par Alexandre Dubé-Belzile | Juin 6, 2019 | Feuilletons, Societé
Je suis arrivé en pleine nuit. L’aéroport était désert et les services de sécurité m’ont invité dans leur bureau le temps d’un petit interrogatoire. Ils ont fini par étamper mon passeport après quelques questions banales. En entrant dans le hall d’arrivée, le propriétaire de mon petit hôtel, Hakim, m’attendait, avec, à la main, une feuille de papier avec mon nom mal orthographié. Avec lui, je me suis enfoncé dans une nuit d’encre. Tout juste en sortant du terminal, une enseigne annonçait la frontière iraquienne. La Jordanie est un havre de paix au Moyen-Orient. C’est aussi la base de tous les efforts de « reconstruction » de l’Iraq, comme en témoignent les camions de SNC-Lavalin qui s’y promènent. Le pays abrite également une caverne mentionnée dans le Coran et le mont Nébo, mentionné dans la Bible, duquel Moïse aurait entrevu la terre promise. C’est aussi le lieu de tournage de nombreux films d’Hollywood, dont Indiana Jones et la dernière croisade, pour lequel certaines scènes ont été tournées à Pétra, lorsque le héros pilleur de tombes joué par Harrisson Ford s’apprête à mettre la main sur le Saint-Graal. Jérusalem est à deux heures de route. Je songeais à entreprendre une visite d’un jour à la ville israélienne, mais le visa israélien dans mon passeport ou même l’étampe de sortie du côté de la Jordanie m’aurait empêché de visiter une bonne partie des pays du monde musulman, et ce, parce que le Mossad a la réputation de s’approprier des passeports européens. Qui plus est, des échanges de roquettes auront lieu à Gaza, entre moi et la ville sainte, durant mon voyage, après un raid de l’armée israélienne contre deux leaders du Hamas. On était plutôt enthousiaste en Jordanie : c’est la première fois qu’on rapportait plus de morts du côté israélien que du côté jordanien, disait-on. Le trajet de l’aéroport nécessitait environ 40 minutes. Je discutais avec Hakim de tout et de rien, d’abord du IKEA qui se trouvait tout près de l’autoroute, témoignant de « l’ouverture économique du pays ». Tous ces beaux meubles peuvent garnir les constructions décrépites du centre-ville. On a ensuite parlé de sa famille. Comme une grande majorité de Jordanien⸱ne⸱s, il était d’origine palestinienne. Il avait dû quitter son pays pour ne plus pouvoir y revenir. Une famille juive vivait maintenant chez lui et on lui refusait systématiquement le visa pour visiter sa ville natale. Quoi qu’il en soit, au bout d’un moment, nous arrivions à l’hôtel, situé au pied d’un amphithéâtre romain. Quelques kiosques et gargotes étaient encore ouverts, près de minuit le soir. Hakim m’assurait que la Jordanie était sûre, même en pleine nuit.
Le lendemain, je prenais une marche dans le souq. Des Palestinien⸱ne⸱s, des Iraquien⸱ne⸱s et des Syrien⸱ne⸱s se partageaient divers étals, vendant l’attirail touristique habituel et des cartes postales, en plus de pipes à charbon, de porte-clés avec des petits Ak-47 et des drapeaux de la Palestine, et même des aimants à frigo « Free Syria ». Il y avait aussi des jeux de cartes à l’effigie de Saddam Hussein et de ses ministres, ainsi que des dinars iraquiens avec la gueule du président déchu. Il y a deux principaux camps de réfugié⸱e⸱s syrien⸱ne⸱s en Jordanie, l’un près de Mafraq, l’autre près de Zarqa. Malgré cela, le pays reste paisible. Cette année, la famille royale jordanienne et le roi Abdullah, dont le portrait se trouvait partout en Jordanie, sur la monnaie, à l’aéroport et dans les universités, ont célébré le 13e anniversaire d’un attentat perpétré contre trois hôtels luxueux. À l’occasion, 60 personnes avaient perdu la vie et près de 200 avaient été blessées. Un Égyptien avec qui je me suis lié d’amitié me disait que le mot irhab, l’équivalent en arabe de terrorisme, avait une connotation qui glaçait le sang de ceux qui s’exprimaient en cette langue. « Tout le monde a un ami ou un membre de la famille qui a souffert ou qui est décédé dans un attentat », disait-il. Quoi qu’il en soit, les mesures de sécurité entreprises en Jordanie sont musclées et semblent fonctionner, pour le moment. Abu Musab Al-Zarqawi, ancien du djihad afghan entraîné par la CIA et principal fondateur d’al-Qaida en Iraq, l’organisation qui allait évoluer pour devenir DAECH, est originaire de la Jordanie. Aujourd’hui, le pays mène des efforts importants contre ce mouvement et les services secrets jordaniens collaborent avec les autres services du monde entier.
Les rencontres étranges se succédaient et, lors d’une de ces soirées, alors que j’errais dans le souq de la rue Hashimi, près de la mosquée Al-Husseini, un homme est même venu me voir pour me demander les numéros gagnants de la loterie, croyant que mon apparence un peu poilue me donnait des pouvoirs divinatoires. J’en ai profité pour lui recommander d’être un peu moins crédule face aux hirsutes qui lui faisaient part de leurs révélations. Quoi qu’il en soit, c’est lors d’une autre de mes marches dans le souq que j’ai fait la rencontre de deux ingénieurs d’origine palestinienne. Ces derniers, Abdullah et Marwan, avaient fait leurs études ensemble à Islamabad, au Pakistan, il y a de cela près de 40 ans. Le premier portait une jalabiya grise et un bonnet blanc, avec de grosses lunettes sur le bout du nez et une barbe poivre et sel. L’autre portait l’étoffe bédouine rouge et blanche et arborait une moustache fournie et un veston.
Nous nous sommes mis à marcher ensemble sur la voie achalandée. Ils m’ont invité à manger une sucrerie traditionnelle de la ville de Naplouse, en Palestine, le kounafa, faite avec du fromage, du sirop et une couche de vermicelles frits ou de semoule. Abdoullah m’expliquait, tout en mangeant sa pâtisserie, que les gens du Canada étaient plus proches de l’Islam que les Jordanien·ne·s. « Ils ne mentent pas; votre gouvernement permet qu’on le critique », s’est-il exclamé au moment où nous reprenions la rue.
La conversation se déroulait en arabe. En suivant les hauts et les bas de la discussion, dévalant les ruelles, escaladant les nombreux vallons d’Amman, nous avons fini par aller prendre le thé chez Abdoullah. Pendant que nous sirotions notre breuvage, il argumentait : « La vraie tradition du prophète, c’est la justice sociale. » Il entonne ensuite : « Marx est plus proche de l’Islam que nous! » Il défendait même le philosophe allemand au regard de la phrase : « La religion est l’opium du peuple ». D’abord, à l’époque de Marx, l’opium était utilisé à des fins médicinales et n’avait rien à voir avec ce qu’elle représente aujourd’hui : l’héroïne et le fentanyl. L’opium était utilisé comme médicament et comme analgésique lors des opérations, entre autres. Cela d’une part. Ensuite, à l’époque, les théologiens, musulmans ou chrétiens étaient, selon eux, tous, à peu près, subordonnés aux autorités politiques.
Nous avons ensuite abordé l’assassinat de Kashoggi, qui serait, selon eux, l’arbre qui cache la forêt. Ils affirment que l’État saoudien, en plus d’être responsable d’avoir massacré bon nombre de femmes et d’enfants au Yémen, se débarrasse de tous ceux qui s’opposent au gouvernement dans un désert immense et brûlant dans lequel toute survie est impossible. Nous avons terminé la soirée en discutant de la question autochtone, les « Bédouins du Canada », que nous avons dépossédé de leurs ressources et de leurs territoires. Ils semblaient très bien comprendre cet enjeu, comme s’il y avait un parallèle à faire avec la situation en Palestine.
par Rédaction | Jan 10, 2018 | Idées, International
Par Julien Gauthier-Mongeon
Le terrorisme est souvent associé à un groupe ou à un type d’individus réputés dangereux, d’où le danger des amalgames qui contribuent à renforcer les stéréotypes liés à la figure du terroriste. Précisément parce qu’il soulève l’indignation et qu’il déchire les passions, surtout par le portrait qu’en dressent les médias, le terrorisme devient un terme fourre-tout mis au service de l’idéologie. Difficile, par conséquent, d’en avoir une représentation claire et nuancée, d’autant qu’il n’existe guère de consensus sur le sujet. Par l’étude du terrorisme, il ne s’agit donc pas tant d’arriver à une définition commune du phénomène que de chercher à mieux comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons.
« Terrorisme », un mot toujours sujet à discussion
Le terrorisme a fait l’objet d’un nombre incalculable d’études dans les cinquante dernières années, d’où la diversité des points de vue et des façons d’aborder ce phénomène complexe. « Depuis les années 1970, plusieurs chercheur·e·s se sont penché·e·s sur le terrorisme. Ce qui ressort comme constat, c’est qu’il n’existe aucun consensus sur une définition du terrorisme », affirme Stéphane Leman-Langlois de l’Équipe de recherche sur le terrorisme et l’anti-terrorisme (ERTA) et professeur à l’École de service social de l’Université Laval. Néanmoins, le terrorisme comporte certaines caractéristiques générales qui permettent d’en donner une définition large. « En dépit qu’il soit presque impossible de s’entendre sur une définition commune, il y a, en revanche, deux éléments qu’on retrouve pratiquement dans toutes les définitions scientifiques. Tout d’abord, le terrorisme est une forme de violence politique. Ensuite, le terrorisme instille une peur diffuse dans les sociétés touchées », explique pour sa part Aurélie Campana, professeure au département de science politique de l’Université Laval.
Est-ce à dire que l’action d’un État contre ses populations puisse être qualifiée de terroriste ? N’y retrouve-t-on pas des caractéristiques similaires, à savoir la violence politique et le fait d’instiller une peur diffuse ? Certes, il existe des caractéristiques communes entre la violence terroriste et la violence des États sur des populations civiles. Par contre, il convient d’être prudent et de ne pas mélanger des réalités qui présentent d’importantes différences : « Évidemment, l’État utilise parfois la violence pour faire peur à une population. Il existe alors une volonté de coercition politique et il possible de parler de terrorisme d’État. Par contre, il existe des cas de figure où la violence d’État ne vise pas à assujettir une population, mais à la faire disparaitre. Il est alors plus adéquat de parler de génocide plutôt que de terrorisme », nuance Stéphane Leman-Langlois.
Contrairement aux guerres que mènent des États, l’action terroriste ne vise pas forcément la maîtrise d’un territoire. Elle diffère en ce sens des guerres conventionnelles dont l’objectif est la destruction physique de l’adversaire et le contrôle militaire d’un espace. De plus, le terrorisme nie catégoriquement la distinction classique entre les combattant·e·s et les non-combattant·e·s, comme il fait fi des limites territoriales pour cibler des objectifs politiques[i].
Le terrorisme n’est pas automatiquement assimilable à un mouvement de lutte armée qui emploie parfois des méthodes d’action similaires. La distinction entre ces deux phénomènes reste fortement tributaire des jugements de valeur et des positions des différent·e·s acteurs et actrices impliqué·e·s dans un conflit.
« Actuellement, il est difficile d’identifier clairement les terroristes dans le contexte de la guerre en Syrie. Daesh[ii] est-elle une armée révolutionnaire mue par des idéaux fanatiques ou est-ce plutôt un mouvement terroriste ? L’opinion peut différer selon les intérêts qui sont en jeu », explique Benoît Gagnon, doctorant en criminologie et spécialiste des questions de terrorisme.
Comme le terrorisme n’a pas de statut légal, il laisse libre cours aux interprétations qui changent au gré des aléas politiques et des sensibilités locales. Si en Occident le terrorisme se définit avant tout comme un mode d’action destiné à semer la peur, il en va autrement de pays comme l’Irak et la Syrie qui n’ont pas le même rapport au terrorisme. Les enjeux locaux font qu’un groupe considéré ici comme terroriste peut être perçu comme une armée de libération par les populations locales. Ce fut le cas, par exemple, des talibans qui se sont opposés aux envahisseurs soviétiques durant les années 1980. Loin d’être vus comme des éléments perturbateurs, ils étaient souvent accueillis par une partie de la population qui souhaitait être libérée du joug étranger[iii].
Le terrorisme, une question de méthodologie
C’est entendu, il n’y a pas de consensus pour définir ce qu’est précisément le terrorisme. Cela s’explique notamment par des raisons d’ordre méthodologique où cohabitent plusieurs manières de comprendre un même phénomène. Dans un article récent, le sociologue Antoine Mégie présente plusieurs approches méthodologiques pour analyser l’action terroriste. De ces approches, certaines permettent d’appréhender les acteurs et actrices qui participent « à la structuration du terrorisme comme phénomène social et politique[iv] ». Il s’agit non pas d’isoler l’acte terroriste, mais bien d’examiner les relations complexes entre les acteurs et actrices qui contribuent de près ou de loin à structurer le phénomène. Il s’agit d’une compréhension dynamique qui cherche à mettre en lumière les relations entre les acteurs et actrices qui agissent tant à un niveau micro que macro dans la structuration de la « scène terroriste ».
Au niveau macro, c’est en relation aux institutions publiques, aux prises de positions politiques et aux gouvernements qu’une certaine conception du terrorisme se précise et s’affirme. Dans le contexte du terrorisme mondialisé, les États partagent des enjeux de sécurité communs sans pour autant adopter les mêmes mesures face à la menace terroriste.
Au niveau micro, c’est sur le terrain des acteurs de la vie civile (groupes de pression, ONG, organismes humanitaires, groupes citoyens) que s’observe une vision plus contextuelle, moins générale et plus localisée du terrorisme comme violence politique. Une approche psychosociale s’intéressant davantage au vécu des gens permet alors de mieux mesurer les impacts du terrorisme ainsi que les manières dont il est perçu.
Globalement, la définition du terrorisme dépend donc du point de vue où l’on se place, des intérêts qui sont en jeu et des raisons qui poussent un groupe ou un individu à commettre un acte de violence contre des personnes ou des biens. D’où, note le sociologue Pradip K. Bose, la difficulté d’obtenir une définition claire du terrorisme : « Les définitions du terrorisme sont controversées pour des raisons autres que les problèmes conceptuels qu’elles posent. Le fait d’étiqueter les actions de “terrorisme” avantage la condamnation des acteurs [et actrices], d’où le fait qu’une définition quelconque reflète généralement un penchant idéologique ou politique[v] ».
Dans les vingt dernières années, de nouveaux acteurs et de nouvelles actrices ont fait leur apparition et elles et ils ont transformé notre manière d’appréhender le terrorisme. Les relations entre les États révèlent une nouvelle façon de combattre la terreur dans un contexte d’insécurité relayé par l’univers des médias. À la différence d’une époque où le terrorisme restait très peu médiatisé, il bénéficie aujourd’hui d’une tribune considérable qui accroit sa force de frappe. Les médias jouent à ce titre un rôle de premier plan dans l’élaboration et la présentation du terrorisme comme évènement spectaculaire relevant de la mise en scène.
Il est difficile d’aboutir à une définition commune du terrorisme pour une autre raison qui tient aux rôles des États. « La manière de définir le terrorisme va varier de manière plus ou moins importante selon le type d’État, selon qu’il s’agit d’un régime autoritaire ou d’une démocratie. De plus, la définition va changer considérablement en fonction de l’expérience passée d’un pays et de sa tradition juridique », précise Mme Campana. L’expérience passée teinte fortement les enjeux de sécurité liés à la menace terroriste et la façon dont les États définissent cette menace réelle ou supposée. Depuis les quinze dernières années, le paradigme du terrorisme s’articule autour des enjeux de sécurité liés aux risques de la radicalisation des individus.
« Après le 11 septembre, il est devenu plus difficile de chercher à comprendre les causes du terrorisme. Il y a eu un barrage idéologique important où chercher à expliquer le phénomène revenait pour certains gouvernements à vouloir l’excuser. Ainsi, il devenait plus facile pour les chercheurs [et chercheuses] de travailler sur le phénomène de la radicalisation que sur le terrorisme. En travaillant sur la radicalisation on n’exclut pas le terrorisme, mais on l’étudie par la bande sans trop se compromettre », explique M Langlois.
Aujourd’hui, le défi revient à parler du terrorisme sans tomber dans une surenchère idéologique : le fait de prendre parti empêche la plupart du temps d’y voir clair, d’où l’importance de prendre en compte la diversité des points de vue afin de mieux comprendre ce phénomène complexe.
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[i] MERARI, A. (016), « Du terrorisme comme stratégie d’insurrection », Histoire du terrorisme de l’antiquité à Daesh, Paris, Fayard, p.35
[ii] DAECH est l’acronyme, en langue arabe, de « État Islamique en Irak et au Levant ».
[iii] http://www.academiedegeopolitiquedeparis.com/echec-sovietique-en-afghani…
[iv] MÉGIE, A. (2010), « La “scène terroriste” : réflexions théoriques autour de l’“ancien” et du “nouveau” terrorisme », Revue canadienne de science politique, V43, n.4, p.997.
[v] BOSE, K. Pradip (2007) « Sécurité, terreur et paradoxe démocratique », Centre for Studies in Social Sciences, N.74, p.26.
par Julien Gauthier-Mongeon | Jan 25, 2016 | Idées, International
Depuis plusieurs mois, l’arrivée des réfugié-e-s syrien-ne-s intervient sur fond de crise politique que ravivent les récents attentats perpétrés en sol parisien. En réaction à ces évènements tragiques, les classes politiques ont d’un même élan embrassé l’option sécuritaire (1). Néanmoins, les mesures de sécurité préconisées par François Hollande répondent aux attentats sans interroger les causes profondes à l’origine de la crise que vit actuellement le peuple français. L’histoire récente permet de voir comment le phénomène de masse inscrit le terrorisme dans un contexte de crise culturelle des sociétés occidentales contemporaines. Nous voulons voir comment le concept de masse fournit un éclairage pour mieux comprendre le phénomène mondial du terrorisme.
L’état d’une crise
Depuis la chute du rideau de fer en 1989, les sociétés connaissent un vide que met en évidence l’absence d’alternative au capitalisme triomphant. La possibilité d’une guerre mondiale voit ainsi rejaillir les haines du passé envers un ennemi qui menace de l’intérieur le monde occidental « civilisé » ainsi que ses alliés. Le phénomène de masse dans lequel s’inscrit aujourd’hui le terrorisme oppose ceux et celles que la peur isole à ceux et celles qui, au nom de la peur, cherchent à imposer à la planète leur conception abstraite du monde. Le fondamentalisme religieux s’inscrit précisément dans cette logique de déstabilisation des populations dont l’isolement doit contribuer à ériger un nouvel ordre mondial né du désordre.
Le phénomène de masse qui caractérise le terrorisme contemporain s’inscrit donc dans un contexte d’atomisation des sociétés européennes. Les barrières culturelles s’estompent en même temps que se globalise la menace d’une terreur sans frontières. Les individus isolés deviennent les cibles d’un adversaire ayant rompu tout lien avec la collectivité. C’est à l’intérieur d’un contexte de massification des sociétés que s’inscrit la crise sociale actuelle dont le terrorisme est l’une des manifestations et, bien entendu, non la moindre.
Contrairement à ce qui s’observe dans un contexte de guerre, le terrorisme vise surtout à déstabiliser l’adversaire. Il s’agit de semer la peur dans les esprits plutôt que détruire physiquement l’ennemi, le nombre de victimes important moins que l’impact psychologique résultant des tueries. Cela s’explique en partie par la faiblesse militaire dont disposent les assaillant-e-s. En effet, les cellules terroristes sont souvent composées de quelques individus qui ne peuvent rivaliser avec un ennemi supérieur en taille et en puissance. Comme le fait remarquer le politologue Gérard Chalian : « Les groupes terroristes sont petits, de quelques personnes à plusieurs milliers, et la majorité d’entre eux ne comprennent que quelques dizaines à quelques centaines de membres (…). Dans de telles circonstances, les groupes terroristes ne peuvent en aucun cas espérer gagner la bataille physiquement » (2). Le phénomène de masse crée donc la possibilité pour les terroristes de maximiser les dommages collatéraux avec un minimum de force requis, sortant du contexte d’une guerre conventionnelle où il s’agit de neutraliser l’ennemi par des moyens imposants. Dans un contexte de masse, au contraire, l’insécurité se diffuse de manière exponentielle sans que ne soit mobilisée une force de frappe importante. Le risque se mesure non seulement au danger réel, mais à la peur que suscite la possibilité d’une nouvelle attaque autant ou encore plus meurtrière que la précédente.
En plus de prendre pour cible les masses, le terrorisme en est aussi le produit, résultat de l’isolement vécu par certaines personnes se sentant extérieures à la société. Bien qu’appartenant à un groupe, les terroristes cultivent un même ressentiment vis-à-vis du monde dont ils-elles se sentent étranger-ère-s. Jacqueline Barus-Michel, professeure émérite en psychologie sociale, parle d’une « recherche désespérée d’identités » chez des gens que plus rien ne rattache à la collectivité et à ses règles de fonctionnement. Se développe alors une communauté restreinte où la quête d’identité passe par le ralliement « à des images fortes, dans lesquelles la violence se trouve condensée sous des formes symboliques (plutôt des signaux) simples (mots d’ordre, slogans, représentations élémentaires du bien et du mal) et qui offrent des filiations directes en substitution à celles qui sont défaillantes (personnage charismatique puissant et impitoyable, héros médiatisés) » (3).
Si l’essor des masses remonte aux bouleversements survenus au siècle dernier, il trouve ses prolongements dans une crise du lien social que vivent actuellement nos démocraties. C’est en effet dans le contexte d’une crise civilisationnelle qu’il faut comprendre le phénomène du terrorisme mondial. Les régimes de masse du siècle dernier et le terrorisme de masse ont en commun l’usage de la terreur comme outil de propagande au service d’une idéologie totalitaire. En effet, le totalitarisme désigne non seulement un régime, mais aussi une manière de penser et de concevoir le monde. Comme le souligne le politologue Alexandre Del Valle : « Ce qui caractérise le plus profondément le totalitarisme, ce n’est pas uniquement la violence et l’hypertrophie d’un État liberticide, mais l’idéologie elle-même (…) le fait d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent déduit à partir d’une idée centrale : la loi de la nature et de la race pour le nazisme, de l’histoire ou de la lutte des classes pour le marxisme, ou encore de la soumission de l’humanité à Allah, et donc la lutte des religions et des civilisations pour l’islam » (4). Cette vision n’est jamais destinée à aboutir, puisqu’elle projette sur le monde des valeurs absolues qui visent à changer intégralement la réalité, à réaliser dans l’histoire l’essence de la vérité. On voit donc comment le passé ressurgit aujourd’hui sous des formes parfois un peu différentes, mais tout aussi violentes.
Dans son ouvrage intitulé « Les origines du totalitarisme », la philosophe Hannah Arendt s’intéresse aux sociétés de masse nées des ruines des anciennes puissances impériales ayant connu une expansion considérable entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle. Elles ont ensuite décliné en raison des conséquences socioéconomiques de la Grande Guerre et des désastres humanitaires provoqués par la grande crise financière de 1929. Il nous faut revenir un peu en arrière pour comprendre l’essor du phénomène de masse qui s’observe aujourd’hui par la montée en puissance de mouvements qui, tant ici qu’ailleurs, révèle un malaise identitaire profondément enraciné dans nos sociétés. Bien que le terrorisme de masse soit un phénomène récent, il fait écho à la terreur de masse des régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres. On assiste alors à la montée en puissance d’une masse qui prétend ne plus appartenir aux sociétés passées. Les gens ne s’identifient plus à une classe partageant avec le reste de la société un certain nombre de valeurs et de principes communs. La radicalisation de certains individus isolés est en fait l’expression la plus aboutie de ce phénomène qui a connu plusieurs développements dans l’histoire.
D’une crise à l’autre, vers la puissance des masses
Les phénomènes de masse décrits par Hannah Arendt sont nés du déclin des sociétés impérialistes du XIXe siècle. Ces dernières ont assisté le triomphe du capitalisme industriel mondial et l’essor des États-nations en Europe. La puissance montante d’une bourgeoisie régnant sur l’ensemble du continent succède à l’époque où l’aristocratie tenait d’une main ferme les rênes des principaux centres de pouvoir partout sur le continent. L’impérialisme bourgeois, succédant à l’impérialisme des puissances royales, a connu deux phases d’expansion : un pouvoir s’imposant à l’ensemble des classes de la société et une domination s’étendant aux pays colonisés en dehors du « monde civilisé ». C’est ainsi que Arendt distingue deux formes d’impérialisme séparées dans le temps. En effet, l’impérialisme continental précède chronologiquement l’impérialisme colonial des grandes puissances européennes imposant leur domination sur les populations d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient.
Ce contexte s’inscrit dans un mouvement expansionniste. Le sentiment d’appartenance des différentes classes à l’idée de nation constitue l’origine commune que partagent entre eux les membres d’une même société. Ainsi, note Arendt : « Le seul lien qui subsistait entre les citoyen[-ne-]s d’un État-nation où il n’y avait plus de monarque pour symboliser leur communauté fondamentale semblait devoir être un lien national, c’est-à-dire une origine commune » (5).
À l’autorité providentielle qu’incarnait autrefois la personne du prince se substitue l’idée de nation. C’est sur elle que repose l’unité d’un peuple mue par un héritage culturel commun et une vision universelle du progrès humain. Cette vision distingue différentes sociétés selon leur degré d’évolution sur l’échelle de l’humanité. On comprend aisément alors que le racisme puisse devenir le porte-étendard d’une conception de l’humanité où les races inférieures doivent être éduquées par les peuples supérieurs, absolument convaincus d’être les dignes représentants de l’humanité. De cela émerge un sentiment de supériorité qui permet de distinguer les peuples entre eux en fonction de leur positionnement respectif sur l’échelle des races humaines.
L’essor de l’anthropométrie à la fin du XIXe siècle servira d’ailleurs de cadre théorique à la pensée eugéniste contemporaine promouvant des différences de nature séparant entre elles les classes et les cultures. C’est sur cette conception du monde que s’appuient au XIXe siècle les mouvements annexionnistes européens qui se prolongent au siècle suivant, culminant dans un vaste mouvement de décolonisation à partir des années 1940. Reste qu’au XIXe siècle, les différences de races justifient les entreprises coloniales menées au nom du progrès de l’humanité : « Les mouvements annexionnistes prêchaient l’origine divine de leurs peuples respectifs par opposition à la foi judéo-chrétienne en l’origine divine de l’homme » (6).
Les évènements décisifs ayant conduit à la Grande Guerre annoncent pour leur part le déclin des États-nations, remplacés par les régimes de masse d’où vont naître les mouvements totalitaires européens florissant de part et d’autre du continent jusqu’au désastre du deuxième grand conflit mondial. Le phénomène de masse diffère de la référence à l’idée de populace ; cette dernière constitue un mouvement étranger à l’influence des idéologies totalitaires qui n’apparaissent qu’à compter du XXe siècle, accompagnant la montée en puissance des masses.
Le concept de masse et les conséquences de la Grande Guerre
Hannah Arendt oppose le concept de masse à celui de classe sociale pour montrer comment chacun désigne deux phénomènes bien distincts. Tandis que les classes sociales ont des intérêts spécifiques partagés par certains groupes aux valeurs communes, les « masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun ». Ce faisant, note Arendt, « [l]e terme de masse s’applique seulement à des gens qui, soit du fait de leur seul nombre, soit par l’indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun, qu’il s’agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d’organisations professionnelles ou de syndicats » (7).
Le phénomène de massification s’observe donc à l’intérieur de toute société précisément là où certains individus se trouvent en marge de la communauté, mais c’est dans des périodes de crise identitaire que ce phénomène s’affirme de manière plus éloquente.
Dans le cas des personnes exclues suite aux ravages de la Première Guerre mondiale, la part des mécontent-e-s comprend toutes les classes de la société qui ressentent massivement les conséquences sociales et économiques d’une guerre coûteuse en vies humaines et en biens matériels. Ce sont les anciens soldats, les inadapté-e-s sociales-aux, les marginales-aux, les masses grandissantes de chômeur-euse-s, qui dénoncent le système des partis politiques responsables des malheurs ayant mené l’Europe au bord du gouffre et ayant provoqué la misère des peuples. Ce qui caractérise cette époque tumultueuse, c’est la disparition de l’idée de classe au profit d’une idéologie de masse qui galvanise autour de principes abstraits différents groupes de la société. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le fascisme de Mussolini trouve ses racines dans un radicalisme anarchiste qui connaît à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle une influence importante parmi les gens déclassés.
Personne ne se reconnaît plus dans l’ancien système de classes sociales, préférant à la société de type libéral un modèle de société total où les différences de statuts s’effacent . C’est notamment le cas de l’Allemagne et de l’Italie, grandes perdantes de la Grande Guerre, d’où vont naître les premiers mouvements fascistes d’Europe qui entraîneront celles-ci dans les méandres d’une guerre totale.
Le constat d’échec des démocraties européennes renforce le sentiment d’isolement vécu par une masse d’individus dont les intérêts ne sont plus représentés par les organisations politiques et par les dirigeants issus d’un monde révolu. On assiste alors à une dissolution du lien social traditionnel basé sur l’autorité des partis au profit d’une atomisation des citoyen-ne-s entraîné-e-s par le vent des masses déferlant sur une Europe en crise. Désormais simples agents d’une masse déclassée, tentant par d’autres moyens que ceux des organisations politiques traditionnelles d’influencer le sort de la société, les grands mouvements totalitaires trouvent des adeptes chez des gens que l’ancienne société n’interpelle plus. C’est ce qui précède la mise en place des régimes dictatoriaux qui recevront le support inattendu des masses durant l’accalmie de l’entre-deux-guerres jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale.
Il s’agit d’une crise des valeurs humanistes classiques qui reflète une transformation en profondeur des sociétés contemporaines. C’est ce qui caractérise l’âge des extrêmes, pour reprendre une expression consacrée par l’historien Éric Hobsbawn (8). C’est aussi l’époque d’un durcissement des positions politiques où s’affrontent désormais de part et d’autre des matrices idéologiques qui rallient des gens issus de milieux très différents. Les différences de classes sont alors momentanément éclipsées par ce ralliement général à une volonté de domination totale sur le monde.
L’existence de masses anomiques, où ne coexistent que des individus, contraste ainsi avec l’époque où les classes sociales composaient le paysage politique des États nationaux. Cette perte de référence s’observe aussi aujourd’hui : en effet, les démocraties représentatives ne parviennent plus à rallier l’intérêt des masses. À la massification des groupes prêtant allégeance au terrorisme, s’observe une massification des populations qui, bien que ne suivant plus la voie tracée par les idéologies extrêmes, n’en sont pas moins réduites à un isolement et à un désenchantement apparemment sans dénouement possible.
Un double phénomène de massification s’observe donc chez les citoyen-ne-s désemparé-e-s et chez les individus radicalisés. Ceux-ci forment des noyaux atomisés cherchant à propager leur message de terreur dans une société profondément divisée de l’intérieur. Pierre Rosavallon pose un diagnostic similaire à celui d’Arendt sur l’état actuel de nos démocraties et la dissolution des différences de classe au profit d’une vision trouble de la réalité sociale. Plutôt qu’à la montée en puissance d’une idéologie totalitaire rejoignant l’ensemble des masses, on assiste à l’indifférence tranquille des peuples que la politique n’intéresse plus. L’auteur décrit cet effritement de la manière suivante :
« Se sont simultanément effrités, à partir des années soixante-dix, le système de la démocratie des partis, le rôle joué par les syndicats et les formes de démocraties sociales préalablement instituées. La crise de la représentation politique s’est inscrite depuis ce moment dans le cadre d’une panne beaucoup plus large de la figuration sociale. La moins grande visibilité des systèmes de différenciation dans nos sociétés, qu’il s’agisse du clivage des classes, des appartenances religieuses ou même du rapport à l’idée de nation, a contribué dans l’ensemble à faire entrer le système représentatif dans cette nouvelle crise » (9).
Quelques éléments hérités du passé refont donc surface dans nos sociétés. L’âge de la méfiance n’est pas sans trouver certaines résonnances avec l’âge des extrêmes dans un contexte où s’opposent l’extrême de l’indifférence et l’extrême de l’épouvante venue d’un ennemi solitaire. Plusieurs individus ne se reconnaissent plus dans un monde où le triomphe de l’économie laisse peu de place au changement et où la possibilité de transformer réellement le monde relève d’un vœu pieux. Se présentent alors des réactions pathologiques qui profitent aux idéologies à vocation totalitaire dont l’influence reste néanmoins limitée et diffuse en comparaison à la fascination exercée par les régimes totalitaires du siècle dernier. Certes, une même conception abstraite du monde s’observe dans le terrorisme d’État et le terrorisme de masse où s’affirme de part et d’autre l’idée d’un monde qu’il faut renverser et reconstruire. Dans les deux cas, c’est la terreur qui est mise à profit pour répandre la peur. L’historien Gérard Chaliand note à ce propos : « Le terrorisme d’État, c’est-à-dire le terrorisme du fort au faible, et le terrorisme du faible au fort, ont de nombreux points en commun. La campagne de terreur a pour but de répandre un sentiment d’insécurité générale qui doit pouvoir atteindre n’importe qui, n’importe quand » (10). C’est dans un contexte de masse que le terrorisme profite de la désorganisation pour aggraver une crise déjà extrêmement vive. Plusieurs exemples permettent d’en témoigner, parmi lesquels figure celui de la France. Le cas français montre bien comment s’est progressivement dilué le vernis social qui permettait d’inscrire les luttes sociales dans un contexte culturel lié à l’idéal républicain de la nation fraternelle. Cet idéal connaît aujourd’hui une crise d’autant plus grande que rien ne semble pouvoir s’y substituer.
Le modèle français : vers une implosion sociale
Le communautarisme français répond à une incertitude ambiante davantage qu’à un problème concret touchant une certaine classe de personnes dont les intérêts seraient directement menacés par la venue des étranger-ère-s. Le vide politique et le discrédit des classes politiques laissent libre cours à des formes de révoltes parfois campées sur des certitudes que ravivent les anciennes croyances. Emmanuel Todd observe comment se traduit cette réaction en fonction de l’emplacement géographique des populations.
Davantage que la classe sociale, c’est l’héritage religieux passé qui influence le degré de peur que suscite la présence étrangère des musulman-e-s en France et le type de réaction de la part du peuple. Les résidus de croyances chrétiennes, très forts à la périphérie du territoire Français, sont néanmoins moins prégnants au centre du pays où s’affirme plutôt un « individualisme homogénéisant ». Ainsi, de « l’individualisme égalitaire du système central dérive l’idéal d’un État régnant sur une société homogène composée d’atomes équivalents » (11), s’opposant à une France plus traditionnelle attachée à la distinction des rangs et à la différence de statuts. N’en demeure pas moins que cette opposition s’inscrit dans une vision plus large d’une république servant de référence où l’étranger-ère doit à tout prix être assimilé-e. Les manières et les modalités que prend cette assimilation sont dictées par le milieu auquel appartient chaque groupe, ce qui n’empêche pas le modèle républicain d’avoir atteint ses limites et de devoir repenser en profondeur ses stratégies d’intégrations des étranger-ère-s.
Le cas de la France met ainsi en évidence un esprit néo-républicain où l’exclusion de l’autre devient paradoxalement la condition de son acceptation. C’est dans un tel contexte qu’on demande à l’immigrant-e de renier ses origines au nom d’un idéal républicain reposant sur l’inclusion par l’exclusion sur fond de valeurs inscrites dans l’histoire nationale du pays. Todd dit ceci à propos de cet universalisme négatif et exclusif : « Le néo-républicanisme est une étrange doctrine, qui prétend parler la langue de Marianne, mais définit dans les faits une République d’exclusion » (12).
On assiste alors à une homogénéisation des points de vue où le sentiment de peur face au monde étrange transcende les barrières de classe et met en évidence un phénomène de massification. C’est ce qui s’est observé durant l’entre-deux-guerres et ce qui trouve des résonnances dans la situation actuelle que vit l’Europe « civilisée ». C’est ainsi qu’on a dit des terroristes qui ont récemment perpétré les attentats à Paris qu’ils étaient des individus sans attaches ou déracinés de leur milieu d’origine. Il s’agirait plus précisément, note la criminologue Sylvia Bréger, d’une « haine farouche envers le monde « extérieur » (13) se manifestant sous la forme d’une double exclusion. D’abord exclus du fait de leurs origines, ils s’auto-excluent par un processus de radicalisation qui leur permet de se constituer en groupe isolé à l’intérieur de la masse. En fait, les terroristes se sont solidarisé-e-s en même temps qu’ils-elles se sont radicalisé-e-s avec d’autres individus vivant comme eux de façon humiliante certains échecs ayant contribué à leur isolement.
Deux alternatives se présentent alors à eux-elles : soit rejoindre la masse, soit se constituer en marge d’elle, c’est-à-dire se marginaliser dans et à l’intérieur de la masse. Un article de Farhad Khosrokhavar, journaliste à Europe solidaire sans frontières, résume cette double issue de la manière suivante : « Par un rude labeur, une partie de ces jeunes parvient à surmonter l’exclusion et à rejoindre les classes moyennes. [Elles et] ils rompent alors souvent les liens avec leur quartier et leurs ancien[-ne-]s ami[-e-]s. D’autres trouvent dans la délinquance le moyen d’acquérir facilement de l’argent et vivre selon le modèle rêvé des classes moyennes. Le mal dont [elles et] ils souffrent le plus est la victimisation : [elles et] ils ont, en effet, tendance à penser que la seule voie d’accès aux aménités des classes moyennes se trouve dans la délinquance, la société leur ayant fermé l’accès à toutes les autres issues » (14).
Se crée alors ce que le politologue Marc Sageman appelle un processus d’implosion sociale parmi un clan qui évolue en dehors de la masse pour mieux s’y fondre : « Dans sa pure expression, le clan est un réseau dense de nœuds, où chacun est connecté à tous les autres. La dynamique à laquelle il obéit ressemble à un processus d’implosion sociale, l’ensemble du clan se repliant sur lui-même jusqu’à se couper totalement du monde extérieur » (15). Le groupe de terroristes responsable des attentats à Paris témoigne de ce processus de marginalisation où un clan aux intérêts communs s’est désolidarisé du monde jusqu’à en nier l’existence. Le terrorisme de masse devient alors symptomatique de ce déracinement qui affecte plus largement l’ensemble des classes.
Cela témoigne d’une réalité plus large liée aux sociétés en déclin où les identités et les groupes se fondent dans la masse des individus anonymes eux aussi en perte de références dans un monde en pleine crise des identités et des valeurs. L’absence d’horizon culturel englobant l’ensemble des communautés génère des îlots de résistance dont les formes sont parfois violentes, comme dans le cas du terrorisme de masse. Il prend d’autres fois une forme passive, comme dans la course effrénée au consumérisme des foules en quête d’un bonheur illusoire. Contrairement à la massification englobante, qui prévalait durant la période de l’entre-deux-guerres, nous assistons aujourd’hui à une massification éparse sur arrière-fond d’une économie triomphante de laquelle personne ne réussit à sortir. Il y a néanmoins une indifférence politique qui s’exprime par un désintéressement de plus en plus répandu qui caractérise le contexte de massification à l’ère du désenchantement. L’indifférence au monde et le repli sur soi sont devenus symptomatiques d’une manière de vivre en société. Le vernis qui protégeait les institutions culturelles a disparu et le terrorisme contemporain n’est qu’un symptôme de cette déliquescence. Comme l’affirmait Arendt à propos du siècle dernier, l’autorité des partis ne constitue plus l’horizon politique auquel se rallient les différentes classes de la société. C’est ainsi, note Bernard Manin, que le comportement électoral ne s’explique plus par « les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des citoyen[-ne-]s » (p.279). Au contraire, les « résultats du vote peuvent varier significativement d’une élection à l’autre alors même que les caractères sociaux, économiques et culturels des électeurs [et électrices] restent à peu près identiques pendant la période considérée ».
C’est dans ce contexte de massification des sociétés qu’il nous faut comprendre le terrorisme comme phénomène social. Que ce soit par une vision simplifiée de la religion ou par une pensée purement instrumentale, c’est toujours la forme qui prime sur le contenu, l’action sur la réflexion lorsque vient l’urgence de transformer radicalement la société. Il est intéressant de voir comment l’idéologie de la terreur, autrefois liée à un mouvement européen ayant mené à l’expérience totalitaire, s’exprime aujourd’hui sous une forme diffuse, mais tout aussi inquiétante pour l’avenir de notre civilisation. S’exprime le fantasme de détruire un monde qu’il faut faire renaître de ses cendres, comme autrefois les nations devaient faire table rase de leur passé en érigeant un monde préservé des dangers d’une contamination venant de l’extérieur. Comme naguère du temps des idéologies totalitaires, le monde semble se diviser en deux groupes, c’est-à-dire ceux et celles que juge l’histoire et ceux et celles qui se font juges de l’histoire.
(1) http://www.ladepeche.fr/article/2015/11/15/2217700-union-nationale-pour-…
(2) Chaliand, Gérard, « Lénine, Staline et le terrorisme d’État » dans Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daesh, Paris, Fayard, 2015, p.37.
(3) Barus-Michel, Jacqueline, « Crise et identité » dans La violence politique (dir. Max Pagès), Paris, Érès, 2003, p.64.
(4) Del Valle, Alexandre, Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris, Éditions des Syrtes, 2002, p.88.
(5) Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p.511-512.
(6) p.516.
(7) Ibid., p.618-619.
(8) Voir Habsbown, Éric, L’âge des extrêmes : Le court XXe siècle, 1914-1991, Paris, Éditions poche, 2003.
(9) Rosanvallon, Pierre, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, p.417.
(10) Chaliand, Gérard, « Lénine, Staline et le terrorisme d’État » dans Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daesh, Paris, Fayard, 2015, p.229.
(11) Todd, Emmanuel, Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, du Seuil, 2015, p.126.
(12) Ibid., p.151.
(13) https://www.linkedin.com/pulse/la-psychologie-du-terrorisme-sylvia-bréger
(14) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36452
(15) Sageman, Marc, Le vrai visage du terrorisme : psychologie et sociologie du djihad, Paris, Denoël impacts, 2005, p.304.
Bibliographie
Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002.
Barus-Michel, Jacqueline, « Crise et identité » dans La violence politique (dir. Max Pagès), Paris, Érès, 2003.
Habsbown, Éric, L’âge des extrêmes : Le court XXe siècle. 1914-1991, Paris, Éditions poche, 2003.
Manin, Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
Rosanvallon, Pierre, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998.
Sageman, Marc, Le vrai visage du terrorisme : psychologie et sociologie du djihad, Paris, Denoël impacts, 2005.
Todd, Emmanuel, Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, du Seuil, 2015.