par Rédaction | Août 16, 2016 | Idées, Societé
Par Frédéric Legault
Cet été, à l’occasion des vacances, je suis parti en Europe. Trois semaines en Autriche, pour être plus précis. « Trois semaines dans le même pays ?! », s’est presque étouffé l’un de mes amis à l’annonce de ce qui lui semblait être une mauvaise nouvelle. « Mais là, vous allez être en Europe, vous devriez en profiter. Vous n’irez pas à Prague ? Non. À Budapest ? Non. À Bratislava ? Non. Munich ? Non. Mais tu vas être à côté de l’Italie, il faut au moins aller voir l’Italie ». Soudain pris d’un élan d’anxiété, je me suis demandé : est-ce que je n’en ferais vraiment « pas assez » pendant mes vacances ?
Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, me rassurerait probablement en me disant que je ne suis pas le seul à faire de l’urticaire à l’idée de ne pas visiter six pays en trois semaines pendant mes vacances. Dans sa thèse Accélération : une critique sociale du temps, Rosa postule que notre rythme de vie s’accélère, ou, en d’autres mots, que nous faisons plus de choses en moins de temps que les générations précédentes. La possibilité technique de se déplacer plus rapidement et plus fréquemment se doublerait d’une injonction culturelle à épuiser l’ensemble des options rendues possibles par ces innovations, ce qui se traduirait dans la pratique par une plus grande quantité d’activités.
Basée sur une quantité encyclopédique de données empiriques, la thèse d’accélération du rythme de vie de Rosa avance aussi que nous communiquons plus rapidement et plus fréquemment qu’avant, nous marchons plus vite, nous parlons plus vite, nous consacrons moins de temps aux repas, et nous dormons moins longtemps que les générations précédentes. Autant de manières de rendre possible la visite de six pays en trois semaines que d’être anxieux ou anxieuse de ne pas le faire.
Ainsi, entre fast-food, speed-dating et power-nap, notre rythme de vie s’accélérerait. Nous effectuerions davantage d’expériences tout en consacrant moins de temps à chacune d’entre elles, et les voyages s’avèrent être un terrain de jeu particulièrement fertile pour réfléchir à cette hypothèse, et pas juste en termes de nombre de pays visités. La Slovaquie ? Superbe ! Vous avez vu mes photos du château de Bratislava sur Facebook ? Le slovaque ? Trop compliqué, je n’y serai qu’une journée. La face de Mozart sur un sous-verre comme souvenir d’Autriche ? Non merci, j’hésite encore entre les napkins avec la face de Princesse Sissi ou le sac réutilisable avec l’imprimé du Baiser de Klimt. Un spectacle de musique classique à l’Opéra de Vienne ? Quel incontournable ! Le requiem de Mozart ? Trop long monsieur, vous aurez plutôt droit à un pot-pourri des plus grands succès de Brahms, Strauss et Mozart en version abrégée. Du classique en version Big Shiny Tunes.
C’est peut-être un peu ça la mort de la culture, ou la mutation barbare, comme disait Baricco : une compilation d’éléments condensés et décontextualisés n’ayant de lien entre eux que le moment de leur occurrence. Ma vie est un fil d’actualités Facebook.
L’accélération du rythme de vie, c’est entre autres condenser et superposer les expériences pour mieux les accumuler, c’est remplacer une boîte pleine par une pile de boîtes vides, c’est sacrifier la profondeur pour la superficie, c’est troquer la qualité pour la quantité, c’est recouvrir le réel par l’illusion, c’est substituer la fonction au sens, l’analyse par la séquence, la communication par l’expression, le plaisir par l’effort. C’est l’infini qui rapetisse, c’est le firmament qui blêmit.
Rosa avance avec d’autres penseurs en « B » (Benjamin, Baudrillard, Bauman, Baricco) que c’est la figure du surfeur qui représenterait avec le plus de fidélité la dilettante éphémère que s’amuse à jouer le sujet de la modernité avancée dans ses journées de congé pour ne pas s’ennuyer. Rester à la surface, gambader d’une expérience à l’autre, fuir par en avant sur la crête de la vague, dériver sans s’amarrer, survoler sans se poser, laisser des portes ouvertes, et surtout, surtout, ne pas s’attarder, ne rien s’approprier, ne rien habiter. La justification du mouvement a laissé place à celle de l’inertie. Que faites-vous aujourd’hui, monsieur ? Rien. Rien ? Rien ! Mais vous êtes fou ! Vous resteriez bien pour un petit café ? Non merci, je ne suis que de passage. Comme hier, ainsi que demain. En transit, à tous les jours.
(1) Dans son ouvrage 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary rappelle qu’un-e États-Unien-ne dormait en moyenne dix heures par nuit au début du XIXe siècle, huit heures dans les années 1950 et six heures et demie aujourd’hui.
par Rédaction | Nov 4, 2015 | Économie, Idées
Par Sarah B. Thibault
Le nouvel ordre mondial contemporain est loin de s’être débarrassé des formes totalitaires de pouvoir, malgré ce qu’on pourrait se plaire à croire. La puissance du capitalisme s’impose depuis la dernière décennie comme despote surpassant même le pouvoir des États. Par l’adoption de ses politiques austères, le gouvernement libéral du Québec est présentement en train de liquider les acquis sociaux québécois au profit d’un libre-marché sauvage.
Le philosophe Jean Vioulac s’est longuement penché sur la place qu’occupent l’argent et le capitalisme dans les sociétés occidentales modernes. Il en vient à déduire que le monde contemporain serait assujetti à une forme de puissance tout autre que celle de l’État. Le nouvel ordre mondial serait effectivement dominé par le règne grandissant du système capitaliste, imposant l’argent comme unité de base vers laquelle toutes les actions convergent. Aux dires du Docteur Vioulac, la puissance avec laquelle le Capital s’impose comme ordre universel dépasse largement celle que les États peuvent prétendre avoir et réduirait les peuples au règne de la valeur (1). Ainsi, contrairement aux expressions premières du totalitarisme comme en ont été victimes l’Italie ou l’URSS, ce que nous appellerons le « post-totalitarisme » se déploie bien au-delà des partis. Si le totalitarisme se définit comme étant un régime dans lequel un parti unique s’accapare l’entièreté des pouvoirs sans tolérer quelconque opposition et appelant le peuple à se joindre à lui à la manière d’un corps unique, alors il y a bel et bien moyen de l’appliquer à la place qu’occupe le Capital dans les sociétés occidentales intégrées à la vague de mondialisation. Vioulac qualifie le phénomène comme un « processus au long cours qui intègre tous les hommes [sic], tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tou[-te-]s dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de « totalitarisation » pour définir ce processus » (1).
La dissolution du politique
Bien que la comparaison aux régimes totalitaires puisse paraitre forte, le phénomène de globalisation propre au monde moderne a fait du capitalisme une puissance rarement égalée et le Québec n’en a pas été épargné. Par l’établissement du Capital comme unité de base justifiant l’ensemble des actions, le nouvel ordre mondial se caractérise par une dissolution du politique au profit de l’économique. Il faut bien le constater, depuis les dernières années, il y a un recul significatif de l’interventionnisme d’État dans certains pays européens et en Amérique du Nord (avec les conséquences qui l’accompagnent). Cependant, la disparition du politique représente bien plus qu’un non-interventionnisme de l’État. Le principe rime carrément avec la réduction de toutes les sphères publiques à une conformité aux normes du marché. Le Capital s’imposerait alors comme parti unique, comme la seule voie à suivre. Au Québec, le gouvernement de Philippe Couillard s’est fait un devoir de se désengager de sa mission sociale, tout en choisissant de réduire son discours à celui d’un comptable gérant les finances communes. Dans une vision « totale » de l’économie, les libéraux ont pris le pouvoir au Québec en imposant leurs objectifs de réduction de la dette comme étant une réalité objective et unique, alors qu’ils n’en sont pas. En plus de renier la complexité et la diversité des besoins d’une société comme celle du Québec, l’austérité libérale de Philippe Couillard brille par l’absence de projet de société, de vision et de la quête de quelconque idéal collectif. Loin de lancer un appel à la liberté, à la fraternité et encore moins à l’égalité, le premier ministre et son équipe sous-entendent que la réalité (celle du Capital) parle d’elle-même et que l’action gouvernementale ne fait qu’y répondre.
Une idéologie invisible
Pourtant, l’austérité est le résultat bien réel d’une idéologie, bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle. En justifiant les coupes et le démantèlement des mécanismes de redistribution de la richesse comme étant de simples réponses à une réalité économiquement « exigeante », Philippe Couillard et Martin Coiteux font croire à un raisonnement technique. Claude Lefort qualifiait ce type d’illusion d’« idéologie invisible », en ce sens qu’elle prétend être technique alors qu’elle cache une idéologie tout en faisant appel à une société dépourvue de conflits et de divisions internes (2). Les mesures d’austérité font bel et bien partie d’un projet de démantèlement de l’État-providence et d’allègement le plus total des structures institutionnelles. Ainsi, le PLQ agirait plus comme un agent facilitateur pour le despotisme capitaliste que comme acteur garant du bien commun et de l’exercice de la dialectique politique.
D’un point de vue collectif, cette attitude du pouvoir en place représente un affront à la démocratie, qui se veut être un système permettant au peuple de choisir ses gouvernant-e-s et non pas l’accaparement du lieu de pouvoir par une élite imposant son idéologie comme étant une réalité universelle et objective. D’un point de vue individuel, l’austérité « totale » réduit les citoyen-ne-s à n’être que des « entrepreneur-e-s d’eux-mêmes et d’elles-mêmes ». Dans une logique propre au néolibéralisme, on impose aux Québécois-es une liberté et un épanouissement basé uniquement sur la capacité à posséder, à dépenser et à accumuler. Les aptitudes citoyennes ou l’épanouissement personnel et collectif sont complètement rayés de la carte. Comme l’explique Vioulac, quand le Capital devient l’unité unique au détriment de l’avancement du savoir, de la créativité, de la libre pensée ou encore du communautarisme, on force l’individu à sentir qu’il doit devenir une encoche dans cette roue de production économique pour la rendre encore plus efficace. Cette adaptation forcée et intéressée de l’individu au marché se fait dès le plus jeune âge, ce qui contribue à en faire une aptitude intrinsèque : « Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le consommateur [ou la consommatrice] requis[-e] par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs (1). »
La normalité maladive : nouveau trouble de l’ère moderne?
N’est-il pas flagrant de constater que le président du Conseil du patronat, Martin Coiteux, depuis le tout début de son mandat en 2014, fait référence aux Québécois-es comme étant de simples détenteurs et détentrices de portefeuille. Dans son article portant sur l’austérité, la psychanalyste Dominique Scarfone déplore l’appel des politiques d’austérité à un « conformisme maladif » de la vie mentale. Rappelant les bases de la psychanalyse, la professeure établit qu’un équilibre doit être maintenu entre les traits pulsionnels ainsi que les traits normatifs et rationnels de l’humain pour lui permettre un développement personnel sain. Par ailleurs, selon Scarfone, le discours austère du gouvernement ferait appel à une zone de sensibilité au refoulement des penchants pulsionnels de la personnalité qui serait présente chez tou-te-s et chacun-e. En d’autres mots, l’argumentaire du PLQ encouragerait les citoyen-n-es à se camper dans leur propension à se conformer, ce qu’elle qualifie comme étant de la normopathie : « On n’a en effet pas besoin d’aller jusqu’à l’extrême de la normopathie pour être tenté-e d’acquiescer à une figure classique du discours politique de droite : celle qui nous présente la société dans son ensemble comme un corps unique et harmonieux (3). » De ce corps harmonieux, on peut attendre une docilité aveugle et dépourvue de libre conscience. Cependant, le musèlement de l’opposition politique est la clé de voute du totalitarisme.
De cette manière, dans une optique de « totalitarisation » de l’économie, le capitalisme ne peut accepter quelconque opposition. Au Québec, ce sont les mécanismes de redistribution de la richesse ainsi que les ressources mises en commun qui souffrent le plus particulièrement de l’austérité. Au goulag québécois, on retrouve le filet social, qui pourrait être perçu comme étant une poche de résistance à la croissance et à l’efficience. Puisque nos CLSC, nos entreprises d’État, nos écoles publiques, nos CPE et nos CÉGEPS ne sont pas à proprement dit des machines de production de profits à court terme, leur mission n’est plus reconnue ni protégée.
Un choix de société plutôt qu’une fatalité
Le néo-totalitarisme capitaliste affecte l’ensemble des pays industrialisés depuis une trentaine d’années. Par ailleurs, ses effets ne se font pas sentir partout de la même manière. Comme le démontre une récente publication de l’Institut du Nouveau Monde (4), les choix idéologiques de gouvernance font toute la différence par rapport à la distribution de la richesse à l’échelle nationale. En fait, si la mondialisation a bel et bien accru la production de richesse, celle-ci est répartie de manière très inégalitaire. Malgré ce que nous serions tenté-e-s de croire, ces disparités ne sont pas étrangères au Québec. Dans « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », l’INM insiste sur le fait que les choix politiques font toute la différence dans le maintien des institutions de redistribution de revenus qui deviennent de plus en plus polarisés. Ainsi, le PLQ choisirait-il la croissance au détriment de l’égalité sociale? Effectivement, l’INM en vient à conclure que certains phénomènes de la mondialisation, comme la compétition mondiale pour attirer l’investissement étranger, exercent une pression à la baisse des impôts et à la mise au rancart des politiques de l’État-providence, créant par le fait même des milieux fortement propices aux inégalités sociales (4).
Un jeu gagné d’avance
Par ailleurs, si nous restons dans une optique de recherche de richesse, le gouvernement se tromperait sur tous les fronts, puisque depuis les vingt dernières années, l’augmentation de la richesse créée au Québec s’est traduite dans le PIB, mais pas au niveau du revenu des familles. En se désengageant de sa mission en éducation, en santé et dans les programmes sociaux, non seulement le Québec se trouve hypothéqué par une population malade, moins éduquée et plus propice à développer des problèmes mentaux, mais par le fait même, dont le potentiel de développement économique est fortement réduit (4). Dans son obsession arbitraire d’arriver à l’équilibre budgétaire en 2015-2016, le PLQ s’entête à ruiner une croissance économique à long terme. En laissant la plus grande partie du capital québécois reposer dans les comptes d’épargne de la mince part de la population la plus avantagée, c’est l’ensemble de la communauté qui est privée d’investissements réinjectés dans la société. En abandonnant une communauté entière aux lois arbitraires d’un système économique basé sur une unité de valeur tout à fait abstraite, le PLQ devient un pion de plus dans le grand jeu de la mondialisation totalisante. Ce jeu, par contre, l’élite économique du 1 % l’a gagné d’avance et continuera à en tirer profit encore d’avantage si les règles ne cessent d’être levées en ruinant une quelconque égalité des chances.
Conséquence directe du démantèlement des instances gouvernementales qui se présenteraient comme des résistances au marché libre, une perte de tribune et de légitimité pour l’opposition citoyenne. Fort malheureusement pour le Québec, cet effet pervers semble conséquent avec le type de gouvernance du PLQ. Prétendant s’adresser à l’être rationnel qui sommeille en chacun-e, Couillard présente l’opposition politique comme étant un obstacle nuisible à l’atteinte d’un objectif nécessairement meilleur pour l’entièreté des Québécois-es. Dans une entrevue accordée à L’actualité en octobre 2014, le premier ministre assure être à l’écoute des manifestations de mécontentement des milieux affectés par l’austérité, mais également à l’écoute du silence : « J’écoute. Mais j’écoute aussi le silence, ce qu’il faut savoir faire en politique. Oui, il y a de la grogne, des manifestations, et c’est tout à fait légitime. Je suis franchement heureux de vivre dans un endroit où l’on peut s’exprimer. Mais il y a aussi la population qui travaille, qui s’occupe de sa famille et qui vaque à ses occupations, mais qui n’en pense pas moins. Il faut savoir, à travers le bruit, percevoir la signification du silence (5). » En plus de faire entendre une majorité pourtant silencieuse, le premier ministre sous-entend que c’est la voix des individus se conformant au système imposé qui sera la clé de voute la plus légitime. Ainsi, le silence des normopathes serait plutôt bruyant.
Malgré tout, si l’abandon du politique par l’élite dirigeante semble s’instaurer comme mot d’ordre dans le monde contemporain, le Québec n’est pas pour autant dépourvu de quelconque projet commun. Au Québec, les clivages sont importants entre la réalité et les préoccupations des citoyen-ne-s des régions, des minorités visibles et des plus ou moins nanti-e-s, pour ne nommer que ces groupes. Par ailleurs, il est particulièrement choquant de constater que le gouvernement libéral dirige une troupe d’individus lourdement armés de leurs portes-feuilles plutôt qu’un peuple riche de sa diversité. Si plusieurs considèrent que nous vivons une époque vide de sens et de vision, la toute première étape pour en sortir est fort probablement une lutte au démantèlement des acquis sociaux rudement mis à l’épreuve par un totalitarisme du Capital. Somme toute, si le totalitarisme implique un élément de puissance contraignante, il suppose également une soumission des individus à un pouvoir total. Refusons de nous soumettre à cet asservissement.
(1) Liberté, 2014, « Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac », Liberté, Nº 303 (printemps 2014). [En ligne] http://www.revueliberte.ca/content/le-totalitarisme-sans-etat-entretien-…
(2) Ouellet, Maxim, André Mondoux et Marc Ménard, 2014, « Médias sociaux, idéologie invisible et réel : pour une dialectique du concret », Tics et société, Vol. 8 (1-2 2014). [En ligne] https://ticetsociete.revues.org/1391
(3) Scarfone, Dominique, 2015, « Obéir à papa », Liberté, Nº 306 (hiver 2015), pp. 23-25.
(4) Institut du Nouveau monde, 2015 « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », 58 p.
(5) Castongay, Alec, 2014, « Entrevue avec Philippe Couillard : « Il faut libérer la prochaine génération »», L’Actualité. [En ligne] http://www.lactualite.com/actualites/politique/entrevue-avec-philippe-co… (Consulté le 20 septembre 2014)
par Rédaction | Oct 5, 2015 | Économie, Idées
Par Émile Duchesne
« C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. »
-Adam Smith
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et la communion. Ensuite, on donne parce qu’on y est forcé[-e], parce que le [ou la] donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [ou à la donatrice]. »
-Marcel Mauss
Essai sur le don (1924)
L’oeuvre phare d’Adam Smith Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations se présente comme un moment fondateur de l’économie classique tout comme un projet normatif du libéralisme. Dans cet ouvrage, Adam Smith postule la naturalité de la faculté d’échange chez l’être humain et ce pour expliquer et légitimer l’émergence de la société marchande et libérale. Aujourd’hui, ce « mythe du troc » est érigé en véritable mythe fondateur de nos sociétés de marché par les économistes néoclassiques. Or, les preuves ethnographiques nous montrent qu’aucune société n’a structuré ses échanges autour du principe du troc (par exemple, j’échange mon poulet contre une douzaine de tes œufs) (1). Cette façon de penser la vie économique, propre à la société marchande européenne, a structuré les interactions entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s et a considérablement transformé le mode de vie de ces derniers et de ces dernières. Cette transformation amena son lot de mutations à l’intérieur de la vie symbolique et économique amérindienne tout comme elle stimula l’émergence de mécanismes de protection envers le marché.
L’argument d’Adam Smith
Pour Smith, la division du travail est le résultat d’un « penchant naturel » des êtres humains au troc et à l’échange. Cette propension naturelle trouve son fondement dans une sphère non économique, c’est-à-dire dans la faculté langagière et l’échange de parole. L’échange est une faculté typiquement humaine dans la pensée de Smith : aucun animal n’est capable d’une telle chose. L’animal est l’exemple privilégié de l’indépendance individuelle; il n’a pas besoin de l’aide de ses semblables. En revanche, l’être humain a continuellement besoin de ses confrères et consœurs pour assurer sa subsistance. Pour ce faire, il doit cependant s’adresser à leur « intérêt personnel » afin de mobiliser leur aide.
Chez Smith, la coopération humaine n’est pas gage d’humanité mais bel et bien d’un certain égoïsme; la plupart des besoins humains sont comblés par traité, échange ou achat. Ce modus operandi est à l’origine de la division du travail. Par « calcul d’intérêt », l’être humain se spécialiserait naturellement. En se généralisant, cette spécialisation finit par donner à l’échange une certaine certitude : savoir que l’on peut écouler facilement le surplus de son travail contre le surplus du travail d’un autre spécialiste encourage chaque personne à se spécialiser davantage. Ceci jette les bases d’une division du travail complexe comme celle connue dans les sociétés que Smith désigne comme « civilisées ».
Par contre, pour Adam Smith, la division du travail n’est pas le résultat de prédispositions naturelles des individus à certaines activités productives. Elle serait plutôt le fruit de l’habitude et de l’éducation. La propension à l’échange chez l’être humain reste la cause fondamentale de la division du travail. Sans ce penchant naturel à l’échange, les produits de la division du travail ne peuvent être mis en commun pour contribuer à la « commodité commune » des êtres humains.
Adam Smith, le troc et le Nouveau Monde
La façon dont Adam Smith décrit le troc chez les sociétés dites « primitives » renvoie très clairement aux sociétés amérindiennes du Nouveau Monde. Ses exemples comprennent des chasseurs, des arcs, des flèches, des castors, des cerfs, etc. On peut excuser certaines lacunes de Smith par le fait qu’il ne possédait à l’époque pas beaucoup de données de qualité sur la vie économique des sociétés amérindiennes. Mais même les témoignages d’explorateurs allaient dans le sens de Smith. Lahontan, lieutenant du régiment de Bourbon qui séjourna 10 ans en Nouvelle-France de 1683 à 1693, écrivait alors : « Il n’y a que les marchands qui trouvent leur compte, car les Sauvages des Grands Lacs du Canada descendent ici presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu’ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et milles autres marchandises » (2).
Il va sans dire que le témoignage de Lahontan va dans le sens des propos de Smith. Ce que Lahontan décrit est littéralement une économie de type « j’échange ton poulet contre une douzaine de mes œufs ». Par contre, on peut voir les choses d’un autre oeil: les Européen-ne-s utilisaient le système monétaire pour mener à bien leurs échanges, contrairement aux Amérindien-ne-s. Or, les Européen-ne-s voyaient les échanges économiques d’un point de vue strictement marchand. Il est raisonnable de penser que ce mode d’échange a été imposé, consciemment ou non, aux Amérindien-ne-s ou qu’il a tout simplement structuré les relations économiques entre les deux peuples d’une façon plus ou moins naturelle.
Comment, alors, les sociétés amérindiennes voyaient-elles ces échanges? Comment était organisée leur vie économique ? Entre autres auteur-e-s, Denys Delâge s’est penché sur les relations entre Européen-ne-s et Amérindien-ne-s en Nouvelle-France en axant son travail sur la Huronie. Dans la société huronne telle qu’elle existait au moment du contact avec les Français-es, il n’existait pas de marché : « Les biens circulent exclusivement à l’intérieur des réseaux de partage et de redistribution […] C’est dire qu’il n’y a pas de transactions commerciales » (3). Delâge reprend ici la théorie de Marcel Mauss pour décrire la vie économique des Huron-ne-s. Le don y prend une place centrale et constitue un élément structurant des relations sociales. « Le [ou la] donataire est redevable à l’esprit du donateur [ou de la donatrice] » (4).
La société huronne était au centre d’un réseau d’échanges qui mettait en contact des sociétés allant de l’Arctique jusqu’au golfe du Mexique. Ainsi, les Huron-ne-s échangeaient leurs propres produits et servaient également d’intermédiaires d’échange entre différentes sociétés. Fait important, lorsqu’un-e Huron-ne découvrait une nouvelle route permettant de mener des échanges, le droit d’usage de cette route lui était assuré à elle ou lui et à son lignage. Les échanges extérieurs étaient à la fois matériels et symboliques tout comme ils consistaient en des activités économiques et politiques. Par ailleurs, on ne faisait des échanges qu’avec les groupes avec qui l’on était en paix. Ces alliances étaient réitérées rituellement avant que tout échange ait lieu. Lors de ces transactions économiques, ce sont « des représentant[-e]s d’une collectivité qui se rencontrent et non des individus » (5).
L’arrivée des Européen-ne-s et l’implantation du commerce des fourrures vint déstabiliser les réseaux d’échange amérindiens. Delâge problématise la question par le concept d’échange inégal. Les deux sociétés qui se font face possèdent des moyens de production inégaux : on a d’un côté des sociétés qui vivent de chasse et d’agriculture avec une division du travail relativement simple et de l’autre, des sociétés manufacturières où la division du travail atteint un degré de complexité élevé. En bref, « quand de part et d’autre la productivité est inégale, l’échange est lui aussi inégal » (6). De plus, la finalité des échanges n’est pas la même. Les sociétés amérindiennes recherchaient strictement des valeurs d’usage pouvant faciliter leur travail de tous les jours (fusil, hache, pelle, farine, etc.). Les Européen-ne-s, de leur côté, agissaient dans une logique stricte de capitalisation : le fameux A-M-A’ de Marx (échange d’Argent contre Marchandise et ensuite échange de la même Marchandise contre plus d’Argent) (7).
La convoitise pour les produits européens fut telle qu’elle bouleversa complètement l’organisation de la vie économique des sociétés amérindiennes. Chez les Huron-ne-s, la règle du droit d’usage d’un lignage sur une route de commerce fut abolie car elle mettait trop de pouvoir aux mains d’une minorité d’individus. Désormais, les routes commerciales seraient supervisées par les chefs et tou-te-s les Huron-ne-s y auraient accès. Pour contrer l’émergence d’un pouvoir trop grand aux mains des chefs, on renforça les normes de redistribution et de partage. D’autre part, la traite des fourrures eut pour effet d’accroître la division du travail entre peuples amérindiens. Les Amérindien-ne-s délaissèrent ainsi certaines activités productives comme l’horticulture, la cueillette et la pêche au profit de la chasse et de la trappe afin de s’assurer un approvisionnement en marchandises européennes. Ces marchandises étaient alors inconditionnelles à la vie en Amérique. Par elles se gagnaient les guerres et s’assuraient une partie de la subsistance. « Plus les sociétés amérindiennes produisent pour le marché, plus elles se spécialisent et plus elles réduisent leur autarcie » (8).
Clastres, Polanyi et le combat contre l’émergence de l’Un
« Dans le pays du non-Un, où s’abolit le malheur, le maïs pousse tout seul, la flèche rapporte le gibier à ceux [et celles] qui n’ont plus besoin de chasser, le flux réglé des mariages est inconnu, les [humains], éternellement jeunes, vivent éternellement. […] Le Mal, c’est l’Un ».
-Pierre Clastres
La société contre l’État (1974)
Dans La société contre l’État, Pierre Clastres démontre avec brio comment les Guaranis du Paraguay sont des sociétés contre l’État, c’est-à-dire qu’elles et ils refusent l’unification politique autour d’une figure unique. Clastres parle littéralement d’un processus constant de « conjuration de l’Un, de l’État » (9). L’Un est un élément important des croyances religieuses des Guaranis et représente la source créatrice du Mal. Cette conception de l’Un s’oppose à celle qu’en avaient les Grec-que-s ancien-ne-s : « On trouve chez les premiers [et premières] insurrection active contre l’empire de l’Un, chez les autres au contraire nostalgie contemplative de l’Un » (10). Il y a donc un conflit fondamental entre les conceptions occidentales et amérindiennes du monde. La relation métaphysique qui relie l’Un au Mal chez les Guaranis en cacherait une autre plus subtile selon Clastres : l’Un serait l’État.
Comprendre que les conceptions de l’Un des sociétés amérindiennes et de l’Occident sont en conflit fondamental amène à élargir le constat de Clastres à la sphère économique. Les sociétés amérindiennes pourraient-elles être, en plus d’être des sociétés contre l’État, des sociétés contre le marché? Il faut néanmoins revenir à la société libérale de marché pour éclairer cette hypothèse. L’encastrement de la société dans le marché représente pour la société libérale l’émergence de l’Un : c’est-à-dire qu’en retirant de la société les modalités d’institutionnalisation économique que sont la réciprocité et la redistribution, le marché se trouve à subsumer toutes les relations sociales en son sein.
Supprimer ces modalités d’institutionnalisation représente une attaque en règle contre les procès économiques traditionnels des sociétés amérindiennes; procès qui sont encastrés par le biais de mythes et de pratiques sociales institutionnalisées. Il est inévitable qu’un processus cherchant à structurer l’ensemble des rapports sociaux par une seule modalité d’institutionnalisation de l’économie crée de l’instabilité. L’introduction de rapports marchands dans les sociétés amérindiennes avec l’arrivée des Européen-ne-s a, on le sait, bouleversé leur mode de vie. Par contre, les sociétés amérindiennes ont déployé des pratiques sociales et un discours leur permettant de contrer l’influence des rapports marchands au sein de leurs propres sociétés. Certaines de ces pratiques pourraient faire d’elles des « sociétés contre le marché ».
Comme il a été dit plus tôt, les sociétés amérindiennes n’avaient pas une propension « naturelle » à troquer et à faire des échanges sur le modèle du marché. Si aujourd’hui elles participent au marché, on ne peut pas dire qu’il y a eu encastrement total de la société amérindienne au sein du marché. Les sociétés amérindiennes ont refusé et ont modifié certains éléments du marché tout comme elles ont accepté plusieurs de ses facettes par choix ou par imposition. L’exemple des Huron-ne-s, qui ont renforcé leurs normes de redistribution et de partage suite à l’arrivée des Européen-ne-s, en représente un bon exemple. Les sociétés amérindiennes ont aussi su conserver une certaine distance par rapport au marché à travers des justifications symboliques et mythologiques.
Autre exemple, dans le film Le goût de la farine de Pierre Perrault, un aîné innu chante une chanson pour deux hommes effectuant le rituel de matutishan (soit les tentes à suer). Dans la chanson, l’aîné appelle à l’abondance de viande de caribou et à ce que rien ne brime les Innus à l’intérieur des terres (c.-à-d. dans la forêt). Dans l’univers symbolique des Innu-e-s, la forêt est associée à l’abondance et à la liberté en opposition à la côte (où ont été installées les réserves) qui est associée à la privation de liberté et à la pauvreté. Certains mythes innus, comme celui de Carcajou (11), structurent les relations entre Autochtones et Europée-ne-ns : les premiers et premières continueront de poursuivre leur nourriture tandis que les second-e-s la produiront. Carcajou confiera aux Européen-ne-s la responsabilité de donner de la nourriture aux Innu-e-s lorsque celles-ci et ceux-ci seront affamé-e-s. Ce mythe est une justification symbolique de l’assistance gouvernementale (qui auparavant était donnée aux Innu-e-s sous forme matérielle, souvent de la farine) et représente une façon pour les Innu-e-s d’échapper à un encastrement au marché. De l’avis de Josée Mailhot (12), aujourd’hui, les principes de partage et de réciprocité sont encore bien vivants dans les communautés innues : « Les différences de richesses entre les individus sont d’ailleurs peu visibles à Sheshatshit, car le vieux principe innu qui oblige à partager assure à la famille élargie une certaine participation aux avantages matériels dont jouit un[-e] de ses membres et cela, avec ou sans l’accord de l’intéressé[-e]. »
Conclusion
L’idée d’Adam Smith selon laquelle le troc et l’échange marchand feraient partie intégrante de la nature humaine et qu’ils structureraient l’agir économique de toutes les sociétés humaines se révèle très tendancieuse. Nulle part dans le monde il n’a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait strictement sur ces bases (13). À travers l’exemple des sociétés amérindiennes, il a été possible de prouver que le troc et l’échange marchand n’y étaient pas présents avant l’arrivée des Européen-ne-s. Mais encore, ces sociétés ont déployé diverses pratiques sociales et justifications symboliques afin de réduire l’incidence des rapports marchands dans leur organisation sociale et ce avant, pendant et après la colonisation européenne. L’entreprise de Smith se révèle donc être un projet normatif issu de la société marchande libérale. Encore aujourd’hui, cette position naturalisante fait autorité dans les sciences économiques et dans la conscience collective. Un renversement de cette position serait souhaitable et permettrait d’élargir l’univers des possibles pour nos sociétés marchandes occidentales.
(1) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.
(2) Lahontan (1983). Lahontan : nouveaux voyages en amérique septentrionale. L’Hexagone, Montréal : p. 82
(3) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 64
(4) Ibid p. 65
(5) Ibid p. 68
(6) Ibid p. 91
(7) Marx, Karl (2014). Le capital. Presses universitaires de France, Paris : chapitre IV.
(8) Delâge, Denys (1991). Le pays renversé : Amérindiens et européens en Amérique du Nord-Est – 1600-1664. Boréal, Montréal : p. 130
(9) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 186.
(10) Clastres, Pierre (1974). La société contre l’État. Éditions de minuit, Paris : p. 147
(11) Savard, Rémi (1971). Carcajou et le sens du monde : récits montagnais-naskapi. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi : p. 120.
(12) Mailhot, Josée (1993). Au pays des Innus : les gens de Sheshatshit. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal : p. 93.
(13) Graeber, David (2011). Dette : 5000 ans d’histoire. Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris : p. 40.