun d’entre eux n’a mentionné l’alcool. Surprise, j’ai demandé : « L’alcool ne fait-il pas partie d’un bon repas ? » « Peut-être une bière ou un verre de vin pour accompagner le rôti », a été la timide réponse.
La mémoire assure qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Un coup d’œil aux albums photos de mes interviewé·e·s suffit pour me le confirmer : on voit lors des fêtes familiales, sur la table, à côté des cigarettes, de nombreuses bouteilles d’alcool. « Avant, on ne buvait pas d’eau », a commenté sèchement ma belle-mère lorsque j’ai tenté d’aborder la question.
S’il est difficile de situer précisément cet « avant », il est clair que la tendance observée dénote un changement important, étroitement lié à de nouvelles formes de sociabilité. Les statistiques nous donnent plus de précisions : on consomme aujourd’hui moins de schnaps et de bière ; en revanche, on boit plus de whisky et, surtout, de vin. On boit moins, mais on boit mieux, sans pourtant être un connaisseur ou fantasmer sur une cave à vin. C’est ce que confirme également le restaurateur français d’Erfurt : à son arrivée dans la ville au début des années 1990, il ne vendait que du Bordeaux ; aujourd’hui, on lui demande des vins de Bourgogne et d’autres régions.
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De nos jours, temperantia semble être la devise en matière de consommation d’alcool. Non pas qu’on ne boive plus, mais l’alcool contredit peut-être un ethos de la modération. On ne doit pas trop boire, mais il ne faut pas y renoncer complètement non plus. Les adeptes de la modération forment en quelque sorte un milieu sobre qui n’apparaît qu’en contrastant deux types : ceux qui boivent trop et ceux qui ne boivent pas du tout.
On reconnaît les représentant·e·s du premier type à leur volubilité et à certaines de leurs expressions euphémisantes : elles et ils boivent « une petite bière » ou « une goutte » et égrènent des dictons du genre : « La bière est sèche, je dois boire un schnaps », « Je soutiens l’industrie de Nordhausen[ii] » ou encore le légendaire « C’est un médicament ! ». Boire en quantité est encore autorisé, mais perçu comme peu convenable. Quelques exceptions sont toutefois possibles : lors des kermesses, des carnavals, des enterrements de vie de garçon, et dans certaines sociétés de femmes où l’on boit du mousseux et l’on peut – en groupe – se laisser aller.
Les représentant·e·s du deuxième groupe, celles et ceux qui ne boivent pas, n’ont pour leur part aucun besoin de parler. À lui seul, leur renoncement à l’alcool en dit déjà beaucoup. Il soulève le doute : a-t-on affaire à un·e alcoolique abstinent·e, une personne malade, une personne religieuse ? Si on ne se moque pas d’elles et eux, elles et ils doivent néanmoins vivre avec le fait qu’elles et ils empêchent les autres de boire à leur guise ; elles et ils mènent donc une existence sociale quelque peu isolée.
À ces deux types, ajoutons-en un troisième : les « faux buveurs » et « fausses buveuses ». Ce qu’elles et ils tiennent dans la main, qui a l’air d’un verre de bière semblable au nôtre, s’avère en réalité du jus de pomme. J’ai déjà rencontré ce genre de personnes, et elles m’ont semblé malhonnêtes. Il y a aussi les « faux non-buveurs ». Elles et ils consomment en cachette, de l’alcool et des pastilles à la menthe – mais c’est autre chose. Elles et ils suscitent plus de pitié que d’agacement.
La consommation modérée d’alcool est symbole d’une conduite de vie stricte ; en même temps, l’alcool est un antidote possible, une fuite momentanée de ces restrictions. Je ne sais pas si les gens sobres sont des maîtres de la modération ou s’ils ne pensent tout simplement plus à l’alcool. Lorsqu’on leur pose la question, ils déploient tout un arsenal de justifications pragmatiques qui appuient leur mode de vie équilibré : elles et ils travaillent tôt le lendemain, sont en voiture, ont encore une tonne de choses à faire. Bref : elles et ils sont terriblement occupé·e·s. Et peut-être font-ils aussi attention à leur ligne.
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Par son travail, un serveur, que ce soit à Mühlhausen, à Erfurt ou ailleurs, n’a pas à être un défenseur de la temperantia. L’étiquette de son métier le contraint à ne pas juger les préférences de sa clientèle. Ce principe s’applique également à la sociologue qui s’abstient de porter un jugement sur ce qu’elle observe. Si boire ne fait plus nécessairement partie d’un bon repas et n’est vraisemblablement plus aussi célébré qu’« avant », il faut reconnaître que la tendance peut être perçue comme dégrisante. Mais rappelons une chose : il est, en Allemagne, encore possible de boire un verre de vin au cinéma, une bière au sauna et un verre de mousseux dans le train. Quand on vient de l’étranger, on sait que quelque chose de ce genre, en dépit de toute modération, n’est pas évident.
CRÉDIT PHOTO: Flickr-Cyril Caton
[i] Ce texte fait partie d’une série sur la vie quotidienne et les habitudes de vie de citoyens d’Erfurt et d’autres villes de Thuringe, province de l’Est de l’Allemagne. Il est d’abord paru en allemand (« Das Trinken der nüchternen Mitte », Thüringer Allgemeine, 8 septembre 2017, p. 4).
[ii] La ville de Nordhausen, en Thuringe, est réputée pour la production schnaps à base de grain.