par Rédaction | Sep 16, 2021 | Analyses, International
Par Fabrice Samedy
La pandémie de la COVID-19 a bouleversé les activités de l’industrie de la musique québécoise. Les artistes ont été contraint·e·s d’annuler leurs concerts et d’innover dans leur manière de se faire connaitre par le public. Et la pente est encore plus abrupte pour les artistes émergent·e·s de la province.
Depuis plus d’un an, la pandémie de COVID-19 bouleverse le quotidien de la population québécoise. Du jour au lendemain, les habitudes ont été chamboulées et de larges pans de la population se sont vus contraints au travail à distance ou ont perdu leur emploi. Selon un sondage de la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ), plus de la moitié des personnes (57%) pratiquant la musique de façon professionnelle a envisagé d’abandonner sa carrière ou y a déjà pensé. De plus, la moitié des répondant·e·s à ce sondage indique faire face à des problèmes financiers en lien avec la crise de la COVID-19.[i]
C’est donc la réalité des artistes québécoi·e·s et de l’industrie musicale en entier qui a dû se transformer pour survivre.
La vente déjà déclinante des disques a chuté encore plus avec les périodes de confinement
Selon une étude de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ), le nombre d’albums physiques vendus en 2020 a baissé de 45,8 % par rapport à 2019. L’an dernier, 1,24 millions d’albums ont été vendus, en comparaison avec les 2,29 millions de copies distribuées en 2019.[ii] Il semble que la plateforme Spotify ait aussi été touchée par la crise, alors que la compagnie suédoise a annoncé avoir essuyé une perte nette trois plus importante en 2020 que l’année précédente.[iii]
Une autre complication pour l’industrie musicale de la province a consisté dans la fermeture des salles de spectacles et des bars, ainsi que dans l’annulation des festivals pendant une longue période.
Avec cet obstacle, non seulement les artistes perdent un autre moyen de subventionner à leurs besoins, mais ils et elles perdent l’opportunité de se faire connaitre d’un plus grand public.
Selon Dominic Trudel, président du Conseil québécois de la musique, tout le monde de la scène du jazz, du classique et du folklore québécois ressent les conséquences, mais certain·e·s plus que d’autre :
« Toutes les difficultés que les artistes établis rencontrent en raison de la pandémie, c’est multiplié par dix pour les artistes émergents parce qu’ils ont plus de difficulté à faire leur place ».
Les festivals sont touchés, mais pas tous
En plus de faire une croix sur les concerts, l’industrie du spectacle a été contrainte d’annuler plusieurs festivals au cours de l’été. Deux éditions d’Osheaga et d’ÎLESONIQ ont été annulées en raison de la pandémie. Les spectacles musicaux plus petits s’en sont sortis un peu mieux, mais eux ont été aussi frappés par la situation sanitaire alors que le coup d’envoi du festival de musique country Lasso Montréal a été remis à l’été 2022.[iv]
Cependant, ce ne sont pas tous les festivals qui ont été forcés de mettre la clé sous la porte temporairement. Le Festival de musique émergente en Abitibi-Témiscamingue (FME) a continué ses opérations, mais avec un modèle différent des autres années. Autre exemple, le site du FME annonce que le festival se tiendra à Rouyn-Noranda du 2 au 5 septembre, mais que Montréal aura aussi sa chance d’accueillir des artistes émergent·e·s canadien·ne·s, puisque le Festival de musique émergente de l’Avent s’est tenu du 6 au 8 août prochains.[v]
Un des changements les plus importants se trouve au niveau de la liste d’artistes qui auront l’opportunité de se produire sur scène, au moment où cette édition sera centrée sur le talent canadien.
Ainsi, une soixantaine d’artistes du pays auront l’opportunité de dévoiler leur talent au public.
En ce qui a trait à la gestion pratique de ces événements, les restrictions sanitaires ont forcé les organisateurs à revoir le nombre de spectateurs et de spectatrices à la baisse, en plus d’instaurer plusieurs mesures de distanciation. Magali Monderie-Larouche, directrice générale du Festival de musique émergent, s’attend à accueillir une foule d’environ 10 000 personnes pendant les trois jours d’activités. Ce nombre représente une augmentation par rapport aux 4 500 spectateurs de l’édition précédente, mais le compte est bien loin des 30 000 et plus que le festival avait l’habitude d’attirer lors des années sans COVID.
Malgré toutes les embûches rencontrées en cours de parcours, Mme. Monderie-Larouche trouve que la scène émergente au Québec a bien tiré son épingle du jeu : « On a l’impression que les artistes n’ont pas chômé, ils (ou elles) ont vraiment travaillé sur de nouveaux projets. On est très content, on trouve que c’est vraiment foisonnant », a-t-elle mentionné dans une entrevue téléphonique avec L’Esprit libre. Cependant, la directrice générale a affirmé que l’année dernière a été très difficile pour que les créateurs ou créatrices puissent se réunir et pratiquer leur art. Afin de minimiser les dégâts, les artistes ont dû se réinventer afin de continuer leur carrière. Par exemple, les chanteur·euse·s diffusent des concerts virtuels sur les réseaux sociaux pour rester connectés avec leur public et attirer une nouvelle vague d’admirateur·trice·s.[vi]
Une perte de revenus constants pour les compagnies
Les artistes ne sont pas les seuls à avoir subi les contrecoups de la pandémie alors que des compagnies comme PURCOM Entertainment Group ont aussi ressenti les pressions des derniers mois. Cette entreprise se spécialise dans plusieurs branches du show business comme la relation publique, la production de concerts, la conception de disques et autres.[vii]
Tandis que les choses allaient de bons trains pour la compagnie de M. Pierre-Paul Boisvert, président et fondateur de PURCOM, on notera que le 13 mars 2020 a été le début d’une période très difficile pour l’entreprise, les artistes et les employé·e·es. La pandémie a forcé la fermeture des studios d’enregistrement et l’annulation des tous les contrats en cours. M. Boisvert a affirmé que son entreprise était en pleine ascension pendant les mois qui ont précédé le début de la pandémie et que du jour au lendemain, tout a complètement été chamboulé : « Pour nous, cela a été très (très) difficile comme la plupart des entreprises, tu pars d’un chiffre d’affaires énorme à zéro », a-t-il laissé savoir dans une entrevue téléphonique. Il est encore trop tôt pour quantifier spécifiquement les pertes, mais M. Boisvert chiffrerait les pertes à plusieurs milliers de dollars par mois depuis maintenant un an. Les affaires reprennent tranquillement depuis janvier 2021.
Une conséquence silencieuse
Il est beaucoup question des conséquences tangibles de la pandémie sur l’industrie comme la perte de revenus ainsi que l’annulation de concerts ou de festivals, mais il faut aussi tenir compte des dommages psychologiques que les artistes et les entrepreneur·euse·s ont subi ou continuent de subir pendant ces temps incertains. Selon M. Boisvert, les derniers mois ont amené beaucoup de questionnements pour certain·e·s artistes qui travaillent à faire de leur pratique musicale une carrière à temps plein.
L’entrepreneur avec une vingtaine d’années d’expérience ne s’est pas caché que les derniers mois n’ont pas été évidents : « J’ai eu peur. Je me suis dit : c’est incroyable, j’ai travaillé depuis vingt ans pour atteindre ce niveau-là et là un virus va tout mettre à terre en quelques heures, je n’en revenais
pas. »
Pour les amateurs ou amatrices du FME, la programmation pour l’édition du 2 au 5 septembre prochain est disponible sur leur site Internet.
crédit photo : flickr/Jeanne Menjoulet
[i] Radi0-Canada, « Précarité : 57% des musiciens et musiciennes pourraient changer de métier », Radio-Canada, 31 octobre 2020(mis a jour le 2 novembre 2020),https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1745981/musiciens-pandemie-precarit…
[ii] Philippe Rezzonico, « La pandémie fait plonger encore davantage les ventes de disques », Radio-Canada,28 janvier 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1766492/chute-ventes-disques-quebec…
[iii] Agence France-Presse, « Spotify triple sa perte en 2020, mais compte toujours plus d’abonnés », La Presse, 3 février 2021,https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2021-02-03/spotify-triple-s…
[iv] Radio-Canada, « Les festivals Osheaga, ÎLESONIQ et Lasso Montréal annulés cette année », Radio-Canada, 22 avril 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1786965/annulation-festivals-osheaga-ile-soniq-lasso-montreal-2021
[v] FME, « FME de l’Avent », consulté le 30 juillet 2021, https://www.fmeat.org/avent/
[vi], Cecile Gladel, « COVID-19 : 10 prestations musicales à découvrir en direct (ou non) ) sur le web », Radio-Canada, 24 mars 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1685338/covid-19-10-prestations-mus…
[vii] Purcom Entertainment Group, « Profil », Consulté le 25 aout 2021, https://purcomgroup.com/?fbclid=IwAR0wNl2LXjMzieYeMeDqZbJ9P1zUx4N3hmDMbb…
par Rédaction | Août 24, 2021 | Analyses, Économie, International
Par Félix Beauchemin
Dans un contexte de pénurie de main d’œuvre croissante, certaines entreprises étatsuniennes révolutionnent la fameuse paie aux deux semaines. Les employé‧e‧s qui le désirent peuvent maintenant se faire payer directement après un quart de travail. Une tendance qui gagne en popularité, et qui pourrait même faire son apparition l’autre côté de la frontière, au Canada.
« On peut penser qu’effectivement, il y a des gens qui attendent le chèque du jeudi, et donc les deux-trois jours avant [sont plus difficiles] », mentionne Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’école des sciences de l’administration de l’université TELUQ. Selon un sondage de 2019 de l’Association canadienne de la paie, ce serait bel et bien 43% des Canadien‧e‧s qui sont considérés comme « vivant d’un chèque de paie à l’autre »[i]. Aux États-Unis, cette proportion grimpe à près de 54%[ii]. En réponse à ces données inquiétantes, plusieurs observateur‧trice‧s cherchent des moyens de permettre aux travailleurs et travailleuses d’avoir accès à leur paie avant la fin du cycle de 2 semaines. Parmi ces observateurs·trice·s, il y a Kevin Falk, cofondateur et directeur de l’innovation (CIO) de Instant Financial, une entreprise qui se veut un « fournisseur d’accès au salaire gagné », permettant « essentiellement de redonner aux employé‧e‧s le contrôle de leur salaire ».
La paie aux deux semaines et ses difficultés
Le cycle de paie aux deux semaines est « avantageux pour l’employeur‧euse parce qu’il simplifie le processus de paie, mais il ne l’est pas pour les employé‧e‧s. Si vous avez besoin d’accéder à votre [salaire] à mi-chemin de votre cycle de paie, vous n’avez pas vraiment beaucoup de choix en ce moment, » explique Kevin Falk.
Pour une personne aux prises avec une situation financière précaire, les solutions offertes sont donc peu nombreuses : l’utilisation d’une marge de crédit, le recours aux fameux « prêteurs sur salaire » ou encore le paiement de différents frais d’insuffisance de fonds. Ces frais d’insuffisance tournent d’ailleurs aux alentours de 45$ dans les banques canadiennes[iii]. Ainsi, dans une situation fictive où il ne reste que 50$ dans un compte chèques et qu’il faut payer une épicerie de 100$, le remboursement total ne sera pas d’uniquement 50$, mais plutôt de 95$ si l’on considère ce frais. Dans un rapport de 2020 publié par la Financial Health Network, on découvrait que les consommateur‧trice‧s étatsunien‧e‧s avaient payé un total de 12,4 milliards $ en frais d’insuffisance de fonds aux banques[iv]. Parmi ces 12,4 milliards $, c’est 95%, soit 11,8 milliards $, qui ont été déboursés par des personnes qui sont considérées vulnérables sur le plan financier[v]. Il va donc sans dire qu’une solution permettant d’avoir accès à son argent à peu de frais bénéficierait à cette tranche de population qui débourse déjà beaucoup d’argent en frais bancaires.
Des services comme Instant Financial sont donc apparus, majoritairement aux États-Unis, permettant de déposer directement le salaire gagné dans un compte en banque dès la fin d’un quart de travail. Tout dépendant des services, il se peut qu’un frais d’environ 3$ soit exigé à chaque retrait d’une partie de salaire, comme le demande l’application DailyPay. Sur ce sujet, Diane-Gabrielle Tremblay y voit un problème : « Ça semble beaucoup s’adresser aux bas salarié‧e‧s. Je trouve ça un peu problématique qu’on leur demande de payer pour ça et que ce soit des frais pour accéder à leur propre salaire. » À ce sujet, Kevin Falk n’hésite pas à vanter la gratuité du service Instant : « Ce qui nous rend uniques, c’est que nous avons décidé de ne pas faire payer les gens pour être payés. »
Ces services permettent également des avantages importants pour les employeur‧euse‧s. « Quand nous avons créé l’entreprise, nos client‧e‧s mettaient des affiches dans leurs vitrines disant « vous êtes embauché aujourd’hui, vous êtes payé aujourd’hui », et de l’autre côté de la rue, [quelqu’un d’autre offrait le] même salaire [mais sans ce service]. Pour qui pensez-vous qu’ils allaient travailler ? » illustre Kevin Falk. Dans un marché de main-d’œuvre très compétitif, la paie quotidienne se veut donc un avantage social intéressant.
Pourquoi deux semaines?
Dans ce débat, certain‧e‧s spécialistes, dont Mary Childs et Sarah Gonzalez de NPR, n’hésitent pas à présenter le cycle de paie de deux semaines comme un « prêt de son labeur à son patron », et ce, à un taux d’intérêt nul[vi]. Cette théorie part du fait que l’argent acquis après un quart de travail n’est remis que plusieurs jours plus tard. Dans certains cas, ce délai de deux semaines pourrait alors être trop long pour le paiement de dépenses courantes. Ceci soulève donc la question : pourquoi sommes-nous payés aux deux semaines plutôt que quotidiennement?
Pour Diane-Gabrielle Tremblay, « c’est lié au fait qu’au début on remettait de l’argent cash dans une enveloppe. On est dans un État-providence, on a donc un certain nombre de déductions, alors ça paraissait plus simple de regrouper le tout [à chaque deux semaines] ». Mais, comme l’explique cette dernière, il s’agit avant tout d’« une norme sociale ».
Il est donc possible de se demander si les entreprises sont en mesure de mettre en place un système permettant de payer leurs employé‧e‧s directement après un quart de travail. Pour Mme Tremblay, « sur le plan technique, il n’y a rien qui empêcherait ça, avec l’électronique, on pourrait très bien avoir des versements d’une entreprise vers tous ses salarié‧e‧s chaque jour ». Pourtant, Kevin Falk, qui est d’avis que ce changement serait trop difficile en termes de gestion, voit la situation bien différemment : « Les entreprises devraient changer tout leur processus technologique. Le service de rémunération ne veut pas traiter la paie tous les jours, ils sont déjà surchargés de travail, c’est déjà un processus compliqué, s’assurer que les impôts sont calculés correctement, s’assurer que toutes les déductions ont été traitées de manière appropriée. » C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines grandes entreprises américaines, dont McDonalds, KFC et Six Flags font affaire avec des services comme Instant ou DailyPay, s’évitant du même coup de gérer la lourdeur administrative d’une gestion de paie journalière.
D’autres solutions possibles?
Pour les travailleurs et travailleuses à faible revenu, Mme Tremblay de la TÉLUQ voit toutefois d’autres solutions importantes pour ceux et celles vivant d’une paie à l’autre. « J’aurais tendance à dire que si le problème c’est l’accès à la rémunération, il y a quand même, et déjà beaucoup de gens utilisent cette stratégie, les cartes de crédit. Si on paie chaque mois, c’est quand même une bonne affaire. On se retrouve à se faire « avancer » l’argent » ajoute-t-elle. Or, les taux d’intérêt pour les cartes de crédits non payées peuvent grimper jusqu’à 20%[vii]. Selon une étude de Prosper Canada, les ménages canadiens à faible revenu utiliseraient en moyenne 31% de leurs revenus dans le paiement de leurs dettes[viii]. Parmi les formes les plus communes de ses dettes, la carte de crédit arrive au sommet. Ainsi, une gestion saine de cet outil est donc de mise pour les personnes déjà précaires.
Mme Tremblay y voit aussi une opportunité pour les employeur‧euse‧s de travailler main dans la main avec les banques ou coopératives de crédit comme Desjardins : « Ce serait peut-être aux coopératives de crédit, qui s’intéressent à ces populations-là, les bas salarié‧e‧s, d’essayer de trouver des formules qui ne seraient pas problématiques. » Ce serait pour elle une occasion d’abaisser les frais d’insuffisances de fonds pour les travailleurs à revenus modiques : « Une institution financière, surtout une coopérative, avec une entente avec l’employeur‧euse de la personne [accordant une garantie] que l’argent s’en vient, pourrait effectivement permettre un découvert sans trop de frais. » La possibilité de frais bancaires préférentiels pour personnes financièrement vulnérables est d’ailleurs fréquemment discutée depuis des années, notamment dans un rapport d’Option Consommateurs de 2018 qui mentionnait que « la façon dont les forfaits sont conçus et expliqués aux consommateur‧trice‧s favorise l’explosion des frais bancaires variables, même pour ceux et celles qui disposent d’un compte à frais modiques » [ix].
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Malgré la popularité du service de paie quotidienne aux États-Unis, entre autres à travers des applications comme Instant ou DailyPay, cette tendance n’a pas encore véritablement vue le jour au Canada. « Nous pensons qu’il y a une énorme demande au Canada. Je dirais que ce nombre est proche de 6 millions [de travailleurs et travailleuses], avec probablement un million et demi au Québec seulement, peut-être même 2 millions » mentionne Kevin Falk de Instant. Ceux-ci se disent donc « prêts » à une entrée progressive dans le marché canadien. Il ne reste qu’à voir si ce service aura le même impact au Canada qu’aux États-Unis.
Crédit photo : flickr/Tina Franklin
[i] Association canadienne de la paie, « Sondage de recherche 2019 de la SNP auprès des employés, Communiqué de presse national des résultats, » 2019. https://paie.ca/PDF/NPW/2019/Media/CPA-2019-NPW-Employee-French.aspx
[ii] Reality check : the paycheck-to-paycheck report, PYMNTS et LendingClub, 2021, https://www.prnewswire.com/news-releases/nearly-40-percent-of-americans-with-annual-incomes-over-100-000-live-paycheck-to-paycheck-301312281.html.
[iii] « Frais d’insuffisance de fonds des comptes chèques, » 2021, https://www.ratehub.ca/comptes-cheques/frais-d-insuffisance-de-fonds-des-comptes-cheques.
[iv] Meghan Greene et al., The FinHealth Spend Report 2021 : What Financially Coping and Vulnerable Americans
Pay for Everyday Financial Services, Financial Health Network, 2021. https://s3.amazonaws.com/cfsi-innovation-files-2018/wp-content/uploads/2021/04/19180204/FinHealth_Spend_Report_2021.pdf
[v] Ibid.
[vi] Sarah Gonzalez et Marie Childs, « You’re Giving Your Boss A Loan », NPR: Planet Money, 22:02, 13 décembre 2019. https://www.npr.org/2019/12/13/787996422/episode-957-youre-giving-your-boss-a-loan.
[vii] Stéphanie Grammond, « Baissons les taux des cartes de crédit » La Presse, 31 mars 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/finances-personnelles/2020-03-31/baissons-les-taux-des-cartes-de-credit
[viii] Prosper Canada, « Low-income households spend 31 per cent of their incomes on debt repayment », 10 novembre 2020, https://prospercanada.org/News-Media/Media-Releases/Low-income-households-spend-31-per-cent-of-their-i.aspx.
[ix] Olivier Bourgeois, Frais bancaires et personnes à faible revenu : portrait de la situation, Option consommateurs, juin 2017. https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2018/04/oc-809261-frais-bancaires-rapport-final-fr.pdf
par Adèle Surprenant | Nov 2, 2020 | Économie
Grâce au faible coût de l’électricité et aux températures froides, le Québec est un endroit de choix pour accueillir les puissants serveurs nécessaires au bon fonctionnement de bitcoin, ethereum, ripple et autres monnaies numériques. Alors que les cryptomonnaies ont d’abord été conçues pour court-circuiter les banques, les acteurs de la finance traditionnelle leur font aujourd’hui de l’œil.
Entre deux quarts de travail, Victor Chevalier a rencontré L’Esprit libre dans une brasserie branchée du Plateau Mont-Royal. À seulement 26 ans, le Montréalais d’origine française se prépare à la retraite : après avoir complété un diplôme en génie mécanique à l’École de technologie supérieure (ETS), il multiplie les emplois dans le but d’atteindre l’autonomie financière avant de souffler sa 30e bougie. Mais il n’y a pas que son salaire qui remplit ses coffres.
Victor fait partie des millions d’utilisateurs et d’utilisatrices ayant fait la transition de la finance traditionnelle vers les cryptomonnaies, dont la célèbre Bitcoin, créée en 2009 par Satoshi Nakamoto. « J’ai trouvé dans les cryptomonnaies un moyen de faire travailler l’argent pour moi », raconte Victor, qui a commencé à investir il y a environ trois ans, encouragé par la « bulle Bitcoin » durant laquelle la valeur de cette monnaie numérique a atteint près de 20 000 dollars canadiens l’unité1.
Celui qui a commencé à « trader » avec des sommes variant entre 10 et 100 dollars canadiens peut désormais passer de six à huit heures par jour sur les différentes plateformes de transactions, sur lesquelles s’échangent plus de 6 500 cryptomonnaies actuellement en circulation2. Mais au-delà de son profit personnel, Victor investit aussi dans un projet de société : celui de la finance décentralisée.
Projet ou utopie?
La cryptomonnaie est une sorte de monnaie numérique, mise en circulation sur les chaînes de blocs (« blockchains » en anglais), c’est-à-dire « [des] base[s] de données, où les transactions sont validées et stockées de manière sûre3 », sans instance centrale pour assurer la validation des transactions et la maintenance de la chaîne. Le bon fonctionnement du système des cryptomonnaies est donc pris en charge par les ordinateurs des utilisateurs et utilisatrices, sans intermédiaires, ce qui serait équivalent à priver les banques de leur rôle dans une transaction financière traditionnelle.
La technologie de la chaîne de blocs permet aux échanges de capitaux de se faire à moindre coût, plus rapidement, de manière plus sécuritaire et en tout anonymat4. Les transactions ne peuvent donc être retracées par les appareils de surveillance étatique, et c’est le code lui-même qui fait autorité, entamant la privatisation et la décentralisation de la finance en brisant le monopole étatique sur la création et la réglementation de la monnaie5.
Un monopole qui n’a pas toujours existé, puisque les banques centrales n’ont vu le jour qu’au XIXe siècle, après une série de crises financières6.
C’est l’économiste libéral Friedrich Hayek qui, dans les années 1970, popularise l’idée d’un marché monétaire sans contrôle étatique, partant du principe que « les principales entraves à la concurrence proviennent de l’État et de ses réglementations7 ». Or, la concurrence est essentielle au libre-marché dans un système capitaliste globalisé, tel que souhaite le maintenir Hayek et ses collègues de l’école autrichienne. Pour les libéraux, l’inflation est également à éviter : la perte de pouvoir d’achat et l’augmentation des prix qu’elle entraîne découlent, selon eux, d’une émission monétaire trop importante8. Le bon fonctionnement du marché implique donc une monnaie au volume limité… comme dans le cas des cryptomonnaies, dont la valeur découle justement de leur rareté.
À l’avant-garde du mouvement, le bitcoin naît juste après la crise des prêts à haut risque de 2008-2009, et « s’affiche clairement comme une alternative au capitalisme contemporain, dont la dynamique est portée par une collusion Banques-Gouvernements9 ». Il ne s’agit donc pas de dépasser le capitalisme, mais de le reconfigurer, en « démocratisant » la finance et en restituant le contrôle de la monnaie, considérée comme un « bien commun », aux individus10.
La cryptomonnaie est « une manne alimentée par la méfiance du consommateur [ou de la consommatrice] à l’égard du système financier11 », appétissante pour les startups de la Silicon Valley comme pour certain·e·s gauchistes et anticapitalistes. Elle rappelle d’ailleurs à l’historien Edward Castelton le Freigeld (« argent libre » en allemand) du négociant socialiste Silvio Gesell qui, au début du XXe siècle, crée une monnaie déflationniste dans le but de faire « baisser les taux d’intérêt et, par conséquent, les revenus des détenteurs [et détentrices] de capitaux12 ». Cela a pour effet de limiter la thésaurisation, c’est-à-dire l’accumulation de capital qui ne soit pas utilisé à des fins de placement ou de circulation, et de freiner la concentration des richesses. Le Freigeld sort de la circulation après la Grande Dépression, les banques centrales craignant sa popularité croissante, de l’Europe jusqu’aux États-Unis13.
À l’image de « l’argent libre », les monnaies numériques permettent théoriquement à leurs instigateurs et instigatrices de leur attribuer toutes les caractéristiques qu’iels souhaitent et d’avoir prise sur le marché. En pratique, les cryptomonnaies semblent pourtant aussi loin des ambitions de Gesell que de celles d’Hayek.
La réalité du numérique
Une étude de Cornestone Advisers révèle que 15 % des Américain·e·s possèdent de la cryptomonnaie, dont plus de la moitié l’ont acquise au cours des six premiers mois de 202014. Les transactions de cryptomonnaies ont d’ailleurs connu une hausse importante à compter de février, soit dès le début de la pandémie de COVID-1915.
« Les cryptomonnaies demeurent tout de même un phénomène relativement marginal », d’après le chercheur et professeur à la Toulouse School of Economics (TSE) Matthieu Bouvard. Un phénomène qui a tout de même retenu l’attention du Fonds monétaire international (FMI) qui, dans une vidéo mise en ligne sur Twitter, vantait les mérites des cryptomonnaies et concédait même qu’elles « sont peut-être la prochaine étape dans l’évolution de la monnaie16 ». Le G7 s’est aussi intéressé à la question lors de sa rencontre de juillet 2019, affirmant dans sa déclaration officielle que certains projets de monnaies numériques « soulèvent de sérieuses inquiétudes systémiques et de réglementation, qui doivent toutes être traitées avant que ces projets puissent être mis en œuvre17 », faisant notamment référence à la libra.
Annoncé par le réseau social Facebook en 2019, la création d’une nouvelle cryptomonnaie, la libra, a créé une onde de choc au sein de la communauté internationale : à la différence de monnaies comme le Bitcoin, « il y a une vraie crainte que soit créé [avec la libra] un système de paiement parallèle avec possibilité d’entraîner des problèmes pour les banques centrales, la stabilité financière, etc. », commente M. Bouvard, qui s’est intéressé aux cryptomonnaies dans le cadre de ses recherches. En entrevue à L’Esprit libre, il explique que la monnaie numérique de Facebook, parce qu’en lien avec des entreprises commerciales, pourrait concurrencer les monnaies locales, tout particulièrement dans les petits pays, et les moins riches d’entre eux. L’objectif principal de Facebook demeure pour l’instant de faciliter le commerce en ligne18.
Fin juin 2020, le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux (BRI), sorte de banque centrale des banques centrales, énonçait que « la crise du COVID-19, et l’essor des paiements électroniques qui l’accompagne, est susceptible de doper le développement des monnaies numériques de banque centrale19 », témoignant des interactions de plus en plus intriquées entre les cryptomonnaies et la finance traditionnelle.
Une monnaie numérique comme Ripple a par exemple été conçue « pour faciliter les transferts d’argent à l’intérieur du système bancaire, dit M. Bouvard. C’est une monnaie qui a été construite pour être parfaitement intégrée au sein du système », utilisant la technologie de la chaîne de blocs pour servir des fins quasi opposées à celles auxquelles aspiraient les créateurs du Bitcoin.
Le projet bitcoin n’est pas non plus ce qu’il était : la validation des transactions s’opère toujours grâce à un consensus entre les utilisateurs et utilisatrices (consensus appelé « proof of walk » en anglais), mais demande des ordinateurs ultrapuissants, d’après M. Bouvard, puisqu’« il repose sur le fait qu’il y a des gens qui soient capables de résoudre des problèmes cryptographiques très compliqués ». Il y a donc une concentration des acteurs et actrices responsables de la « proof of walk » : il y a aujourd’hui dix entreprises de « minage » qui représenteraient entre 90 et 95 % du processus de validation des transactions, d’après le professeur de la TSE.
La cryptomonnaie est aussi pointée du doigt pour être très polluante : une transaction bancaire génère 0,0045 gramme de déchets électroniques par transaction, contre 134,5 grammes pour les bitcoins20.
Prise entre les régulations étatiques, la convoitise des géants du numérique et les collaborations potentielles avec les acteurs financiers traditionnels, il est difficile d’estimer la place que prendront les cryptomonnaies dans les prochaines années.
Pour Victor, une chose est évidente, et c’est qu’il continuera d’investir. Une pinte à la main, il réaffirme sa confiance envers les promesses incarnées par la chaîne de blocs et la cryptographie : « Quand tu regardes des vidéos de micros-trottoirs dans les années 1970, où les journalistes demandent aux passant·e·s c’est quoi internet, personne ne sait quoi répondre. […] Les cryptomonnaies, c’est pareil, soutient-il. Bientôt, tout le monde va en utiliser sans même le savoir. »
1 Agence France Presse. 15 novembre 2018. « Le bitcoin retombe à ses niveaux d’avant la bulle » dans La Presse. [En ligne]. https://www.lapresse.ca/affaires/marches/201811/15/01-5204287-le-bitcoin-retombe-a-ses-niveaux-davant-la-bulle.php (page consultée le 9 septembre 2020)
2 Dréan, Gérard. 2 septembre 2020. « Le FMI face aux cryptomonnaies » dans Contrepoints. [En ligne] https://www.contrepoints.org/2020/09/02/379303-le-fmi-face-aux-cryptomonnaies (page consultée le 4 septembre 2020)
3 Castleton, Edward. Mars 2016. « Le banquier, l’anarchiste et le bitcoin » dans Le monde diplomatique. [En ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/2016/03/CASTLETON/54957 (page consultée le 5 septembre 2020)
4 Telegraph Reporters. 17 août 2018. « What is cryptocurrency, how does it work and why do we use it? » dans The Telegraph. https://www.telegraph.co.uk/technology/0/cryptocurrency/ (page consultée le 6 septembre 2020)
5 Klein, Olivier. 7 octobre 2018. « Les crypto-monnaies, une utopie anarcho-capitaliste » dans Les Échos. [En ligne]. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-cryptomonnaies-une-utopie-anarcho-capitaliste-141086 (page consultée le 6 septembre 2020)
6 Ibid.
7 El Idrissi, Abdelhak. 11 janvier 2018. « Bitcoin : la réalisation d’une utopie anarcho-capitaliste » dans France Culture. [En ligne]. https://www.franceculture.fr/economie/bitcoin-la-realisation-dune-utopie-anarcho-capitaliste (page consultée le 6 septembre 2020)
8 El Idrissi. Op.cit.
9 Desmedt, Ludovic et Lakomski-Laguerre, Odile. Automne 2015. « L’alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste » dans Revue de la régulation. [En ligne] https://journals.openedition.org/regulation/11489#ftn23 (page consultée le 8 septembre 2020)
10 Ibid.
11 Castelton, Op.cit.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Shevlin, Ron. 27 juillet 2020. « Coronavirus Cryptocurrency Craze : Who‘s Behind the Bitcoin Buying Bindge? » dans Forbes. [En ligne]. https://www.forbes.com/sites/ronshevlin/2020/07/27/the-coronavirus-cryptocurrency-craze-whos-behind-the-bitcoin-buying-binge/#451bac512abf (page consultée le 5 septembre 2020)
15 Ibid.
16 Fonds monétaire international (FMI). « What are cryptocurrencies? » sur Twitter. [En ligne] https://twitter.com/IMFNews/status/1297640002604527621 (page consultée le 8 septembre 2020)
17 Dréan, Op.cit.
18 Moutot, Anaïs. 18 juin 2019. « La cryptomonnaie de Facebook, une menace pour les autres Gafa » dans Les Échos. [En ligne] https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/la-cryptomonnaie-de-facebook-une-menace-pour-les-autres-gafa-1030191 (page consultée le 9 septembre 2020)
19 Agence France Presse (AFP). 24 juin 2020. « La pandémie accélère la réflexion sur les monnaies numériques de la banque centrale » dans La Tribune. [En ligne] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/cryptomonnaie-la-pandemie-accelere-la-reflexion-sur-les-monnaies-numeriques-de-banque-centrale-851093.html (page consultée le 8 septembre 2020)
20 An Vu Van, Binh. 4 avril 2019. « Le bitcoin génère plus de déchets électroniques que le système bancaire » dans Radio-Canada. [En ligne]. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1161743/bitcoin-pollution-banques-etude-vries-alex-energie-environnement (page consultée le 6 septembre 2020)
par Alec White | Juil 8, 2020 | Entrevues
Entrevue avec Alain Deneault sur son livre « L’économie esthétique »
La réputation du philosophe Alain Deneault n’est plus à faire. Au Québec, comme ailleurs dans le monde francophone, ses différents travaux sont lus, commentés et partagés. Que ce soit pour ses thèses concernant les paradis fiscaux – aussi nommés « législations de complaisance » –, la place privilégiée dont jouit l’industrie minière dans ce minéralo-état que sont le Québec et le Canada, mais aussi ses activités parfois problématiques ailleurs dans le monde, au totalitarisme pervers mis en place par ces nouveaux pouvoirs que sont les multinationales, sa conceptualisation de la médiocratie, du régime de « l’extrême-centre » ou bien pour sa critique de la « Gouvernance », Alain Deneault développe au fil des années une œuvre dont l’accessibilité au public ne fait pas ombrage au sérieux et à la complexité de celle-ci. Alors qu’il aborde divers sujets en se basant toujours sur une approche factuelle et soucieuse de s’ancrer dans le « concret », ressemblant parfois à du journalisme de fond et d’enquête, résumer la pensée de l’auteur en une seule thèse ou théorie peut s’avérer difficile. Or, si l’on considère la pluralité de ses travaux comme différentes manières de montrer en quoi « notre régime est fondamentalement capitaliste »[i] et que « nous sommes dans un régime qui ne veut pas dire son nom, et je pense que le problème et là »[ii], les différentes perches que nous tend Alain Deneault nous permettent, d’une part de nommer le capitalisme et de le voir sous toutes ses dimensions, et d’autre part d’en élaborer la critique. Dernièrement, l’auteur s’est lancé dans la publication d’une série de livres cherchant à restituer la polysémie du terme « économie ». Les deux premiers L’économie de la foi et L’économie de la nature sont tous deux parus en automne 2019. Récemment, la maison d’éditions Lux vient de faire paraitre le troisième de la série; L’économie esthétique. En attendant la sortie des trois derniers qui porteront sur l’économie psychique, conceptuelle, ainsi que sur l’économie politique, nous avons rejoint Alain Deneault pour nous parler de son dernier livre.
Q. Vous dites que l’on doit reprendre l’économie aux « économistes », de là l’objectif des différents opuscules de votre feuilleton théorique sur le sujet. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce projet?
Les spécialistes de l’intendance, depuis la fin du xviiie siècle, ont abusivement associé le propre de l’économie à leur discipline, et se sont arrogé le terme au point de se présenter eux-mêmes comme étant « les économistes ». Or, ce sème d’économie a connu jusqu’à nous une histoire féconde, polysémique et complexe. On le reconnaît tous azimuts, de la théologie aux mathématiques, en passant par la rhétorique, la critique littéraire, la métapsychologie, les sciences de la nature et la philosophie. Dans maintes disciplines, ce terme économie a dénoté le fait d’ensembles complexes composés d’insondables relations entre de multiples éléments sans qu’il y ait nécessairement, comme c’est le cas dans le champ de l’intendance, d’enjeux monétaires autour de la production de biens et de services en vue d’une consommation rendue possible par un enjeu de circulation et de distribution. Cette approche spécifique de l’économie, celle des sciences de l’intendance, est tout à fait particulière, régionale et même marginale. En outre, économie a signifié ce qu’il en va, dans notre culture, du rapport institué aux objets de croyance, à la complexité des rapports psychiques avec les interdits moraux, à la composition des ensembles vivants, à l’agencement des éléments d’une œuvre d’art… De ce très grand nombre d’acceptions, ma recherche dans le cadre de ce « feuilleton théorique » vise à en dégager une compréhension conceptuelle. En partant de cette observation : si ces usages variés du terme ne procèdent pas de synonymes, et on ne saurait donc en aucun cas les confondre, ils ne relèvent pas de stricts antonymes pour autant. Quelque chose de commun les lie pour que ce soit à chaque occurrence le terme d’économie qui survienne. Et la définition conceptuelle qu’on peut dégager de l’usage du mot, une fois qu’on a pris conscience de ses différentes significations dans une multitude de domaines, permet de nous éloigner de la définition hégémonique que nous ont imposé les sciences de l’intendance abusivement présentées comme « économiques » en propre. Qui plus est, ce travail nous amène même à disqualifier les recours les plus idéologiques à ce terme, soit lorsque des experts en la matière font tout pour assimiler l’économie au capitalisme marchand, destructeur, inégalitaire, stressant, infantilisant et aliénant qui prévaut aujourd’hui. Rien ne saurait favoriser l’association d’un régime aussi délétère à la définition rigoureuse et conceptuelle de l’économie, laquelle porte sur le fait de relations fécondes, bonnes, susceptibles d’éveiller les sens et d’affiner la pensée.
Q. Que voulez-vous dire par « science » de l’intendance, voire l’intendance – termes pour lesquels vous optez souvent dans ce texte? Est-ce pour vous une autre manière de nommer le capitalisme?
Je renvoie à la catégorie plus adaptée, plus juste et plus humble d’« intendance » tout discours théorique, expert ou profane, portant sur la production de biens, leur consommation et les enjeux comptables qui y sont reliés, qu’on associe aujourd’hui de manière précipitée au propre de l’« économie ». « L’économie », comme l’entretient la doxa dans les médias, les institutions d’enseignement, les universités et conséquemment la population en général, renvoie exclusivement à ce champ régional là. « Ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses », nous dit par exemple l’entrée du Larousse. Il ne s’agit pas de dénoncer l’existence même de cette discipline ou de s’attaquer à sa légitimité, mais de contester principalement son appellation. L’intendance n’est qu’une façon parmi de très nombreuses autres de penser l’économie. En s’arrogeant le vocable économie, en prétendant en faire sa chose propre, celle-ci fait perdre à la conscience occidentale les nombreuses acceptions qui furent celles de ce mot dans notre histoire. Cela est d’autant plus fâcheux que les sciences de l’intendance sont jeunes – elles se sont appelées officiellement économie politique, science économique ou en allemand Nationalökonomie – et ont emprunté énormément aux usages des autres disciplines qu’elles ont ensuite fait oublier. Ce vaste champ de l’intendance qui recouvre aujourd’hui la gestion, le marketing, la comptabilité et l’investissement financier ne cesse d’emprunter à l’économie psychique (fidélisation des clientèles, manipulation des personnels, évolution des marchés boursiers…), à l’économie esthétique (marketing, publicité, idéologie…), à l’économie de la nature (agriculture industrielle, manipulations génétiques) ou encore à l’économie logique (comptabilité, gestion, administration, rhétorique), par exemple; mais c’est en intégrant, étouffant et réduisant ces acceptions comme telles oubliées à son champ extrêmement restreint de considérations. Ôter l’économie aux économistes et ouvrir la question de l’économie aux champs traditionnels qui l’ont enfantée, c’est redonner à la notion une portée qui correspond à son histoire et à sa mémoire. Parmi cette confrérie diversifiée des « économistes », les tenants du capitalisme, enfin, ne se sont pas contentés de cette restriction, ils ont retourné ce terme de façon orwellienne, lui faisant signifier son contraire, l’économie devenant chez eux l’appellation d’un régime frénétique qui hypostasie l’argent et justifie des phénomènes troublants tels que d’inouïs écarts de richesse à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique, l’épuisement des sources d’énergie et de mines, la sixième extinction de masse et l’ère de l’anthropocène…
Q. Vous commencez votre livre en vous attaquant à celles et ceux qui seraient tenté.e.s de définir l’« économie » en ayant directement recours à l’étymologie du mot, soit du grec ancien Oikos (maison) et Nomos (loi). Selon vous, cette approche peut faire fi d’un sens beaucoup plus large et complexe. Dans la pensée grecque, l’économie se concevrait plutôt comme un principe supérieur. À quoi ce principe renvoie-t-il?
Il s’agit d’une mise en garde plus que d’une attaque. Très souvent, lorsqu’on cherche à s’affranchir de la façon lourdement idéologique dont on parle d’économie aujourd’hui, on prétend pouvoir faire un saut gigantesque dans l’histoire et retourner d’un trait à la signification d’origine. On nous ressort alors l’expression « loi de la maisonnée », l’oikonomia, formé d’oikos et de nomos ayant signifié cela chez les Grecs. D’une part, je suis persuadé qu’on comprend mieux la portée et la puissance du terme économie lorsqu’on en fait la philologie plutôt que l’étymologie, c’est-à-dire lorsqu’on en suit l’évolution riche et plurielle dans l’histoire plutôt que d’en revenir à son usage premier. C’est là qu’on voit comme les médecins, les rhétoriciens, les théologiens, les naturalistes, les logiciens… s’en sont saisis et en ont amplifié le sens et la puissance. D’autre part, ce qu’on se représente comme étant l’étymologie du mot trahit très souvent une ignorance de l’histoire. La « loi » à laquelle on réfère devenant le synonyme artificiel de règlements applicables à une vie domestique censée se conformer à ce que le sujet libéral occidental vit dans sa réclusion individuelle quand il rentre du travail le soir. C’est complètement méconnaître l’hétérogénéité du sens de ces notions qu’on observe pourtant assez rapidement entre les Grecs et les modernes. Surtout, en relisant Xénophon et Aristote nommément sur la question, puis ensuite Hyppocrate et Denys d’Halicarnasse, on voit comment l’économie n’offre chez eux aucune pierre de touche sémantique, aucun fondement premier sur lequel tout s’appuierait. La maison se distingue de la cité pour des raisons que je rappelle dans mon livre, mais cela de manière tellement complémentaire qu’elle finit par s’y confondre parfois nommément. La loi quant à elle constitue un principe d’organisation tablant sur la modération et la mesure, qui a la maisonnée et le domaine patrimonial pour premier champ d’application, sans que celui-ci ne lui soit exclusif, ni même particulièrement important. Chez Aristote surtout, cette loi se laissera penser à travers une pléthore de comparaisons et de métaphores. Le domaine patrimonial s’organisera à la manière d’une armée soumise à l’autorité de son général, ou à celui des dieux dans leur rapport à Zeus, ou enfin à l’instar d’une composition harmonique en musique laquelle traduit l’ordonnancement en mathématiques… C’est dans cette série de relations, qui ne commence nulle part, que s’organise la pensée de l’économie en tant que régime des associations bonnes.
Q. Vous dites qu’il y a dans le domaine de l’esthétique différentes économies à l’œuvre. Que ce soit au niveau de la création de formes esthétiques, ou bien dans l’analyse de celles-ci, à quels types d’économies peut-on faire si l’on y prête attention?
Chaque moment du feuilleton théorique s’intéresse à un usage avéré du sème économie à un moment de notre histoire. Dans l’opuscule L’Économie esthétique, je fais des sauts depuis les premiers rhétoriciens au ier siècle de notre ère aux structuralistes de la moitié du xxe siècle, en passant par les écrits de différents participants aux débats littéraires et esthétiques. Il m’intéresse de voir comment ont progressé les références à l’économie du récit, à l’économie d’une œuvre, à l’économie esthétique à travers le temps. S’il s’agit à l’époque de Pierre Corneille de respecter les canons de la vraisemblance en ce qui regarde la morale établie, il s’agit ensuite dans la modernité d’établir à même une œuvre les critères de la vraisemblance qui rendront parlante à l’intérieur d’un système particulier telle ou telle référence. Il m’a aussi plu de remarquer que les œuvres littéraires modernes ont souvent évoqué la perte de sens des grands référents symboliques en les comparant continuellement à de la fausse monnaie, ou à de la contrefaçon…
Q. Vous semblez dire que, dans le cas de l’économie de la métaphore, si l’on peut croire que la métaphore sert à faire la démonstration d’un propos, voir illustrer un propos en le complétant avec un élément extérieur, celle-ci viendrait plutôt créer du sens et des unités de langage là où il n’y en a pas. De quelles manières la « science » de l’intendance se sert-elle de ce procédé?
Le cas de la métaphore est exemplaire quant aux usages heuristiques qu’on peut faire de la notion d’économie en esthétique et en linguistique. Si on prend les choses par le petit bout, on peut dire de la métaphore, au regard de la comparaison, qu’elle est économique dans la mesure où elle procède par épargne : elle fait l’économie du « comme » de la comparaison et traduit immédiatement une chose par une autre. Il est implicitement entendu que l’on use d’un référent pour en réalité en dénoter un autre. Mais une autre façon de comprendre la puissance économique du langage est de l’aborder non pas seulement du point de vue des raccourcis qu’il permet, mais de ce qu’il est à même de produire. C’est ce qui intéresse notamment le philosophe Jacques Derrida dans La Mythologie blanche : la puissance de production des métaphores. Celles-ci interviennent dans l’histoire de la langue précisément lorsqu’un terme vient à manquer pour désigner un fait ou un objet sans correspondant lexical. Je suis passé par ce chemin de la métaphore, dans les déplacements en lesquels elle consiste, parce qu’elle procède d’un chiasme : l’économie est l’objet de plusieurs métaphores lorsqu’on en suit le terme dans la production littéraire, tout en étant elle-même un témoignage prégnant de la puissance de production économique à l’œuvre dans le langage.
Q. Vous dites que le capitalisme aurait dès ses débuts mobilisé différentes fictions, pensons ici à la fable des abeilles. Or, alors que ces fictions rendent son imaginaire cohérent, l’idéologie produit un autre procédé fictionnel, soit de lui-même désigner ces fictions comme étant, si l’on peut dire, superficielles. Dans quel but la « science » de l’intendance se place-t-elle elle-même à distance de ces procédés esthétiques qui, pourtant, la constituent fondamentalement ?
Le discours idéologique auquel la science de l’intendance s’abaisse trop souvent – mais heureusement pas toujours – présentera immanquablement l’esthétique comme une façon d’enjoliver et de traduire dans l’après-coup le fait de raisonnements proprement scientifiques et vrais. Or, toutes ces références, toute sa conception, tout l’entregent qu’elle orchestre… ne se laissent guère imaginer sans le concours des forces esthétiques. Il m’a intéressé en particulier de constater que des artistes et les écrivains se voient invités de plus en plus souvent à soumettre l’administration de leurs revues, centres d’art, musées, théâtres et compagnies à des conseils d’administration constitués de banquiers, d’avocats et de comptables qui n’y comprenaient rien, sous prétexte que ces derniers maîtrisaient une science de la gestion censée échapper en tout point aux premiers. Or, les premiers, ces artistes réputés incompétents en la matière, ont au moins une compétence qui n’en finit plus d’embarrasser les experts : l’art de la mise en scène, des artifices et des faux-semblants, qui leur permet de paraître sous un jour enviable socialement, uniquement sur le plan des apparences. S’il est caricatural de s’en tenir à ce seul rapport, il est tout aussi abusif de ne pas en tenir compte du tout.
Q. Vous avez eu l’occasion de réaliser vos études doctorales sous la direction de Jacques Rancière, notamment au moment de vos études doctorales, et vous semblez avoir conservé certains éléments de sa philosophie politique. Par exemple, dans « Politiques de l’extrême centre » publié chez Lux en 2016, parlant de comment est-ce qu’une politique de gauche se doit de penser le sujet collectif, vous mobilisez Rancière en disant que, selon lui:
« le peuple ne se laisse pas saisir une fois pour toutes par une autorité qui aurait le pouvoir définitif de le traduire, mais qu’il se donne une conscience de lui-même par des formes esthétiques ou des considérations sociologiques nécessairement toujours débattues. »[iii]
Étonnement, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que vous mobilisiez plus amplement Jacques Rancière dans votre livre « l’économie esthétique », vous ne mentionnez que brièvement ce dernier. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette prise de distance quant à sa philosophie esthétique et politique, et, inversement, en quoi vous pourriez rejoindre la pensée de Rancière sur d’autres points ?
Mon travail consiste à suivre, d’un point de vue philologique, l’évolution du sens du concept d’économie dans une variété de disciplines, et en ce qui concerne spécifiquement le champ de l’esthétique, de comprendre la manière dont y ont recouru ceux qui l’ont fait apparaître dans leurs études. À ma connaissance, Jacques Rancière s’arrête à la notion d’économie principalement dans un court texte intitulé « Le Baromètre de Mme Aubain », publié dans le recueil Le Fil perdu (La Fabrique, 2014). La façon dont il en traite m’apparaît déterminante. En prenant à rebours la lecture désormais classique de Gérard Genette et de Roland Barthes sur l’« économie du récit », il parvient à affranchir la notion d’un régime de pensée bourgeois et traditionnel, pour offrir d’importantes clés de lecture de l’évolution du terme, et des modes d’expression qu’il a connus en art. Soyons spécifique : Genette et Barthes s’intéressaient à la façon dont des narrateurs arrivaient à leurs fins dans la proposition d’un récit en élaborant une chaîne causale d’événements constituée de référents vraisemblables. Exemple prosaïque : un personnage doit mourir brusquement. Si on dit de lui qu’il est amoureux, de plus qu’il s’agit d’un mathématicien conséquemment plongé dans ses pensées, il sera donc normal qu’il agisse souvent en étourdi. En traversant la rue, il se fera percuter par une voiture. Rancière a relevé que cette approche de l’économie littéraire, qui consiste à associer le récit à des déterminants étroits, relève d’une poétique ancienne dont se targuait pourtant de se détourner Genette et Barthes qui la défendent, et soutient pour sa part une compréhension de récits renvoyant à une constellation d’éléments générant des situations – il cite en l’occurrence Flaubert, mais on peut très certainement penser au cinéma de Robert Bresson ou au roman JR de William Gaddis. Ainsi, la chose que Genette ou Barthes jugent superflue dans un roman, parce qu’elle coûte trop cher, est là pour rien, ne s’arrime à aucune causalité nécessaire menant à la fin d’une intrigue, témoigne pour Rancière d’une compréhension sociale et historique du monde qui ne repose pas nécessairement sur une telle linéarité, cette linéarité appartenant précisément à des conceptions que ces auteurs ont contestées dans leur œuvre. Étant donné que ma série d’ouvrages se constitue d’opuscules, je n’ai pas eu le loisir de réserver plus de place à Jacques Rancière, mais m’y suis référé en tentant de faire preuve d’économie.
Q. Dans une perspective d’émancipation, comment les personnes travaillant dans le secteur des arts et de la culture, qu’elles soient artistes, organisateur.trice.s culturels, critiques d’art ou autres, peuvent-elles contribuer à démasquer le capital dans ses recours à l’esthétique?
Tenons-nous-en, de la part d’artistes et d’écrivains d’abord, à la production d’œuvres, plutôt qu’à des interventions publiques faites en tant qu’artistes ou écrivains. On remarque dans la modernité plusieurs occurrences – de La Comédie humaine au cinéma de Robert Bresson, en passant par la poésie de Stéphane Mallarmé et Les Faux-Monnayeurs d’André Gide – où le capital, l’argent, les techniques d’investissement, l’appareil judiciaire qui les couvrent, les milieux politiques qui les légitiment… sont dépeints comme les vecteurs d’une vaste supercherie. Dans tous ces cas, les stratagèmes par lesquels les détenteurs de fortune s’érigent comme modèles sociaux apparaissent à la conscience plutôt que de disparaître derrière les artifices de faiseurs d’images. En ce qui concerne les critiques de littérature ou d’art, ils sont à même de repérer explicitement les procédés par lesquels des gens d’affaires laissent des experts en relations publiques les magnifier. J’ai souligné dans ma recherche les méthodes élémentaires que mettent en application les artisans de vidéos présentant Som Seif, le gourou de la société Purpose Investments : la caméra à l’épaule qui nous donne un faux effet de réel, le contrechamp d’auditeurs qui boivent les paroles du maître, le halo des projecteurs qui nous le montrent éclairé, le son remixé qui lui donne une voix transcendante… Ces effets grossiers comptent davantage pour faire valoir la crédibilité du sire que quelque attestation rationnelle sur ses compétences réelles ou supposées.
CRÉDIT PHOTO: Steven Peng-Seng Photography
[i] Entrevue avec Quartier Libre « L’effondrement du capitalisme a commencé » Web; https://www.youtube.com/watch?v=euZI6GvNLE4 , mars 2020.
[ii] Ibid
[iii] Deneault, Alain (2016). Politiques de l’extrême-centre. Canada; Lux, p.68
par Rédaction | Juil 4, 2020 | Analyses, Économie, International, Societé
Par Léandre St-Laurent
À l’ère du progrès sanitaire, il n’a fallu qu’un virus grippal de la ville chinoise de Wuhan pour que vacille la civilisation libérale, vieille d’au moins 400 ans. Les deux principales institutions qui donnent sa stabilité au libéralisme, le droit et le marché, ont été mises sur respirateur artificiel. Et il n’est absolument pas certain qu’une fois la crise passée, le vent libéral balaie du même souffle qu’auparavant le monde occidental. La COVID-19 vient bouleverser un rapport au monde érigé par un Occident qui pensait avoir évacué la moralité du champ politique.
La formation historique de l’unité libérale
Pour saisir la nature ce que l’année 2020 a vu se désarticuler, le rappel historique des racines de la civilisation libérale est nécessaire. La longue trajectoire qui a permis d’instaurer les institutions libérales nous éclaire, par contraste, sur le choc produit par la pandémie sur les sociétés qui ont adopté le modèle libéral. Tout d’abord, cette civilisation naquit, à la sortie du Moyen-Âge, des guerres de religions européennes. C’est un point fondamental, puisque c’est en réponse à cette situation que l’État moderne du XVIe siècle mit en place des dispositifs politico-juridiques pour pacifier la société. Le schisme entre catholicisme et protestantisme avait rompu l’équilibre si durement trouvé par l’Occident quant au « problème théologico-politique » si bien décrit par le philosophe Pierre Manent[i]. Selon cet équilibre, l’Église, mère de l’unité chrétienne, façonnait les esprits, tandis que la monarchie, en organisant la vie sociale des divers royaumes européens, prenait en charge le pouvoir terrestre, qui est le champ proprement politique. Le compromis théologico-politique n’était possible qu’à condition que soit assurée l’unité religieuse. Et sans compromis, sans entente sur la morale religieuse globale, ce système devenait intenable.
Comme le précise le critique du libéralisme Jean-Claude Michéa, ce sont les acteurs centraux des États européens de l’époque, les « politiques », qui, à partir de cette conjoncture, poseront les fondements matériels du libéralisme[ii]. C’est dans l’objectif de trouver une nouvelle unité civilisationnelle que le libéralisme se présentera comme une nécessité historique. Le problème central qui occupe l’esprit des politiques en est un pratique : dans un contexte de morcellement des référents religieux, l’imposition d’une morale collective devient source de discorde dégénérant potentiellement en guerre civile ou interétatique. Il devient donc primordial de construire un appareil institutionnel qui empêche quiconque d’imposer sa moralité aux individus, principalement via l’État. Le droit, se restreignant à la protection des droits et libertés des personnes, devient alors l’institution cohérente d’une certaine Europe qui ne veut plus se définir moralement par les voies politiques.
Évincer la morale de l’action collective constitue le moteur fondamental du libéralisme. Cynique, le libéralisme croit les sociétés modernes incapables de s’organiser moralement par le haut, par l’intermédiaire de l’autorité, sans commettre le mal. Dans cette perspective, c’est l’égo individuel qui vient structurer les forces organisant la société. C’est de cette façon que se référer à la neutralité du droit pour y défendre les droits individuels devient le socle des sociétés libérales. La préservation des individus est son assise.
Mais les droits des gens ne s’équilibrent pas naturellement entre eux. Ils se font compétition, et c’est là le problème pratique rencontré par la logique d’une extension des droits. Le tribunal devient cette institution qui, dans un fin jeu d’équilibrage, octroie des droits et immunités au détriment de ces mêmes droits et immunités pour d’autres individus ou groupes[iii]. Neutre, le tribunal suit la cadence de cette dynamique conflictuelle. Et rapidement, la guerre sociale tant redoutée par les politiques a tout le potentiel de se reproduire sous la forme d’un affrontement des droits multiples[iv]. Comment alors pacifier la société sans réintroduire politiquement la morale publique? Comment empêcher l’affrontement sans retomber dans les travers qui en premier lieu ont fait naître le libéralisme?
Historiquement, le projet libéral a trouvé une voie de sortie dans cette institution politiquement neutre qu’est le marché. L’économiste Friedrich Hayek a très bien su saisir l’essence de cette institution prisée par le libéralisme. Le marché est une « cattalaxie », selon le terme grec cattalaxia, qui signifie « rendre ami » par l’échange. Le marché, comme « cattalaxie », est un ordre social spontané dont l’organisation dépend d’un ajustement mutuel des acteurs qui y participent[v]. Contrairement à tout acte de commandement d’une institution politique, le marché n’impose aucune morale par le haut. Dans un marché, aucun individu ou groupe, en principe, ne décide des comportements collectifs qui sont adéquats. La morale, en constante dynamique, y émerge plutôt des multiples interactions des acteurs du marché. Elle s’autorégule.
C’est le lieu idéal pour un système qui veut à la fois éviter la guerre entre tous et toutes, et en même temps éviter de produire une morale publique par la voie des institutions politiques. C’est ainsi que le droit « sous-traite » — l’expression est de Michéa — la morale au marché. On peut ainsi résumer le libéralisme à la formule suivante : « […] le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et le Marché le contenu […] »[vi]. Il s’agit d’un acte civilisationnel qui vient neutraliser la morale publique.
La pandémie : un choc pour l’unité du libéralisme
Au contraire de ce qu’impose le libéralisme, la COVID-19 structure une crise planétaire qui neutralise le droit et le marché. Il s’agit a priori d’une neutralisation temporaire dans un contexte d’urgence. Le marché, de son côté, a démontré à maintes reprises durant l’histoire du capitalisme sa capacité à se réinventer, à prendre des formes nouvelles lorsqu’il subit un choc. Le dynamisme du capital le porte à s’accommoder d’une pluralité de contextes. La relation passive-agressive qu’il entretient avec l’État-providence en est l’exemple flagrant. Le marché capitaliste a également su se relever de bouleversements majeurs comme le krach de 1929 et la crise financière de 2007-2008. Le capital a aussi cette capacité à se dégager de nouveaux pôles d’accumulation lorsqu’il décline dans certains secteurs ou qu’il y a atteint le maximum de son potentiel de croissance[vii]. Ne proclamons pas de facto une crise assurément structurelle et permanente du libéralisme.
D’un autre côté, le choc produit par la pandémie est sans commune mesure. Aucune crise précédemment traversée par le libéralisme ne permet de jauger adéquatement ce qui assaille actuellement nos sociétés. De façon à saisir la singulière ampleur de cette crise, l’intellectuel libéral et avocat Nicolas Baverez fait le constat d’un triple choc : sanitaire, économique et financier. Pour lui, c’est un peu comme si nous devions faire face à un « […] mélange de la grippe espagnole de 1918 […], du krach de 1929 et […] de l’effondrement du crédit de 2008 »[viii]. Le libéralisme a beau avoir un sens inné pour l’adaptation, il existe un certain point de rupture à partir duquel il n’est plus possible de maintenir sa forme traditionnelle grâce à la suprématie du droit et du marché. Dans un passé rapproché, le libéralisme s’est effectivement effondré. La jonction de la première guerre mondiale et de la crise économique de 1929 a eu raison de lui. Le libéralisme n’a pu se refaire une santé qu’après la Deuxième Guerre mondiale, au prix d’une alliance contre-nature avec l’État-providence moderne qui impose son pouvoir moral sur des strates importantes de la société civile.
Et la question du caractère exceptionnel de l’urgence sanitaire pose problème. L’« exception » n’a de valeur que dans un espace-temps circonscrit. À partir du moment où c’est l’humanité entière qui est touchée et que la crise se prolonge, le caractère exceptionnel de la situation perd justement de son « exceptionnalité ». La science politique et l’histoire nous enseignent à cet égard une leçon importante : les crises historiques structurent des séquences institutionnelles dans lesquelles il est difficile de ne pas s’empêtrer une fois que lesdites séquences sont enclenchées. Peu importe les intentions de l’État et autres acteurs centraux d’un système institutionnel, plus une voie institutionnelle est empruntée, plus grands sont les incitatifs pour continuer à agir dans ce sens, et plus cher est le coût à payer pour agir autrement. Il s’agit d’un véritable engrenage dans lequel la main se coince. C’est là la fameuse notion de la « dépendance au sentier » (path dependancy)[ix]. Plus nos sociétés emprunteront une trajectoire hors du droit et du marché, plus il sera difficile d’assumer le projet civilisationnel du libéralisme de neutralisation morale.
Tout est donc une question de timing. Afin d’imager cette trajectoire hors du libéralisme que nous impose la pandémie, l’ingénieur et analyste américain Tomas Pueyo utilisait dès les débuts de la crise les métaphores de « marteau » et de « danse »[x]. Le « marteau » consiste en cette stratégie de choc contre le coronavirus qui vise à aplanir la fameuse courbe de progression de la propagation de la COVID-19. La majorité des États développés, excepté certains comme la Suède ou la Corée du Sud, ont opté pour le confinement généralisé des populations. De la durée et de la dureté de ce confinement dépend la viabilité à court et moyen terme du libéralisme. La deuxième phase, la « danse » avec le virus, correspond au juste degré de déconfinement compatible avec le ralentissement épidémiologique voulu. Cette phase est nettement plus longue et perverse, puisque la ligne de démarcation entre état d’urgence et vie normale en société civile devient poreuse. Les peuples enclenchent alors une valse macabre avec la mort, un pas devant, un pas derrière, qui, chaque jour, enfonce un peu plus les sociétés libérales dans un chemin obscur où l’incertitude est la norme. Au moment d’écrire ces lignes, les populations occidentales se déconfinent lentement d’une première vague de la pandémie.
L’impuissance du droit
Le « marteau » a ainsi imposé le confinement à la moitié de l’humanité[xi]. En prenant le contrôle total de l’espace public devenu interdit, les États du monde entier ont transformé objectivement les sociétés en tyrannies. L’interdiction d’occuper l’espace public ne concerne pas que l’organisation politique de la Cité, mais bien les activités socio-économiques du quotidien qui permettent aux gens de se préserver, bref, de vivre. C’est que le fléau subi et anticipé est tel qu’il rend logique cette drôle de moralité publique qui dicte comme bonne façon de vivre le fait de lutter contre soi. Lorsque la camarde rôde, on retient son souffle.
Cette volonté de toute puissance paternelle évoque une forme de gouvernement que le libéralisme a toujours cherché à annihiler. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle aux prises avec la guerre civile, l’un des premiers auteurs libéraux à faire de la préservation individuelle le socle de sa pensée politique, Thomas Hobbes, trouva une solution anti-libérale au problème de l’affrontement des moralités multiples. Pour Hobbes, l’intuition libérale de sauvegarde de la vie des gens était destinée à se nier elle-même si elle voulait atteindre son objectif d’assurer la sécurité individuelle. En fait, cette intuition libérale ne parviendrait jamais à concrètement protéger les gens si son modèle, qui se restreint aux droits individuels, entrave les institutions publiques dans leurs capacités à faire régner l’ordre, seule garantie pour la sécurité individuelle et collective. Dans ces conditions (libérales), il ne peut exister de préservation individuelle concrète. Hobbes était d’avis que la seule façon de neutraliser les morales particulières qui s’affrontent était de fonder un pôle de puissance si immense qu’il neutralise les capacités d’action de toute forme de prétention morale extérieure à ce pôle de puissance. Cette exigence d’un pouvoir absolu est à trouver dans l’État souverain, qui ne saurait supporter de limites à son champ d’action ni être remis en question[xii]. Hobbes voulait ainsi vider la moralité publique de sa substance en la soumettant à la froide domination de la loi. C’est ici la puissance de l’État qui vient neutraliser toute prétention à la moralité publique, plutôt que strictement le droit et le marché, comme le préconise le libéralisme.
La pandémie n’est évidemment pas une guerre civile, mais elle constitue un mal qui nécessite une réponse rapide, unidirectionnelle, coercitive et mesurée dans sa brutalité. La gestion de crise peut très difficilement s’accommoder d’une trop grande compétition quant à savoir ce qui constitue la juste prise en charge de la population. Dans ce contexte, le droit se résume, pour reprendre l’expression du juriste John Austin, à un « acte de commandement »[xiii]. Ce qui pose la loi et fait de l’individu un sujet du droit se limite alors à ce qui est proclamé par l’État, ni plus ni moins. L’écrit s’impose aux personnes sous la menace de peines si ce qu’il prescrit n’est pas respecté.
Cette façon de concevoir et d’appliquer la loi fait violence à la façon dont le libéralisme conçoit le droit. Une société libérale bien réglée ne se contente pas d’actes de commandements dictés par le pouvoir. Ces exhortations écrites ne constituent, comme l’exprime le philosophe du droit Herbert Hart, que les « règles primaires » du droit, cet aspect externe du droit qui pose des effets de contrainte sur les populations[xiv]. Mais au-delà de ce commandement de la loi, il existe au sein du droit des « règles secondaires » qui s’intéressent à la juste configuration des règles primaires, à leur application adéquate, à leur intégration dans un système juridique cohérent et aux façons dont ces règles peuvent être modifiées. Les « règles secondaires », partie interne du droit que les peuples intériorisent comme pratique légitime du vivre-ensemble, encadrent toute décision législative. Ces règles secondaires forment le socle de toute constitution et de toute jurisprudence.
Durant la crise sanitaire, le libéralisme doit faire face à une grande contradiction. Ce pilier fondamental du droit, qui transforme l’acte de commandement en loi, est censé protéger la vie des gens, surtout contre le pouvoir arbitraire de l’État. Or, dans un contexte où une pandémie nous assaille, il fait l’inverse de son objectif de préservation de l’individu, puisqu’il nuit aux capacités d’action rapide de l’État. Et chaque fois que l’acte de commandement de l’État est contraint ou ralenti dans son application, c’est une voie d’opportunité pour que le virus se propage. C’est là une belle contradiction. L’acte de commandement nie à l’individu son statut de sujet autonome. Mais en agissant de la sorte, il le protège.
Le même type de contradiction s’impose à un autre des principes fondamentaux du droit libéral : les droits de la personne[xv]. Cet étrange moment d’histoire vient mettre le libéralisme dans une position délicate. S’il veut préserver la vie des êtres humains, il doit tout faire pour que ces droits n’entravent en rien la gouverne de l’État. La libre auto-organisation de la société civile transforme les droits de la personne en armes bactériologiques, elle en fait les bras de la faucheuse. Le libéralisme se voit dans l’obligation de se suspendre juridiquement.
L’acte de commandement, d’un pays à l’autre
Au début de cette crise, toute forme d’application d’idéologie des droits de la personne s’est montrée impuissante, voire dangereuse en contexte de pandémie. En fait état, par exemple, l’acharnement avec lequel l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tenté de maintenir le principe de libre circulation des personnes. Dans les premières semaines de la crise sanitaire, l’OMS agissait comme si le monde continuait de suivre la valse radieuse de l’humanitaire libéral. Reprenant les recommandations de l’appareil central du Parti communiste chinois (PCC), l’OMS a, durant des semaines, déconseillé aux États de restreindre les flux migratoires en provenance d’Asie. Pendant que les États occidentaux continuaient d’agir selon les paramètres ordinaires du libéralisme, le coronavirus se disséminait de façon fulgurante, passant d’épidémie à pandémie[xvi].
Les États représentatifs occidentaux qui, initialement, ont réagi le plus promptement à l’encontre du droit libéral sont ceux qui avaient à leur tête des gouvernements qui n’étaient pas particulièrement attachés au libéralisme politique classique. Les circonstances rendaient pragmatiques des décisions autrement jugées odieuses. Le 11 mars 2020, le président américain Donald Trump bloquait unilatéralement toute immigration en provenance d’Europe, après qu’il l’eut fait plus tôt pour l’immigration en provenance de Chine[xvii]. De son côté, le premier ministre canadien Justin Trudeau a gaspillé des journées critiques à tergiverser selon ses œillères libérales. Cette inaction força François Legault à envoyer des forces policières sécuriser l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau, outrepassant par le fait même ses champs de compétences provinciaux[xviii].
Mais le libéralisme s’est finalement adapté, défigurant de la sorte son projet civilisationnel. Ce qui aurait été une hérésie il y a peu a été poussé à son maximum, de sorte que les territoires nationaux, les quartiers, les rues, l’enceinte de la sphère privée ont été interdites à la circulation normale des populations. La chape de plombs d’une certaine morale publique a posé son voile sur la vie des gens. Et voilà Justin Trudeau, que The Economist qualifiait il y a peu de l’un des « derniers libéraux »[xix] au monde, qui refuse la réouverture de la frontière canado-américaine au « populiste » et autoritaire Donald Trump[xx].
L’acte de commandement par lequel le droit libéral est bafoué passe par une suprématie du pouvoir exécutif qui agit par décrets. À mesure que se disséminait le coronavirus, l’exécutif de la majorité des gouvernements du monde étalait sa sphère d’action, jusqu’à englober la quasi-totalité du processus décisionnel par lequel l’État actualise sa puissance sur la société. Sa forme ultime est le confinement policier. L’État autoritaire semble le plus à même de prendre en charge cette tâche ingrate. Si la norme chez les États occidentaux est de distribuer aux gens des amendes dissuasives très élevées et de mettre en accusation pénale certains comportements jugés dangereux, le modèle d’un État autoritaire ne s’exclut aucune limite pour abattre la menace. L’individu devient un objet dans la trajectoire de l’acte de commandement. Le président des Philippines Rodrigo Duterte fut explicite. S’adressant aux forces policières du pays et à l’armée, il leur ordonnait dès avril « d’abattre » toute personne ne respectant pas les règles de confinement et de contrôle social. À l’endroit des récalcitrant∙e∙s, il s’élança : « Je vous enverrai au cimetière… N’essayez pas de défier le gouvernement. »[xxi]
C’est là l’exemple extrême d’une excroissance du pouvoir exécutif et de tout l’arsenal policier qui l’accompagne. Mais nul besoin de se plonger dans l’observation d’une dictature assumée pour prendre acte d’un tel phénomène. Plus près de ce que l’on est habitué d’observer en Occident, les régimes représentatifs dit « ilibéraux »[xxii] d’Europe de l’Est, comme en Hongrie ou en Pologne, accusent une radicalisation d’un pouvoir autoritaire qui fait sortir ces régimes du cadre parlementaire. En Hongrie, le parlement a ratifié une « loi coronavirus » qui décrète l’état d’urgence dans tout le pays et octroie les pleins pouvoirs au premier ministre Viktor Orban et ce, sans limite de temps. Le seul moyen pour qu’Orban perde son statut de chef suprême de l’État est que le parlement entièrement acquis à son parti, le Fidesz, lui retire ce statut spécial[xxiii]. Comme nous le savons, les démocraties représentatives, elles non plus, n’en sont pas sorties indemnes. La pandémie de COVID-19 a forcé la suspension du travail parlementaire de la majorité des pays du monde, durant des semaines, voire des mois. Tout fut mis en place pour que le pouvoir exécutif ait le champ libre dans sa capacité à imposer ses actes de commandement.
À l’heure du déconfinement des populations, l’urgence de la relance économique offre de nouvelles justifications pour une extension du pouvoir exécutif en contexte démocratique. Au Québec, la CAQ en fait la parfaite démonstration avec son projet de loi 61. Avant que l’adoption du projet de loi ne soit reléguée à l’automne 2020, la loi proposée visait à donner, durant deux ans, des pouvoirs d’exception au premier ministre François Legault, qui permettent au pouvoir exécutif de contourner des lois de l’Assemblée nationale ou de ne pas la consulter, de remodeler les relations contractuelles qui lient certaines entreprises à l’État québécois et de doter le gouvernement d’un pouvoir d’expropriation[xxiv].
La crise produit donc mécaniquement des modèles de gouverne étatique en rupture avec ce que préconise le libéralisme. Au moment où la pandémie atteignait les portes de l’Occident, l’État chinois se prétendait le modèle d’un État fort bien huilé qui est capable de réagir efficacement face à un fléau qui n’a que faire de la douce discussion libérale berçant la modernité occidentale. Contrairement au capitalisme libéral, la Chine assume, comme le précisait récemment l’économiste Branko Milanovic, un « capitalisme politique » entièrement inféodé à son État central[xxv]. Ce système est le fruit d’un Parti communiste chinois (PCC) qui a écrasé toute forme d’opposition sociale et idéologique à la domination de l’État lors de la récente révolution culturelle et économique. Le capitalisme chinois, qui vise l’exportation de son modèle, se distingue par deux aspects lorsque comparé au capitalisme libéral. Dans un premier temps, la croissance économique est entièrement prise en charge par une bureaucratie centrale qui encadre les acteurs du marché selon une planification de l’économie. Dans un deuxième temps, la loi, en pleine contravention du droit libéral, s’applique arbitrairement selon les volontés du PCC.
Avant même que l’histoire n’exige des sociétés l’urgence sanitaire, le peuple chinois était donc déjà habitué de fonctionner au pas d’un État qui impose ses actes de commandements en vue d’une juste moralité publique. La propagande chinoise n’a pas tardé, dès janvier, à faire montre de son tour de force contre la pandémie, tandis que l’Occident hésitera un moment avant d’imposer le « marteau » : isolation rapide par l’armée de la ville de Wuhan, confinement généralisé de la province de Hubei, couvre-feu, construction d’immenses hôpitaux, dont l’un supposément en dix jours, érection de murs en béton autour de résidences et de quartiers accusant d’importants foyers d’éclosion du virus, occupation des villes par l’armée, fermeture des aéroports[xxvi]. En prenant pour acquis la validité des données chinoises quant à la comptabilisation de leurs victimes de COVID-19, la Chine offre un portrait reluisant de la situation lorsque comparé à des pays occidentaux comme l’Italie ou les États-Unis où l’épidémie a dégénéré. Durant les mois de mars et avril, au pic de la propagation en Occident, le gouvernement chinois, qui assurait avoir maîtrisé la situation, accusait l’Occident d’être la source d’une importation de nouveaux cas de COVID-19[xxvii], puisque considérée incapable avec ses mœurs libérales d’endiguer le fléau[xxviii].
En Occident, il est facile de ne pas se rendre compte de la nature de cet acte de commandement qui s’est imposé. Le consentement consensuel quant aux justifications sanitaires de cette affirmation autoritaire d’une moralité publique renforce cette illusion. Dans les démocraties occidentales, l’épaisseur de ce voile se mesure à l’ampleur des taux d’approbation à l’endroit des gouvernements. Pourtant, du moment où il est perçu que l’État n’agit pas simplement pour de justes raisons de santé publique, et que l’imposition d’une façon de vivre n’est plus en phase avec ce qu’une masse critique de la population est prête à assumer, le calme plat du confinement se trouve assaillit d’importantes magnitudes.
Les États-Unis constituent probablement l’exemple type d’un pays démocratique où l’urgence sanitaire a pris l’apparence d’un pur acte de commandement qui dépasse ses prérogatives de santé publique. La polarisation de l’espace public étatsunien et son tribalisme politique sont tels[xxix] que l’imposition du confinement y a pris les allures d’une continuation brutale de la politique partisane. Durant la crise, le New York Times faisait le constat que l’affirmation des mesures de contrôle social avait pour effet une dégénérescence de la guerre culturelle sévissant entre progressistes (liberals) et conservateurs[xxx].
Dans certains États sous contrôle du Parti républicain, comme le Texas, l’Ohio ou l’Alabama, l’urgence sanitaire a été l’occasion d’exclure l’avortement de la liste des services médicaux essentiels et d’en criminaliser la pratique. La mécanique électorale fut également repensée sans consultation publique, en vue d’adopter le vote électronique. À l’opposé, lorsque les tenants du conservatisme subissaient l’urgence sanitaire, les mesures de contrôle social furent perçues comme la consécration d’un « État profond » qui bafoue les libertés civiles. Ainsi en fut-il de la liberté de conscience face à la fermeture d’églises, de la liberté d’entreprendre face à l’arrêt de l’économie ou du deuxième amendement de la constitution américaine (le droit de porter des armes) face à la décision de certains États comme celui de New York de ne pas considérer les magasins d’armement comme services essentiels. Dès le 17 avril, le président Donald Trump appelait la population, dans une forme de proto guerre civile, à « libérer » les États, la plupart gouvernés par des démocrates, où les mesures de confinement furent les plus strictes[xxxi]. Durant des semaines, des manifestations anti-confinement se sont multipliées. Le 30 avril, des hommes armés de fusils d’assauts, qualifiés par Trump de « très bonnes personnes », entraient dans le capitole de l’État du Michigan afin de faire pression sur les élue∙es[xxxii]. Cette hostilité à l’endroit de l’autoritarisme sanitaire peut potentiellement s’actualiser dans maintes sphères des sociétés en cause. Par exemple, suite au meurtre policier de George Floyd, il n’est pas difficile de s’imaginer l’indignation massive qui découlerait d’une décision des États de réprimer, sous couvert de raisons de santé publique, les manifestations antiracistes qui déferlent sur l’Occident.
Du commandement à la prise en charge sanitaire
Bien évidemment, le « marteau » concerne un espace-temps circonscrit. Le pari des sociétés libérales est qu’une fois l’exceptionnalité de l’urgence sanitaire assumée, un juste retour au droit libéral est possible. À cet égard, ce sera probablement du cas par cas, et tout dépendra des capacités de chaque société à faire rentrer dans sa bouteille le génie du pouvoir exécutif. Mais cette hypothèse reste aveugle sur un point crucial. Contrairement à son moment d’instauration, l’urgence sanitaire ne s’arrête pas du jour au lendemain par décrets. La forme qu’elle revêt suit plutôt la tendance de dissémination du virus. C’est là la « danse » avec le virus, moment où les sociétés tentent de lentement désactualiser la puissance d’un pouvoir exécutif devenu global. En déconfinant l’économie et les autres relations sociales, l’urgence sanitaire passe d’un acte de commandement explicite, et donc visible, à une dissémination subtile de la moralité publique à l’intérieur de la société civile. C’est là un aspect important qui vient mettre à mal le libéralisme qui croyait justement faire l’économie de la morale par le droit. Une forme de biopolitique[xxxiii], dictée par les spécialistes de la santé publique, s’instaure et vient modeler le corps dans ses actes et l’esprit dans ses épanchements. Pour que la bonne hygiène publique s’affirme, toute personne citoyenne devient une reproduction microscopique du pouvoir exécutif bienveillant. La norme est alors à la rectitude morale et à la délation.
Encore une fois, c’est la Chine qui montre la voie à suivre. Depuis plusieurs années, le PCC a instauré un « crédit social » qui permet à la salubrité morale d’organiser l’activité sociale des gens. Semblable à un épisode dystopique de la série Black Mirror[xxxiv], le crédit social instaure un système de points qui récompense les comportements sociaux jugés sains, le point octroyant ou réduisant les droits et services à la mesure du niveau cumulé par tout individu obligatoirement soumis à ce régime. Les technologies de la surveillance, comme la vidéo-surveillance, la géolocalisation et le bluetooth, forment le socle d’un régime devenu la première « dictature numérique » de l’histoire[xxxv]. Ce sont des mécanismes de contrôle social qui ont été radicalisés par l’État chinois durant la sortie de crise[xxxvi]. Pour l’Occident, en contexte de déconfinement, une utilisation plus modérée de ces technologies constitue la solution logique d’un pouvoir exécutif qui se retire graduellement. Elles visent à implanter le traçage numérique des gens actuellement ou antérieurement atteints par la COVID-19 ou de toute personne ayant croisé leur route, à l’image de certains pays qui ont appliqué plus modérément le confinement, comme la Corée du Sud[xxxvii]. En Occident, l’ampleur de ce phénomène dépendra des pas de danse avec le virus et, surtout, de la présence ou non d’une deuxième vague importante du virus.
L’impuissance du marché
En principe, une telle trituration du libéralisme n’est pas totalement incompatible avec une certaine forme d’autogestion de la moralité publique au sein de la société civile. On peut imaginer, une fois le déconfinement consommé, une société ayant suffisamment intériorisé les règles sanitaires nécessaires à la lutte contre la pandémie pour continuer son train quotidien, sans que l’État soit dans l’obligation d’appliquer un acte de commandement par décret. On peut également imaginer que l’État ne s’impose pas de manière trop forte comme force morale qui dicte ou structure une juste façon de vivre. Bref, que le libéralisme maintienne cet « […] État qui ne pense pas »[xxxviii].
C’est supposer que les mécanismes neutres d’autorégulation morale que sont ceux du marché capitaliste fonctionnent toujours. Pour qu’une telle chose soit possible, il aurait fallu que les règles qui encadrent l’ajustement mutuel des acteurs du marché, et qui rendent possible les lois de l’offre et la demande, soient maintenues. Comme nous le savons, la même logique qui faisait de certains droits fondamentaux des armes pour la propagation du virus s’applique de façon analogue à la compétition des activités économiques et à la libre circulation des marchandises. C’est de cette façon que le gros de l’économie planétaire a été mis à l’arrêt. L’autorégulation morale fut ainsi remplacée par la moralité publique de l’urgence sanitaire.
Mais ce n’est pas tout. Pour que cette catallaxie décrite par Hayek, cette dynamique où l’autre est « l’ami » avec qui l’on échange, puisse se déployer, il est nécessaire que cette autorégulation morale trouve un point d’appui concret dans la réalité sociale. Ce point d’appui, qui donne les informations nécessaires aux acteurs du marché pour adapter rationnellement leurs comportements, c’est le prix des marchandises. L’autorégulation du marché s’affirme à partir du moment où l’offre et la demande se joignent sous un prix d’équilibre. Ce prix correspond toujours à sa possible transposition en un accès à des ressources matérielles. C’est pourquoi le marché, s’il veut exister, dépend de la croissance économique associée à celle de la population et de ses besoins, ainsi qu’à la croissance du capital.
Or, ce sont justement les racines matérielles du marché que l’arrêt de l’activité économique a arrachées de terre. Ces mois de confinement ont vu se concrétiser l’effondrement de la production mondiale. L’historien et économiste Adam Tooze s’alarmait dès avril des effets déjà hautement perceptibles de la politique de confinement sur l’économie planétaire. Pour lui, si la stagnation de l’activité économique se perpétuait trop longtemps, il n’aurait suffi qu’un an s’écoule pour que le PIB mondial s’effondre du tiers par rapport à son niveau du début de l’année 2020. Ce serait alors assumer « […] un niveau de contraction quatre fois plus rapide que celui de la Grande dépression des années 1930 »[xxxix]. Ça, c’est si la tendance de confinement s’était maintenue au-delà du mois de juin. La « danse » a depuis imposé son rythme lugubre.
Le présage de Tooze nous donne toutefois une idée de la violence de la dépression économique qu’ont produite les mois de mars, avril et mai. À cet égard, le Fond monétaire international (FMI) anticipe une chute du PIB mondial de 3 %, 6 % pour les pays développés, donc en deçà de la dépression de 1929 (-10 %), mais infiniment plus importante que la crise financière de 2007-2008 (-0,1 % en 2009)[xl]. La Banque mondiale a depuis revu ces prédictions à la hausse : -5,2 % pour l’économie mondiale et -7 % pour les économies développées[xli]. Il n’a suffi que de quelques semaines pour que les États-Unis perdent l’équivalent de l’ensemble des gains économiques attribués à la croissance des années 2010[xlii]. Et la Chine, pour la première fois depuis qu’elle émet des cibles de croissance économique (en 1994), a suspendu cette pratique pour l’année 2020[xliii]. À une ère où le progrès humain a pour condition une croissance au minimum entre 1 % et 2 % du PIB par année[xliv], c’est une catastrophe monumentale. Nous sommes dans une situation où les sociétés, avec leurs moyens actuels et, surtout, selon les paramètres normaux du marché, n’ont pas les capacités minimales de reproduction matérielle du bien-être humain, tel que le logement ou l’accès à des biens de première nécessité, des services essentiels et des loisirs.
La mise à mal du libéralisme économique
Le marché peut très difficilement continuer à se déployer librement sans contrevenir à l’esprit du libéralisme. La solution du marché au problème de la pandémie aurait normalement dû être celle qui n’a pas été appliquée : le laissez-faire. La stratégie de santé publique compatible avec ce dogme de l’autorégulation est celle de l’immunité collective à travers laquelle, dans une forme de darwinisme social, les plus faibles et les plus âgé∙e∙s succombent, et les mieux adapté∙e∙s, ayant contracté le virus, développent ladite immunité. C’est la stratégie de départ que le premier ministre britannique Boris Johnson voulait appliquer pour son pays, au contraire des objectifs de la santé publique[xlv], jusqu’à ce que l’éclosion du virus ne prenne des proportions monstre et qu’elle envoie aux soins intensifs un Johnson lui-même contaminé par la COVID-19[xlvi].
Encore une fois, Michéa est très utile pour cerner les acrobaties effectuées par le libéralisme lorsque confronté à une réalité qui entre en contradiction avec la vision du monde supposée par son projet civilisationnel. Plutôt que d’intégrer ces contradictions et de se transformer, le libéralisme maintient sa forme pure dans une « […] fuite en avant, avec son inévitable cortège de catastrophes et de régressions humaines »[xlvii]. Le libéralisme prend alors une forme qui réalise l’exact opposé de ce qui justifie son existence : il empêche la préservation de soi. Il n’y a pas meilleure démonstration de ce retournement funeste du libéralisme que les propos du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, qui affirmait fin mars que « les personnes âgées de ce pays sont prêtes à se sacrifier pour sauver l’économie »[xlviii]. Une société qui ferait ce genre de choix en est une qui préfère le libéralisme à la vie des personnes qui l’habitent. Belle contradiction que ce libéralisme qui se choisit lui-même plutôt que la sauvegarde du bien-être de l’individu, son but initial.
Une autre fuite en avant possible de la civilisation libérale est le maintien du marché dans une forme peu éloignée de celle qui prévalait avant la crise. Ce maintien des conditions de l’autorégulation économique nécessite toutefois, pour y parvenir, de faire violence au libéralisme en renflouant le marché à l’aide d’un État qui assume pleinement son pouvoir moral sur la société. C’est déjà ce qui s’est passé durant la crise financière de la fin des années 2000, lorsque l’État américain a injecté au-delà de 700 milliards de dollars dans la grande entreprise et les banques[xlix], assumant de la sorte un drôle de socialisme sélect pour capitalistes. Dans le contexte actuel, la Réserve fédérale américaine (FED) prévoit l’injection de 4000 milliards de dollars dans l’économie américaine, l’équivalent d’un cinquième de la richesse annuelle du pays[l]. L’Union européenne, de son côté, a déjà mis en place le 9 avril un projet d’injection de 540 milliards d’euros dans l’économie européenne[li]. Le duo franco-allemand souhaite, depuis fin mai, un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros venant s’ajouter à l’argent déjà investi[lii]. La Commission européenne renchérit en proposant une injection de 750 milliards d’euros, dont 500 milliards en subventions et le reste en prêts[liii]. Cette fuite en avant dans la relance économique selon les paramètres du marché pourrait prendre la forme d’un raidissement des conditions de vie des gens. Pour exemple, en France, le président Emmanuel Macron envisage de contourner le droit du travail français, qui impose la semaine de 35 heures, pour exiger les 60 heures dans certains secteurs clé de l’économie[liv].
Le compromis moral du libéralisme
Mais ce qui semble plus concrètement se dessiner est une intégration par le libéralisme des contradictions auxquelles il fait face. Dans ces conditions, le libéralisme ne peut plus se contenter de la forme pure d’une union du droit et du marché. À cet effet, le XXe siècle nous éclaire quant à l’exemple d’une trajectoire libérale qui a assumé un compromis avec l’affirmation du pouvoir moral de l’État-providence, suite au krach de 1929 et à la Deuxième Guerre mondiale. La situation actuelle est le fruit d’un monde occidental qui a essayé, depuis les années 1980, et au contraire de ce qui a été fait en période d’après-guerre, de se désengager de cette voie de compromis. La rupture des années 1980 s’affirma par la lente réaffirmation de la toute-puissance du marché. Cette consécration du néolibéralisme nous a placé dans la conjoncture actuelle[lv].
La pandémie structure une séquence historique qui exige le retour d’un compromis, à moins d’une fuite en avant catastrophique du libéralisme. La désindustrialisation de l’Occident, la délocalisation de son activité économique et l’affirmation d’une division internationale du travail selon les paramètres d’une économie libérale globalisée sont des effets des mécanismes du marché qui se sont avérés funestes durant la crise sanitaire. L’idée que la distribution des ressources passe par une optimisation naturelle du capital s’est fracassée à la dure réalité d’une pandémie qui annihilait les capacités usuelles d’accumulation du capital.
Et la division internationale du travail, plutôt que d’assurer une harmonie organique des avantages comparatifs de chaque pays, a prouvé qu’en temps de crise, les États-nations s’accaparent les ressources stratégiques qu’ils ont accumulé. C’est exactement ce qui est arrivé avec la production de masques médicaux que les pays asiatiques ont dirigé vers la sauvegarde de leurs populations. Il s’en est suivi une compétition existentielle des États occidentaux pour l’approvisionnement en masques. L’on se rappelle tous et toutes de cet épisode du début avril où les États-Unis ont détourné, pour leur propre approvisionnement, une cargaison de masques chinois destinés au Canada[lvi]. Une autre calamité de la suprématie du marché fut également l’affaiblissement des systèmes de santé en Occident suite à des vagues successives de mesures d’austérité dans les dernières années et de réorientation de ressources vers le marché plutôt que dans les structures de l’État-providence.
Durant l’urgence sanitaire, le retour en force de l’État-providence a, dans l’immédiat, pris la forme d’une aide économique directe aux ménages et aux particuliers pour répondre à la massification du chômage[lvii]. Jointe aux plans de relance nationaux, cette aide a signifié l’explosion massive de la dette publique de la grande majorité des États. C’est là une entorse majeure à un dogme fondamental du néolibéralisme qui condamne toute forme de déficit public. Pour cause, l’Union européenne a suspendu ses règles budgétaires qui empêchent tout État d’assumer un déficit annuel au-delà de 3 % ou une dette dépassant 60 % de son PIB[lviii]. La Banque centrale européenne (BCE) avait même pour objectif d’organiser un programme de rachat des dettes des États européens, jusqu’à ce que l’Allemagne, économie dominante de la zone euro, impose unilatéralement un arrêt juridique contre la BCE par l’intermédiaire de sa Cour constitutionnelle[lix]. On a là l’exemple d’une fuite en avant contradictoire de la civilisation libérale où un État tente de sauver le libéralisme en imposant son pouvoir moral sur la neutralité du droit européen.
Bien que la relance économique se déploie dans l’optique d’un redémarrage du grand commerce capitaliste, les États organisent déjà en parallèle certaines solutions qui font violence aux paramètres du marché. C’est le cas, par exemple, de la France[lx], mais également des Pays-Bas, du Royaume-Unis et même des États-Unis[lxi], qui envisagent des nationalisations d’entreprises privées et de certains secteurs de l’économie, en sens contraire de la trajectoire que plusieurs de ces pays suivaient depuis plusieurs années. Il reste à voir si ces intentions seront suivies d’actions conséquentes.
Certains pays adoptent même des solutions innovatrices. Pensons aux Pays-Bas, qui s’imaginent un modèle de développement nommé le « Beigne d’Amsterdam »[lxii], visant à assumer une croissance économique en phase avec les besoins des peuples et les capacités de la nature à essuyer ses contrecoups. L’Union européenne, de son côté, envisage un plan de relance écologiste avec son « Pacte vert »[lxiii]. Pensons aussi à la Nouvelle-Zélande qui veut instaurer la semaine de quatre jours comme solution au chômage de masse[lxiv]. Globalement, avec le caractère systémique de la massification des mesures d’aide économique en réponse au chômage, l’idée d’un revenu universel garanti par l’État, dans maints pays, plane sur les esprits[lxv].
Tous ces coups de semonce du réel montrent que les capacités du libéralisme à neutraliser la morale, sous une forme tendant à imposer cette union historique du droit et du marché, sont pour le moment radicalement mises à mal. Face à ces catastrophes qui se jettent sur la civilisation libérale, le retour à une moralité publique forte semble inévitable. S’il est possible que l’humanité emprunte une trajectoire morale qui ne soit pas incompatible avec une forme renouvelée de libéralisme, donc en rupture du néolibéralisme, ce n’est pas une certitude assurée. Il est important de se rappeler que, si de l’effondrement du libéralisme du XXe siècle est née la social-démocratie, cette séquence trouble a également engendré le marxisme-léninisme et ses variantes, le fascisme ainsi que le nazisme[lxvi]. Il est pour le moment assez difficile de bien scruter la pénombre qui se dresse devant nous. Ce que le regard arrive à scruter à travers ce jeu d’ombres, c’est le dragon chinois qui veut se dresser hors de l’abîme. Et l’aigle américain, qui tente de toujours voler plus haut.
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[i] Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris : Pluriel, 2012.
[ii] Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, France : Champs essais, 2010.
[iii] Wesley Newcomb Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, Yale University Press, 1966.
[iv] L’empire du moindre mal, op.cit.
[v] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, France : Presses universitaires de France (PUF), 2008.
[vi] L’empire du moindre mal, op.cit., p.75
[vii] David Harvey, The New Imperialism, Royaume-Uni: Oxford University Press, 2005.
[viii] RT France, «Interdit d’interdire- Nicolas Baverez et Juliette Duquesne sur les conséquences du coronavirus», diffusé sur Youtube, 31 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=f-2fj0GYi0E&t=630s (Pour la révision, à partir de 2min).
[ix] Paul Pierson, Politics in Time: History, Institutions and Social Analysis, États-Unis: Princeton University Press, 2004.
[x] Tomas Pueyo, «Coronavirus : The Hammer and the Dance», Medium, 19 mars 2020. Repéré sur https://medium.com/@tomaspueyo/coronavirus-the-hammer-and-the-dance-be9337092b56
[xi] Le figaro avec AFP, «Coronavirus : la moitié de l’humanité appelé à se confiner», Le figaro, 2 avril 2020.
[xii]Thomas Hobbes, Léviathan, Folio, France, 2000 (1651).
[xiii] John Austin, « The Providence of Jurisprudence Determined», extraits traduits dans CHAMPEIL-DESPLATS, Véronique, GRZEGORCYK, Christophe, TROPER, Michel, Dir., Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, France, 2005.
[xiv] «Le droit conçu comme l’union des règles primaires et secondaires» dans Herbert Hart, Le concept de droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, France, 2006.
[xv] Ces droits de la personne sont au cœur de ce qui constitue le «droit naturel» en complément du droit positif écrit (règles primaires et secondaires). Voir « La doctrine du droit de saint Thomas» dans Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, France, 2013.
[xvi] Le 11 mars 2020, l’OMS déclare la COVID-19 pandémie mondiale.
[xvii] Sophie-Hélène Lebeuf, «Coronavirus : Trump ferme les frontières aux voyageurs en provenance d’Europe», Radio-Canada, 11 mars 2020.
[xviii] Marie-Michèle Sioui & Guillaume Lepage, «Désaccord sur les frontières entre Legault et Trudeau», Le Devoir, 16 mars 2020.
[xix] The Economist, «The last liberals: Why Canada is still at ease with openness», The Economist, 29 octobre 2016.
[xx] Émilie Bergeron (Agence QMI), «La frontière canado-américaine fermée jusqu’à nouvel ordre», TVA Nouvelles, 18 mars 2020.
[xxi] Liny Billing, «Duterte’s Response to the Coronavirus: « Shoot Them Dead« », Foreign Policy, 16 avril 2020. (Traduction libre)
[xxii] Ivan Krastev, «Eastern Europe’s Illiberal Revolution: The Long Road to Democratic Decline», Foreign Affairs, mai/juin 2018.
[xxiii] The Economist, «Protection Racket: Would-be autocrats are using covid-19 as an excuse to grab more power», The Economist, 23 avril 2020.
[xxiv] Michel C. Auger, «Projet de loi 61 : la première grande défait de la CAQ», Radio-Canada, 13 juin 2020.
[xxv] Branko Milanovic, «The Clash of Capitalisms», Foreign Affairs, Janvier/Février 2020.
[xxvi] Bernadette Arnaud, «Coronavirus : chronologie de l’épidémie en Chine et émergence des théories complotistes», Sciences et Avenir, 19 mars 2020. Repéré sur https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-comment-rumeurs-et-theories-du-complot-se-sont-mises-en-place-en-chine-une-chronologie-des-evenements_142502
[xxvii] France 24, «Chine : record de nouveaux cas importés de Covid-19», France 24, 12 avril 2020.
[xxviii] Valeurs actuelles, «Coronavirus : l’ambassade de Chine se paye l’Occident dans une tribune assassine», Valeurs actuelles, 14 avril 2020.
[xxix] Déjà dès 2016, la division de l’espace public américain en tribus politiques, souvent sur une base raciale, se confirmait électoralement durant l’élection de Donald Trump, tendance déjà radicalisée sous la présidence Obama. Voir John Sides, Michael Tesler et Lynn Vavreck. 2018. «The Electoral Landscape of 2016». The Annals of the American Academy of Political Science. Septembre: 50-71.
[xxx] Jeremy W. Peters, «How Abortion, Guns and Church Closings Made Coronavirus a Cultural War», The New York Times, 20 avril 2020.
[xxxi] Chantal Da Silva, «Trump’s « Liberate« Tweets Incite Insurrection and Flout Federal Law Against Overthrow of Government: Ex-DOJ Official», Newsweek, 19 avril 2020.
[xxxii]Josh K. Elliott, «« Very good people« : Trump backs armed effort to storm Michigan capitol over coronavirus rules», Global News, 1er mai 2020.
[xxxiii] Cette expression de Michel Foucault fut reprise par certain-e-s analystes comme par exemple le journaliste François Bousquet qui en a fait un dossier étoffé. Voir «Biopolitique du coronavirus (1). La leçon de Michel Foucault», Éléments, 2 avril 2020. Et ses suites : repéré sur https://www.revue-elements.com/author/francois2019/
[xxxiv] Plus spécifiquement de l’épisode «Nosedive», Black Mirror saison 3, réalisé par Joe Wright & Carl Tibbetts, House Of Tomorrow & Moonlighting Films, 2016.
[xxxv] La littérature allant dans ce sens est plutôt dense. Peu avant l’éclosion de la pandémie, Arte menait une enquête sur le sujet, qui constitue une bonne entrée en matière : Tous surveillés : 7 milliards de suspects, réalisé par Sylvain Louvet, ARTE France & Capa Presse, 2020.
[xxxvi] Dominique André, «Covid-19 : quand « Big Brother« déconfine la Chine», France culture, 14 avril 2020.
[xxxvii] Human Rights Watch, «Données de localisation mobile et Covid-19 : Questions-réponses», Human Rights Watch, 26 mai 2020. Repéré sur https://www.hrw.org/fr/news/2020/05/26/donnees-de-localisation-mobile-et-covid-19-questions-reponses
[xxxviii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.36
[xxxix] Adam Tooze, «The Normal Economy Is Never Coming Back», Foreign Policy, 9 avril 2020. (Traduction libre)
[xl] Delphine Toitou (AFP), «« Cette crise ne ressemble à aucune autre« : le FMI prévoit une récession mondiale en 2020», Le Devoir, 14 avril 2020.
[xli] Banque mondiale, «Perspectives économiques mondiales», Banque mondiale. Repéré le 12 juin 2020 : https://www.banquemondiale.org/fr/publication/global-economic-prospects#overview
[xlii] AFP, «La COVID-19 met fin à 10 ans de croissance aux États-Unis», Les Affaires, 29 avril 2020.
[xliii] Jonathan Cheng, «Beijing Scraps GDP Target, a Bad Sign for World Reliant on China Growth», The Wall Street Journal, 22 mai 2020.
[xliv] Du moins depuis les années 1950. Voir «La croissance : illusions et réalité» dans Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, France : Seuil, 2013.
[xlv] Cristina Gallardo, «Herd immunity was never UK’s corona strategy, chief scientific adviser says», Politico, 5 mai 2020.
[xlvi] Jonathan Calvert, George Arbuthnott & Jonathan Leake, «Coronavirus: 38 days when Britain sleepwalked into disaster», The Times, 19 avril 2020.
[xlvii] L’empire du moindre mal, op.cit., p.197
[xlviii] Adrianna Rodriguez, «Texas’ lieutenant gorvernor suggests grandparents are willing to die for US economy», USA Today, 24 mars 2020. (Traduction libre)
[xlix] Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, France : Babel, 2010.
[l Le Figaro avec AFP, «Plan de relance aux États-Unis : 4000 milliards de dollars pour les entreprises», Le Figaro, 22 mars 2020.
[li] Virginie Malingre, «Alors que l’UE s’enfonce dans une récession sans précédent, le plan de relance à nouveau discuté», Le Monde, 21 avril 2020.
[lii] Thomas Wieder & Virginie Malingre, «La France et l’Allemagne jettent les bases d’une relance européenne», Le Monde, 19 mai 2020.
[liii] Ulrich Ladurner, «Une si puissante union européenne», Die Zeit, 27 mai 2020, dans Courrier international, no.1544 du 4 au 10 juin 2020.
[liv] AFP, «La durée du travail portée jusqu’à 60 heures par semaine dans certains secteurs», La tribune, 24 mars 2020.
[lv] David Harvey, Une brève histoire du néolibéralisme, Paris : Les prairies ordinaires, 2014.
[lvi] Thomas Gerbet, «Des masques destinés au Canada détournés vers d’autres pays?», Radio-Canada, 2 avril 2020.
[lvii] Adam Tooze, op.cit.
[lviii] Julien Da Sois, «La crise du coronavirus pousse l’Europe à assouplir la règles des 3%», C News, 18 mars 2020.
[lix] Jean Quatremer, «La Cour constitutionnelle allemande s’érige en juge de la BCE», Libération, 5 mai 2020.
[lx] Ali Laidi, «Avec le coronavirus, le retour des nationalisations en France?», France 24, 27 mars 2020.
[lxi] BFM Business, «Le grand retour de l’État interventionniste dans l’économie mondiale», BFM Business, 2 mai 2020.
[lxii] Daniel Boffey, «Amsterdam to embrace « doughnut« model to mend post-coronavirus economy», The Guardian, 8 avril 2020.
[lxiii]
[lxiv] Radio France, «En Nouvelle-Zélande, la semaine de quatre jours à l’étude pour relancer l’économie», Franceinfo, 20 mai 2020. Repéré sur https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/en-nouvelle-zelande-la-semaine-de-quatre-jours-a-l-etude-pour-relancer-l-economie_3950745.html
[lxv] Nicolas Massol, «Le revenu universel, panacée du monde d’après?», Libération, 21 mai 2020.
[lxvi] Karl Polanyi, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 2009 (1944).