par Thomas Caubet | Nov 14, 2020 | Feuilletons
De retour à Paris je suis contacté par un ancien collègue. Me voilà embauché dans un bar-restaurant du nord-est de la ville. Plutôt grand, ce bar a pignon-sur-boulevard, un boulevard qui lui-même marque la frontière administrative nord/sud entre deux arrondissements de la capitale. Au nord, un quartier que l’on qualifie souvent de « populaire » ; au sud, un quartier dit « gentrifié » duquel la jeunesse étudiante remonte les soirs et les week-end pour s’enivrer dans les débits de boisson du boulevard. Un croisement donc. Un bar comme interface sociale à mi-chemin entre deux contextes urbains a priori non destinés à s’enchâsser. Moi au milieu, avec mon plateau, mon tablier, et ma maîtrise de sociologie.
L’histoire que je m’apprête à raconter pose la question du droit à l’espace urbain, ou comme disait Henri Lefebvre, du « droit à la ville ». Mais le droit de qui ? À quelles conditions ? À qui de droit cette ville revient-elle ? Pour traiter de ces interrogations, ce récit mêle les problématiques quelque peu classiques de l’interpénétration des inégalités de classes et du rapport à l’espace ; mais il souligne également une asymétrie dans les usages que ces groupes sociaux font d’un espace urbain. Mon imagination sociologique est très vite alertée quand je prends conscience d’être pris, sans l’avoir pour le moins prémédité, dans un ensemble de phénomènes complexes fait de rencontres sociales, de chevauchements urbains, d’appropriations spatiales que j’observe depuis l’interface que représente le bar. J’entends ce terme d’interface dans un sens critique. Le bar est un point nodal à l’endroit même où des individus que rien n’assemble vont être amenés, quotidiennement, à se croiser sans réellement entrer en relation. Cette interface est aussi un lieu disputé, dont les uns ont l’usage quand les autres en font un usage strictement marchand. Du point de vue où j’observe, cette économie de l’espace croise des logiques classistes, disciplinaires, et finalement d’exclusions de certaines formes d’usages. Ce sont ses dynamiques intriquées que ce récit se propose de traduire.
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Le bar ouvre de 9h du matin à 2h du soir. Le matin se croisent les habitué-e-s et les “pros” de la restauration pour un café matinal distraitement avalé. Plus tard, vers 10h en général, surtout l’hiver où le froid mord les ongles, des ouvriers du bâtiment viennent s’en jeter un petit en douce pour se donner du cœur à l’ouvrage, contemplant les mêmes boulevards que leur aïeux terrassiers dépavaient de colère à la « belle » époque.
Puis vient le rush du midi ou une clientèle affamée surgit de nulle part pour engloutir distraitement un repas bas-de-gamme, avant de regagner ses bureaux pour ne réapparaître que le lendemain, même heure, même repas. Puis le soir, c’est petite bouffe et apéro entre ami-e-s (du sud du boulevard). C’est au tour des étudiants et étudiantes d’investir les locaux. Tout en les abreuvant je me demande si ces personnes ont déjà songé à ce que, dans quelques années, il n’est pas impossible qu’elles se retrouvent à la place même de leur ainé-e-s, à midi pile, engloutissant méthodiquement la même formule : “ entrée-plat-dessert-café, et par-carte-s’il-vous-plait ! ”.
« C’est chez nous ? »
Toutes ces personnes se succèdent donc durant une journée-type au bar du boulevard. D’autres pourtant restent et font du lieu un usage bien différent. Un petit groupe, que les collègues appellent les « gars du quartier » (celui au nord du boulevard), côtoient continûment l’échoppe. Là déjà le matin pour un café ou une noisette, là encore le midi pour un jus, là toujours l’après-midi pour un, deux, trois cafés ou un soda, là enfin le soir pour retrouver les potes. Tous sont dans la petite trentaine et racisés, tous sont passé une ou plusieurs fois par la prison, tous ou presque travaillent de nuit.
Ici, comme ils le disent, « c’est chez nous ». J’ai mis un temps certain à comprendre cette formule. Je pensais au début qu’ils parlaient du quartier, celui du nord du boulevard. En fait, ils parlent aussi du bar et de l’usage très spécifique qu’ils en font. L’enseigne pour laquelle je travaille alors, et qui d’ailleurs n’existe plus aujourd’hui, n’était pas non plus la même quelques années avant mon arrivée. « C’est chez nous » signifie donc que, quel que soit le bar, il fait partie du quartier et qu’à ce titre l’usage que les gars en font n’a rien à voir avec celui de la clientèle (celle du sud du boulevard). Par exemple, je remarque que leurs cafés ils les prennent systématiquement à emporter, dans des petits gobelets de carton. Mais ils ne les emportent jamais bien loin et les boivent sur le côté (nord) du bar cachés à la vue de la clientèle (côté sud). Ils peuvent passer une bonne dizaine de fois par jour, la plupart du temps à la recherche d’un ami, ou d’une information quelconque. Quand on cherche quelqu’un ou quelque chose, c’est au bar du boulevard que l’on se rend ! Le bar n’est pas pour eux un outil de consommation festive, mais un lieu de sociabilité intégré au quartier… jusqu’à un certain point comme nous allons le voir.
Frontières, contrôle et usages
Eux, ce sont les « grands ». Eux seuls descendent sur le boulevard. Les plus jeunes garçons restent plus haut, au nord du boulevard. Frontière sociale, ce dernier est aussi une frontière disciplinaire. Les gars me racontent, et cela je le constate à maintes reprises durant les six mois que je passe dans le bar, que la police occupe régulièrement le quartier. Cezoning, ou profilage social consiste, tout simplement, à positionner une patrouille en bas de chaque rue joignant le quartier au boulevard pour en contrôler les accès et en réguler (souvent interdire) les sorties.
La situation de bouclage est d’autant plus ironique que les gars du nord du boulevard travaillent tous ou presque dans les transports. Certains sont taxis, d’autres chauffeurs VTC ou conducteurs de bus pour le réseau de transport public. Tous passent leurs nuits à quadriller les rues de Paris, à avaler les kilomètres en enchaînant les courses. L’emploi est donc ironiquement leur seul laisser-passer pour le bas du boulevard, le passeport social qui leur permettra d’accéder à une clientèle aisée capable de s’offrir leurs services pour se déplacer librement dans l’espace. Ici se repose la question du droit à la ville. Démarcation sociale, check-point disciplinaire, le boulevard est aussi une frontière d’usage ; une ligne à partir de laquelle le droit à la ville des uns est conditionné par l’obtention d’un « permis de social » – un contrat de travail, un emploi – pour faciliter le déplacement des autres. Pour traverser, il faut travailler ; sans cela, la frontière se referme littéralement devant eux à mesure que le dispositif policier se déploie.
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Un jour où je sers au bar, un des gars poursuivi sur le boulevard par la police se réfugie dans le bar, en proie à un stress intense. Repéré, il est violemment interpellé par trois policiers via plaquage-ventral à même le comptoir, puis le sol, puis la terrasse depuis laquelle quelques clientes et clients médusé-e-s assistent à la scène. Les policiers ne m’ont pas parlé, pas même regardé ; ils ont accompli leur travail de contrôle de la frontière, celle séparant le sud du boulevard du nord du boulevard.
La sentence m’est livré, glaçante, par un couple d’habitué-e-s ayant assisté à la violente arrestation : “ hé bien, comme ça au moins il ne vous embêtera plus ”. On me confirme sans détour que moi aussi, bien que travaillant dans l’interface, je suis bel est bien du sud du boulevard, mais que rien ne m’empêche de rester « chez eux ». “Il ne nous embêtera plus” veut dire “toi tu as le droit de rester”. Drôle de « chez nous » que ces endroits où d’autres restent quand eux s’en trouvent violemment délogé.
par Anonyme | Oct 26, 2020 | International, Societé
Cet article est publié dans le numéro 85 de nos partenaires, la Revue À bâbord. Un texte de Alexandre Klein, Université d’Ottawa.
La menace a été mise à exécution. Après avoir annoncé à la fin du mois de mai que les États-Unis cesseraient toute relation avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Donald Trump a confirmé au début du mois de juillet l’arrêt total de la collaboration de son pays avec l’agence onusienne.
Ce retrait des États-Unis et de leur financement annuel de plus de 550 millions de dollars sur un budget total d’environ 4,8 milliards de dollars marque un coup dur pour l’institution dont le déclin était déjà sensible depuis plusieurs années. Mais il témoigne surtout de la « stratégie » géopolitique « disruptive » du président américain qui trouve son champ d’exercice dans des espaces inhabituels, pour ne pas dire inattendus, dont Twitter reste l’exemple paradigmatique.
Géopolitique du virus
En attaquant l’OMS, Trump vise en effet tant une organisation qui critique sa gestion catastrophique de la pandémie que son rival chinois avec lequel il est en « guerre », notamment commerciale, depuis le début de son mandat. Les deux dimensions sont d’ailleurs intimement reliées puisqu’aux yeux de Trump, l’OMS aurait été trop indulgente à l’égard de la Chine, d’où est parti le Sars-CoV-2 – ce « virus chinois » comme il le nomme – à l’origine de la pandémie qui a paralysé la planète au cours du printemps. L’opposition de Trump à l’OMS s’inscrit donc avant tout dans une politique internationale de déstabilisation du multilatéralisme et une stratégie nationale, qui en est le pendant, de valorisation d’un nationalisme à tendance isolationniste. C’est d’ailleurs parce qu’il défend ces mêmes valeurs que le président brésilien Jair Bolsonaro s’est empressé d’imiter son homologue états-unien en annonçant lui aussi le retrait de son pays de l’organisation onusienne (sans toutefois être passé à l’acte à l’heure où j’écris ces lignes). Mais il semble que cette guerre contre l’OMS engagée par certaines grandes puissances témoigne plus profondément d’un rapport particulier à la santé, un rapport d’ordre militaire et guerrier qui montre aujourd’hui ses limites.
On l’ignore souvent, mais la naissance de l’OMS marquait un tournant dans la compréhension que les pays occidentaux se faisaient de la santé. L’organisation fondait en effet sa raison d’être et son action sur une toute nouvelle définition présentée dans le préambule de sa constitution adoptée à New York en juillet 1946 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité 1». En ouvrant ainsi la santé à des considérations psychologiques, sociales et même politiques, l’OMS rompait avec un discours médical moderne qui l’avait réduite, à mesure de son développement scientifique, à une simple absence de maladie. La santé n’est pas uniquement le résultat physiologique de la lutte que le médecin engage contre la pathologie, elle implique aussi et surtout un vécu, un ressenti et diverses dimensions qui mettent l’accent sur la qualité de vie des personnes. Ce retournement conceptuel n’est pas sans conséquences pratiques : ainsi envisagée, la santé devient moins le résultat d’une guerre contre un virus, une malformation ou un dysfonctionnement physiologique, que le produit d’un souci, d’une attention à soi et à autrui, bref d’une forme de soin (au sens pluriel du care).
La guerre ou le soin
Dès lors, on ne s’étonnera guère de voir que les pays qui fustigent l’OMS sont aussi ceux qui ont tenu un discours particulièrement guerrier face à la COVID-19 (Trump comparant la pandémie à Pearl Harbor, tandis que Bolsonaro appelait son peuple à « affronter » ce virus « la tête haute »). On note d’ailleurs, plus largement, une apparente corrélation entre les pays qui ont mis de l’avant un discours guerrier (et avec lui un nationalisme affiché) et les pays où la pandémie a fait le plus de ravages. C’est le cas de la France dont le président Emmanuel Macron a appelé à la « mobilisation » générale en déclarant « Nous sommes en guerre », mais aussi de la Grande-Bretagne dont le secrétaire à la santé a parlé d’une « guerre contre un tueur invisible », ou encore de l’Espagne dont le chef du gouvernement Pedro Sanchez a annoncé son intention de « gagner la guerre ». François Legault a lui aussi parlé de la pandémie comme de « la plus grande bataille de notre vie ». La chose n’est ni neuve ni surprenante. La métaphore guerrière habite la pensée médicale moderne. L’écrivaine Susan Sontag s’en était d’ailleurs déjà magnifiquement indignée dans son ouvrage de 1978 Illness as Metaphor. Ce qui est plus intéressant ici, c’est de constater l’existence d’une corrélation inverse : les pays avec le moins de cas de contamination ont pour beaucoup tenu un discours différent, plus axé sur le soin que sur la guerre.
La première ministre islandaise Katrín Jakobsdóttir a ainsi rappelé, dès le début de la pandémie, l’importance de mettre son égo politique de côté, de faire preuve d’humilité et d’écouter la science. La chancelière allemande Angela Merkel en a, elle, appelé à la « solidarité commune », tandis que le président Frank-Walter Steinmeier prenait explicitement le contre-pied de ses voisins en affirmant que cette pandémie n’était « pas une guerre », mais « un test de notre humanité ». En Norvège, la première ministre Erna Solberg a pris le temps de répondre aux interrogations et angoisses des plus jeunes au cours d’une conférence de presse spécialement dédiée aux enfants. Certes, ces pays se sont aussi démarqués par la mise en place rapide et massive de mesures de dépistage et de suivi de cas. Mais reste que le ton et le style de gouvernance semblent avoir aussi fait la différence (d’autant que cette approche empathique a pu favoriser la mise en place de larges campagnes de tests plutôt qu’une recherche, par exemple, d’un vaccin à tout prix). L’exemple de Jacinda Ardern, la première ministre travailliste de la Nouvelle-Zélande, est paradigmatique de ce « style de leadership empathique », pour reprendre les mots de Uri Friedman dans The Atlantic2, qui semble avoir fait ses preuves dans la gestion de la pandémie. Une chose est sûre : cette dernière a dessiné une ligne de fracture entre deux types de gouvernance reposant sur deux compréhensions différentes de ce qu’est la santé et par conséquent du rôle que peut y jouer la politique.
Vers une politique du care
Accepter que la santé ne se réduit pas à l’absence de maladie, c’est en effet comprendre que la santé de la population ne se décide pas uniquement dans les hôpitaux et sur les courbes de natalité ou de mortalité, mais dépend aussi d’enjeux sociaux, économiques, politiques et environnementaux plus larges. C’est donc comprendre que la gouvernance de la population ne peut se limiter à sa gestion comme un ensemble biologique, mais doit prendre en compte l’existence et le vécu individuel des personnes. Bref, c’est comprendre que le soin est un souci avant d’être une lutte. Et dès lors, il n’est peut-être pas anodin que les gouvernements qui ont fait preuve de cette approche politique empathique soient tous dirigés par des femmes. Constamment renvoyées dans nos sociétés patriarcales à leur rôle prétendument naturel de soignantes, de celles qui prennent soin, peut-être ont-elles été plus à même d’introduire ce care dans le monde politique où elles sont parvenues, souvent difficilement, à faire leur place. Une chose est sûre, cette politique du care, pour reprendre l’expression de Joan Tronto3, va nous être utile dans notre monde devenu particulièrement vulnérable aux pandémies comme aux dramatiques conséquences du réchauffement climatique. Il est donc temps que la politique, internationale comme nationale, ne soit plus seulement la continuation de la guerre par d’autres moyens, comme l’affirmait Michel Foucault en retournant le célèbre aphorisme de Clausewitz, mais aussi et surtout la poursuite à un autre niveau et avec d’autres moyens de ce travail essentiel de maintien, de perpétuation et de réparation du monde qu’est le soin.
1 OMS, « Constitution », [en ligne], https://www.who.int/fr/about/who-we-are/constitution
2 « New Zealand’s Prime Minister May Be the Most Effective Leader on the Planet », [en ligne], https://www.theatlantic.com/author/uri-friedman/
3 Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, 238 p.