Sociétés invisibles

Sociétés invisibles

En menant une recherche ethnographique dans l’Est de l’Allemagne, Barbara Thériault a constamment été confrontée à ce qu’elle nomme ici les « sociétés invisibles ». Le texte qui suit a été traduit de l’allemand et fait partie du livre Die Bodenständigen. Erkundungen aus der nüchternen Mitte der Gesellschaft (Les Bodenständigen. Exploration du milieu sobre de la société), à paraître en 20201.

On y entre et en sort jour après jour sans s’en rendre compte, des sociétés invisibles. On n’y pense pas. Ça se fait tout seul.

Elles ne sont nulle part documentées ou recensées. Les statistiques, qui découpent la réalité pour la recomposer dans des catégories bien définies – groupes de revenus, Allemands ou étrangers, de l’Ouest ou de l’Est – ne s’en préoccupent pas. Les pessimistes culturels, qui prédisent depuis longtemps déjà la mort de la culture associative, les omettent. Elles ne portent pas de nom officiel, n’occupent aucun lieu propre, et ne disposent d’aucun statut.

Et pourtant, leurs membres se reconnaissent à certains signes ou codes : des références à la haute culture ou à la culture populaire (Jean-Sébastien Bach ou Game of Thrones), l’utilisation de langues étrangères (le français ou le latin, l’anglais moins), ou des phrases commençant par « entre » (« entre propriétaires de motos BMW… », « entre universitaires… », « entre fans de Depeche Mode… »). Il suffit parfois d’un regard éloquent entre femmes qui doivent endurer les explications d’un homme sur le fonctionnement du monde et des choses (#mansplaining), ou encore d’une carte postale « est-allemande » s’adressant, en alphabet cyrillique, à « ceux qui peuvent encore lire ceci » et qui partagent des expériences historiques communes.

Certaines sociétés ont certes tendance à exclure, mais ce n’est pas toujours le cas. Elles peuvent également créer des formes de solidarité. Comme lorsque dans un bar qu’on fréquente nouvellement on est salué par des habitués qui nous tapent dans le dos en nous lançant un « t’es correct, toi ». Ou alors dans ces occasions où l’on sort chercher un album photo et l’on raconte des histoires qui créent un moment d’intimité.

Certaines sociétés ont un effet libérateur et provoquent l’amusement, qui n’est pas sans être teinté d’une certaine culpabilité, comme dans le cas des sociétés de commérage.

Certaines ébauches de sociétés n’aboutissent jamais. Un flirt faisait en toute occasion référence à un film ou à un autre : « Connais-tu le film X, Y, Z ? ». Non, je ne les connaissais presque jamais ; « Qui a le temps de se taper tous ces films ? », je me demandais. Rapidement, nous avons cessé de nous voir. Et il y a ces fois où l’on sort chercher un album photo et on raconte des histoires qui ennuient.

Il y a des sociétés que l’on rejoint seulement malgré soi, qui sont pénibles. Dans mes recherches, leurs invitations se faisaient parfois par un conspiratif « tu sais ce que je veux dire… ». Pour des raisons de « rectitude politique », la suite restait non dite ; il était sous-entendu que nous partagions une même opinion politique. Même chose avec l’allusion, qui ne promet généralement rien de bon, « ce que je voulais encore dire… » qui invite à une société précisément au moment où l’on était sur le point de la quitter.

Il est possible que l’on sorte d’une société plus consciemment qu’on y entre. On peut la quitter : en faisant une pause dans la conversation, en allant se chercher un verre, en prétextant un besoin naturel ou, dans certaines régions de l’Allemagne, en frappant sur la table. Parfois, il faut se défendre un peu. Un théologien de ma connaissance m’a un jour raconté qu’on enseignait dans sa formation pastorale des techniques pour les visites à domicile : la sourde oreille (prétendre ne pas avoir entendu), le regard vide (prétendre avoir la tête ailleurs) lorsque les hôtes se perdaient dans les commentaires. Je me suis promis de l’essayer à la prochaine occasion.

Parfois, c’est sérieux. Au cours du procès du Nationalsozialistischer Untergrund (le NSU ou le mouvement national-socialiste clandestin), qui a entre 2000 et 2006 assassiné dix innocentes victimes, des hommes et des femmes ont été accusé·es d’appartenir à des groupes d’extrême-droite ou de sympathiser avec leurs idées. Pour s’en défendre, ils ont parfois fait référence à l’absence de signes visibles (« Je ne suis membre d’aucun groupe »), comme si seules des structures officielles permettaient d’attester l’existence d’une société.

Crédit image : Julien Posture – julienposture.cargo.site/

Temperantia. Sobres habitudes de consommation

Temperantia. Sobres habitudes de consommation

Traduction : Francis Douville Vigeant et Rosalie Dion

Celui qui cherche la vertu devrait visiter la ville de Mühlhausen[i] en Allemagne : sur les murs de la grande salle du conseil municipal, elle y est dépeinte. On y retrouve six figures du XVIe siècle : justitia (justice), fortitudo (courage), spes (espoir), caritas (amour), prudentia (sagesse) et temperantia (modération). Elles forment un portrait de groupe où chacune semble observer le visiteur d’un œil sévère.

Temperantia est représentée par un homme portant une soucoupe et une cruche. Il symbolise le contrôle des pulsions et suggère une attitude mesurée par rapport à l’alcool. C’est du moins ce que j’ai retenu du commentaire de l’archiviste local. La figure faisait écho à ce que j’avais déjà observé : en Allemagne, on boit moins que par le passé. Cette tendance s’est d’ailleurs vue confirmée immédiatement après la visite de la salle du conseil. Alors que nous passions à table, les trois hommes avec qui je venais de passer la matinée ont commandé des jus de fruits. Quand j’ai pour ma part commandé une bière, le serveur a eu un geste de soulagement.

***

J’ai un jour demandé à un groupe de citoyen·ne·s issu·e·s de la classe moyenne d’Erfurt — employé·e·s, fonctionnaires et enseignant·e·s entre 40 et 55 ans — ce qu’elles et ils considéraient être un « bon repas ». Aucun d’entre eux n’a mentionné l’alcool. Surprise, j’ai demandé : « L’alcool ne fait-il pas partie d’un bon repas ? » « Peut-être une bière ou un verre de vin pour accompagner le rôti », a été la timide réponse.

La mémoire assure qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Un coup d’œil aux albums photos de mes interviewé·e·s suffit pour me le confirmer : on voit lors des fêtes familiales, sur la table, à côté des cigarettes, de nombreuses bouteilles d’alcool. « Avant, on ne buvait pas d’eau », a commenté sèchement ma belle-mère lorsque j’ai tenté d’aborder la question.

S’il est difficile de situer précisément cet « avant », il est clair que la tendance observée dénote un changement important, étroitement lié à de nouvelles formes de sociabilité. Les statistiques nous donnent plus de précisions : on consomme aujourd’hui moins de schnaps et de bière ; en revanche, on boit plus de whisky et, surtout, de vin. On boit moins, mais on boit mieux, sans pourtant être un connaisseur ou fantasmer sur une cave à vin. C’est ce que confirme également le restaurateur français d’Erfurt : à son arrivée dans la ville au début des années 1990, il ne vendait que du Bordeaux ; aujourd’hui, on lui demande des vins de Bourgogne et d’autres régions.

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De nos jours, temperantia semble être la devise en matière de consommation d’alcool. Non pas qu’on ne boive plus, mais l’alcool contredit peut-être un ethos de la modération. On ne doit pas trop boire, mais il ne faut pas y renoncer complètement non plus. Les adeptes de la modération forment en quelque sorte un milieu sobre qui n’apparaît qu’en contrastant deux types : ceux qui boivent trop et ceux qui ne boivent pas du tout.

On reconnaît les représentant·e·s du premier type à leur volubilité et à certaines de leurs expressions euphémisantes : elles et ils boivent « une petite bière » ou « une goutte » et égrènent des dictons du genre : « La bière est sèche, je dois boire un schnaps », « Je soutiens l’industrie de Nordhausen[ii] » ou encore le légendaire « C’est un médicament ! ». Boire en quantité est encore autorisé, mais perçu comme peu convenable. Quelques exceptions sont toutefois possibles : lors des kermesses, des carnavals, des enterrements de vie de garçon, et dans certaines sociétés de femmes où l’on boit du mousseux et l’on peut – en groupe – se laisser aller.

Les représentant·e·s du deuxième groupe, celles et ceux qui ne boivent pas, n’ont pour leur part aucun besoin de parler. À lui seul, leur renoncement à l’alcool en dit déjà beaucoup. Il soulève le doute : a-t-on affaire à un·e alcoolique abstinent·e, une personne malade, une personne religieuse ? Si on ne se moque pas d’elles et eux, elles et ils doivent néanmoins vivre avec le fait qu’elles et ils empêchent les autres de boire à leur guise ; elles et ils mènent donc une existence sociale quelque peu isolée.

À ces deux types, ajoutons-en un troisième : les « faux buveurs » et « fausses buveuses ». Ce qu’elles et ils tiennent dans la main, qui a l’air d’un verre de bière semblable au nôtre, s’avère en réalité du jus de pomme. J’ai déjà rencontré ce genre de personnes, et elles m’ont semblé malhonnêtes. Il y a aussi les « faux non-buveurs ». Elles et ils consomment en cachette, de l’alcool et des pastilles à la menthe – mais c’est autre chose. Elles et ils suscitent plus de pitié que d’agacement.

La consommation modérée d’alcool est symbole d’une conduite de vie stricte ; en même temps, l’alcool est un antidote possible, une fuite momentanée de ces restrictions. Je ne sais pas si les gens sobres sont des maîtres de la modération ou s’ils ne pensent tout simplement plus à l’alcool. Lorsqu’on leur pose la question, ils déploient tout un arsenal de justifications pragmatiques qui appuient leur mode de vie équilibré : elles et ils travaillent tôt le lendemain, sont en voiture, ont encore une tonne de choses à faire. Bref : elles et ils sont terriblement occupé·e·s. Et peut-être font-ils aussi attention à leur ligne.

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Par son travail, un serveur, que ce soit à Mühlhausen, à Erfurt ou ailleurs, n’a pas à être un défenseur de la temperantia. L’étiquette de son métier le contraint à ne pas juger les préférences de sa clientèle. Ce principe s’applique également à la sociologue qui s’abstient de porter un jugement sur ce qu’elle observe. Si boire ne fait plus nécessairement partie d’un bon repas et n’est vraisemblablement plus aussi célébré qu’« avant », il faut reconnaître que la tendance peut être perçue comme dégrisante. Mais rappelons une chose : il est, en Allemagne, encore possible de boire un verre de vin au cinéma, une bière au sauna et un verre de mousseux dans le train. Quand on vient de l’étranger, on sait que quelque chose de ce genre, en dépit de toute modération, n’est pas évident.

CRÉDIT PHOTO: Flickr-Cyril Caton


[i] Ce texte fait partie d’une série sur la vie quotidienne et les habitudes de vie de citoyens d’Erfurt et d’autres villes de Thuringe, province de l’Est de l’Allemagne. Il est d’abord paru en allemand (« Das Trinken der nüchternen Mitte », Thüringer Allgemeine, 8 septembre 2017, p. 4).

[ii] La ville de Nordhausen, en Thuringe, est réputée pour la production schnaps à base de grain.

Étiquette d’une nécrologue

Étiquette d’une nécrologue

En 2018, Barbara Thériault a fait une tournée de villes en Thuringe, une province de l’est de l’Allemagne. Pour le compte du journal Thüringer Allgemeine, elle enquêtait sur l’état d’esprit morose qui y règne depuis les dernières élections fédérales. Dans le texte reproduit ici, elle relate ses expériences à Nordhausen, une ville de 45 000 habitant·e·s située à une heure de train au nord de la capitale, Erfurt[i].

Il y a des gens qui commencent à lire le journal par la fin. Ce qui les intéresse avant tout, ce sont les avis de décès. C’est le cas de Madame B., de Nordhausen. Alors que les nouvelles la mettent hors d’elle, elle aime lire les avis de décès.

La responsable de la publicité, section « service aux familles », du quotidien Thüringer Allgemeine, m’a confirmé que les avis nécrologiques sont très populaires. Nous nous sommes rencontrées au bureau de la rédaction locale, ou « Service Center », à Nordhausen. « Les annonces sont particulièrement lues la fin de semaine », a-t-elle précisé. Cette tendance explique pourquoi certain·e·s lecteurs et lectrices ne s’abonneraient qu’à l’édition du week-end du journal.

Pour répondre aux exigences du temps, la responsable de la publicité a, l’an dernier, compilé un catalogue de deuil de 90 pages offrant de vastes choix aux proches de personnes décédées dans la préparation d’un avis. L’époque où l’on portait un titre universitaire ou professionnel jusque dans la tombe — sur une pierre tombale ou une notice nécrologique —, est révolue. Si on trouve encore dans les notices quelques vers de poètes ou de philosophes — Albert Schweitzer, Goethe, Kant — ou des versets de la Bible, il est à penser que les inscriptions tatouées sur les personnes décédées sont aujourd’hui plus révélatrices de leur individualité. « Tout est aujourd’hui plus individualisé », constate la responsable de la publicité. Les annonces types de Herr et Frau Müller sont dorénavant offertes dans un vaste éventail de coloris, d’images, d’arrière-plans. Grâce aux choix qu’il propose, le catalogue standardisé permet du sur-mesure sans exiger du personnel, ce qui nécessiterait un effort considérable.

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Madame B. m’explique que dans le journal, on distingue les avis de décès des remerciements. Alors que les premiers sont souvent factuels, les seconds sont plus personnels. À Nordhausen, on publie souvent des remerciements à l’intention du directeur d’une maison funéraire. Il se charge des avis de décès, de l’éloge funèbre et accompagne les personnes endeuillées dans ces moments difficiles. Il insiste sur l’unicité des gens, le dialogue et les conseils personnalisés.

Le directeur de la maison funéraire, un ancien moine bénédictin, se démarque de ses collègues. Contre la tendance à l’enterrement semi-anonyme dans l’Allemagne de l’Est sécularisée, il privilégie les adieux à cercueil ouvert. Une expérience personnalisée, mais aussi traditionnelle : l’homme est vêtu de noir, respectueux, digne — sans formule toute faite, comme le promet sa publicité. Je suis si impressionnée par son approche, son attitude confiante et son éloquence, que j’en signerais immédiatement un contrat de préarrangements funéraires.

L’homme est ce que la jeune sociologie du début du XXe siècle appelait une « grande individualité » ou une « personnalité ». À la quantité, il préfère la qualité. Comme beaucoup de gens que j’ai rencontrés en ville ces jours-ci, il critique ce qu’il perçoit comme un individualisme égoïste généralisé. Les gens peinent selon lui à nouer des liens; ils s’atomisent, une tendance apparemment matérialisée dans l’image de la salle de sport. Ce genre de paroles et d’images sont bien reçues dans une ville où, selon un autre interlocuteur, « les gens sont frustrés et ne savent pas pourquoi ». Les grandes individualités se posent comme prophètes, à la fois annonce et réponse, à nos désirs inassouvis; avant tout — me semble-t-il — un désir d’individualité et de reconnaissance.

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Je comprends pourquoi la responsable de la publicité a voulu me présenter le directeur de la maison funéraire. Sa riche biographie et sa philosophie — « elle m’est propre », insiste-t-il — détonnent dans la ville. Cette impression d’une personne « à part » est d’ailleurs renforcée au plan esthético-architectural par son élégante villa.

« Nous étions une des villes les plus riches d’Allemagne », commente un politicien local. Aujourd’hui, la ville n’est plus une « grande » ville, mais elle n’est pas petite non plus. Elle compte des industries, des institutions culturelles et un établissement d’enseignement supérieur, mais on n’y retrouve pas l’éclat architectural d’une ville au passé prospère. Si on fait abstraction des bâtiments communistes et de la vieille ville rénovée, ce qui frappe, ce sont surtout les espaces vides. En écoutant les gens, il semble que la guerre, qui a presque tout détruit, est moins à blâmer pour la situation que les occasions manquées des années 1990, après la réunification allemande.

« Et les habitant·e·s? », voulais-je savoir. « Les gens ne sont pas riches, mais ils ont ce qu’il faut », m’a-t-on répondu. Ces jours-là, j’ai rencontré beaucoup de personnes tatouées et d’hommes en chemise à carreaux. Je me demande si tous ces gens, des classes que l’on qualifie de moyennes inférieures, oseraient aller chez le directeur de la maison funéraire s’ils n’y étaient pas amenés, comme moi, par une responsable de la publicité d’un journal.

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Une amie de la région m’a une fois accompagnée à un service funéraire, dans une église de Lévis, au Québec. Elle avait été agacée par trois choses : l’ambiance triste-mais-conviviale, les conversations à mi-voix et les couleurs vives. Il n’est pas rare que les funérailles soient maintenant les seuls moments qu’ont les familles pour se réunir — il n’y a guère plus d’autres rituels des cycles de vie, mariages, baptêmes, premières communions… L’atmosphère des funérailles à l’église est parfois enjouée sans qu’on s’en scandalise. Il n’est pas rare que les orateurs et oratrices voient cette atmosphère d’un œil bienveillant : on ne s’est pas vu depuis longtemps et on se réjouit de se retrouver enfin.

Madame B., la directrice de la publicité et le directeur de la maison funéraire à Nordhausen seraient certainement d’accord avec mon amie : une telle attitude va à l’encontre de l’étiquette du deuil. Le journal veille au ton pieux, réservé, conforme aux normes des chroniques nécrologiques, tout en s’efforçant de préserver un certain caractère individuel. Madame B. pourra ainsi s’énerver sur bien des pages de son journal, mais pas sur celle-là.

[i]                   « Etikette einer Nekrologin », Thüringer Allgemeine, 26 juillet 2018, p. 4.

Flâneurville

Flâneurville

Je me promène encore une fois, seul et sans but apparent dans les rues de Plagwitz, un après-midi de juin. Ce quartier embourgeoisé situé dans l’ouest de Leipzig – une ville d’Allemagne de l’Est – est réputé pour être fréquenté par les hipsters et les artistes. C’est la raison pour laquelle, depuis quelques semaines, je fais chaque jour l’aller-retour depuis mon lieu d’hébergement pour enquêter sur la bohème contemporaine[i]. Aussi cliché soit-il, jouer le jeu du vagabondage urbain aide à découvrir certains aspects de la vie publique qui passeraient autrement inaperçus, du fait de leur banalité.

La rue Karl-Heine m’apparait maintenant familière. On penserait que ses vieux immeubles couverts de graffitis sont abandonnés s’ils n’accueillaient pas à leurs pieds une terrasse de restaurant. Sur fond de ruines industrielles et de bloc-appartements ayant par le passé logé des familles ouvrières détonnent des commerces sortis d’un autre univers. Quel étrange paysage! On me répète sans cesse qu’il y a une dizaine d’années, « il n’y avait rien » sur cette rue, la plupart des immeubles étant vacants. Aujourd’hui on y trouve une boutique d’importation privée de vin, un centre de yoga, quelques studios de photographie, des cafés de style parisien et des librairies.

Malgré ces jolies petites vitrines, c’est plutôt l’immeuble du Westwerk, une ancienne manufacture aujourd’hui transformée en ateliers d’artistes et en locaux de musique, qui donne le ton. Son aura est telle qu’il y a presque toujours une poignée de gens assis sur le trottoir contre sa façade. Ce sont pour la plupart des étudiantes et des étudiants, et des membres de la classe jeune et professionnelle. Ces gens vont s’acheter une bière au dépanneur du coin, et passent leur temps à jaser et à fumer des cigarettes. La première fois que je m’y suis rendu, j’y ai rencontré par hasard une amie de l’Université de Leipzig. « It’s a nice place to hang out with friends, the sidewalks are large and you can watch people passing by », m’a-t-elle dit en anglais.

J’ai compris plus tard que ce qu’elle faisait au Westwerk est en fait représentatif de l’ambiance qui règne à Leipzig. J’y ai moi-même pris part régulièrement en allant rejoindre des connaissances, sans me rendre compte sur le moment que je passais d’un flâneur de profession à un flâneur social. Cela m’a rappelé qu’au Québec, dans la banlieue où j’ai grandi, le « flânage » – comme on l’appelle là-bas – est suspect, voire spécifiquement interdit à plusieurs endroits. À Leipzig, la flânerie attire peu l’attention. Celle-ci, en tant qu’activité ludique et sociale, est célébrée quotidiennement, chaque jour ensoleillé prenant des airs de dimanche.

Cette flânerie a ses endroits de prédilection. La vieille ville est trop agitée par les activités commerciales et touristiques, tandis que les quartiers résidentiels sont trop ennuyeux. Je l’aperçois plutôt tout au long du trajet reliant le campus des sciences sociales de l’Université de Leipzig jusqu’au quartier des artistes. On peut y observer régulièrement et à toute heure de la journée une grande variété de spécimens de flâneurs et de flâneuses. En effet, près de la piste cyclable, un grand espace de verdure est tacheté d’hommes et de femmes allongé·e·s dans l’herbe, pendant que des troupeaux s’assemblent autour de fours au charbon. Partout où la flânerie s’installe, il y a presque toujours de la bière et du tabac. Les deux semblent indissociables ; ensemble ils garantissent un état de détente et de rêverie qui représente bien le caractère de la flânerie sociale. Plusieurs se sentent appelés à se libérer des contraintes vestimentaires habituelles. Adieu les souliers et les bas, bonjour les pieds nus! Il y a une fille qui se fait bronzer en monokini, une liberté que mon ami leipzigois présent sur les lieux semble trouver exagérée, lui qui est pourtant un habitué des saunas et des plages naturistes.

Ce même ami me dit qu’en continuant le chemin vers Plagwitz, il y a un pont fermé aux voitures qui est réputé pour être fréquenté par la « bohème ». Je ne sais pas si la bohème, qui semble aujourd’hui une entité floue, est réellement présente ce jour-là. La flânerie, par contre, est bel et bien au rendez-vous. On y reproduit les clichés les plus communs du vagabondage, comme c’est le cas de ce groupe de musique tzigane ou de ces jeunes gens qui se coupent les cheveux chacun leur tour, un verre de vin à la main. À ma gauche, un intellectuel solitaire est plongé dans son livre, et à ma droite deux artistes en herbe font des esquisses. Voyant tout l’effort qui est mis dans cette façade, je me demande s’il ne s’agit pas d’un concours. Certaines personnes s’éloignent néanmoins des stéréotypes, comme ce monsieur en habit d’un certain âge qui s’est arrêté deux minutes pour regarder les gens passer, avec un casque d’écouteurs sur la tête.

Depuis Baudelaire, la flânerie se rapporte à un art d’observer ; l’autre flânerie, quant à elle, s’élargit à un art de vivre qui n’a de sens qu’en public. C’est un type de sociabilité qui rappelle l’idée romantique et mondaine de la bohème à Paris au milieu du XIXe siècle. Plutôt qu’un relâchement complet, j’y vois un spectacle léger, une performance stylisée qui se joue réciproquement en présence des autres. Cette petite société n’est maintenue que pour un temps limité, car on ne flâne pas toute la journée ni toute sa vie. Pour le temps qu’elles durent, ces scènes constituent une enclave de la réalité, qui l’inverse parfois en projetant un idéal plus libre et spontané, loin des obligations sociales et de l’ennui.  

[i] Au milieu du XIXe siècle, la bohème se rapporte à une sous-culture anti-bourgeoise, regroupant des outsiders, artistes, dandys et intellectuels vivant en marge à Paris.

Garou et le problème de la réalité

Garou et le problème de la réalité

Réflexion inspirée du succès du chanteur en Pologne

Vous avez peut-être déjà ressenti cette impression un peu bizarre : vous vous trouvez à l’étranger, vous vous croyez au bout du monde, disons à Chemnitz en ex-Allemagne de l’Est, et vous voyez une publicité d’un DJ de la ville de Québec pour un party du nouvel an. Ça arrive plus souvent qu’on le pense. Ça m’est souvent arrivé à moi. En Pologne, par exemple, où le chanteur Garou connaît un incroyable succès. Au-delà de la simple curiosité, il y a l’énigme : pourquoi un tel succès, si loin ?

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« Sa voix et son talent sont uniques », dit Beata. « Il m’émeut », écrit Joanna. « J’aime sa sincérité, il chante avec son cœur », ajoute Małgorzata. On aime Garou. C’est sérieux. Les seuls signes d’ironie, exprimés par des smileys sur les forums de discussion, font référence à la bouche du chanteur, à son physique.

Point d’énigme entourant Garou pour Beata, une femme dans la quarantaine, enseignante dans un collège de Jelenia Góra, à qui j’ai posé quelques questions. Elle était fort surprise d’entendre que je n’étais pas une admiratrice de Garou et qu’il n’était pas un des chanteurs les plus populaires à Montréal. Pourquoi alors s’y intéresser ? Malgré une petite déception, Beata a quand même accepté de m’aider à comprendre la popularité du chanteur.

Tout commence en 2002 lorsqu’il connaît un grand succès au festival international de musique de Sopot. Depuis, il revient pour des « récitals », me dit-elle ; et ses chansons tournent tout le temps à la radio. Beata a raison, Garou a vendu des centaines de milliers de CD ; les chansons « Sous le vent » (2001), « Seul » (2002), « Gitan » (2002), « Reviens » (2003), « Passe ta route » (2004) et « Burning » (2008) ont toutes été numéro un au palmarès, les pièces les plus jouées à la radio ; ses concerts — il sera de nouveau en tournée dans plusieurs villes polonaises à l’automne 2018 — font salle comble. Beata a encore ajouté qu’il existait une édition spéciale de l’album du chanteur, « Au milieu de la vie » (2013), pour le marché polonais. Il s’ouvre avec un duo avec une chanteuse polonaise, Paulla.

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Le succès de Garou est indéniable. Pourquoi précisément en Pologne ? Après avoir consulté les sites de discussion, les pages des fan-clubs et m’être entretenue avec des admiratrices, il m’est possible de faire l’observation suivante : Garou est populaire parce qu’il est proche et lointain. Il est les deux, à la fois.

Garou est proche. Ses fans parlent de lui sur les forums de discussion polonais avec une grande familiarité ; elles lui donnent un petit nom, l’appellent « Gar ». Garou est proche, mais il est aussi loin, notamment parce qu’il chante en français, une langue peu comprise, exotique, réputée romantique et moins quelconque que l’anglais. Anna dit qu’elle ne l’écouterait pas si ses chansons étaient en anglais : « […] the words in French are definitely a plus. I think French is the most musical language, all songs sound better… ». En fait, Garou a enregistré un album en anglais, « Piece of my soul ». En entrevue, il dit lui-même qu’il est un peu déçu que cet album, qu’il voulait faire depuis longtemps, n’ait pas connu le succès de ses albums en français.

Garou est aussi loin parce qu’il provient d’un lieu méconnu : on sait qu’il est canadien, c’est tout. Les fans en savent très peu sur lui. Sur le forum de discussion — c’est magnifique —, elles voient dans la rareté de l’information qu’elles peuvent glaner sur leur idole une grande qualité, un gage de son intégrité, son authenticité, son écoute ; on dit aussi que « Gar » aime la Pologne et qu’il y revient — il a appris à dire dziękuję bardzo et do widzenia, « merci beaucoup » et au « revoir ».

Si les admiratrices connaissaient davantage Garou, leur serait-il aussi proche ? J’en doute. Il suffit de regarder le cas d’un autre chanteur qui connaît un certain succès en Pologne : Bruno Pelletier. Lorsque je lis que le chanteur vient de Charlesbourg, ça ne me fait pas rêver, moi qui ai grandi à Lévis. Charlesbourg, c’est trop près de la réalité, d’une vie quotidienne qui ne m’inspire rien.

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En réfléchissant à Garou, je comprends un peu mieux pourquoi j’apprends le polonais. La langue me plonge dans un monde parallèle, qui n’existe fort probablement qu’en dehors de la Pologne.

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Écouter Garou, pour ses admiratrices polonaises, c’est prendre le large, une possibilité de transcender l’espace et le temps tout en restant chez soi. Le monde de Garou se définit par opposition au monde de la réalité, par un autre langage ; c’est une enclave dans la réalité, celle de la vie quotidienne. « Lorsqu’il sourit, écrit une fan, j’oublie tous mes problèmes » ; une autre ajoute : « je ferme les yeux, et il est là ».

Les sociologues savent que les réalités sont multiples, même si l’une d’entre elles nous paraît primordiale, plus vraie que toutes les autres, celle de la vie quotidienne. La musique de Garou, l’idée de sa personne aussi, transporte ses admiratrices. On dit qu’il ne travaille pas pour l’argent, qu’il ne veut pas être populaire à tout prix, qu’il est sincère et authentique. Il est fort à penser que cette perception contraste avec ce que les admiratrices conçoivent de leur réalité quotidienne, quelque chose à laquelle elles échappent dans le « monde Garou ».

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En attendant mon café à Montréal, je repensais à Beata, à son étonnement face à la relative indifférence du Québec envers Garou. La dame qui travaillait au comptoir du café écoutait distraitement la radio. J’ai reconnu Mario Pelchat, un autre chanteur ayant vécu le phénomène Garou – au Liban, cette fois. Je lui ai demandé si Garou tournait toujours à la radio. Sur un ton assez neutre, elle a répondu que c’était rare et que, s’il voulait redevenir populaire au Québec, il faudrait qu’il refasse des concerts ici. Vraiment ? Peut-être est-il trop proche de la réalité pour nous transporter dans un monde parallèle.